Vie et opinions de Tristram Shandy/3/14

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome troisième. Tome quatrièmep. 58-60).



CHAPITRE XIV.

Itinéraire du Commerce.


L’opinion de mon oncle Tobie, madame, étoit, si vous vous en rappelez, que si le préteur Cornélius Gallus étoit mort dans les bras de sa femme, il n’y avoit pas eu de péché. — Ma mère n’en avoit entendu qu’un seul mot, et ce mot l’avoit prise par la partie la plus foible de son sexe… j’espère que vous ne prenez pas le change. — Je veux dire, la curiosité. — Elle arrangea à sa guise tout le sujet de la conversation ; — et une fois son imagination préoccupée, vous pouvez croire que mon père ne dit pas un mot qui ne fût attribué par ma mère soit à elle, soit aux affaires de sa famille.

Et je vous prie, madame, où demeure la femme qui n’en eût pas fait autant ?

Du genre de mort étrange de Cornélius, mon père avoit fait une transition à la mort de Socrate ; et il donnoit à mon oncle Tobie un extrait de la harangue de ce philosophe devant ses juges. — Elle étoit irrésistible, non pas la harangue de Socrate, mais la tentation que mon père avoit d’en parler. — Il avoit lui-même écrit la vie de Socrate, l’année qui précéda sa retraite du commerce. — Je crains même que cette raison n’ait contribué à le lui faire quitter plutôt ; si bien que personne n’étoit en état de pérorer sur ce sujet avec autant de pompe, d’abondance et de facilité que lui.

Il se livra donc à toute son éloquence ; et s’adressant à mon oncle Tobie, comme s’il eût été Socrate devant l’aréopage, il emboucha la trompette héroïque. — Pas une période qui fût terminée par un mot plus court, que transmigration ou annihilation. — Pas une moindre pensée que celle d’être ou de ne pas être. — Dans l’exorde, pas une idée qui ne fût entièrement neuve. — Comparant la mort à un sommeil long et tranquille, — sans rêves, sans réveil. — Disant que nous et nos enfans étions nés pour mourir, mais qu’aucun de nous n’étoit né pour être esclave. — Non, je me trompe, ceci est tiré du discours d’Eléazar, tel qu’il est rapporté par Joseph (Histoire de la guerre des Juifs). Eléazar avoue qu’il a pris cette pensée des philosophes Indiens. Il est à présumer qu’Alexandre le grand, dans son expédition des Indes, au retour de la Perse qu’il avoit soumise, s’empara de cette maxime, ainsi qu’il fit de bien d’autres choses. — Ce fut lui qui la rapporta en Grèce, sinon par lui-même, (car on sait qu’il mourut en chemin en Babylone) — au moins par ses lieutenans. — De la Grèce elle arriva à Rome ; — de Rome elle passa en France, et de France en Angleterre. — Je n’imagine pas quel autre chemin elle pourroit avoir suivi par terre.

Par eau, elle a pu facilement descendre le Gange jusqu’au sinus gangique, ou baie de Bengale, — et de-là dans la mer des Indes. — Suivant ensuite la voie du commerce, (comme on ne connoissoit pas alors le passage par le Cap de Bonne-Espérance), elle aura été portée avec d’autres drogues et épices par la mer Rouge à Jedda, à la Mecque, ou même à Tor ou Suez, villes situées au fond du golfe ; — et de-là, par les caravanes, à Coptos, qui n’en est distant que de trois jours de marche ; — de Coptos, le Nil l’aura amenée droit à Alexandrie, où elle sera débarquée précisément au pied du grand escalier de la bibliothèque d’Alexandrie. — Et c’est dans ce magasin qu’on aura été la chercher.

Bonté du ciel ! combien les savans de nos jours ont étendu le commerce !