Vie et opinions de Tristram Shandy/2/87

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 241-243).



CHAPITRE LXXXVII.

Ma manière d’agir.


Mon oncle Tobie laissa donc encore mon père à ses sombres réflexions. Il continua, de son côté, à faire les siennes. Et pourquoi n’en ferai-je pas aussi, moi ? il me semble qu’en voici une qui est très-importante. C’est que voilà déjà, si je ne me trompe, deux gros volumes à-peu-près, que j’ai parcourus au grand galop sur mon pégase sans regarder autour de moi pour voir si je n’éclaboussois personne… Si quelqu’un avoit à se plaindre !… en vérité, j’en serois au désespoir : ce seroit contre mon intention. Je me souviens que quand je mis le pied à l’étrier, je promis de ne blesser qui que ce fût, que je galoperois de mon mieux, mais que si je rencontrois quelqu’un sur ma route, je me détournerois pour le laisser passer. Ce fut dans cette idée que je donnai le premier coup de fouet ; et depuis ce temps, mon coursier, grace au ciel, n’a cessé de galoper à son gré.

Et voici une seconde réflexion. Faites la même course : ne la faites que dans la même intention ; il y a, malgré cela, cent contre un à parier que vous ferez jaillir quelques flaquées de boue sur quelqu’un, ou que vous vous en couvrirez vous-même, s’il ne vous arrive pis.

Il est si difficile de se tenir dans l’équilibre entre ce double danger !

Voyez un peu tous ces gens qui s’en vont devant moi battant la campagne, et tenant une plume à la main..... De combien d’accidens divers ne sont-ils pas la victime ? mais sans se faire la triste peinture de toute leur misère, qui varie à l’infini, voyez seulement celui-ci. Voyez comme il est balloté au milieu de cette foule de critiques ! Son pégase rue de toutes parts, et ce n’est que pour le culbuter. Il tombe et va se fendre la tête contre la botte d’un Aristarque. Voyez encore cet autre qui court à bride abattue, et qui attire sur lui les yeux de cette multitude de peintres, de sculpteurs, d’architectes, de poëtes, d’orateurs, de musiciens, des biographes, de médecins, de comédiens, de philosophes, de théologiens, de casuistes, de prélats, de militaires, de princes… il triomphe. Voilà des admirateurs sans nombre et des plus huppés. Zague ! zague ! cinq ou six coups d’aiguillon lâchés à propos par un critique bien tranquille au coin de son feu, atteignent le coursier rapide de ce matamore. Il se cabre, et voilà mon héros hué, sifflé, bafoué, honni, qui tombe sans pouvoir se relever.

Je n’ai point couru ces risques. J’ai marché vîte, et de tous sens, mais sans faire d’éclat. N’excitez point l’envie, et l’on ne s’apercevra pas que vous ne méritez souvent que de la pitié. Ç’a toujours été là mon système. Il seroit bien extraordinaire que je n’en eusse pas un dans une famille aussi systématique que la nôtre. Une lubie et un système c’est, selon bien des gens, à-peu-près la même chose. Mon père étoit toujours entiché de celle qu’il avoit conçue sur les noms de baptême ; et le mien, comme on l’a vu, contrarioit horriblement ses idées.