Vie et opinions de Tristram Shandy/2/81

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 225-227).



CHAPITRE LXXXI.

Question facile à résoudre.


Que ne puis-je faire un chapitre sur le sommeil !

Il ne s’en présenta peut-être jamais une aussi belle occasion. Tous les volets de la maison sont fermés, toutes les lumières sont éteintes, et à l’exception d’un œil, tous les yeux sont clos. — Cet œil, encore ouvert, est celui de ma nourrice. La pauvre femme ! il ne faut pas lui reprocher de n’en tenir qu’un ouvert ; elle étoit borgne depuis dix ans.

Mais pourtant, quel beau sujet que le sommeil pour faire un chapitre !

Il est beau, très-beau. Avec tout cela, j’entreprendrois plutôt de faire douze chapitres sur les boutonnières. Je serois plus sûr du succès.

Les boutonnières ! la jolie chose ! cela est ci plaisant, madame ! cela fait naître des idées si riantes ! si agréables !… Farouches critiques ! austères dévotes !… vos fronts se dérideraient à la lecture de ce que je pourrois écrire sur ce joyeux sujet.

Mais le sommeil ! le sommeil ! hélas ! qu’en dirois-je ?… Je n’en sais rien.

Vous chanterais-je d’un ton lamentable qu’il est le refuge des malheureux, la liberté de celui qui gémit dans les cachots, l’espoir des gens désespérés, le soulagement des ames affaissées ? etc., etc.

Une aussi longue jérémiade accablerait d’ennui.

« Dieu soit avec celui qui, le premier, inventa le sommeil, disoit Sancho Pança ! il couvre un homme comme un manteau. »

Ma foi ! je m’en tiendrai là. Le gouverneur de l’île de Barataria m’en dit tout autant, et peut-être plus dans cette courte exclamation, que je n’en trouverais dans les écrits de nos plus fameux philosophes. J’en connois un, par exemple, dont la plume infatigable s’est exercée sur ce sujet dans un savant traité ad hoc. Il est professeur, académicien, directeur même d’académie. Je l’ai lu. Bon dieu ! comme j’ai dormi sans en avoir envie et sans le vouloir ! j’aime le sommeil, mais je donnerois pour deux sous tous les livres qui le provoquent. Allons, allons, sortez de ma bibliothèque, vous, monsieur un tel, avec vos romans languissans : vous, monsieur, avec vos froides héroïdes ; vous, avec vos fables, etc., etc. Je finis, car en vérité il faudroit nommer presque tous nos écrivains. Et quelle liste somnifère !

Montagne ! mon cher Montagne, tu as aussi écrit sur le sommeil ! pourquoi me tiens-tu éveillé lors même que tu en parles, et que les autres m’endorment en voulant faire le contraire ?