Vie et opinions de Tristram Shandy/2/67

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 200-202).



CHAPITRE LXVII.

Générosité de mon oncle.


Trim, dit mon oncle Tobie, n’est-ce pas du régiment de Makai, qu’étoit ce grenadier qu’on fit si impitoyablement passer par les verges à Bruges ?

Hélas ! oui, et il étoit innocent le pauvre garçon. On ne l’en battit pas moins presqu’à mort. Ils auroient mieux fait de le fusiller sur-le-champ, comme il le demandoit : son ame n’auroit fait qu’un vol jusqu’au haut du ciel, car il n’étoit pas coupable.

Je le crois, dit mon oncle.

Ah ! monsieur, je n’y pense jamais que je n’aie la faiblesse de pleurer.

Les larmes, Trim, ne sont pas toujours une preuve de foiblesse. Je l’éprouve moi-même.

Je sais bien, dit Trim, que monsieur pleure souvent ; et c’est aussi ce qui m’empêche d’avoir honte de moi-même. Eh ! monsieur, quand je pense à ces deux pauvres garçons ! c’étaient de si bons enfans ! ils étoient si sages, si honnêtes, si braves, si généreux ! ils avoient si bonne envie de se pousser loyalement dans le monde ! et que n’ont-ils pas souffert pour rien ? Le pauvre Tom ! être mis à la question pour avoir épousé la veuve d’un juif qui vendoit des saucisses et du boudin ! Et ce pauvre Dick John passer par les baguettes, parce qu’un fripon, pour se sauver, avoit mis quelques ducats dans son havresac ? Oh ! ce sont-là des choses, s’écria Trim, qui me font saigner le cœur.

Mon père ne put s’empêcher de rougir.

Va, dit-il à Trim, il seroit bien fâcheux que tu éprouvasses jamais des peines pour toi-même, quand tu es si sensible à celles des autres.

Hélas, dit Trim, monsieur sait que je n’ai ni femme, ni enfant, et que je ne puis, par conséquent, être tout-à-fait malheureux dans ce monde.

Mon père sourit.

Vraiment, dit mon oncle, je ne vois pas ce qu’un aussi honnête homme que toi pourroit avoir à craindre, à moins que ce ne soit la misère sur tes vieux jours, lorsque tu ne pourras plus servir, et que tu survivras à tes amis.

Aussi est-ce là le seul malheur que je redoute.

Ne crains rien, mon enfant, reprît vivement mon oncle, en laissant tomber sa béquille, et se levant sur ses deux jambes : tant que ton maître possédera un schelling, tu ne manqueras jamais.

Trim voulut le remercier, mais les larmes le gagnèrent ; il fit sa profonde révérence, sortit et ferma la porte.

Frère, dit mon oncle Tobie, je laisse à Trim mon boulingrin : mon père sourit.

Et de plus je lui laisse une pension ; mon père le regarda en fronçant le sourcil.