Vie et opinions de Tristram Shandy/2/59

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 153-154).



CHAPITRE LIX.

On n’est pas toujours en faveur.


La collection de mon père n’étoit pas nombreuse ; mais en revanche elle étoit très-curieuse. C’est annoncer qu’il avoit mis beaucoup de temps à la faire, et qu’il y avoit employé beaucoup d’argent. — Le hasard lui avoit pourtant fait trouver de temps en temps quelques bons marchés. Celui dont il s’applaudissoit le plus, étoit de s’être procuré presque pour rien le fameux soliloque de Bruscambille sur les longs nez. Il ne lui en avoit coûté que trois guinées, et il n’y avoit pas alors trois soliloques de Bruscambille dans toute la chrétienté. — Mon père jeta les trois guinées sur le comptoir du libraire, avec la promptitude d’un homme qui croit avoir fait la meilleure emplette possible. Il serra le livre dans son sein, et ne fit qu’une course de chez le libraire chez lui, pour y déposer un trésor aussi précieux : arrivé-là, oh ! quel plaisir ! quel plaisir ! Bruscambille étoit ses délices. Il l’ouvroit, le ferment, le regardoit ! Vous vous souvenez, cher lecteur, des doux momens que vous passiez avec votre première maîtresse. Vous étiez dans un enchantement continuel. Ainsi étoit mon père. Mais ses yeux étoient plus grands que ses désirs, son zèle plus grand que ses connoissances, et son délire se calma, et ses affections se refroidirent en se divisant. La plus heureuse des sultanes ne tarde point à être confondue parmi les autres beautés du sérail. C’est ce qu’éprouva Bruscambille. Mon père meubla ses tablettes de Prignitz, d’André Scroderus, d’Ambroise Paré, des conférences de Bouchet. Enfin il se procura le grand, le savant Hafen-Slawkembergius, dont j’ai tant à parler. Que pouvoit espérer Bruscambille au milieu d’une si brillante compagnie ? un coup-d’œil tout au plus.