Vie et opinions de Tristram Shandy/2/52

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 136-137).



CHAPITRE LII.

On parle bien souvent sans en dire autant.


La dispute madame, est absolument inutile sur ce point. Qu’y gagnerez-vous ? rien. Je suis aussi persuadé de cette vérité qu’on peut l’être, et je ne démordrai point de cette opinion. Oui, je soutiens que les hommes et les femmes supportent mieux la peine et goûtent mieux le plaisir dans une posture horizontale que dans toute autre.

Mon père ne fut pas plutôt entré dans sa chambre, qu’il se jeta tout à travers de son lit, avec l’air farouche d’un homme abymé de chagrin, qui attire les larmes de la pitié. Il tomba la tête dans sa main droite qui lui couvroit la moitié des yeux, tandis que son bras gauche, sans mouvement, restoit insensible, appuyé sur l’anse d’une cuvette qui étoit placée sur une table de nuit à côté du lit. Il ne se sentoit pas. Un chagrin fixe, opiniâtre, inflexible, s’empara de tous les traits de son visage. Il soupiroit avec effort. Tous les mouvemens de sa poitrine étoient convulsifs : il ne prononçoit pas un mot.

Une vieille chaise de tapisserie à petits points, ornée d’une vieille frange de soie à demi décolorée, étoit auprès du lit, et du côté où mon père avoit la tête : mon oncle Tobie s’y assit en silence.

Lorsque l’affliction est à son plus haut degré, la consolation vient toujours trop tôt, et lorsqu’elle est passée, elle vient trop tard. Il est entre ces deux extrêmes un fil à saisir par celui qui veut s’ériger en consolateur. Mon oncle Tobie étoit là. Mais il auroit plutôt fixé les longitudes, que de trouver cet heureux moment de parler. Il soupira, ses larmes coulèrent, et il ne parla pas.