Vie et opinions de Tristram Shandy/2/45

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 120-121).



CHAPITRE XLV.

Le Type.


À vous, mon digne ami, mon cher Garrick, à vous que j’estime et que j’honore par tant de raisons qu’il est peu important que l’on sache !

Dites-moi, je vous prie, si vous ne devinez pas pourquoi la troupe entière de nos fabricans de drames, a pris pour mode l’exemple de Trim et de mon oncle Tobie ?

Ariston et Pacavius, le Bossu et Riccoboni, Diderot et tant d’autres graves précepteurs du théâtre, sont des messieurs, grace à Dieu, que je n’ai jamais lus, et je m’inquiète peu de ce qu’ils disent ou ne disent pas. Ai-je donc besoin de leur avis pour avoir une opinion ? point du tout, et je soutiens qu’il n’y a pas une plus grande différence entre cette charrette de blanchisseuse, tirée par la plus chétive des haridelles, et l’élégant vis-à-vis de cette fille d’opéra, qu’il y en a entre un seul amour isolé, et un amour doublé que nos auteurs font tirer par quatre coursiers fringans, qui caracolent, se cabrent, ou courent le galop tout à travers un drame. Un amour tel que le premier, se perd dans l’immensité de cinq actes. Il est froid, traînant, languissant. À peine jette-t-il un soupir qui annonce sa frigide existence. Mais l’autre… quelle différence ! Ce n’est point-là, ce n’est point ici qu’on le trouve plutôt qu’ailleurs ; il est partout : partout on le rencontre. Il fait partout du bruit, du fracas, et éclabousse les spectateurs.

Il y eut de bien vives attaques du côté de mon oncle Tobie et de Trim, et une défense bien vigoureuse du côté de la veuve et du côté de Brigite, et j’expliquerai tout cela quand il sera temps. Le pauvre oncle Tobie ! Dieu veuille avoir son ame ! Ce n’est pas là l’endroit le plus glorieux de sa vie ; il retira ses forces, et leva le siège un peu honteusement.