Vie et opinions de Tristram Shandy/1/54

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 227-229).


CHAPITRE LIV.

Le Sermon court la prétentaine.


Mon oncle Tobie fit un sourire agréable de plaisir à l’éloge de Stévinus. Cela ne rompit point la conversation sur le sermon, et mon père fit part de ses conjectures sur l’auteur. — Je crois le connoître, dit-il ; je gagerois quasi qu’il est du ministre de notre paroisse.

Ce qui faisoit croire à mon père qu’il étoit d’Yorick, c’en étoit le style. Il étoit aussi dans sa méthode. — Ses conjectures se réalisèrent deux jours après. Yorick envoya un domestique le demander à mon oncle Tobie.

Mais comment s’étoit-il trouvé dans son Stévinus ? Mon oncle Tobie s’éclaircit de cette circonstance par la même occasion. Yorick, à qui toutes espèces de connoissances étoient précieuses, lui avoit emprunté son Stévinus. Il fit son sermon pendant qu’il avoit Stévinus ; il le mit par mégarde dans le livre, et en renvoyant le livre à mon oncle, il ne songea point au sermon.

Le destin de ce sermon est assez, singulier. — Le bon Yorick n’avoit pas toujours des habits qui ne faisoient que de sortir des mains du tailleur. Son sermon se perdit une seconde fois en glissant à travers la poche et la doublure déchirée de sa veste. C’était un jour qu’il montoit sur son bidet de quatre-vingt sous, le sermon tomba dans la boue, et le bidet l’y enfonça en piétinant. Il y resta quelque temps. Un mendiant qui passa l’aperçut, et l’en tira. Il le vendit au bedeau d’une paroisse voisine pour un pot de bierre, et, le bedeau en fit présent à son curé, et depuis oncques il ne revint dans les mains de son propriétaire. Il mourut sans le revoir.

Le curé sans doute en avoit fait usage. Cependant je ne l’assure pas. Un curé peut être assez instruit pour se passer des ouvrages des autres. — Celui-ci tomba, je ne sais comment, dans les mains d’un chanoine de la cathédrale d’Yorck, et quelle trouvaille pour un chanoine ! M. le prébendaire d’Yorck l’apprit bientôt par cœur, et le débita dans son église. Il fut applaudi, et le fit imprimer quelque temps après, avec son nom en gros caractères au frontispice. Yorick avoit essuyé plusieurs de ces revers pendant sa vie ; mais il étoit cruel de le dépouiller après sa mort, et d’enlever à sa mémoire l’honneur de ses propres ouvrages. — Le ciel ne l’a pas voulu. Ce larcin lui découvert quelque temps après. Je le publie pour trois raisons.

La première, c’est que cela n’empêchera point l’homme au canonicat d’arriver aux dignités ecclésiastiques. Il n’y auroit peut-être pas quatre personnages en Angleterre qui atteignissent à l’épiscopat, s’ils n’y alloient que par leurs sermons ; et si cela est en Angleterre, cela peut bien être ailleurs, comme on sait.

L’autre raison, c’est que j’aime à rendre justice à qui elle appartient.

Enfin, c’est que je procurerai peut-être par-là du repos à l’ame d’Yorick. — Les bonnes gens de la campagne, sans compter les personnes qui passent pour avoir l’esprit fort, viennent me dire qu’elle se laisse voir souvent. Yorick est devenu un esprit… Je calmerai par-là ses agitations ; et c’est un pas que je ne serai sûrement pas obligé de prodiguer pour beaucoup d’autres. Je ne crois pas que ceux qui prêchent ses sermons, ou qui en prêchent d’autres que les leurs, et même fort souvent les leurs, subissent jamais une pareille métamorphose. —


Fin du Tome premier.