Vie et opinions de Tristram Shandy/1/44

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 190-194).



CHAPITRE XLIV.

Avis.


Ce que Trim va lire mérite assurément qu’on ait égard à ce qu’il réclame. Mais je ne puis, malgré cela, m’empêcher de parler un peu, et c’est pour donner une idée de son attitude. Peut-être vous imaginerez-vous qu’elle étoit gênée, roide, pesante, perpendiculaire ; qu’il divisoit exactement le poids de son corps sur ses deux jambes ; que ses yeux étoient fixés comme s’il eût été sous les armes ; que son regard étoit fier, déterminé ; qu’il tenoit




son sermon serré dans sa main gauche, comme il auroit tenu son fusil. — Enfin, vous pourriez peut-être vous figurer que Trim étoit là comme s’il eût été dans son peloton prêt à livrer combat. — Point du tout. — L’attitude de Trim étoit tout différente.

Il étoit en face de son monde, le corps incliné en avant, de manière qu’il faisoit juste un angle de quatre-vingt-cinq degrés et demi sur le plan de l’horizon. — C’est le véritable angle persuasif d’incidence, et les bons prédicateurs le savent bien. Aussi n’est-ce pas pour eux que je fais cette remarque, c’est pour les mauvais. — On peut parler et prêcher dans tout autre angle ; cela est certain, et cela se fait même tous les jours ; mais avec quel effet ?… Je laisse aux connoisseurs à en juger.

Mais voici une chose dont je juge moi-même. C’est que la nécessité de cet angle précis de quatre-vingt-cinq degrés et demi d’une exactitude mathématique, est une démonstration évidente que les arts et les sciences se prêtent des secours mutuels.

Comment, et c’est ce qui reste à savoir, comment le caporal Trim put-il saisir cette attitude avec tant de précision, lui, qui ne savoit pas distinguer un angle aigu d’avec un angle obtus ? Est-ce le hasard, le bon sens, l’imitation ou la nature qui lui donna cette attitude ? C’est ce que je n’entreprends point de décider en ce moment. Mais ce livre-ci est une espèce d’encyclopédie des arts et des sciences, et j’examinerai cette question, lorsque je traiterai de l’éloquence du sénat, de la chaire, du barreau, des cafés, des ruelles, et de la salle de compagnie.

Il se tint donc, et je le répéte, afin que l’on se représente bien sa posture, il se tint le corps incliné en avant, sa jambe droite étoit ferme sous lui, et portoit les sept huitièmes de tout son poids. — Son pied gauche, dont le défaut n’étoit pas désavantageux, avançoit un peu. — Ce n’étoit ni de côté, ni en avant, mais dans un medium agréable. Son genou étoit plié, mais peu, et seulement pour tomber dans les limites de cette ligne presque imperceptible de la beauté ; et j’ajoute aussi de la ligne de science, de dignité, etc. — Considérez en effet, monsieur, que son genou avoit à soutenir la huitième partie de son corps. — C’est un cas où la position de la jambe est déterminée. — Le pied ne doit pas être, dans ce cas, plus avancé, le genou plus plié qu’il ne faut pour recevoir mécaniquement le poids qu’on lui destine et le porter. —

Je recommande ceci aux peintres. — Dois-je ajouter aux orateurs ? Je ne le crois pas. S’ils parlent debout et qu’ils ne suivent pas cette règle, ils doivent tomber sur le nez ; c’est un assez bon avis.

Mais en voilà bien assez aussi sur les pieds, le corps et les jambes du caporal Trim. — Il tenoit son sermon avec légèreté, sans négligence. C’est un soin qu’il avoit confié à sa main gauche, tandis que son bras droit tomboit négligemment le long de son côté, selon les lois de la nature et de la gravité ; et il faut remarquer que cette main étoit ouverte, tournée vers ses auditeurs, et prête, au besoin, à aider le sentiment.

Les yeux et les muscles de tout le visage du caporal étoient dans une parfaite harmonie avec tout le reste de son individu, l’air libre, sans gêne, sans contrainte, le regard assuré, mais sans effronterie. —

Que les critiques ne me demandent point comment le caporal Trim vint à bout de se tenir ainsi ; j’ai déjà prévenu que je l’expliquerois. C’est assez de savoir, maintenant, qu’il se tint de cette façon devant mon père, devant mon oncle Tobie, et devant le docteur Slop. — Il avoit l’air d’un orateur rompu dans son métier. — C’eût été un excellent modèle pour un statuaire. — Je doute que le plus ancien professeur d’un collége, que le professeur d’hébreu lui-même se fût mieux posté. —

Enfin, Trim fit une révérence, toussa, et lut ce qui suit. —