Vie et opinions de Tristram Shandy/1/29

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 128-135).



CHAPITRE XXIX.

Ce qu’on a déjà vu.


J’aime assez le dieu Comus ; je loue les bienfaisantes ames qui lui font des sacrifices, et qui invitent leurs amis à y participer. — Vive la bonne chère ! vive le bon vin ! et vive le bon feu, quand il fait froid ! — Avec tout cela, cependant, il faut de la précaution. Je connois des gens, qui, faute de savoir arranger les choses, ne font la dépense d’un repas, que pour se faire moquer d’eux, et donner prise aux sarcasmes. C’est ordinairement de ceux qui n’y sont pas invités que viennent les épigrammes : ils cherchent à se venger par le ridicule, du petit chagrin d’avoir été oubliés. Mais bien souvent aussi elles partent d’un convive. Ayez plus d’attention pour les autres que pour lui ; s’il est enclin à la critique, soyez sûr qu’il se dédommage de cette préférence pendant le temps même qu’il dîne à vos dépens. — Rien n’est si sot que de s’exposer à ces disgrâces.

Il est si facile de les éviter !… Faites comme moi, mes amis. On n’a pas toujours des cartes toutes prêtes, pour inviter M. un tel, et M. un tel et M. un tel..... Mais en revanche, j’ai toujours eu une demi-douzaine de couverts de plus pour les survenans ; et vienne qui pourra, il est bien reçu. Je fais ma cour ensuite à tous..... Soyez les bien arrivés, messieurs. Je vous baise les mains ; je suis enchanté de vous voir ; il n’y a point de compagnie qui me fasse plus de plaisir. — Agissez, je vous prie, sans façon ; vous êtes ici chez vous : point de gêne. Allons, mettons-nous à table, buvons frais, et vive la joie !

Six couverts surnuméraires ! Un de plus, me disois-je, ne seroit pas inutile, et j’étois tenté de pousser ma complaisance jusques-là. Mais un jour que la demi-douzaine étoit remplie, un de mes amis me dit que la chose étoit assez bien… Ce n’étoit point un de ces railleurs de profession ; mais il l’étoit par caractère....... Eh bien ! eh bien ! dis-je, votre éloge ne m’excite que davantage. J’aurai le couvert de plus à la première occasion, et l’année prochaine, Dieu aidant, j’en aurai un plus grand nombre….

Mais, monsieur, comment se peut-il que M. Tobie Shandy, votre oncle, un vieux militaire, et qui, selon vous-même, n’étoit pas un idiot, eût la tête si lourde, si embarrassée, si… ?… Que vous importe ?… Ma foi ! allez-y voir.

C’est ainsi, monsieur le critique, que je pourrois vous répondre ; mais je sens que cette réponse ne seroit pas honnête. Elle ne peut d’ailleurs convenir qu’à un homme qui n’a pas la force de donner une raison claire et satisfaisante des choses, ou qui ne peut pas approfondir les causes premières de l’ignorance et de la confusion qui règnent dans l’esprit humain. — Que mon oncle Tobie l’eût faite, à la bonne heure. Elle pouvoit lui convenir. Il étoit militaire ; il avoit du courage, de la bravoure ; et telle qu’elle fût, il pouvoit la faire trouver bonne. _ Mais mon oncle Tobie, dans ces sortes d’occasions, ne répondait ordinairement qu’en sifflant son air favori, son cher Lila Burello, et je gage que c’eût été là sa réponse....... Mais je l’avoue, j’en conviens, je le répète, cette réponse ne me convenoit pas. — Il est bien clair effectivement que j’écris en homme qui a de l’érudition. Mes comparaisons, mes allusions, mes commentaires, mes métaphores… tout cela sent l’érudition. Ne faut-il pas que je soutienne mon caractère, et que je le contraste d’une manière convenable ? Que deviendrois-je, mon Dieu ? Je serois, monsieur, un homme perdu, si je me démentois. Au moment où je tâcherois de prévenir le babil indiscret d’un critique, deux autres se prépareroient à me tomber sur le dos. — Et Voilà pourquoi je réponds ainsi.

— Dites moi, je vous prie, monsieur, si dans le nombre des livres, dont la lecture vous a occupé, vous avez lu l’essai de Lock sur l’entendement de l’esprit humain ? — Ne me répondez pas, de grace, avec trop de précipitation. — Je connois un foule de gens qui citent ce livre, sans l’avoir jamais lu. — J’en connois une foule d’autres qui l’ont lu sans l’entendre. — Il se pourroit, sans miracle, que vous fussiez même dans le dernier cas........ Je n’écris, comme vous savez, que pour instruire. Eh bien ! je vous dirai, en trois mots, ce que c’est que ce livre… C’est une histoire..... Une histoire ? Oui, monsieur. Mais de qui ? de quoi ? de quand ?… Doucement ! quelle pétulance ! C’est l’histoire de ce qui se passe dans l’esprit humain. — Écoutez à présent un avis. Si vous avez vous-même l’esprit, lorsque vous parlerez de ce livre, d’en dire autant que je viens de vous en dire… Autant ?… Vous entendez ?… Je ne dis pas plus ; cela vous suffira, croyez-moi, pour figurer passablement dans une assemblée de métaphysiciens.

— Que ceci, pourtant, ne soit dit qu’en passant ! —

Mais si vous voulez vous hasarder à me tenir compagnie, si vous voulez vous enfoncer dans les profondeurs de cette matière, je vous y ferai faire de grandes découvertes. Vous apprendrez d’abord que l’obscurité et la confusion qui règnent dans l’esprit de l’homme, ont trois causes.

C’est d’abord, mon cher monsieur, d’avoir les organes durs ; rien n’y pénètre. S’ils sont au contraire trop flexibles, trop souples, les objets ne font sur l’esprit que des impressions légères qui ne s’y gravent point ; c’est la seconde cause : et la troisième vient quelquefois de ce que la mémoire est comme un crible qui ne peut rien retenir. J’aurois bien pu trouver une autre comparaison ; mais il faut que celle-ci passe. — Suivez-moi maintenant, ou plutôt appelons Finette. — Mais que voulez-vous faire de la fille de chambre de ma femme ?… Eh bien ! ne l’appelons pas. Figurez-vous pourtant qu’elle est ici. Je gage que je vais jeter tant de clarté sur cette matière, que Finette la comprendra tout aussi-bien que Mallebranche. — Finette vient d’achever la lettre qu’elle écrivoit à Lafleur, et vous la voyez fouiller dans sa poche droite. Prenez, je vous prie, cette occasion de réfléchir que les facultés des organes de la perception ne peuvent être ni mieux figurées, ni mieux expliquées, que par cette seule chose que cherche Finette. — Vous voyez ce que c’est ; vos organes ne sont sans doute pas assez épais, pour que je sois obligé de vous dire qu’elle cherche, monsieur, un petit morceau de cire d’Espagne....... La cire fond ; elle tombe sur la lettre. — Mais voyez ce qui doit arriver, si Finette tâtonne trop long-temps pour avoir son dé, et que la cire se durcisse pendant ce temps. — Il est clair que la cire ne recevra qu’imparfaitement l’empreinte de son dé, si elle n’y emploie que la même force. — Finette, au lieu de cire qui se sèche, n’en a-t-elle que de molle, de flexible ? Autre inconvénient. La cire recevra l’empreinte ; mais pour combien de temps ? Le plus léger frottement l’effacera.

Supposons que la cire soit bonne, que le dé soit bien piqué ; mais que Finette l’applique sur la cire avec trop de précipitation, parce que sa maîtresse la sonne… Avouez, monsieur, que le cachet de Finette ne ressemblera, dans aucun de ces cas, à son prototype ?

Eh bien ! il faut savoir maintenant qu’il n’y avoit pas un de ces cas qui fût la vraie cause de la confusion que l’on remarquoit dans les discours de mon oncle Tobie. C’est pour cela que j’en ai parlé si long-temps. — J’ai voulu imiter les plus grands physiologistes, pour faire voir d’où elle ne provenoit pas.

Mais n’a-t-on pas vu que j’ai indiqué d’où elle provenoit ? Quelle source intarissable d’obscurités pour le passé, le présent et le futur ! l’inconstance et la mobilité des mots ont toujours jeté dans l’embarras l’entendement le plus subtil, le plus pénétrant, le plus élevé. — On croit concevoir une chose… Un mot survient, et vous voilà arrêté tout court.

L’histoire des siècles passés en fournit mille exemples. Quelles terribles disputes les mots n’ont-ils pas occasionnées et perpétuées ! Quels torrens d’encre et de fiel n’ont-ils pas fait couler ! — Pour moi, qui suis de bon naturel, je n’en puis pas lire les terribles relations sans répandre des larmes.

Critique modéré, pesez tout ceci ! Considérez par vous-même combien de fois vos discours, vos écrits, vos connoissances ont souffert par cette seule cause ! — Rappelez-vous de quels débats, de quel bruit les écoles ont retenti au sujet du pouvoir et de l’esprit, des essences et des quintessences, des substances et de l’espace ! Ne voulez-vous point vous ressouvenir de ces misères humaines ? Hélas ! on vous a peut-être quelquefois traîné au barreau. Quelle abondance de paroles sur des mots qui n’ont point de signification déterminée, et que personne n’entend ! Vous en avez frémi ! Ne soyez donc point surpris des embarras de mon oncle Tobie, et laissez couler une larme de compassion sur son escarpe et sur sa contr’escarpe, sur son glacis et sur son chemin couvert, sur son ravelin et sur sa demi-lune. Ce ne fut point par idée qu’il courut risque de la vie en envenimant sa blessure ; ce fut par des mots.