Vie et opinions de Tristram Shandy/1/15

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 56-58).



CHAPITRE XV.

Avis aux historiens.


Je n’épargnerai rien pour tenir ma parole. Je soupçonnois que le contrat de mariage de ma mère renfermoit un point capital qui étoit essentiellement nécessaire à cette histoire ; et j’ai voulu le relire avant de la continuer. — Je n’y ai pas perdu mon temps : ma curiosité s’est satisfaite, et celle du lecteur n’y perdra peut-être rien non plus. Ce que je craignois, c’étoit d’en avoir pour un jour ou deux à lire, avant de trouver ce qu’il me falloit. — Je suis heureusement tombé d’abord sur ce que je voulois savoir, et j’ai dû m’en féliciter. À quelles peines ne s’expose point en effet un homme qui se met à écrire l’histoire ? Ne fût-Ce que celle du petit Poucet, il ne sait jamais les obstacles et les embarras qu’il pourra rencontrer, ni les détours qu’il sera obligé de prendre, ni les digressions qu’il sera forcé de faire. — Un historien ne va pas droit en avant, comme un courier qui marche sans détourner sa tête ni à droite ni à gauche, et qui vous diroit à une heure près, en partant de Rome, combien il emploieroit de temps pour aller à Lorette. — La chose ici n’est pas praticable. — Un historien a cinquante écarts à faire sur sa route, tantôt avec une faction, tantôt avec une autre ; il n’en est pas si-tôt débarrassé, que des vues, des perspectives politiques se présentent à ses yeux et l’arrêtent : il faut nécessairement qu’il les examine. D’ailleurs combien n’a-t-il pas

De relations à concilier,

D’anecdotes à recueillir,

D’inscriptions à déchiffrer,

De particularités à remarquer,

De traditions à éplucher,

De personnages à caractériser,

D’éloges à débiter,

De pasquinades à publier ?

Le courier est exempt de tout cela : mais un malheureux historien est encore obligé, à chaque pas qu’il fait, d’examiner des archives, des registres, des actes publics, des chartes, des généalogies sans fin ; et l’équité exige de lui qu’il lise tout. — Les peines qu’il est obligé de prendre sont prodigieuses. — J’en peux juger par celles que j’ai déjà essuyées. — J’ai déjà passé six semaines à ma tâche. Je me suis hâté le plus que j’ai pu ; et tout ce que vous savez de mon histoire, est le temps où je suis né. Vous ignorez encore comment cela est arrivé ; — c’est, si je ne me trompe, vous annoncer que mon ouvrage n’est pas près de sa fin.

Ces obstacles inattendus que je ne prévoyois pas quand j’ai commencé, et qui, au lieu de diminuer, vont peut-être se multiplier à chaque pas que je ferai, m’ont fait venir une idée. — C’est de n’aller que tout doucement dans la carrière que je me suis prescrite, et de ne donner que deux volumes de ma vie tous les ans. — Encore y mets-je pour condition, qu’il faudra que je fasse un bon marché avec mon libraire ; et quel est l’écrivain qui ne sache pas que c’est presque là la chose impossible ?