Vie et opinions de Tristram Shandy/1/1

Traduction par Joseph-Pierre Frenais.
Chez Jean-François Bastien (Tome premier. Tome secondp. 1-3).



LIVRE I


CHAPITRE PREMIER.

C’étoit bien à cela qu’il falloit penser.


Je l’ai toujours dit : il auroit été à souhaiter que mon père ou ma mère, et pourquoi pas même tous deux, eussent apporté quelque attention à ce qu’ils faisoient, quand il leur plut de me donner l’existence. Ils y étoient également obligés. Eh ! pouvoient-ils réfléchir trop mûrement sur les conséquences qui devoient résulter de l’important ouvrage dont ils s’occupoient en ce moment ? Il ne s’agissoit rien moins que de la production d’un être raisonnable. Les heureuses proportions de son corps, son tempérament, son génie, la tournure de son esprit, et peut-être même la fortune de toute leur maison, étoient autant de points capitaux qui dépendoient de la disposition des humeurs dont ils étoient dominés dans cet instant décisif. — Oui, s’ils eussent agi en conséquence, je suis persuadé que j’aurois figuré dans le monde tout autrement que je ne fais, et que je ne ferai vraisemblablement le reste de mes jours. — Croyez-moi, bonnes gens, ceci est un point beaucoup plus essentiel que vous ne le pensez. Vous avez, sans doute, entendu parler de certains esprits qu’on appelle esprits animaux. Vous savez, sans doute aussi, comment s’en opère la transfusion du père au fils, etc., etc. — Eh bien !… je vous donne ma parole que de dix parties du bon sens ou de la bêtise d’un homme, il y en a neuf qui dépendent du mouvement, de l’activité et des directions différentes que vous leur faites prendre au moment dont je parle. — L’essor une fois donné, bien ou mal, il n’importe, les esprits s’échappent avec précipitation ; et si l’impulsion se répète, la route qu’ils se fraient, vous le savez, mesdames, devient aussi unie, aussi douce que l’allée d’un beau jardin. — Le diable, avec toute sa puissance, ne pourroit pas les en détourner, quand une fois ils s’y sont habitués.

« Mon ami, dit ma mère, n’auriez-vous point par hasard oublié de monter la pendule ? — Bon Dieu ! s’écria mon père, qui eut soin en même-temps de modérer sa voix, est-il jamais arrivé, depuis la création du monde, qu’une femme ait interrompu un homme par une question aussi sotte ? » Que dit encore votre père ? Rien.