Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/24

◄  XXIII.
XXV.  ►


CHAPITRE XXIV.

Où l’on verra comment ont marché certaines affaires intimes d’amour, de haine, de jalousie et de vengeance.


« Holà, Pecksniff ! cria M. Jonas, qui était resté au parloir. N’y a-t-il pas quelqu’un pour aller ouvrir votre magnifique vieille porte ?

— Tout de suite, monsieur Jonas, tout de suite.

— Ma foi ! murmura l’orphelin, ça ne sera pas trop tôt. Qui que ce soit, voilà trois fois qu’on frappe, et chaque coup suffirait pour réveiller les… »

Il éprouvait une telle répugnance à l’idée d’évoquer les morts, qu’il s’arrêta avant que ce mot fût arrivé sur ses lèvres, et dit à la place :

« Les Sept Dormants.

— Tout de suite, monsieur Jonas, tout de suite, répéta Pecksniff. Thomas Pinch… »

Dans sa grande agitation, il ne put trouver assez de présence d’esprit soit pour appeler Tom « son cher ami » soit pour le qualifier de « misérable. » Mais, à tout hasard, il commença par lui montrer le poing, en lui disant :

« Montez à la chambre de mes filles, pour leur apprendre qui est ici. Silence ! silence ! vous dis-je ; m’entendez-vous, monsieur ?

— J’y vais tout de suite, monsieur ! s’écria Tom, qui partit stupéfait pour exécuter cet ordre.

— Vous… ha ! ha ! ah !… vous m’excuserez, monsieur Jonas, dit Pecksniff, si je ferme cette porte un instant, n’est-ce pas ? Il s’agit sans doute d’une affaire qui concerne ma profession. Je crois en être parfaitement certain. Je vous remercie. »

Alors M. Pecksniff, fredonnant doucement un refrain champêtre, mit sur sa tête son chapeau de jardin, saisit une bêche et ouvrit la porte extérieure. Il se montra sur le seuil, très-calme, comme s’il croyait avoir entendu, du fond de son verger, un tout petit coup, sans en être bien sûr.

En voyant devant lui un gentleman et une dame, il recula avec cet air de confusion que montre un homme de bien lorsqu’il est franchement surpris. Un moment après, il reconnut ses visiteurs et s’écria :

« Monsieur Chuzzlewit ! Puis-je en croire mes yeux ? Mon cher monsieur ! mon bon monsieur ! C’est un jour de joie, un heureux jour. Entrez, je vous prie, mon cher monsieur. Vous me trouvez en costume de jardin. Vous m’excuserez, je pense. Le jardinage est un goût qui ne date pas d’aujourd’hui, un goût primitif, mon cher monsieur : car, si je ne me trompe, Adam fut notre premier patron. Mon Ève, j’ai la douleur de le dire, n’existe plus, monsieur ; mais… »

Ici, il montra sa bêche, secoua la tête, comme si sa gaieté apparente lui coûtait quelque effort et ajouta :

« Mais j’exerce encore un peu la profession d’Adam. »

Pendant ce temps, il avait conduit ses visiteurs au plus beau salon, où l’on voyait son portrait peint par Spiller et son buste exécuté par Spoker.

« Mes filles vont être enchantées, dit-il. Si je pouvais me lasser d’un tel sujet, il y a longtemps, mon cher monsieur, que je serais las de les entendre constamment se promettre ce bonheur, et faire sans cesse allusion à notre rencontre chez mistress Todgers. Et leur jeune et belle amie qu’elles désirent tant connaître et aimer (car la connaître c’est l’aimer), j’espère que c’est elle que je vois en ce moment. J’espère qu’en lui disant : « Soyez la bienvenue sous mon humble toit ! » je trouve quelque écho dans ses sentiments. Si les traits sont l’image du cœur, je n’ai que faire de craindre. Une physionomie et une expression des plus avenantes !

— Mary, dit le vieillard, M. Pecksniff vous flatte. Mais la flatterie ne peut qu’être bienvenue de sa part. Il n’en fait pas commerce, elle vient du cœur. Nous pensions que M.

— Pinch, dit Mary.

— Que M. Pinch serait arrivé avant nous, Pecksniff ?

— En effet, il était arrivé avant vous, mon cher monsieur, répliqua Pecksniff, élevant la voix pour la gouverne de Tom qui se trouvait sur l’escalier ; et il allait, je pense, m’annoncer que vous veniez ici, quand je l’ai prié d’aller frapper d’abord à la chambre de mes filles pour s’informer de ma bien-aimée Charity, dont la santé n’est pas tout à fait aussi bonne que je le désirerais. Non, dit M. Pecksniff, répondant à l’expression de leur visage, elle ne va pas très-bien ; je regrette d’avoir à l’avouer. C’est une affection nerveuse, pas autre chose. Je ne suis pas inquiet. Monsieur Pinch ! Thomas !… cria Pecksniff, de son accent le plus affectueux. Venez ici, je vous prie. Vous n’êtes pas de trop ici. Depuis longtemps Thomas est mon ami, vous devez le savoir, monsieur Chuzzlewit.

— Merci, monsieur, dit Tom. Vous me présentez avec tant de bonté et vous parlez de moi en termes si bienveillants que j’en suis fier.

— Mon vieux Thomas ! s’écria son patron, d’un ton de belle humeur, que Dieu vous bénisse ! »

Tom annonça que les jeunes demoiselles Pecksniff allaient paraître, et qu’elles apprêtaient de concert les meilleurs rafraîchissements que la maison pût fournir. Tandis qu’il parlait, le vieillard le considérait attentivement, mais pas avec sa sévérité ordinaire : l’embarras mutuel éprouvé par Tom et la jeune fille ne semblait pas, quelle qu’en fût la cause, avoir échappé à sa pénétration.

« Pecksniff, dit-il après un moment de silence, en se levant et en attirant son hôte à l’écart vers la fenêtre, j’ai été très-peiné à la nouvelle de la mort de mon frère. Depuis longues années nous étions devenus étrangers l’un à l’autre. Ma seule consolation, c’est de souhaiter que son bonheur et sa tranquillité n’aient point souffert de la résolution qu’il avait prise de ne me communiquer ni ses espérances ni ses projets. Paix à sa mémoire ! Nous avions été camarades d’enfance, et, pour tous deux, il eût mieux valu mourir alors. »

Le trouvant en si bonnes dispositions, M. Pecksniff commença à entrevoir un autre moyen de sortir d’embarras sans jeter Jonas par-dessus bord.

« Vous m’excuserez, mon cher monsieur, répliqua-t-il, de douter qu’on puisse ne pas souffrir de renoncer à votre confiance. Mais que M. Anthony, dans le soir de sa vie, trouvât le bonheur dans l’affection de son excellent fils ; un modèle, mon cher monsieur, un modèle pour tous les fils, ainsi que dans les soins d’un parent éloigné qui, dans l’humble sphère des services qu’il pouvait lui rendre, ne mettait pas de bornes à son dévouement, voilà ce que je puis vous affirmer.

— Eh ! quoi ? dit le vieillard ; vous ne seriez pas son légataire ?

— Vous ne connaissez pas bien encore mon caractère, à ce que je vois, dit M. Pecksniff en lui pressant la main avec une émotion mélancolique. Non, monsieur, je ne suis pas son légataire. Je suis fier de déclarer que je ne suis pas son légataire. Et pourtant, monsieur, j’ai couru auprès de lui, sur sa propre prière. Il me connaissait mieux, lui, monsieur. Il m’écrivit : « Je suis malade, je m’en vais… venez à moi ! » J’allai à lui. Je m’assis à son chevet, monsieur, et je le suivis jusqu’à sa tombe. Oui, au risque de vous déplaire, j’ai fait cela, monsieur. Quand bien même cet aveu devrait amener notre séparation immédiate et briser entre nous les tendres liens que nous avons formés récemment, j’ai fait cela. Mais je ne suis point son légataire, dit M. Pecksniff, souriant avec calme, et jamais je ne me suis attendu à l’être. Je n’y songeais seulement pas !

— Son fils, un modèle ! s’écria le vieux Martin. Comment pouvez-vous me dire cela ? Mon frère a subi dans sa richesse la condamnation éternelle de la richesse ; il en a senti les fruits amers… Partout où il allait, il en emportait avec lui l’influence corruptrice ; partout il la répandait autour de lui, jusque sur son foyer domestique. Cela fit de son propre fils un avide héritier, calculant jour par jour, et heure par heure, la distance qui rapprochait son père du tombeau, et maudissant la lenteur de ses pas sur cette route funèbre.

— Non ! s’écria hardiment M. Pecksniff ; nullement, monsieur !

— Ah ! j’ai bien vu cette ombre dans sa maison, dit Martin Chuzzlewit, le dernier jour de notre entrevue, et je l’ai averti qu’elle y était. Je ne m’y trompe pas, vous pensez, moi qui depuis tant d’années suis poursuivi par cette ombre fatale.

— Je nie cela, répondit avec chaleur M. Pecksniff. Je le nie positivement. Ce jeune orphelin est à l’heure présente dans ma maison, monsieur ; il est venu chercher dans un changement d’air la tranquillité d’esprit qu’il a perdue. Comment aurais-je la lâcheté de ne point rendre justice à ce jeune homme, lorsque les entrepreneurs des pompes funèbres et les fabricants de cercueils eux-mêmes ont été touchés de la conduite qu’il a tenue ; quand les croque-morts eux-mêmes ont parlé à sa louange, et que le médecin ne savait plus comment contenir son émotion ! Il y a une personne nommée Gamp, monsieur ; mistress Gamp. Interrogez-la, monsieur. C’est une femme respectable, et point du tout sentimentale ; vous verrez ce qu’elle vous dira. Une ligne adressée à mistress Gamp, maison du marchant d’oiseaux, Kingsgate-Street, High Holborn, Londres, sera accueillie avec une sérieuse attention, je n’en doute pas. Informez-vous, mon bon monsieur. « Frappe, mais écoute ! » Ne vous emportez pas, monsieur Chuzzlewit, sans examiner les choses ! Pardonnez-moi, cher monsieur, ajouta M. Pecksniff lui prenant les deux mains, pardonnez-moi si j’y mets tant de chaleur ; mais je suis trop honnête homme pour ne pas rendre témoignage à la vérité. »

À l’appui du caractère que s’était donné M. Pecksniff, des larmes d’honnête homme tombèrent de ses yeux.

Le vieillard attacha sur lui un regard étonné, en se répétant : « Il est ici ! dans cette maison ! » Mais il domina sa surprise et dit, après un moment de silence :

« Je veux le voir.

— Avec des dispositions amicales, j’espère ? dit M. Pecksniff. Pardonnez-moi, monsieur, mais mon humble hospitalité doit lui servir de sauvegarde.

— Je vous ai dit, répliqua le vieillard, que je veux le voir. Si j’étais disposé à le traiter autrement qu’avec des dispositions amicales, je vous eusse dit : « Tenez-nous séparés. »

— Certainement, mon cher monsieur, vous l’eussiez dit. Vous êtes la franchise elle-même, je le sais. »

M. Pecksniff ajouta en quittant la chambre :

« Je vais l’instruire avec précaution de son bonheur, si vous voulez me permettre de m’absenter une minute. »

Il mit, en effet, tant de précaution à le préparer à cette découverte, qu’un quart d’heure s’écoula avant qu’il revînt avec M. Jonas. En attendant, les jeunes demoiselles avaient fait leur apparition, et la table avait été dressée pour offrir une collation aux voyageurs.

Bien que M. Pecksniff, dans sa haute moralité, eût enseigné à Jonas la conduite respectueuse qu’il avait à tenir vis-à-vis de son oncle, et bien que Jonas, vu la finesse de sa nature, eût parfaitement appris la leçon, la contenance de ce jeune homme, lorsqu’il se présenta devant le frère de son père, était loin d’avoir la dignité ni la douceur commandées par la circonstance. Peut-être, en effet, jamais figure humaine n’offrit-elle, comme la sienne, un plus singulier mélange de méfiance et de basse complaisance, de crainte et d’audace, d’humeur hargneuse et de courbettes rampantes, lorsqu’ayant levé sur Martin ses yeux qu’il avait tenus baissés d’abord, il les baissa de nouveau et, ne cessant de fermer et de rouvrir ses mains avec un continuel mouvement de malaise, resta à se balancer à droite et à gauche, en attendant que la parole lui fût adressée.

« Mon neveu, dit le vieillard, on m’apprend que vous avez été un fils dévoué.

— Aussi dévoué que le sont généralement les fils, je suppose, répliqua Jonas, recommençant à lever et baisser les yeux. Je ne me vante pas d’avoir été meilleur que les autres fils ; mais je n’ai pas été pire, je l’espère.

— On m’a dit que vous aviez été un modèle pour tous les fils, reprit le vieillard en dirigeant un regard vers M. Pecksniff.

— Ma foi ! dit Jonas levant les yeux un moment et secouant la tête, j’ai été aussi bon fils que vous avez été bon frère. C’est le pot et la bouilloire, si vous le prenez par là.

— Vous parlez avec amertume ; c’est la violence de vos regrets, dit Martin après un instant de silence. Donnez-moi la main. »

Jonas lui tendit sa main, et parut dès lors parfaitement remis : « Pecksniff, dit-il à demi-voix, tandis qu’ils plaçaient leurs chaises contre la table, je lui ai rendu la monnaie de sa pièce, hein ? Il aurait mieux fait de commencer par regarder dans sa maison avant de mettre le nez à la fenêtre, n’est-il pas vrai ? »

M. Pecksniff se borna à lui répondre par un coup de coude, qu’on pouvait interpréter soit comme une vive remontrance, soit comme un cordial assentiment, mais qui, en tout cas, était pour le futur gendre une invitation formelle à se taire. Il fit ensuite les honneurs de chez lui avec son aisance et sa gracieuseté habituelles.

Mais l’innocent enjouement de M. Pecksniff ne pouvait réussir à mettre en harmonie des parties aussi discordantes, ou à réconcilier ensemble des esprits aussi divisés que ceux auxquels il avait affaire. La jalousie indicible et la haine dévorante nées dans l’âme de Charity après l’explication de la soirée, n’étaient pas de nature à se laisser dompter si aisément ; plus d’une fois ces passions se manifestèrent avec une telle violence, qu’elles semblaient rendre un éclat inévitable et devoir détruire complètement l’œuvre de M. Pecksniff. La belle Merry, dans toute la gloire de sa conquête récente, irritait tellement la plaie envenimée de sa sœur par ses airs capricieux et par les mille petites querelles qu’elle faisait subir à l’obéissance absolue de M. Jonas, qu’elle l’aiguillonnait au point de la rendre quasi folle ; si bien que Charity dut quitter la table, dans un accès de rage presque aussi désordonné que celui auquel elle s’était livrée dans le premier tumulte de sa jalousie. La gêne imposée à la famille par la présence d’une inconnue, de Mary Graham (le vieux Martin Chuzzlewit l’avait introduite sous ce nom), n’était pas faite pour améliorer cet état de choses, quelque douces que fussent les manières de la jeune fille. La position de M. Pecksniff devenait particulièrement critique : constamment occupé à rétablir la paix entre ses filles, à conserver une raisonnable apparence d’affection et d’union dans sa famille ; à contenir la familiarité et la gaieté sans cesse croissante de Jonas, qui se laissait aller à divers actes d’insolence envers M. Pinch et à une indéfinissable grossièreté à l’égard de Mary (tous deux des inférieurs à ses yeux) ; sans compter qu’il avait constamment à se concilier son riche et vieux parent, à l’adoucir, à lui donner des explications sur une foule d’incidents, peu agréables en apparence, bien faits pour jeter le trouble dans cette malheureuse soirée ; tout cela sans trouver chez aucun des assistants le moindre concours, la moindre assistance : c’était plus qu’il n’en fallait pour corrompre la gaieté factice et le bonheur affecté du plus honnête homme de la terre. Aussi, peut-être de toute sa vie n’éprouva-t-il jamais autant de soulagement qu’au moment où le vieux Martin, consultant sa montre, annonça qu’il était temps de se retirer.

« Nous avons, dit-il, commencé par retenir des chambres au Dragon. J’ai envie de faire un petit tour de promenade ce soir. Voici les nuits qui deviennent sombres : M. Pinch voudrait-il bien nous reconduire en nous éclairant jusque chez nous ?

— Cher monsieur, s’écria Pecksniff, je serai charmé de vous conduire moi-même. Merry, mon enfant, la lanterne.

— La lanterne, s’il vous plaît, ma chère, dit Martin ; mais je serais très-fâché de faire sortir votre père ce soir ; pour trancher le mot, je n’y consentirais pas. »

M. Pecksniff avait déjà son chapeau à la main ; mais devant une déclaration aussi nette il dut s’arrêter.

« Je prendrai M. Pinch, ou bien j’irai seul, dit Martin. Que décidez-vous ?

— Ce sera Thomas qui vous conduira, monsieur, répondit Pecksniff, puisque votre résolution à cet égard est si bien arrêtée. Thomas, mon bon ami, faites bien attention, s’il vous plaît. »

Cette recommandation n’était pas inutile à Tom : car le pauvre garçon éprouvait un tel tremblement nerveux, qu’il avait peine à tenir la lanterne. Son tremblement redoubla quand, sur l’ordre du vieillard, Mary posa sa main sur son bras… le bras de Tom Pinch !

« Ainsi, monsieur Pinch, dit Martin chemin faisant, vous êtes tout à fait bien dans cette maison, n’est-ce pas ? »

Tom répondit, avec plus d’enthousiasme encore qu’à l’ordinaire, qu’il avait contracté envers M. Pecksniff une dette de reconnaissance que le dévouement de toute une vie ne suffirait pas à payer.

« Depuis combien de temps connaissez-vous mon neveu ? demanda Martin.

— Votre neveu, monsieur ? dit Tom en hésitant.

M. Jonas Chuzzlewit, dit Mary.

— Oh ! c’est vrai, s’écria Martin qui avait fait fausse route, car il avait cru qu’il s’agissait de Martin. Certainement. Jamais avant ce soir je ne lui avais parlé, monsieur.

— Peut-être, fit observer le vieillard, suffira-t-il de la moitié d’une vie pour payer l’amitié de celui-là. »

Tom sentit l’épigramme, et il ne put s’empêcher de comprendre qu’elle retombait par ricochet sur son patron. Il garda donc le silence. De son côté, Mary s’aperçut que M. Pinch ne brillait pas par la présence d’esprit, et qu’il serait dangereux de le faire parler en semblable circonstance. Elle garda donc aussi le silence. Le vieillard, dégoûté de ce que, dans son esprit soupçonneux, il considérait comme un honteux et ignoble hommage à M. Pecksniff, comme une condescendance mercenaire de M. Pinch, résolu à flatter la main qui lui donnait son pain, le tint dès lors pour un imposteur, pour un vil et misérable courtisan. Aussi gardait-il pareillement le silence ; et, bien qu’ils fussent tous trois mal à l’aise, il est juste de dire que nul ne l’était plus que Martin : car il avait été bien disposé d’abord pour Tom, et s’était intéressé à son apparente simplicité.

« Vous êtes comme les autres, pensa-t-il en scrutant la physionomie de Tom, qui ne se doutait pas de cet examen. Vous avez été au moment de m’en imposer, mais vous en serez pour votre peine ; vous êtes un chien couchant qui vous trahissez vous-même par votre excès de zèle, monsieur Pinch. »

Durant tout le reste du chemin, aucune autre parole ne fut prononcée. Cette première entrevue, que Tom avait depuis longtemps rêvée avec tant d’émotion, ne fut remarquable que par un surcroît de trouble et d’embarras. Ils se séparèrent à la porte du Dragon, Tom soupira, éteignit sa lanterne, et s’en revint à travers champs au milieu des ténèbres.

Comme il approchait de la porte de la haie, qui, placée dans un lieu très-isolé, recevait plus d’ombre encore d’une plantation de jeunes sapins, un homme se glissa devant lui et le dépassa. En arrivant à l’échalier, cet homme s’arrêta et s’assit dessus. Tom éprouva d’abord un saisissement et s’arrêta aussi ; mais il se remit à marcher aussitôt et fut bientôt près de lui.

C’était Jonas. Il balançait ses jambes en suçant la pomme de sa canne, et regardait Tom avec un ricanement.

« Ah ! par exemple ! s’écria Tom ; qui aurait pensé que ce fût vous ?… Vous nous avez donc suivis ?

— Qu’est-ce que ça vous fait ? dit Jonas. Allez au diable !

— Vous n’êtes pas très-poli.

— Assez poli pour vous, répliqua Jonas ; qui êtes-vous ?

— Un homme qui se croit autant de droit qu’un autre aux égards ordinaires qu’on se doit dans le monde, répondit doucement Tom.

— Vous êtes un menteur, dit Jonas. Vous n’avez droit à aucun égard. Vous n’avez droit à rien. Parbleu ! vous êtes un singulier personnage, pour parler de vos droits !… Ha ! ha ! ha ! des droits… lui ! des droits !

— Si vous continuez de la sorte, dit Tom en rougissant, je vous serai obligé de me déclarer en quoi je vous ai offensé. Mais j’espère que vous ne faites que plaisanter.

— Voilà bien comme vous êtes tous, mauvais chiens : quand vous voyez qu’un homme parle sérieusement, vous faites semblant de croire qu’il plaisante, afin de pouvoir vous tirer d’affaire. Mais ça ne prend pas avec moi. Connu, mon cher, connu ; et ne m’échauffez pas les oreilles, monsieur Pitch, ou Witch, ou Stich, ou n’importe quoi.

— Je me nomme Pinch ; ayez la bonté de me donner ce nom.

— Comment ? on ne peut pas se permettre de défigurer votre nom ! s’écria Jonas. Voyez-vous comme ces mendiants d’apprentis relèvent la tête ! Ma foi, nous les dressons un peu mieux que ça dans la Cité !

— Je ne m’occupe pas de ce que vous faites dans la Cité. Qu’aviez-vous à me dire ?

— Ceci, maître Pinch, répliqua Jonas, qui approcha tellement son visage de celui de Tom, que Tom fut obligé de reculer d’un pas : c’est que je vous conseille de garder vos avis pour vous et d’éviter les cancans, et de ne pas fourrer le nez là où vous n’avez que faire. Il m’est revenu quelque chose de vous, mon ami, et de vos façons doucereuses ; je vous recommande de renoncer à ces manières-là jusqu’à ce que j’aie épousé une des filles de Pecksniff, et de ne point capter non plus la faveur de mes parents, mais de laisser la place nette. Vous savez, quand les mauvais chiens ne veulent pas débarrasser la place, on les en chasse à coups de fouet. L’avis est bon, comprenez-vous, hein ?… Dieu me damne ! qui êtes-vous, s’écria Jonas avec un redoublement de mépris, pour faire route avec eux, à moins que ce ne soit par derrière, comme les autres domestiques à gages ?

— Allons, s’écria Tom, je vois que vous ferez mieux de descendre de cette barrière et de me laisser retourner au logis. Permettez-moi de passer, s’il vous plaît.

— Ne vous imaginez pas ça ! dit Jonas, étendant ses jambes. Vous ne passerez pas que cela ne me plaise. Et cela ne me plaît pas en ce moment. Je vois bien que vous avez peur que je ne vous fasse expier quelques-uns de vos bavardages de tout à l’heure, lâche que vous êtes !

— Je n’ai pas peur de grand’chose, j’espère, dit Tom, et certainement je n’ai pas peur que vous me fassiez rien. Je ne suis pas un rapporteur et je méprise toute bassesse. Vous vous êtes trompé sur mon compte. Ah ! s’écria-t-il avec indignation, est-ce bien là la conduite d’un homme dans votre position vis-à-vis d’un homme dans la mienne ? Laissez-moi passer, s’il vous plaît. Moins j’en dirai, mieux cela vaudra.

— Moins vous en direz !… répliqua Jonas, balançant plus que jamais ses jambes, sans prendre garde à cette requête ; avec ça que vous ne dites pas grand’chose, n’est-ce pas ? Je voudrais bien savoir comment cela se passait entre vous et certain vagabond appartenant à ma famille. Pas grand’chose, hein ? qu’en dites-vous ?

— Je ne connais pas de vagabond dans votre famille, s’écria Tom avec force.

— Vous en connaissez ! dit Jonas.

— Je n’en connais pas, dit Tom. Si vous voulez désigner votre oncle, vous pourriez lui donner un autre surnom que celui de vagabond. Toute comparaison entre vous et lui… ajouta Tom en faisant claquer ses doigts, car la colère commençait à le gagner ; toute comparaison entre vous et lui est terriblement à votre désavantage.

— En vérité !… ricana Jonas. Et que pensez-vous, maître Pinch, de sa chère mendiante… de son misérable rogaton ?

— Je ne veux pas dire un mot de plus, ni rester un moment de plus ici.

— Comme je vous l’ai déclaré déjà, dit froidement Jonas, vous êtes un menteur. Vous resterez ici jusqu’à ce que je vous permette de vous en aller. Voulez-vous bien vous tenir tranquille ! »

Il brandit sa canne au-dessus de la tête de Tom ; mais le coup fut évité, la canne se retrouva lancée en l’air, et Jonas lui-même roula dans le fossé. Dans la lutte de quelques moments qui s’engagea pour la possession de la canne, Tom l’avait cognée violemment contre le front de son adversaire ; le sang jaillit abondamment d’une forte balafre à la tempe. Tom ne s’en aperçut qu’en voyant Jonas porter son mouchoir à la partie blessée et chanceler tout étourdi en se relevant.

« Seriez-vous blessé ?… dit Tom. J’en suis bien fâché. Appuyez-vous un peu sur moi. Vous pouvez le faire sans me pardonner, si vous m’en voulez encore. Mais vraiment j’ignore pourquoi, car jamais je ne vous avais offensé avant cette rencontre. »

Jonas ne répondit rien ; il n’eut même pas d’abord l’air de le comprendre, ni de savoir qu’il fût blessé, bien que plusieurs fois il retirât son mouchoir de sa plaie pour regarder machinalement le sang qui le couvrait. Une fois cependant, après l’avoir ainsi regardé, il porta les yeux sur Tom, et l’expression de ses traits prouva qu’il se rappelait bien la scène qui s’était passée et qu’il saurait s’en souvenir.

Il n’y eut rien de plus entre eux jusqu’au moment où ils rentrèrent. Jonas avait pris un peu l’avance, et Tom Pinch le suivait tristement, en songeant au chagrin que causerait à son excellent bienfaiteur la nouvelle de cette querelle. Le cœur de Tom battit bien fort, quand Jonas frappa à la porte ; plus fort, quand miss Merry répondit du dedans et quand, à l’aspect de son amoureux blessé, elle jeta un grand cri ; plus fort encore lorsqu’il les suivit au salon de famille ; plus fort encore quand Jonas parla.

« Ne faites pas tant de bruit pour cela, dit-il. Ça n’en vaut pas la peine. Je ne connaissais pas mon chemin ; la nuit est très-sombre ; et juste au moment où je rejoignais M. Pinch… (Ici il tourna son visage, mais non ses yeux vers Tom), je me suis heurté contre un arbre. Ce n’est qu’une écorchure.

— De l’eau froide, Merry, mon enfant ! cria M. Pecksniff. Du papier brouillard ! des ciseaux ! un morceau de vieux linge ! Charity, ma chère, faites une compresse. Dieu du ciel, monsieur Jonas !

— Que le diable vous confonde avec vos bêtises ! répliqua le gracieux gendre futur. Aidez-nous si vous le pouvez ; sinon, débarrassez le plancher ! »

Miss Charity, bien qu’on invoquât son aide, restait assise dans un coin, roide, le sourire sur les lèvres, et sans bouger. Tandis que Mercy pansait elle-même la blessure, et que M. Pecksniff pressait entre ses deux mains la tête du patient, comme si sans cela elle menaçait de se rompre en deux ; tandis que Tom Pinch, dans son trouble de coupable, secouait une bouteille d’élixir hollandais, jusqu’au point de le réduire à l’état de mousse anglaise, et que dans l’autre main il tenait un formidable couteau à découper, destiné en réalité à aplatir la bosse, mais qui semblait plutôt destiné à faire sans pitié une autre blessure dès que la première serait pansée, Charity ne prêtait pas le moindre secours et ne prononçait pas la moindre parole. Mais quand M. Jonas, après avoir reçu les soins nécessaires, se fut mis au lit, que chacun se fût retiré, et que le calme fût rentré dans la maison, M. Pinch, assis tristement sur sa couchette, s’abandonnait à ses pensées, lorsqu’il entendit frapper un léger coup à sa porte. Il alla ouvrir et, à son grand étonnement, il aperçut miss Charity debout devant lui, un doigt sur la bouche.

« Monsieur Pinch, murmura-t-elle ; cher monsieur Pinch ! dites-moi la vérité ! C’est vous qui lui avez fait cela ? Vous avez eu querelle ensemble et vous l’avez frappé ?… j’en suis sûre ! »

C’était la première fois qu’elle eût parlé amicalement à Tom, dans tout le cours des longues années qu’ils avaient passées ensemble. Il resta stupéfait d’étonnement.

« Est-ce vrai, oui ou non ? demanda-t-elle ardemment.

— J’avais été cruellement provoqué, dit Tom.

— Alors c’est donc vrai ?… s’écria Charity, les yeux étincelants.

— Ô… oui. Nous avons eu une querelle en chemin. Mais je ne voulais pas le frapper si fort.

— Pas si fort ! répéta-t-elle, fermant le poing et tapant du pied, à la nouvelle surprise de Tom. Ne dites pas cela. Ç’a été de votre part un acte de courage qui vous honore. Si vous aviez encore une querelle, ne l’épargnez pas ; mais terrassez-le et foulez-le aux pieds. Pas un mot de tout ceci à personne, cher monsieur Pinch. Je suis votre amie à partir de ce soir ; désormais je veux être votre amie pour toujours. »

Elle tourna vers Tom son visage enflammé, pour confirmer ses paroles par son expression amicale ; puis, prenant la main de Tom, elle la pressa sur son cœur et la baisa. Il n’y avait dans cette démonstration rien de personnel qui pût la rendre embarrassante : car Tom lui-même, qui ne brillait pas par le talent de l’observation, reconnut, d’après l’énergie qu’elle avait mise dans cette caresse, qu’elle eût baisé toute main, quelque barbouillée et souillée qu’elle fût, pourvu que cette main eût brisé la tête de Jonas Chuzzlewit.

Tom rentra dans sa chambre et se mit au lit, sous le poids des plus pénibles pensées. Il fallait qu’il fût survenu dans la famille une bien terrible division pour que Charity Pecksniff se déclarât son amie sur de pareils motifs. Et puis, comment se faisait-il que Jonas, après l’avoir traité avec une grossièreté au delà de toute expression, eût été assez généreux pour garder le secret de leur querelle, et que, par suite d’un concours de circonstances, lui, Thomas Pinch, eût été amené à se battre avec un homme, l’ami déclaré de Seth Pecksniff ? C’étaient là des sujets de réflexion si graves et si tristes, que Tom ne put de toute la nuit fermer les yeux. Mais c’était surtout sa propre violence qui faisait horreur à l’esprit généreux de Tom ; en la rapprochant de plusieurs sujets de peine qu’il avait causés autrefois à M. Pecksniff (et que, par parenthèse, ce gentleman lui avait plus d’une fois reprochés), il commença à croire qu’il était appelé par un mystérieux destin à être le mauvais génie, le mauvais ange de son patron. Enfin pourtant il s’endormit et rêva (nouveau motif de chagrin au réveil) qu’il avait trahi son serment et s’était enfui avec Mary Graham.

Il faut reconnaître que, soit endormi soit éveillé, Tom se trouvait dans une position tout à fait difficile à l’égard de cette jeune fille. Plus il la voyait, plus il admirait sa beauté, son intelligence, les aimables qualités qui lui gagnaient les cœurs, même dans la famille si divisée des Pecksniff, et qui, en peu de jours, avaient rétabli de toute façon un semblant d’harmonie et de tendresse entre les deux sœurs courroucées. Quand elle parlait, Tom retenait son souffle, tant il l’écoutait religieusement ; quand elle chantait, il restait comme en extase. Elle avait touché son orgue ; et depuis cette mémorable époque le vieil instrument, compagnon de ses plus heureux jours, qu’il n’eût pas cru capable de mériter un tel honneur, inaugura pour lui une nouvelle et divine existence.

Dieu bénisse ta patience, Tom ! Qui donc, en te voyant, depuis trois semaines, scruter du regard, durant la mortelle moitié d’une nuit d’été, l’intérieur sonore de cet insensible et vieux clavecin qui se trouvait dans le parloir du fond, n’eût pas pénétré le secret de ton cœur, ce secret à peine connu de toi-même ? Qui donc, en voyant un rayonnement sur ta joue lorsque, penché pour écouter, après les heures de travail, le son d’une note incorrigible, tu trouvais qu’elle avait enfin une voix et donnait un bémol à peu près juste, n’aurait pas reconnu qu’elle n’était plus destinée à une touche ordinaire, mais à la douce main d’un ange, qui faisait vibrer les cordes les plus profondes de ton cœur ? Et si un regard amical (fût-il aussi naïf que le tien, cher Tom), avait pu percer le crépuscule de cette soirée où, d’une voix bien appropriée à l’heure, c’est-à-dire triste, douce, contenue et cependant pleine d’accent d’espérance, elle chanta pour la première fois en s’accompagnant de l’instrument modifié, toute surprise du changement qu’il avait subi ; où, assis de côté à la fenêtre ouverte, le cœur palpitant, tu gardas un silence ému, le silence discret du bonheur, ce regard n’eût-il pas lu dans tes traits l’aurore d’une histoire qui, pour ta félicité, cher Tom, n’eût jamais dû avoir de commencement ?

Ce qui rendait encore la position de Pinch plus dangereuse ou du moins plus difficile, c’est que pas une parole n’avait été échangée entre lui et Mary relativement au jeune Martin. Soucieux d’une promesse que lui rappelait sans cesse son honneur, Tom fournissait à Mary toutes les occasions de lui parler. Le matin de bonne heure, aussi bien que le soir, il était dans l’église, il se trouvait dans les promenades favorites de la jeune fille, au jardin, dans les prairies : autant d’endroits où il eût pu s’exprimer franchement. Mais non, en pareille occasion, ou bien elle l’évitait soigneusement, ou jamais elle ne se montrait sans être accompagnée. Ce n’est pas qu’il lui inspirât de l’antipathie ou de la méfiance ; en effet, par mille petits moyens délicats, trop délicats pour être remarqués par tout autre que Tom, elle le distinguait parmi les assistants et se montrait pour lui pleine de bonté et d’affection. Était-ce donc qu’elle avait rompu avec Martin, ou bien ne lui avait-elle jamais rendu amour pour amour, si ce n’est dans l’imagination fougueuse et romanesque du jeune homme ? Tom sentit rougir sa joue à cette pensée, qu’il se hâta de repousser.

Pendant ce temps, le vieux Martin allait et venait avec ses façons étranges, ou bien il se tenait assis parmi ses parents, en causant un peu avec l’un et avec l’autre. Bien qu’il n’aimât point le monde, il n’était ni sauvage, ni brusque, ni morose : rien ne lui plaisait tant que de faire sa lecture sans qu’on prît garde à lui, tandis que les autres s’amusaient à leur aise en sa présence. Il eût été impossible de démêler à qui il prenait un intérêt particulier, ou même s’il portait de l’intérêt à quelqu’un. À moins qu’on ne lui adressât positivement la parole, il ne témoignait jamais qu’il eût des oreilles ou des yeux pour rien de ce qui se passait autour de lui.

Un jour, la folle Merry, assise, les yeux baissés, sous un arbre dans le cimetière, où elle s’était retirée après s’être fatiguée à faire subir diverses épreuves au caractère de M. Jonas, sentit qu’une ombre venait se placer entre elle et le soleil. Elle leva les yeux, s’attendant bien à voir son fiancé : mais quelle fut sa surprise, à l’aspect du vieux Martin ! Cette surprise fut loin de diminuer quand le vieillard s’assit sur le gazon, à côté de la jeune fille, et entama ainsi la conversation :

« À quelle époque vous mariez-vous ?

— Ô mon Dieu ! cher monsieur Chuzzlewit ! je n’en sais rien du tout. Pas de longtemps, j’espère.

— Vous espérez ?… » dit le vieillard.

Il parlait très-gravement ; mais elle prit la chose en plaisanterie, et laissa échapper un rire étouffé.

« Allons, dit-il avec une douceur inusitée, vous êtes jeune, de bonne mine, et, je crois, d’un bon caractère. Vous êtes frivole, et vous vous plaisez à l’être, sans nul doute ; mais vous devez avoir du cœur.

— Je ne l’ai toujours pas donné tout entier, je vous assure, dit Merry hochant sa tête avec malice et arrachant des brins d’herbe.

— Vous en avez donc donné déjà quelque chose ? »

Elle rejeta les brins d’herbe, tourna son regard de côté, mais ne répondit rien.

Martin répéta sa question.

« Mon Dieu ! cher monsieur Chuzzlewit ! Il faut m’excuser… Vous êtes si bizarre !

— Si c’est être bizarre que de désirer savoir si vous aimez le jeune homme qui, m’a-t-on dit, doit vous épouser, je suis très-bizarre ; car tel est assurément mon désir.

— C’est un monstre, vous savez, dit Merry en faisant la moue.

— Alors vous ne l’aimez donc pas ? répliqua le vieillard. Est-ce là ce que vous voulez dire ?

— Certainement, cher monsieur Chuzzlewit, je suis sûre de lui avoir dit cent fois par jour que je le hais. Vous avez dû vous-même m’entendre le lui dire.

— Souvent, dit Martin.

— Et c’est exact, c’est positif, s’écria Merry.

— Et cependant vous êtes sa fiancée ! fit observer le vieillard.

— Oh ! oui. Mais, cher monsieur Chuzzlewit, j’ai dit à ce malheureux, toutes les fois qu’il m’a interrogée, que, si jamais je l’épousais, ce serait pour le haïr et le tourmenter toute ma vie. »

Elle soupçonnait le vieillard de ne point porter une grande sympathie à Jonas, et pensait que ses sentiments ne manqueraient pas de lui être très-agréables. Il ne parut pas cependant considérer ainsi la chose : car, lorsqu’il reprit la parole, ce fut sur un ton sévère.

« Regardez autour de vous, dit-il en montrant les tombeaux ; et souvenez-vous que, depuis l’heure de votre mariage jusqu’au jour où vous serez conduite en ce lieu, dans le même état que ceux qui ne sont plus, et couchée dans le même lit, il n’y aura plus d’appel pour vous. Pensez, parlez, agissez désormais comme une créature responsable. Est-ce qu’on force vos inclinations ? Êtes-vous contrainte à ce mariage ? Y a-t-il quelqu’un qui par des conseils insidieux vous engage à le contracter ? Je ne vous demande pas qui ce peut être ; mais le fait-on ?

— Non, dit Merry en secouant les épaules. Personne que je sache.

— Alors, vous ne le croyez pas ; vous ne vous en apercevez pas ?

— Non, répliqua Merry. Personne ne m’a jamais rien dit à ce sujet. Si l’on m’avait voulu forcer à l’épouser, je ne l’eusse pas du tout épousé.

— On m’a dit qu’il avait passé d’abord pour courtiser votre sœur.

— Ô mon Dieu ! mon cher monsieur Chuzzlewit, ce serait très-injuste de le rendre responsable de la vanité d’autrui, tout monstre qu’il est. Et la pauvre Charity est bien la plus vaine chérie.

— Alors elle s’était trompée ?

— Je l’espère, s’écria Merry ; mais, du reste, la chère enfant a été si effroyablement jalouse et si contrariée, que, sur ma parole d’honneur, il est impossible de la satisfaire, et qu’il serait même inutile de l’essayer.

— Ainsi, dit Martin d’un air pensif, vous n’avez été ni forcée, ni conseillée, ni dominée. Telle est la vérité, je le vois. Il reste une chance cependant. Vous pouvez avoir pris cet engagement par étourderie. Peut-être n’est-ce que l’acte inconscient d’une tête légère ?

— Mon cher monsieur Chuzzlewit, dit Merry en souriant, pour la légèreté, ma tête ne pèse pas plus qu’une plume. C’est un véritable ballon, je l’avoue ; ce n’est pas comme la vôtre. »

Il attendit tranquillement qu’elle eût achevé de parler, et ensuite il dit à son tour gravement et lentement, avec un accent plein de douceur, comme pour appeler sa confiance :

« Désireriez-vous, ou bien y aurait-il dans votre cœur quelque chose qui vous fît secrètement désirer de rompre cet engagement ? »

Merry bouda de nouveau, puis baissa les yeux, arracha des brins d’herbe et haussa les épaules.

Non. Elle ne croyait pas avoir eu jamais cette pensée. Elle était même sûre de ne l’avoir jamais eue. Autrement, elle le dirait bien. Non, elle n’avait songé à rien de semblable.

« Quoi ! dit Martin, n’avez-vous jamais prévu que votre existence en ménage pourrait être misérable, pleine d’aigreur, l’existence enfin la plus malheureuse ? »

Merry baissa encore les yeux, et cette fois elle arracha l’herbe jusqu’à la racine.

« Cher monsieur Chuzzlewit ! Quelles paroles étranges ! Naturellement, j’aurai des querelles avec lui ; mais j’en aurai avec quelque mari que ce fût. Dans tous les ménages on se querelle, j’imagine ; mais quant à la condition misérable et pleine d’aigreur dont vous parlez, il faudrait pour cela que ce fût lui qui fût le mieux partagé dans la communauté, et j’espère bien avoir la meilleure part. Je suis sûre de mon affaire, s’écria Merry en secouant la tête et riant aux éclats ; car j’ai fait de cet homme un esclave soumis.

— À la bonne heure ! dit Martin en se levant, à la bonne heure ! Je voulais connaître votre pensée, et vous me l’avez dévoilée. Je vous souhaite bien des prospérités. Des prospérités !… » répéta-t-il en la regardant fixement et montrant la porte par laquelle Jonas entrait en ce moment.

Et alors, sans attendre son neveu, il passa par une autre porte et s’en alla.

« Quel terrible vieillard !… se dit la frivole Merry. Mais voyez un peu ce monstre hideux qui rôde en plein jour dans le cimetière pour épouvanter les gens !… N’approchez pas, griffon, ou bien je vais me sauver. »

Le griffon, c’était M. Jonas. Il s’assit sur le gazon à côté de Merry, malgré sa défense, et lui dit en faisant la mine :

« Qu’est-ce que mon oncle vous contait ?

— Il me parlait de vous. Il dit que vous ne me convenez pas du tout.

— J’en étais bien sûr. Nous savons ça. J’espère, avec tout cela, qu’il se dispose à vous faire un cadeau de noce qui en vaille la peine. Vous en a-t-il dit un mot ?

— Pour ce qui est de ça, pas un mot, s’écria Merry d’un ton décidé.

— Vieux chien d’avare ! grommela Jonas.

— Griffon !… cria miss Mercy jouant la stupéfaction ; qu’est-ce que vous faites donc, griffon ?…

— Je voulais seulement vous serrer la taille, dit Jonas un peu décontenancé. Il n’y a pas grand mal à cela, je suppose ?

— Pardon, il y a du mal à cela, et beaucoup, si la chose ne m’est pas agréable. Éloignez-vous donc, s’il vous plaît ! Vous me faites chaud. »

M. Jonas retira son bras, et un instant il eut moins l’air d’un amant que d’un assassin. Mais peu à peu il rasséréna son front et rompit ainsi le silence :

« À propos, Mel !

— Voyons un peu ce bel à propos, nigaud, sauvage ! cria la belle fiancée.

— Quand se fera notre mariage ? Je n’ai pas envie de languir ici la moitié de ma vie, vous devez le comprendre. Pecksniff, d’ailleurs, dit que la mort récente du père ne saurait être un grave empêchement ; car nous pouvons nous marier dans ce pays aussi tranquillement qu’il nous plaira, et l’état d’isolement où je me trouve sera, aux yeux des voisins, une bonne excuse pour avoir pris femme sitôt, surtout une femme qu’il a connue. Quant au vieux grigou (c’est de mon oncle que je parle), il ne jettera sûrement pas de bâton dans les roues, quoi que nous fassions ; car ce matin même il a dit à Pecksniff que, si ce mariage vous convient, il ne s’y opposera nullement. Ainsi, Mel, dit Jonas, risquant une autre étreinte, à quand la noce ?

— Quand cela me plaira, s’écria Merry.

— Sur mon âme, tâchez que cela vous plaise. Qu’est-ce que vous dites de la semaine prochaine, hein ?

— La semaine prochaine !… Si vous aviez dit le trimestre prochain, j’eusse encore admiré votre impudence.

— Mais je n’ai pas dit du tout le trimestre prochain ; j’ai dit la semaine prochaine.

— Alors, griffon, s’écria miss Merry en le repoussant et le levant, je répondrai : Non ! pas la semaine prochaine. Cela ne se fera que lorsque je le voudrai, et je ne veux pas en entendre parler d’ici à plusieurs mois. Voilà ! »

M. Jonas l’implora de nouveau.

« Écoutez, dit Merry, ce sera au plus tôt pour le mois prochain. Mais d’ici à demain je ne fixerai pas d’époque ; et si vous n’êtes pas content, il n’y aura rien de fait ; et si vous êtes toujours à me suivre partout sans me laisser tranquille, le mariage ne se fera pas du tout. Voilà ! Et si vous n’exécutez pas toutes mes volontés, le mariage ne se fera jamais. Ainsi ne me suivez pas. Voilà, griffon ! »

En achevant ces paroles, elle bondit parmi les arbres.

« Ma foi, madame, dit Jonas, la suivant des yeux et pulvérisant entre ses dents un brin de paille, vous me payerez tout ça après le mariage ! C’est fort bien maintenant : il faut que les choses aillent leur train, et vous comptez là-dessus ; mais laissez faire, je vous payerai bientôt intérêt et principal. Mais voilà un vilain endroit pour y rester tout seul à rien faire. Ces vieux cimetières moisis, ça n’est pas bien agréable. »

Il se leva et prit lui-même par l’avenue, où il aperçut miss Merry bien loin déjà devant lui.

« Ah ! dit Jonas avec un sourire sombre et un mouvement de tête qui n’était pas un compliment à l’adresse de la jeune fille, jouissez de votre reste. Battez le fer pendant qu’il est chaud. Faites à votre tête pendant que cela vous est permis encore, madame !… »