Vie et aventures de Martin Chuzzlewit/23

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CHAPITRE XXIII.

Martin et son associé prennent possession de leur domaine. Excellente occasion pour donner de nouveaux détails sur Éden.


Il se trouva qu’il y avait à bord du steam-boat plusieurs passagers de la même pâte que M. Bevan, ce gentleman avec lequel Martin s’était lié à New-York ; Martin se sentit dans leur société le cœur soulagé et heureux. Ils allégèrent pour lui autant que possible le fardeau intellectuel de mistress Hominy ; et, dans toutes leurs paroles comme dans toutes leurs actions, ils montrèrent tant de bon sens et des sentiments si élevés, que Martin ne pouvait trop les aimer.

« Si c’était une république de la pensée et du mérite, dit-il, au lieu d’être celle de la blague et du tripot, les leviers ne manqueraient pas pour la mettre en mouvement.

— Si l’on a de bons outils et que l’on n’en emploie que de mauvais, répondit M. Tapley, on ne fait toujours que de pauvres charpentiers. N’est-ce pas, monsieur ?

— Vous avez raison, dit Martin. Ceux-là m’ont bien l’air de trouver l’œuvre au-dessus de leurs moyens et de leur force, et de la bâcler en conséquence.

— Le bon de l’affaire, dit Mark, c’est que, s’il leur arrive d’accomplir une besogne passable, comme de meilleurs ouvriers, dans des conditions moins favorables, en font chaque jour de leur vie et sans y prendre garde, ils se mettent aussitôt à chanter victoire sur un ton éclatant. Rappelez-vous bien ce que je vous dis, monsieur. Si jamais les banqueroutiers de ce pays payent leurs dettes (à force de reconnaître qu’il y a, au point de vue du commerce, un grand inconvénient à ne point les acquitter), ils en prendront tellement occasion de triompher et débiteront tant de harangues fanfaronnes, qu’on pourrait supposer que jamais avant eux, depuis le commencement du monde, on n’avait rendu d’argent prêté. Voilà comme ils jouent leur jeu. Dieu merci, je les connais. Rappelez-vous bien ce que je vous dis là.

— Vous me paraissez devenir profondément sagace ! » s’écria Martin en riant.

« C’est peut-être, pensa Mark, parce que je suis à un jour de marche d’Éden, et que je vais avoir un peu de plaisir avant de mourir. Et puis, qui sait ? Peut-être le peu de temps que j’ai passé avec eux a-t-il déjà fait de moi un prophète. »

Il ne laissa rien paraître de ces réflexions ; mais la jovialité excessive qu’elles lui inspiraient et l’air de gaieté qu’elles répandirent sur son visage rayonnant suffirent pour ranimer Martin. Bien que parfois il fit profession d’attacher peu d’importance à l’inépuisable enjouement de son associé, et que parfois aussi, comme dans l’affaire du Zephaniah Scadder, il lui reprochât de faire le mauvais plaisant, il n’en subit pas moins l’heureuse influence de son humeur, qui finit par réveiller en lui l’espérance et le courage. Qu’il fût ou non disposé à en profiter, cela ne fait rien : l’exemple était contagieux et l’entraînait malgré lui.

D’abord, ils durent se séparer une ou deux fois par jour de quelques compagnons de voyage que d’autres venaient remplacer. Mais successivement les villes devinrent plus clairsemées sur le passage du steam-boat ; durant plusieurs heures, on ne vit plus apparaître d’autres habitations que des huttes de bûcherons, devant lesquelles le bâtiment s’arrêtait pour prendre du combustible. Le ciel, des bois, de l’eau toute la sainte journée, avec une chaleur qui rissolait tout ce qu’elle pouvait atteindre.

Les voyageurs avançaient péniblement à travers de vastes solitudes ; là, les arbres se pressaient drus et serrés sur les rivages, ou bien flottaient au gré du courant, ou faisaient sortir des profondeurs du fleuve leurs branches dénudées, ou semblaient glisser de la berge, les uns croissant, les autres dépérissant dans l’eau bourbeuse. En avant donc, par le jour fatigant et la nuit mélancolique ; sous le soleil brûlant et au sein de vapeurs du soir ; en avant, puisque le retour semblait impossible, puisque l’espérance de revoir la patrie n’était plus qu’un misérable rêve !

Il n’y avait plus que peu de monde à bord, et ces quelques passagers étaient aussi hébétés, aussi lourds, aussi inertes que la végétation qui offusquait leurs yeux. Pas une parole de gaieté ou d’espérance ; pas un mot d’agréable causerie pour tromper la lenteur du temps ; pas un seul petit groupe pour faire cause commune contre la triste impression d’un paysage monotone ; et, si ce n’est qu’à certaines heures les passagers prenaient ensemble leur nourriture, on eût pu croire que le steam-boat était la vieille barque à Caron, qui menait des ombres mélancoliques devant les trois juges de l’enfer.

Enfin on arriva près des Nouvelles-Thermopyles, où, ce soir même, mistress Hominy devait descendre. Un éclair de satisfaction brilla dans les yeux de Martin quand la dame lui annonça cette nouvelle. Mark n’avait pas besoin de consolation, mais après tout il n’en fut pas fâché non plus.

Il était nuit noire lorsqu’ils vinrent se ranger contre le débarcadère, une espèce de côte à pic au haut de laquelle étaient un hôtel semblable à une grange, un ou deux magasins construits en bois, et quelques hangars épars.

« Vous passerez la nuit ici, madame, et partirez demain, je suppose ? dit Martin.

— Partir ? Pour quel endroit ? s’écria la mère des Gracques modernes.

— Pour les Nouvelles-Thermopyles.

— Bon Dieu ! est-ce que nous n’y sommes pas ? » dit mistress Hominy.

Martin promena son regard tout autour sur le sombre panorama ; mais il ne distinguait rien, et il dut l’avouer.

« Tenez, c’est là !… s’écria mistress Hominy en lui indiquant les huttes susdites.

— Comment ! ça !

— Oui, ça ; et vous aurez beau faire, votre Éden n’est que de la camelote en comparaison, » dit mistress Hominy hochant la tête avec une grande expression.

La fille de mistress Hominy, qui était venue à bord avec son mari, appuya ces paroles de toute son autorité ; ce que fit aussi le gentleman. Martin refusa poliment l’offre qu’ils lui firent de le régaler chez eux durant la demi-heure de repos que devait prendre le bâtiment ; et ayant accompagné jusqu’au bas de l’échelle mistress Hominy et son mouchoir de poche rouge (toujours en service actif), il revint tout pensif regarder les émigrants qui débarquaient leur bagage.

Mark, debout auprès de lui, consultait de temps en temps son visage, cherchant à découvrir l’effet que les dernières paroles échangées avait produit sur lui, et souhaitant volontiers que les espérances de Martin fussent abattues avant de débarquer à Éden, afin que le coup qu’il redoutait fût amorti d’avance. Mais, comme il remarquait que son associé jetait parfois un coup d’œil rapide sur les chétives constructions qui garnissaient la hauteur, il ne lui communiqua rien de ce qui se passait dans son esprit, jusqu’au moment où ils furent de nouveau en route.

« Mark, dit Martin, n’y a-t-il réellement que nous à bord qui nous rendions à Éden ?

— Nul autre, monsieur. La plupart des passagers, vous le savez bien, se sont arrêtés plus tôt ; et le peu qui restent vont plus loin. Eh bien, qu’est-ce que ça fait ? Nous n’en aurons que plus de place, monsieur.

— Oh ! certainement, dit Martin. Mais je pensais… »

Il s’arrêta.

« Vous pensiez, monsieur ?…

— Combien il est étrange que ces Hominy se soient déterminés à chercher fortune dans un misérable trou comme celui-ci par exemple, quand ils avaient là, à deux pas, un endroit si préférable et si différent. »

Martin parlait d’un ton si éloigné de son assurance ordinaire et semblait même si évidemment craindre la réponse de Mark, que ce brave garçon se sentit le cœur plein de compassion.

« Vous comprenez, monsieur, dit Mark en lui insinuant son observation le plus doucement possible, nous devons nous mettre en garde contre une trop grande confiance. D’ailleurs, nous n’avons pas sujet d’espérer trop vite : nous étions bien résolus d’avance à tirer le meilleur parti possible des plus mauvaises circonstances. N’est-il pas vrai, monsieur ? »

Martin le regarda, mais sans articuler un mot.

« Quand bien même Éden ne serait pas du tout bâti…

— Au nom du ciel, s’écria Martin avec colère, ne parlez pas d’Éden pour le comparer à cet endroit. Êtes-vous fou ?… Tenez, Dieu me pardonne, ne me poussez pas à bout ! »

Après ces paroles, il tourna les talons et se promena en long et en large sur le pont durant deux heures. Jusqu’au lendemain il ne prononça pas un mot de plus, sauf : « Bonsoir, » pas plus sur ce sujet que sur tout autre.

Comme ils avançaient de plus en plus et touchaient presque au terme de leur voyage, l’aspect de désolation du pays augmenta à tel point, qu’avec un peu de bonne volonté les voyageurs auraient pu se croire au cœur même des sombres domaines du géant Désespoir. Un plat marécage, jonché d’arbres abattus ; un terrain fangeux sur lequel l’humus semblait avoir fait naufrage et disparu pour faire place à une végétation sale et misérable, née de ses éléments décomposés ; où les arbres eux-mêmes avaient l’air d’une forêt de mauvaises herbes sorties du limon et brûlées par un soleil ardent ; où des maladies funestes, cherchant quelque victime à infecter de leur venin, se répandaient, la nuit, sous forme de brouillards, et, rampant au-dessus de l’eau, faisaient jusqu’au jour leur chasse de fantômes ; où le soleil lui-même, le soleil béni, brillant sur ces éléments putréfiés de corruption et de peste, devenait un objet d’horreur : tel était le royaume de l’Espérance vers lequel s’avançaient les voyageurs.

Enfin ils s’arrêtèrent. Ils étaient à Éden.

Les eaux du Déluge ne devaient l’avoir quitté que depuis une semaine au plus, tant le hideux marécage qui portait ce nom était obstrué de vase et de plantes marécageuses entrelacées.

Comme l’eau manquait de profondeur sur le bord, ils descendirent à terre en portant tout leur bagage. On n’apercevait qu’un petit nombre de huttes en bois parmi les arbres sombres ; la meilleure était une sorte de hangar à vaches ou étable grossière ; mais quant à des quais, au marché, aux monuments publics…

« Voici un habitant d’Éden, dit Mark. Il pourra nous donner un coup de main pour porter notre bagage. Prenez courage, monsieur. Holà ! hé ! »

L’homme s’avança vers eux très-lentement, à travers l’obscurité qui devenait plus compacte ; il s’appuyait sur un bâton. Lorsqu’il fut plus près, les deux voyageurs remarquèrent qu’il était pâle et épuisé, et que ses yeux inquiets étaient profondément enfoncés dans leur orbite. Son vêtement bleu, grossièrement fabriqué, pendait autour de lui en haillons ; ses pieds et sa tête étaient nus. Il s’assit sur un tronc d’arbre à mi-chemin et les invita à venir à lui, ce qu’ils firent. Alors il appuya sa main sur son côté, comme s’il souffrait, et, tout en reprenant haleine, il les considéra d’un air d’étonnement :

« Des étrangers !… s’écria-t-il, dès qu’il put parler.

— Tout juste, dit Mark. Comment allez-vous, monsieur ?

— J’ai eu une très-mauvaise fièvre, répondit-il faiblement. Voilà plusieurs semaines que je ne puis me tenir debout. Ce sont là vos effets, à ce que je vois ? ajouta-t-il en montrant le bagage.

— Oui, monsieur, dit Mark. Ne pourriez-vous pas nous recommander à quelqu’un qui nous donnât un coup de main pour nous aider à les porter à… la ville ?

— Mon fils aîné vous rendrait bien ce service s’il était en état de le faire, répondit l’homme ; mais c’est aujourd’hui son jour de frisson, et il est couché, enveloppé dans les couvertures. Mon plus jeune est mort la semaine dernière.

— J’en suis sincèrement fâché, mon brave homme, dit Mark, lui prenant la main. Ne vous occupez pas de nous. Venez avec moi, je vous donnerai le bras pour vous en retourner. Nos bagages sont là en sûreté, n’est-ce pas ? dit-il à Martin ; car il n’y a pas ici grand monde qui puisse les emporter. C’est toujours ça.

— Non, s’écria l’homme. Si vous voulez du monde, c’est là qu’il faut le chercher… »

Et il frappa de son bâton sur le sol.

« Ou là-bas, dans le bois, au nord. Nous en avons enterré un grand nombre. Le reste s’est sauvé. Ceux que nous avons encore ici ne sortent pas la nuit.

— L’air de la nuit n’est pas tout à fait salubre, je suppose ? dit Mark.

— C’est un poison mortel ! » répondit le colon.

Mark ne témoigna pas plus d’inquiétude que si cette atmosphère lui était présentée comme de l’ambroisie ; mais il offrit son bras à l’homme et, tout en marchant, il lui exposa la nature de leur achat et lui demanda où se trouvait la propriété.

« Tout près de notre hutte, dit l’homme, si près que j’ai employé votre habitation comme lieu de dépôt pour y mettre un peu de blé ; je vous prie de m’excuser pour ce soir ; demain je tâcherai de vous en débarrasser. »

Il lui donna alors à entendre, par manière de causerie locale, qu’il avait enterré de ses propres mains le dernier propriétaire ; confidence que Mark reçut sans que sa tranquillité d’esprit en fût le moins du monde altérée.

Bref, l’homme les mena à une misérable cabane, grossièrement construite de troncs d’arbres, dont la porte était tombée ou avait été enlevée depuis longtemps, et qui, par conséquent, était ouverte aux beautés naturelles de ce pays sauvage et aux influences délétères de la nuit. Sauf la petite quantité de grain dont il a été parlé, cette cabane était parfaitement dégarnie ; mais les voyageurs avaient laissé sur le débarcadère une caisse, et l’Édenien leur fournit une manière de torche en guise de chandelle. Mark la planta en terre, et déclarant alors que la résidence « paraissait très-confortable, » il emmena Martin bien vite pour l’aider à apporter la caisse. Dans les allées et venues du quai à la cabane, Mark parlait sans relâche, comme pour faire pénétrer au cœur de son associé l’idée assez peu vraisemblable qu’ils étaient arrivés sous les auspices les plus favorables qu’il fût possible d’imaginer.

Hélas ! il y a bien des hommes qui resteraient volontiers dans une maison délabrée, soutenus par la colère, et pour satisfaire des projets de vengeance, mais qui n’ont pas la force de voir tomber sous leurs yeux le château de leurs rêves. Lorsqu’ils furent revenus à la hutte de bois, Martin se laissa tomber à terre et sanglota.

« Que Dieu ait pitié de nous, monsieur ! s’écria Tapley avec terreur ; finissez donc ! finissez donc, monsieur ! Tout excepté cela ! ce moyen-là n’est bon à rien. Il n’y a ni homme, ni femme, ni enfant, que le découragement puisse aider à franchir la plus simple barrière. Outre que ça ne peut vous servir à rien, c’est encore bien pis pour moi : car rien que de vous entendre, je sens bien que je n’ai plus qu’à me coucher par terre. Je ne puis pas supporter cette vue. Tout excepté cela ! »

Sans nul doute il parlait franchement ; on le voyait bien à l’air d’alarme extraordinaire avec lequel il regardait Martin, en se mettant à genoux pour lui dire cela, tout en ouvrant le coffre.

« Je vous demande mille fois pardon, mon cher associé, dit Martin. Je n’aurais pas pu m’en empêcher sous peine de mort.

— Il me demande pardon ! dit Mark avec son enjouement habituel, tandis qu’il procédait à déballer le coffre. L’associé en chef qui demande pardon au Co ! Il faut donc qu’il y ait quelque chose de détraqué dans la raison de commerce. Je demande qu’on fasse examiner les livres et dresser immédiatement l’inventaire. En attendant, nous y voilà. Tout est bien à sa place. Voici le porc salé. Voici le biscuit. Voici le whiskey… et du bon, sentez plutôt. Voici le pot d’étain. Ce pot d’étain est toute une petite fortune ! Voici les couvertures. Voici la hache. Qui oserait dire que nous n’avons pas un assortiment du premier ordre ? Ne semble-t-il pas que je sois un cadet parti pour l’Inde et que mon noble père était président du Conseil des Directeurs ? Maintenant, quand j’aurai été puiser de l’eau à la rivière qui coule devant notre porte et que j’aurai fait le grog, s’écria Mark, joignant aussitôt l’action à la parole, nous allons avoir un souper composé des primeurs de la saison. Nous voici au grand complet, monsieur. Pour ces biens que nous allons recevoir de votre miséricorde, Seigneur, etc. Ma parole d’honneur, monsieur, on dirait un souper de bohémiens devant leur bivouac. »

Il était impossible de ne point reprendre courage en compagnie d’un homme tel que celui-là. Martin s’assit par terre à côté de la caisse, ouvrit son couteau, et se mit à manger et à boire vigoureusement.

« À présent, vous voyez, dit Mark, lorsqu’ils eurent fait un gai repas, avec votre couteau et le mien je cloue cette couverture devant la porte, c’est-à-dire à l’endroit où, dans un état de civilisation avancée, la porte devrait se trouver. Cela a ma foi bon air. Maintenant, je vais fermer ce jour qui vient par en dessous en y mettant la caisse. C’est encore très-bien. Puis voici votre couverture, monsieur, et voilà la mienne. Qu’est-ce qui nous empêcherait de passer une bonne nuit ?… »

Malgré l’apparente gaieté de ses paroles, il fut longtemps lui-même avant de pouvoir s’endormir. Il avait roulé sa couverture autour de lui, placé sa hache à portée de sa main, et s’était couché en travers du seuil de la maison ; son anxiété et sa vigilance dévouée ne lui permettaient pas de fermer les yeux. La nouveauté de leur terrible position, la crainte de voir apparaître quelque animal féroce ou quelque ennemi à visage humain, l’incertitude cruelle où ils étaient sur leurs ressources pour l’avenir, une juste appréhension de la mort, la distance immense où ils étaient de leur pays et les nombreux obstacles qui les séparaient de l’Angleterre, que de causes d’agitation dans le profond silence de la nuit ! Bien que Martin s’efforçât de lui donner le change, Mark s’aperçut qu’il veillait aussi, en proie aux mêmes réflexions.

Il ne pouvait arriver rien de plus fâcheux : car, si Martin commençait à s’appesantir sur leurs misères au lieu d’essayer de leur tenir tête, il n’était guère permis de douter qu’une pareille disposition d’esprit ne secondât puissamment l’influence d’un climat pestilentiel.

Jamais Mark n’avait trouvé la lumière du jour à moitié aussi agréable qu’au moment où, sortant d’un assoupissement laborieux, il la vit briller à travers la couverture, dans l’encadrement de la porte.

Il sortit doucement, laissant son compagnon encore endormi ; et, après s’être rafraîchi en se lavant à la petite rivière qui coulait à quelques pas, il se livra à un rapide examen de l’état des lieux.

Il n’y avait pas en tout dans la colonie plus d’une vingtaine de huttes ; la moitié paraissaient abandonnées ; toutes tombaient en ruines. La plus délabrée, la plus hideuse, la plus misérable, était intitulée avec infiniment de justesse : Banque et bureau du crédit national. On l’avait entourée de quelques chétifs étançons, mais elle était trop profondément enfoncée dans la boue pour qu’il fût possible de la relever.

On avait fait par-ci par-là un effort pour nettoyer le sol, et marqué quelque chose comme un champ, où, parmi les troncs et les cendres des arbres brûlés, poussait une maigre récolte de maïs. Dans plusieurs endroits, une palissade tortueuse ou une haie en zigzag avait été commencée ; mais nulle part on n’était allé jusqu’au bout, et les piquets tombés et cachés à demi par la fange gisaient à moitié pourris. Trois ou quatre chiens efflanqués, et auxquels la faim n’avait laissé que la peau sur les os ; quelques porcs à longues pattes errant dans les bois à la recherche de leur nourriture ; quelques enfants à peu près nus et regardant Mark du seuil de leurs huttes, tels furent les seuls êtres vivants qu’il aperçut. Une vapeur fétide, chaude et desséchante comme le souffle d’un four, s’élevait de la terre et restait suspendue sur tous les objets alentour. À peine Mark avait-il laissé sur le terrain marécageux l’empreinte de ses pas, qu’une vase noire et puante venait en effacer la trace.

La propriété des deux associés n’était encore qu’à l’état de forêt. Les arbres avaient poussé si serrés, si rapprochés, qu’ils se coudoyaient mutuellement, et que les plus faibles, contraints de prendre des formes étranges et contournées, languissaient tout atrophiés. Les mieux venus étaient rabougris, par suite de la pression qu’ils éprouvaient et du manque d’espace nécessaire ; au bas de leur tige croissaient abondamment de longues herbes, et cette végétation humide et malsaine de mousses et de lichens qui tapissent le dessous des bois ; bien habile celui qui eût pu distinguer par leurs espèces ces plantes entremêlées en un inextricable monceau : c’était un fourré profond et ténébreux, qui ne reposait pas plus sur la terre que sur l’eau, mais bien sur une matière putréfiée, une pulpe de rebut formée de l’eau et de la terre décomposées.

Mark se rendit au lieu du rivage où la veille au soir ils avaient laissé leur bagage ; là, il trouva une demi-douzaine d’hommes, dont l’extérieur annonçait l’épuisement et la consomption, mais qui se montrèrent disposés à leur rendre service : ils l’aidèrent en effet à transporter ses effets jusqu’à sa hutte. En parlant de la colonie ils hochaient la tête, et ne donnèrent guère de consolation au nouveau venu. Il ressortit de leurs confidences que ceux qui avaient eu le moyen de partir avaient quitté Éden. Ceux qui y étaient restés avaient perdu successivement leurs femmes, leurs enfants, leurs amis ou leurs frères, et avaient eux-mêmes énormément souffert. La plupart étaient malades en ce moment : aucun d’eux n’était ce qu’il avait été autrefois. Ils offrirent cordialement à Mark leur assistance et leurs conseils, et le laissant seul, ils retournèrent tristement à leurs occupations diverses.

Cependant Martin s’était levé. Mais quel changement dans le cours d’une seule nuit ! Il était extrêmement pâle et languissant ; il se plaignait de douleurs et de courbature dans tous les membres, d’un affaiblissement de la vue et d’une extinction de voix. De son côté, Mark, dont l’ardeur augmentait à mesure que l’horizon devenait plus sombre, alla détacher une porte d’une des maisons abandonnées et la fixa à leur propre habitation ; ensuite il courut chercher un banc grossier qu’il avait remarqué et s’en revint triomphalement avec ce meuble ; l’ayant posé en dehors de la cabane, il plaça dessus le fameux plat d’étain et autres ustensiles du même genre, pour lui donner une tournure de table de cuisine ou de buffet. Enchanté de cet arrangement, il roula leur baril de farine jusque dans la cabane et le posa debout dans un coin, en guise de table de décharge. Il n’y en avait pas de meilleure pour le dîner que le coffre : il le consacra solennellement pour l’avenir à cet utile service. Il pendit à des chevilles et à des clous leurs couvertures, leur linge et tout le reste. Enfin il sortit un grand écriteau que Martin, dans son enthousiasme, avait apprêté de ses propres mains, à l’Hôtel National, et qui portait cette inscription :

CHUZZLEWIT ET CO. ARCHITECTES ET ARPENTEURS.

Il le plaça le plus en évidence possible, avec autant de gravité que si la florissante cité d’Éden eût existé réellement et qu’ils s’attendissent à se voir écrasés de besogne.

« Voici les outils, dit Mark, tirant sa boîte d’instruments de son associé et plantant le compas dans une souche d’arbre devant la porte : nous les laisserons ainsi en plein air, pour montrer que nous sommes arrivés bien approvisionnés. Et maintenant, si quelque gentleman désire se faire bâtir une maison, il fera bien de donner ses ordres avant que nous ayons d’autres commandes. »

Vu l’intensité de la chaleur, Mark n’avait déjà pas trop mal employé sa matinée ; mais sans se reposer un moment, quoiqu’il fût en nage, il rentra dans la maison, d’où il ressortit presque aussitôt en tenant une hache avec laquelle il était tout prêt à accomplir les choses les plus impossibles.

« Voilà, monsieur, dit-il, par là-bas un vieux vilain arbre ; il n’y a rien de mieux que de l’abattre. Nous pourrons construire notre four cette après-midi. Je ne crois pas qu’il y ait au monde un pays plus favorisé de terre glaise qu’Éden. C’est toujours ça. »

Mais Martin ne répondait pas. Durant tout le temps, il était resté assis, la tête entre ses mains, contemplant le courant qui passait avec impétuosité, et songeant peut-être à la rapidité avec laquelle il se dirigeait vers l’Océan, ce grand chemin de la patrie, de la patrie qu’il ne reverrait plus !

Rien, pas même les coups vigoureux que Mark appliquait à l’arbre, ne pouvait le tirer de sa triste méditation. Jugeant que tous ses efforts pour le distraire restaient superflus, Mark suspendit sa besogne et s’approcha de lui.

« Ne vous laissez pas aller, monsieur.

— Oh ! Mark, répondit son ami, qu’ai-je donc fait dans toute ma vie pour avoir mérité un sort si cruel ?

— Quant à ça, monsieur, répliqua Mark, chacun de ceux qui sont ici peut tenir le même langage ; et plusieurs peut-être avec plus de raison que vous et moi. Courage, monsieur ! faites quelque chose. Ne pourriez-vous pas vous soulager un peu l’esprit, en écrivant vos observations particulières dans une lettre à Scadder ?

— Non, dit Martin, hochant tristement la tête, je n’en suis plus là.

— Mais si vous n’en êtes déjà plus là, il faut donc que vous soyez malade et alors vous avez besoin de soins ?

— Ne vous inquiétez pas de moi, dit Martin. Arrangez-vous du mieux que vous pourrez. Bientôt vous n’aurez à vous occuper que de vous seul. Et alors puisse Dieu vous ramener dans votre patrie, et pardonnez-moi de vous avoir conduit ici ! Ici où je suis destiné à mourir. Je l’ai senti, à l’instant même où j’ai mis le pied sur ce rivage. Soit éveillé soit endormi, Mark, ce rêve m’a poursuivi toute la nuit dernière.

— Je disais bien que vous deviez être malade, répliqua Mark avec tendresse, et à présent j’en suis certain. Vous aurez attrapé au bord de l’eau un accès de fièvre et le frisson ; mais, Dieu merci, ça ne sera rien. Une simple affaire d’acclimatation ; de manière ou d’autre, il faut payer son tribut au climat. C’est la règle, vous savez. »

Martin se borna à soupirer et à secouer la tête.

« Attendez-moi une demi-minute, dit Mark avec feu ; le temps de courir chez un de nos voisins et de lui demander ce qu’il y a de mieux à prendre, et même de lui en emprunter un peu pour vous l’administrer ; et demain, vous vous retrouverez aussi solide que jamais. Je ne serai pas absent plus d’une minute. Ne vous laissez pas aller à la tristesse, le temps que je vais vous quitter. »

Jetant de côté sa hache, il prit aussitôt son élan ; mais il s’arrêta à une courte distance, se retourna, puis repartit aussitôt en toute hâte.

« Maintenant, monsieur Tapley, dit Mark, se donnant un effroyable coup dans la poitrine comme pour se ranimer, prenez garde à ce que je vous ai dit. Les choses paraissent aussi fâcheuses qu’elles peuvent l’être, mon garçon. Jamais vous n’aurez une meilleure occasion pour montrer vos dispositions joviales, mon cher ami, non jamais, aussi longtemps que vous vivrez. En conséquence, Tapley, c’est à présent ou jamais qu’il faut se montrer ferme ! »