Vie de la vénérable mère d’Youville/01/07

CHAPITRE VII


Mme  D’YOUVILLE REMPLACE LES FRÈRES HOSPITALIERS. — ELLE RELÈVE L’HÔPITAL GÉNÉRAL PRÊT À DISPARAÎTRE. — DES LETTRES-PATENTES DU ROI LA CONFIRMENT DANS LA DIRECTION DE CETTE MAISON. — ELLE LA RÉORGANISE. — ELLE Y ABRITE TOUTES LES MISÈRES.


Lorsqu’elle était encore sous la direction de M. de Lescoat, Mme d’Youville avait entendu ce vénérable prêtre lui adresser un jour ces paroles prophétiques : « Consolez-vous, ma fille, Dieu vous réserve à relever une maison sur son déclin. » Cette maison n’était autre que l’Hôpital Général, fondé par des laïques charitables qui s’étaient formés en communauté sous le nom de Frères Hospitaliers de Ville-Marie, mais que le public appelait plus volontiers, du nom de l’un d’eux, les « Frères Charon ». Ces religieux avaient été approuvés par l’autorité ecclésiastique et confirmés par lettres-patentes du roi. Le but de leur œuvre était de recueillir des hommes âgés ou infirmes, et ils eurent au début un grand succès ; leur nombre et celui de leurs pauvres s’accrurent rapidement. Malheureusement ces pieux laïques n’avaient pas la préparation voulue pour la conduite d’une œuvre semblable ; sous prétexte d’augmenter leurs revenus en faveur de leurs vieillards, ils entreprirent différents genres de commerce et d’industrie qui affaiblirent leur esprit religieux et en même temps les entraînèrent dans toutes sortes d’embarras financiers. Bientôt il leur fallut réduire le nombre de leurs pauvres ; il n’y eut plus dans la maison ni règle ni discipline, et cette belle œuvre menaçait d’être anéantie par l’ambition des uns et l’incapacité des autres. Ils en étaient rendus à ne garder que cinq ou six pauvres, et ce petit nombre n’avait pas toujours le nécessaire. Ils avaient recours à la charité de pieuses personnes du dehors pour entretenir le linge de la maison, et nous avons dit plus haut que Mme d’Youville avait été une des premières à venir raccommoder les vêtements de ces pauvres vieillards et les haillons qui servaient de couvertures à leurs lits.

La conduite scandaleuse d’un des membres de la communauté avait, dans une circonstance particulière, attiré aux Frères Charon une sévère réprimande de la part de Mgr Dosquet, évêque de Québec. Le supérieur ayant pris la part de ce frère contre l’évêque, celui-ci leur défendit de recevoir de nouveaux sujets. Cette défense fut maintenue par Mgr de l’Auberivière, successeur de Mgr Dosquet, et, à son tour, Mgr de Pontbriant, ayant vu par lui-même l’état dans lequel se trouvait la communauté des Hospitaliers, non seulement confirma cette défense, mais leur annonça même son intention de les remplacer par les Sœurs Grises. Réduits bientôt à cinq membres, dont trois fort âgés, ils avaient fait, afin d’éviter l’extinction dont ils étaient menacés, plusieurs tentatives, toutes inutiles, pour s’associer à divers instituts de France. Ces insuccès et l’état précaire dans lequel ils se trouvaient les firent songer sérieusement à abandonner l’Hôpital Général.

M. Normant n’ignorait pas la ruine qui menaçait l’œuvre des Frères Hospitaliers ; il en souffrait et, dans sa sollicitude de pasteur, il cherchait un remède à ce triste état de choses. Sans laisser entrevoir la solution qu’il désirait amener, il préparait Mme d’Youville et ses compagnes à se charger de cette œuvre. Depuis neuf ans, elles s’exerçaient au soin des pauvres et des infirmes ; il les formait à toutes les pratiques de la vie religieuse.

Mais il lui fallait faire accepter son projet par les chefs de l’Hôpital, qui étaient l’évêque, le gouverneur et l’intendant. Malheureusement, M. Normant rencontra chez eux une forte opposition. Ces messieurs, prévenus par les rapports défavorables que les amis des frères faisaient circuler dans le public contre la fondation de Mme d’Youville, avaient même déjà écrit en France à ce propos, et, dans sa lettre, Mgr de Pontbriant exprimait à la cour son désir de remplacer les frères par les Sœurs de la Congrégation ou par les religieuses de l’Hôtel-Dieu. En réponse, le ministre écrivait, en 1743, au gouverneur et à l’intendant d’examiner ce projet avec l’évêque. Il semblait donc que M. Normant allait échouer dans sa tentative de placer Mme d’Youville à l’Hôpital Général, quand les frères eux-mêmes vinrent au-devant de ses désirs, en offrant leur démission, le 19 octobre 1745.

Les chefs de l’Hôpital ne s’étant pas encore entendus au sujet de l’arrangement proposé par l’évêque, la démission des frères ne fut pas acceptée immédiatement et le ministre écrivit à Mgr de Pontbriant, le 31 mars 1747 : « Dans la situation où se trouvent les affaires de l’Hôpital, il devient tous les jours plus pressant de prendre un arrangement capable d’en empêcher le dépérissement entier. Lorsque M. de la Jonquière arrivera dans la colonie, il faudra travailler avec lui et avec M. Hocquart, afin que, sur le compte que vous et ces messieurs rendrez de vos vues, je puisse faire donner l’approbation du roi. »[1]

Mais M. de la Jonquière ayant été fait prisonnier sur mer par les Anglais, M. de Beauharnois, l’évêque et l’intendant se virent obligés d’agir avant son arrivée dans la colonie. Les Frères Hospitaliers étaient réduits à deux, que leur grand âge rendait incapables de servir les quatre pauvres qui restaient dans l’Hôpital. Il était évident que leur démission devait être acceptée et les chefs de l’Hôpital, entrant dans les vues de M. Normant, offrirent à Mme d’Youville la direction provisoire de cette maison en décadence, avec promesse de la faire nommer d’une manière définitive par le roi, et ils informèrent le ministre de leur démarche.

La maison avait été singulièrement négligée. Depuis plus de dix ans les Hospitaliers n’avaient fait aucune réparation, et certaines parties des murs menaçaient ruine. Pour donner une idée, disent les archives de l’Hôpital, de l’état d’abandon où cette maison était tombée, il suffira de dire qu’il fallut remettre aux croisées douze cent vingt-six carreaux de vitre.

À l’occasion de cet état de délabrement, les chefs de l’Hôpital avaient autorisé la nouvelle directrice à faire toutes les réparations qui seraient jugées nécessaires par des experts ; elle se hâta donc de faire faire les principales, afin d’y entrer le plus tôt possible.

Mme d’Youville se remettait alors à peine de la cruelle maladie qui l’avait menée aux portes du tombeau. Ce fut donc sur son matelas et dans une simple charrette, pour honorer la pauvreté du Sauveur dans ses membres souffrants, dont elle venait se faire la servante, que la fondatrice des Sœurs Grises de Montréal voulut se faire conduire à son Hôpital.

On était en 1747 : elle commença son œuvre avec neuf pauvres, aidée par cinq compagnes, dont les noms ont été conservés. Ce sont Mlles  Thaumur, Demers, Rainville, Laforme, Véronneau, et Mlle Despins, qui demeurait avec Mme d’Youville comme pensionnaire depuis neuf ans.

Sous sa direction intelligente et énergique, tout changea bientôt d’aspect dans la maison : elle fit nettoyer et blanchir de la cave au grenier ; les pauvres, qui avaient manqué des soins les plus élémentaires de propreté, furent lavés, peignés et habillés convenablement. Les modestes revenus que Mme d’Youville avait réussi à conserver et à accroître par son travail et son économie, furent employés à la restauration de la maison, mais ils ne suffirent pas et elle fut obligée d’emprunter pour faire exécuter certains ouvrages indispensables.

Le public commençait à se rendre compte du changement que la présence de la nouvelle directrice avait apporté dans l’Hôpital. Le gouverneur, l’évêque et l’intendant se félicitaient de l’y avoir appelée ; malheureusement, le départ de M. Hocquart vint changer cet état de choses, qui semblait rencontrer l’approbation générale.

L’arrangement provisoire conclu avec Mme d’Youville, avec la promesse de lui laisser la direction permanente de l’Hôpital, n’avait pas encore été sanctionné par la cour. Le ministre avait écrit, le 12 février 1748, au gouverneur et à l’intendant : « Dans la situation où se trouvaient les affaires de l’Hôpital, il convenait sans doute de prendre des mesures pour en prévenir l’entier dépérissement ; mais, quel que puisse être le succès de cet arrangement avec Mme d’Youville, je dois vous prévenir que Sa Majesté n’est nullement disposée à consentir à ce qu’il puisse se former une nouvelle communauté de filles dans la colonie ; elles n’y ont été que trop multipliées. »[2]

Pour entrer dans les vues du roi, le ministre proposait donc de réunir l’Hôpital Général et l’Hôtel-Dieu de Québec. Il ajoutait que l’on pourrait en faire autant à Ville-Marie, en confiant à l’Hôtel-Dieu la maison dont Mme d’Youville venait d’être chargée. Toutefois il laissait le gouverneur, l’évêque et l’intendant juges de la situation.

Mgr de Pontbriant, après la lettre du ministre, avait peu d’espoir que le projet de M. Normant et de Mme d’Youville pût réussir, et M. Bigot, qui venait de remplacer M. Hocquart, était complètement opposé à la fondation d’une nouvelle communauté dans la colonie. Ce dernier réussit à faire partager son idée par M. de Beauharnois et par Mgr de Pontbriant, et tous trois décidèrent de confier la direction de l’Hôpital Général de Ville-Marie aux religieuses de l’Hôpital Général de Québec. Ils exposèrent ce nouveau plan à la cour et le gouverneur et l’intendant écrivirent, le 17 octobre 1749 : « Nous pensions qu’il n’y avait point d’autre parti à prendre pour ce qui regarde l’Hôpital Général de Montréal que de le réunir à l’Hôtel-Dieu de cette ville. Mais, sur les objections que nous a faites Mgr  l’évêque, qu’il convenait mieux de le réunir à l’Hôpital Général de Québec, nous sommes convenus avec lui que cette dernière réunion serait plus convenable. L’Hôpital Général de Québec étant pauvre, les fonds qui lui proviendront de celui de Montréal le soulageront. Nous vous prions de vouloir approuver cette réunion qui est, selon nous, la plus convenable. »[3]

Pendant que les chefs de l’Hôpital Général de Ville-Marie consentaient à cette suggestion de M. Bigot malgré son injustice et qu’ils s’agitaient pour obtenir l’approbation royale, Dieu veillait sur Mme d’Youville, et les luttes qu’elle devait encore soutenir, les contradictions qu’elle devait supporter étaient les signes certains de l’excellence de son œuvre et de sa future fécondité.

La démarche des chefs de l’Hôpital ne pouvait rester longtemps ignorée de M. Normant. Aussi, dès qu’il en fut informé, jugea-t-il à propos de faire signer par Mme d’Youville et ses compagnes une requête adressée au gouverneur, à l’évêque et à l’intendant : Rappelant, dit M. Faillon[4], la promesse expresse qui leur avait été faite de demander pour elles à la cour la ratification de l’arrangement provisoire qui les avait déterminées à se dévouer au rétablissement de l’hôpital presque abandonné et entièrement délabré, elles ajoutaient : « Le Seigneur semble avoir agréé les services de Mme d’Youville et ceux de ses compagnes et s’être déclaré en leur faveur par la bénédiction que sa pure miséricorde a bien voulu verser sur leurs fatigues et sur leurs soins, en leur procurant des secours imprévus, qui les ont mises en état de commencer le rétablissement et même l’augmentation de cet Hôpital, si nécessaire à la colonie. Leur zèle, Nosseigneurs, n’est diminué en rien pour le service des pauvres, dont elles se font gloire d’être les servantes, et elles sont actuellement dans des dispositions encore plus ardentes de consacrer leur temps, leurs travaux et leur vie pour le soutien de cette maison. Cependant, par un revers imprévu, après de si heureux commencements et sans avoir, à ce qu’elles croient, donné aucun sujet de mécontentement, elles apprennent, d’une manière à n’en pouvoir douter, que vous pensez, Nosseigneurs, à leur ôter l’administration de l’Hôpital et que vous travaillez efficacement pour en transporter les biens et les revenus à celui de Québec ou à quelque autre communauté. Quelque bonne opinion qu’elles aient du mérite de celles-ci et de leurs talents, elles prennent néanmoins la liberté de vous représenter, avec respect, les suites fâcheuses que produira nécessairement un tel changement.

« C’est faire un tort presque irréparable aux pauvres du gouvernement de Montréal, qui ont un droit acquis sur cette maison comme ayant été bâtie exprès pour eux et où ils sont assurés de trouver dans leur vieillesse un secours certain, dont néanmoins ils se voient frustrés sans ressource et exposés à mourir de misère, n’y ayant aucune apparence d’être reçus à Québec, dont ils sont éloignés de soixante lieues, hors d’état par conséquent d’en solliciter l’entrée et d’en entreprendre le voyage. D’ailleurs, c’est aller directement contre l’intention des fondateurs et anéantir un établissement si saint, si nécessaire, que la pieuse libéralité des seigneurs a fondé, que la charité des fidèles a contribué à former et que les aumônes des peuples du gouvernement de Montréal ont soutenu jusqu’ici. »

Et enfin, pour mieux appuyer leur demande, Mme d’Youville et ses compagnes terminaient leur requête en promettant d’acquitter toutes les dettes contractées par les Frères Hospitaliers.

La requête n’eut aucun résultat et fit si peu d’impression sur ces messieurs que Mgr de Pontbriant écrivit quelque temps après à Mme d’Youville : « Si Dieu vous appelle au gouvernement de cette maison, je suis persuadé qu’il fera réussir vos projets. »

M. Bigot, qui voulait à tout prix donner les biens et les revenus de l’Hôpital Général de Ville-Marie aux Religieuses Hospitalières de Québec, ne cessait pas ses instances auprès de la cour de France. Les offres de Mme d’Youville furent donc refusées.

Le 15 octobre 1750, Mgr de Pontbriant, M. de la Jonquière et M. Bigot déclaraient par une ordonnance solennelle, dit M. Faillon, « que le traité provisoire fait avec Mme d’Youville en 1747 cessait d’avoir lieu ; que tous les biens de l’Hôpital Général de Ville-Marie étaient unis à celui de Québec, et que les religieuses de cette dernière maison pouvaient vendre les bâtiments de l’Hôpital avec toutes leurs dépendances, et même les meubles, qui seraient de trop peu de valeur pour être transportés à Québec, ajoutant que si quelqu’un avait des réclamations à faire contre cette vente, on pouvait se pourvoir devant M. Bigot dans le terme de trois mois. » M. l’abbé de l’Isle-Dieu, vicaire général des colonies à Paris, en apprenant cette singulière manière de procéder, ne put s’empêcher de dire : « On va vite au Canada : c’est pendre un homme par provision, et instruire ensuite son procès. »[5]

Cette ordonnance, qui permettait cependant à Mme d’Youville de rester à l’Hôpital jusqu’au mois de juillet suivant, afin de lui donner le temps de se loger ailleurs et de faciliter le transport des infirmes à Québec, ne fut publiée qu’après le départ des vaisseaux pour la France, afin d’empêcher que Mme d’Youville pût correspondre avec le ministre une fois que la publication aurait été faite. Ainsi, sans lui donner l’occasion de se défendre, Mme d’Youville était privée de ses droits, et quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’un jour, revenant du marché acheter des provisions, elle entendit crier sur la place publique, au son du tambour, le décret royal qui l’expulsait de l’Hôpital ! Elle écouta avec le plus grand calme l’ordre injuste qui lui enjoignait de remettre sa maison aux religieuses de Québec. « Elle reçut cet ordre, » dit M. Faillon, « avec le même esprit de résignation qu’elle avait fait paraître dans les différentes épreuves par lesquelles Dieu l’avait fait passer. »

En dépit de l’ordonnance, Mme d’Youville ne perdit pas l’espoir de rester à l’Hôpital Général. Confiante dans la promesse que les chefs de la maison lui avaient précédemment faite de lui en assurer la direction perpétuelle et se rappelant leurs conditions, elle écrivit à l’évêque, lui renouvelant l’offre de payer toutes les dettes contractées par les Hospitaliers ; elle n’obtint aucune réponse.

Cependant les citoyens de Ville-Marie étaient complètement revenus de leurs préventions contre la sainte femme qu’ils avaient maintenant appris à connaître ; ils avaient vu le fruit de son travail et de son dévouement et les merveilles accomplies par sa charité et son abnégation ; ils s’émurent plus qu’elle à la nouvelle que leur hôpital allait passer en des mains étrangères et décidèrent d’employer tous les moyens possibles pour la maintenir dans ses droits. À cette fin, ils signèrent en grand nombre une nouvelle requête, rédigée encore par M. Normant et que Mme d’Youville voulut aller présenter elle-même à l’évêque, au gouverneur et à l’intendant. L’accueil de l’évêque et de l’intendant fut froid, même glacial ; le gouverneur seul, M. de la Jonquière, lui promit son appui secret.

Pourtant, comme nous l’avons vu, Mgr de Pontbriant avait approuvé l’entrée de Mme d’Youville à l’Hôpital Général ; il avait consenti à la suppression des Hospitaliers ; il avait même promis, avec le gouverneur et l’intendant, de faire donner à Mme d’Youville la direction perpétuelle de l’établissement. Forte de ces approbations et de ces promesses, celle-ci ne pouvait renoncer à son entreprise sans tenter de se faire rembourser l’argent qu’elle avait emprunté pour réparer l’hôpital. Elle comptait que l’évêque au moins l’aiderait dans une demande aussi juste. Quels ne furent pas son chagrin, sa douleur même, lorsqu’elle reçut de Mgr de Pontbriant cette réponse qui l’atteignit au cœur : « Je pense qu’on se persuade, » lui écrivait-il, « que vous n’avez pas véritablement emprunté et que ces dépenses ont été faites sur des aumônes. » Quel soupçon pour une âme droite et sensible comme la sienne ! Cependant elle ne laissa pas échapper une plainte. Elle se contenta, dans une lettre respectueuse mais digne, d’exposer la droiture de ses intentions et la sincérité de sa demande.

Nous citerons en entier cette lettre, qui est un modèle de simplicité et de noble franchise :

« Monseigneur,

« Je suis sincère, droite et incapable d’aucun détour qui puisse déguiser la vérité ou lui donner un double sens. J’ai réellement emprunté cette somme pour le bien et le rétablissement des terres de l’hôpital. Je la dois, il ne me reste aucune ressource pour la payer que le remboursement que j’en attends de Votre Grandeur et de ces messieurs. Ce que j’ai l’honneur de vous dire, Monseigneur, est la pure vérité, et je ne voudrais pas faire le moindre mensonge pour tous les biens du monde. Je n’ai cherché en cela que le rétablissement de l’hôpital et de ses biens, et je n’ai jamais eu en vue, en faisant ces dépenses, de former une espèce de nécessité, comme quelques-uns le pensent et le disent, de m’y laisser pour en avoir soin par l’impossibilité où on se trouverait de me rembourser. Ce n’est point là, Monseigneur, mon caractère. Je puis assurer Votre Grandeur que je n’y ai jamais pensé ; mais ce qui m’y a engagée, comme malgré moi et contre mon intention, c’est la multitude des réparations nécessaires qui, succédant les unes aux autres et demandant un prompt secours, m’ont forcée, par principe même de conscience, à les faire faire, craignant qu’étant chargée de cette œuvre, je n’en répondisse devant Dieu, si je laissais périr les choses. C’est là la seule cause de toutes ces dépenses, que j’ai crues nécessaires et qui l’étaient en effet.

« Ce ne sont ni mes compagnes ni le nombre des pauvres qui ont occasionné ces dettes ; M. Bigot en convient, les aumônes et notre travail ont fourni à la nourriture. Je vous supplie, Monseigneur, de vouloir bien me faire rembourser ces avances. »

Après s’être adressée à l’évêque, Mme d’Youville avait compté que M. Bigot lui confirmerait la promesse de M. Hocquart, son prédécesseur ; on a vu que, dans son entrevue avec lui, l’intendant l’avait reçue avec la plus grande froideur. Sa conduite fut même odieuse vis-à-vis d’une personne aussi distinguée et aussi estimée que la fondatrice. Le 10 janvier 1751, Mme d’Youville lui avait rendu ses comptes et lui demandait le remboursement, des dix mille livres qu’elle avait empruntées pour l’hôpital. Pour toute réponse, M. Bigot la blâma d’avoir reçu une quinzaine d’infirmes dans sa maison et lui ordonna en même temps de faire labourer et ensemencer les terres de l’hôpital, avant de les céder aux religieuses de Québec.

Malgré ce manque d’égards et ce déni de justice, Mme d’Youville répondit à l’intendant, avec la plus exquise politesse et la plus grande douceur : « La lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire m’a d’autant plus surprise qu’elle me paraît entièrement contraire à l’ordonnance qui m’avait établie provisoirement directrice de cet hôpital et à ce que vous m’avez fait l’honneur de me dire vous-même quand je vous ai représenté le triste état de cette pauvre maison, dont tous les biens-fonds, étant en ruines, exigeaient de promptes et de grandes réparations. Rappelez, je vous prie, Monsieur, à votre mémoire que vous m’avez toujours engagée à tenir le tout en bon état et à réparer ce qui en avait besoin. Mgr l’évêque et M.  le général m’ont donné le même ordre. C’est donc, Monsieur, de votre consentement et de celui de ces messieurs que j’ai travaillé au bien des pauvres. Il est vrai que je n’ai pas pris vos ordres par écrit, mais votre parole est aussi bonne ; je m’y suis fiée, Monsieur, comme j’y étais obligée par le respect que je vous dois et la connaissance que j’avais de votre probité. J’ai agi en conséquence. Il me semble que je suis en règle et que vous ne pouvez, selon Dieu ni selon les hommes, me refuser d’allouer les dépenses et de me faire rembourser les sommes que j’y ai employées ; je les ai empruntées, et je les dois. D’ailleurs, Monsieur, j’ai eu l’honneur de rendre mes comptes à la fin de la première année de ma gestion. La dépense excédait dans ce temps-là la recette de plus de trois mille livres ; vous n’avez point paru l’improuver ni en être mécontent. Si j’avais excédé mes pouvoirs et agi contre votre volonté et contre le bien des pauvres, il était naturel de me le marquer et de me défendre de continuer à faire ces réparations. Mais, au contraire, vous m’avez exhortée à les continuer, parce qu’en effet vous en connaissiez la nécessité. Ce n’est donc point de moi-même, Monsieur, que j’ai agi, c’est sous vos yeux, à votre connaissance et avec votre approbation. Je dis plus, Monsieur, c’est même par votre ordre, puisque, en m’établissant directrice de l’hôpital, vous m’avez ordonné de tenir un registre de dépenses et de recettes, pour être en état de rendre mes comptes, et par le même acte vous m’avez autorisée à faire les réparations les plus urgentes, suivant l’état qui en serait dressé en présence du procureur du roi, par experts nommés à cette fin. Cela a été exécuté ; les experts ont fait leur procès-verbal des réparations nécessaires et urgentes ; celles que j’ai faites, Monsieur, y sont renfermées et ont été jugées nécessaires par les experts. Je les ai faites avec autorité et en conformité à vos ordres. Vous ne pouvez donc, en conscience, m’en refuser le paiement, n’ayant point excédé mes pouvoirs et n’ayant fait qu’une petite partie des réparations nécessaires et indispensables portées au procès-verbal que vous avez fait faire. Si, faute de faire ces réparations, j’avais laissé tomber les maisons et les granges et abandonné la culture des terres, vous m’auriez blâmée. J’ai fait, Monsieur, pour le mieux, sans vue d’intérêt particulier, mais uniquement pour le bien des pauvres. Si je n’ai pas la consolation de vous avoir contenté, ce n’est point par mauvaise volonté, c’est faute de capacités.

« Vous paraissez, Monsieur, me blâmer d’avoir reçu plus de pauvres qu’il n’y en avait quand je suis entrée à l’hôpital. Il est vrai qu’ils n’étaient qu’au nombre de quatre, dont un seul avait la demi-solde. Ils avaient bien de la peine à y vivre, et, depuis que j’y suis, leur nombre a passé trente, et ils ont eu leur nécessaire, non du produit des terres, mais par les soins de la Providence et notre travail. Je n’ai jamais su que le nombre qu’on devait en recevoir fût déterminé, et je ne crois pas qu’il y ait aucun acte qui le marque. Mais quand cela serait, Monsieur, je n’en serais pas plus répréhensible, parce que d’une part j’ai été autorisée à établir la salle des femmes et à y mener, nourrir et loger celles dont j’avais déjà soin, et que, de l’autre, lorsque vous avez fait aux pauvres l’honneur et la charité de les visiter, vous en avez paru content et approuver cette bonne œuvre. Aussi avez-vous connu vous-même, par le dépouillement que vous avez fait de mes comptes, comme vous me faites l’honneur de me le marquer, que cet excédant de dépense n’a point été fait pour la nourriture et l’entretien des pauvres. Cet excédant a donc été uniquement fait pour les réparations et l’entretien des biens-fonds qui, par ce moyen, en sont devenus meilleurs. Il paraît donc juste, Monsieur, que les biens-fonds répondent de la dépense faite à leur profit et pour leur conservation. Vous êtes trop équitable pour ne pas céder à des raisons si justes.

« Vous me faites l’honneur, Monsieur, de me marquer que j’ai à faire ensemencer les terres avant de les livrer aux religieuses de Québec. Je puis vous assurer qu’en entrant je n’ai point trouvé les terres ensemencées, ni une raie de guéret faite ; c’est moi qui les ai fait faire et semer : ainsi, Monsieur, je ne suis tenue qu’à laisser les choses telles que je les ai trouvées.

« J’attends donc de votre bonté que vous voudrez bien recevoir mes comptes et les signer. Ils sont dans toute l’équité dont je suis capable. »

Ces deux lettres, remarquables de mesure et de raison, étaient un plaidoyer à la fois éloquent et difficile à réfuter. M. Bigot n’essaya pas de lutter avec Mme d’Youville, ses droits s’affirmaient trop haut ; il résolut de la briser.

Seule et ayant contre elle tous les puissants de la colonie, il semblait que Mme d’Youville n’avait plus qu’à se soumettre à l’injustice dont elle était menacée ; mais elle était soutenue par Dieu, qui protégeait en elle la mère des pauvres et des opprimés et qui devait, à l’heure voulue, lui donner des défenseurs et des appuis.

La requête que Mme d’Youville avait portée à Québec avait été envoyée en même temps à Paris, à M. Cousturier, supérieur du Séminaire de Saint-Sulpice, qui se chargea de la présenter au roi. M. Cousturier jouissait d’une grande influence à la cour ; son appui avait beaucoup de valeur et pouvait contrebalancer l’influence de M. Bigot.

Dans un mémoire rédigé par M. de l’Isle-Dieu, chargé, sous la direction de M. Cousturier, comme seigneur de l’île de Montréal, de faire valoir les droits de Mme d’Youville et les offres qu’elle avait faites de payer toutes les dettes des frères, il était clairement établi que le terrain avait été donné par M. Tronson à condition que, si l’hôpital cessait d’exister, il reviendrait de plein droit au Séminaire, à moins que les successeurs de M. Charon offrissent d’en payer la valeur. Les frères ayant donné leur démission en 1747, sans pouvoir payer cette somme, l’hôpital revenait au Séminaire de Saint-Sulpice, et ainsi la vente au profit de l’Hôpital de Québec était nulle. Le ministre se rendit aux raisons invoquées par le mémoire de M. de l’Isle-Dieu et écrivit, le 2 juillet 1751, au gouverneur et à l’intendant : « Lorsque je vous ai indiqué la réunion de l’Hôpital de Montréal à celui de Québec comme un arrangement à prendre dans la situation où se trouvent les affaires de ce premier Hôpital, j’ai entendu qu’il resterait toujours à Montréal une espèce d’hospice qui serait desservi par des religieuses détachées de l’Hôpital Général de Québec. Ce n’est, en effet, que sur ce pied-là que la réunion paraît pouvoir avoir lieu. Je n’ai donc pas jugé devoir, pour le présent, faire approuver au roi l’ordonnance que vous avez rendue conjointement avec M.  l’évêque. Avant d’en venir à cette destruction totale, il faut examiner si l’établissement ne peut pas se soutenir pour l’avantage du public. Il m’a été représenté à ce sujet que la dame d’Youville et ses compagnes ont offert d’en acquitter les dettes, et l’on m’a assuré en même temps qu’elles seraient en état de le faire, au moyen de quelques secours qu’on doit leur procurer et sur lesquels on peut compter. Je vous prie de conférer de tout cela avec M.  l’évêque. Mais, quel que soit le résultat de votre examen avec lui, vous diffèrerez, s’il vous plaît, l’exécution de votre ordonnance pour la vente de l’établissement jusqu’à nouvel ordre de Sa Majesté. Je dois même vous faire observer que votre ordonnance ne serait pas suffisante pour une aliénation de cette espèce, qui ne peut se faire que par autorité expresse du roi. »

Cette lettre du ministre, qui détruisait tous les plans de M. Bigot, l’obligea à remettre les choses comme il les avait trouvées à son arrivée dans la colonie : Mme d’Youville prit de nouveau possession des biens de l’Hôpital Général ; les religieuses de Québec durent y renoncer et renvoyer les meubles déjà transportés chez elles ; en un mot, le règlement provisoire de 1747 redevenait en pleine vigueur. Le ministre écrivit alors à M. Bigot et à M. Duquesne, successeur de M. de la Jonquière, exprimant le désir de confirmer Mme d’Youville dans sa direction de l’Hôpital Général et, par un arrêt en conseil du 12 mai 1752, le roi révoqua et annula l’ordonnance du 15 octobre 1750, et ordonna à l’évêque, au gouverneur et à l’intendant de faire un arrangement avec Mme d’Youville pour fixer les conditions auxquelles elle continuerait cette direction. Le traité fut conclu le 28 septembre suivant et Mme d’Youville s’engagea de nouveau, dit M. Faillon, à acquitter les dettes de l’hôpital, qui s’élevaient à près de quarante-neuf mille livres, en y comprenant les dix mille livres qu’elle avait empruntées pour réparer la maison ; et, comme première condition de l’arrangement, elle exigea des lettres-patentes du roi qui lui confieraient, à elle et à celles qui lui succèderaient, la direction de l’Hôpital Général.

L’année suivante (1753), Mme d’Youville eut la joie de recevoir de France les lettres-patentes qu’elle avait demandées et qui la confirmaient dans tous les droits et privilèges de ses prédécesseurs, l’autorisant en même temps à fonder une nouvelle communauté, à qui l’évêque devait donner les règles qu’il jugerait nécessaires.

Mgr de Pontbriant n’avait pas tardé à revenir de ses préventions contre Mme d’Youville ; il lui avait même écrit, peu avant la réception des lettres-patentes : « Vous êtes trop équitable pour douter des sentiments d’affection et de respect que je me fais gloire d’avoir pour vous. Qu’il sera consolant pour nous si notre projet pour l’établissement de l’Hôpital est confirmé ! » Le nuage qui avait passé entre Mme d’Youville et son évêque s’était bientôt dissipé ; en effet, la cause de la fondatrice était trop juste, ses intentions étaient trop droites et trop surnaturelles pour que la lumière ne se fît pas dans l’esprit de ceux qui l’avaient méjugée. Mais elle avait réussi sans eux et même malgré eux, parce que Dieu avait voulu que l’œuvre de cette sainte femme, dégagée de tout appui humain, laissât voir combien est forte l’âme destinée à faire sa volonté, lorsqu’elle sait ne s’appuyer que sur Lui.

Désormais sans inquiétude sur sa situation à l’hôpital, Mme d’Youville déploya un zèle et une activité dignes du motif qui l’animait. Son œuvre prenait peu à peu entre ses mains la forme et le caractère que sa charité voulait lui donner. Devenue maîtresse de l’établissement, elle lui donna un nouvel essor en y recueillant toutes les infortunes. Elle augmenta le nombre de ses pauvres, sans distinction d’âge ni de sexe, et elle logea les aliénés dans le haut de sa maison. Dès 1734, sur la demande d’un prêtre zélé, elle avait même consenti à recevoir chez elle les femmes de mauvaise vie, et elle continua à s’occuper d’elles. On raconte à ce propos un trait qui peint bien le courage et la douceur de la fondatrice. Un jour, un soldat, qui avait eu une liaison criminelle avec une de ces femmes retenue par Mme d’Youville, se présenta au parloir, demandant à voir la directrice, ajoutant qu’il venait pour ôter la vie à celle qui avait enfermé l’objet de sa criminelle passion. Vite on accourt prévenir Mme d’Youville et on lui demande en grâce de ne pas descendre au parloir. Mais, n’écoutant que son zèle, elle s’empresse, au contraire, d’aller au-devant du misérable et lui ordonne de sortir à l’instant. Celui-ci, au lieu de continuer ses bravades et ses menaces, se retire apaisé par les paroles pleines de douceur et d’énergie de la sainte femme.

Mme d’Youville était guidée dans cette œuvre délicate et difficile par le désir de sauver les âmes de ces malheureuses, et les menaces de mort ne furent pas les seuls ennuis que son dévouement lui attira.

L’intendant Bigot, que l’on a vu poursuivre Mme d’Youville avec tant d’injustice, lui fit aussi sentir son mauvais vouloir à l’occasion de l’admission de ces femmes perdues à l’hôpital. Il alla jusqu’à lui défendre d’en recevoir, et voici dans quels termes il lui en fit l’injonction : « Pour remédier à de pareils abus, » (qui étaient d’avoir coupé les cheveux à ces femmes) « je vous enjoins expressément de ne recevoir aucune femme ou fille que par mon ordre, que je vous enverrai par écrit lorsque je le jugerai à propos. »

Les événements que nous venons de raconter nous ont fait voir que les soupçons, les insultes, les menaces, la calomnie et les persécutions n’ont point épargné Mme d’Youville, qui, malgré tout, sut toujours se garder douce et résignée. Forte de la grâce de Dieu, elle sut accomplir, malgré tous les obstacles, la volonté de Celui à qui elle s’était donnée sans partage et qui devait être à jamais son unique appui et sa seule espérance !

Nous verrons dans les pages suivantes comment elle compléta le développement de son œuvre et quels moyens sa grande charité sut inventer pour en assurer la stabilité.

  1. Archives de la Marine, Paris, 1747.
  2. M. Faillon, p. 70
  3. Lettre de MM.  de la Jonquière et Bigot au ministre, septembre 1748, M. Faillon, p. 71.
  4. Page 72.
  5. M. Faillon, p. 77.