Vie de la vénérable mère d’Youville/01/06

CHAPITRE VI


Mme D’YOUVILLE SE DÉVOUE DE PLUS EN PLUS AUX BONNES ŒUVRES. — ELLE VISITE LES PAUVRES ET LES PRISONNIERS. — ELLE S’ASSOCIE TROIS COMPAGNES ET JETTE LES FONDEMENTS DE SON INSTITUT.


Avant même la mort de son mari, Mme d’Youville avait déjà été obligée de gagner sa vie et celle de ses enfants, car M. d’Youville, au lieu d’employer son revenu au soutien de sa famille, l’avait, comme nous l’avons vu, dépensé dans une vie d’oisiveté et de plaisirs. Avec son grand sens du devoir, la courageuse mère avait voulu remplacer le père de famille si peu soucieux du bien-être des siens ; dans ce but, elle avait établi un petit commerce qui lui fournissait les ressources nécessaires à la vie quotidienne et même le moyen de faire quelques aumônes.

Elle aimait à s’occuper activement des pauvres, pour qui elle éprouvait déjà une tendresse profonde. Elle les visitait ; elle leur portait des consolations, en même temps que des secours ; sa charité la conduisait même jusqu’auprès des prisonniers, et on la vit tendre la main de porte en porte pour faire enterrer les criminels.

Sachant qu’une vie ordonnée double le temps et les œuvres, Mme d’Youville se levait chaque matin de très bonne heure pour entendre la sainte messe, et, même pendant les froids de l’hiver, elle retournait encore à l’église dans la journée pour faire une visite à Notre-Seigneur, présent dans l’Eucharistie. Elle s’approchait bien souvent du sacrement de pénitence et recevait la sainte communion avec une grande ferveur. Malgré les tempêtes et les tombées de neige qui duraient parfois plusieurs jours, cette vaillante chrétienne trouvait le courage de se frayer un chemin à travers cette neige, dans laquelle elle s’enfonçait souvent jusqu’à la ceinture, et sa ferveur lui faisait trouver agréables ces courses matinales et pénibles qui lui procuraient la messe. Ah ! c’est qu’elle avait compris ce que c’est qu’une messe, pendant laquelle se prononcent « les paroles qui ont fait l’Eucharistie, qui la perpétuent et nous la donnent chaque jour. Si nous les connaissions bien, nous les aimerions, nous les dirions souvent, nous irions chaque jour les entendre, et leur écho vibrerait tout le long du jour à l’oreille de notre cœur. »[1]

Les confréries du Saint-Sacrement et de la Bonne-Mort étaient déjà établies à Ville-Marie. Leur but était d’honorer Jésus-Christ dans l’Eucharistie et de prier pour les mourants et pour les âmes du purgatoire. Aujourd’hui encore, comme alors, les membres de ces confréries s’engagent à faire chaque semaine une demi-heure d’adoration. Mme d’Youville s’enrôla dans ces confréries et elle en a conservé les dévotions dans sa communauté. Ainsi, chaque jour, une religieuse fait une demi-heure d’adoration devant le tabernacle, au nom de ses compagnes, et chacune, le jour de sa profession, est inscrite sur le registre de la confrérie de la Bonne-Mort.

La confrérie de la Sainte-Famille, cette autre belle dévotion qui remonte également aux premières années de la colonie, fut aussi l’objet de la prédilection de Mme d’Youville. Dès l’année 1727, on trouve son nom inscrit dans les archives de cette association, dont elle occupa les premières charges jusqu’à la fondation de son Institut.

Mais si la chrétienne agrandissait ainsi le cercle de ses œuvres, ce n’était pourtant pas au détriment de ses devoirs de mère. Elle surveillait avec la plus vive sollicitude l’éducation de ses enfants ; elle se considérait comme la dépositaire de ces deux âmes que le ciel lui avait confiées, et le résultat obtenu par la surveillance et la culture de cette vertueuse femme fut digne de ses soins et de son dévouement. Elle en fut bien doucement récompensée par la joie et l’honneur de les voir tous deux élevés au sacerdoce. L’un, plus connu sous le nom de Dufrost, fut curé à Lévis, puis à Boucherville, en 1774, et nommé grand-vicaire l’année suivante. L’autre fils de Mme d’Youville fut curé de Saint-Ours.

Dans ses transports d’amour maternel, la Vénérable ne pouvait-elle pas, en voyant ses enfants voués à la sublime mission du sacerdoce, s’écrier, avec saint Augustin : « Un prêtre ! Un saint et digne prêtre ! Quel honneur ! Ô vénérable dignité des prêtres ! Dans leurs mains, le fils de Dieu, comme dans le sein de Marie, est incarné. Ô mystère céleste ! Par vous le Père, le Fils et l’Esprit opèrent si merveilleusement que, dans un seul et même moment, le même Dieu qui préside au ciel est dans vos mains en sacrifice. »

Non seulement Mme d’Youville pourvut à l’éducation complète de ses fils, mais elle trouva aussi moyen, par son industrie et son travail, de payer toutes les dettes laissées par son mari.

Pour sauver l’honneur de son nom et le transmettre à ses fils digne et respecté, elle eut le courage de doubler son travail, de prolonger ses veilles, de se priver davantage, et, malgré toutes les charges qu’elle s’imposait, elle continuait ses bonnes œuvres, se sentant soutenue dans son travail et ses épreuves par cette foi inébranlable dans la Providence qui fut un des principaux caractères de sa piété. Laissons ici parler M. Sattin, dont l’appréciation est aussi complète que satisfaisante : « Sa dévotion était solide, mais sans affectation et sans petitesse ; ses confessions étaient courtes ; ceux qui l’ont connue savent que, sous prétexte de spiritualité, elle n’importuna jamais ses directeurs ; les œuvres de charité auxquelles elle se livrait depuis son veuvage avaient pour elle un attrait tout particulier ; elle se faisait un honneur de visiter les malades et les pauvres, se retranchant une partie de son nécessaire pour les soulager.

« Elle visitait les pauvres de l’Hôpital Général, dont elle raccommodait les vieux haillons, faisant ainsi, sans le prévoir, l’apprentissage d’une œuvre à laquelle elle devait dévouer sa vie. »

Le rôle de M. de Lescoat dans la direction de Mme d’Youville devait se borner à lui faire sanctifier ses épreuves, à les lui faire accepter comme une épuration et un moyen de se détacher du bonheur terrestre, qu’elle avait semblé chercher jusque-là.

L’âme de la Vénérable, sous cette sage direction, avait pris son essor vers les suprêmes hauteurs où Dieu habite ; ses méditations et ses conversations avec son Créateur l’avaient initiée à l’amour des âmes. Elle avait commencé son apostolat ; elle édifiait Ville-Marie. Une autre main devait compléter la perfection intérieure de cette âme d’élite et devait être l’instrument plus direct de la grande œuvre que Dieu voulait établir à Montréal.

La mort enleva, à quarante-quatre ans, M. de Lescoat à la vénération de toute la population, au milieu d’une carrière courte, mais saintement remplie. Il mourut en 1733. Il avait dirigé Mme d’Youville pendant six ans.

M. Normant du Faradon devint curé de Ville-Marie à la mort de M. de Lescoat. Arrivé au Canada en 1722 pour aider M. de Belmont, supérieur du Séminaire, il lui succéda à sa mort et remplit les fonctions de curé.[2]

Ce fut à ce digne prêtre que Mme d’Youville confia la direction de son âme quand M. de Lescoat mourut. Comme nos lecteurs le verront plus tard, M. Normant devait avoir une grande part dans la fondation des Sœurs de la Charité.

Il comprit bientôt quel trésor Dieu avait voulu confier à sa sollicitude dans la personne de cette pieuse veuve éprise de charité et de perfection. « Il ne tarda pas, » dit M. Dufrost, « à reconnaître en elle les qualités et les vertus propres à une fondatrice. »

Ville-Marie n’avait alors d’asile de charité que celui des Frères Hospitaliers, qui ne pouvaient accueillir que des hommes. Aussi beaucoup de pauvres et d’infirmes restaient abandonnés. Depuis son veuvage, Mme d’Youville songeait sérieusement à s’occuper d’eux ; elle priait en silence et attendait, tout en faisant part à M. Normant de ses désirs et de ses aspirations. Celui-ci accueillit ses projets avec joie. Sur son conseil, elle reçut quelques vieillards et quelques infirmes dans la maison qu’elle habitait. Bientôt elle s’aperçut qu’il lui fallait de l’aide et que seule elle ne pourrait pas suffire à soigner la nouvelle famille qu’elle avait adoptée. Mais où trouver cette aide ? À qui s’adresser ?

Tout près de chez Mme d’Youville vivait une jeune fille avec qui la pieuse veuve s’était liée d’amitié et que la Providence devait lui donner comme coopératrice de sa fondation.

Louise Thaumur La Source était la fille d’un médecin de Ville-Marie et l’amie intime de Mme d’Youville. Entre ces deux âmes une douce affection s’était établie et la fondatrice, qui n’avait rien de caché pour son amie, lui fit part de ses désirs et de ses espérances. Ce projet de Mme d’Youville trouva dans le cœur de Mlle La Source un écho sympathique ; mais comme elle comprenait toute l’importance d’une pareille entreprise, elle hésita beaucoup avant de s’engager vis-à-vis de Mme d’Youville. Elle pria, consulta et fit même une neuvaine avec elle sur la tombe de M. de Lescoat, qu’elle vénérait comme un saint. Après toutes ces hésitations et ces prières, Mlle La Source donna enfin son consentement. Elle s’associèrent ensuite deux autres jeunes filles de familles honorables et d’une vertu irréprochable, Mlles Catherine Cusson et Catherine Demers, et elles passèrent le reste de l’année 1737 à étudier leur projet, à s’affermir dans leur résolution de quitter le monde pour se donner complètement au service des malheureux.

Mme d’Youville n’avait aucune ressource ; à peine quelques débris, échappés au désastre amené par les folles dépenses de son mari, avaient-ils été sauvés par sa prévoyance et son économie. Comment allait-elle donc pouvoir fonder une œuvre aussi difficile ? Comptant dès lors sur la paternelle providence de Dieu, qui avait mis dans son âme un sentiment extraordinaire d’abandon complet à sa volonté, elle ne se laissa pas effrayer. Malgré les obstacles multiples qu’elle entrevoyait, malgré sa pauvreté, malgré ses devoirs de mère, elle demeura ferme dans sa détermination de dévouer sa vie aux pauvres.

Les historiens de Mme d’Youville l’ont plusieurs fois comparée avec raison à sainte Jeanne de Chantal. Comme son illustre devancière, elle a puisé dans son âme, illuminée par la grâce, la force de sacrifier à Dieu le sentiment le plus fort et le plus légitime qu’un cœur humain puisse éprouver, l’amour maternel ! Et si, comme sainte Chantal, Mme d’Youville trouva l’héroïque courage de se séparer de ses deux fils, comme elle aussi elle avait un cœur doué d’une tendresse qui donnait encore plus de prix à son immolation.

Inébranlable dans sa résolution, la nouvelle fondatrice loua, en 1738, une maison où elle entra, avec ses trois associées, la veille de la Toussaint, après avoir été approuvée par M. Normant qui, en qualité de grand-vicaire, remplaçait l’évêque de Québec. Elles avaient cinq pauvres en entrant dans cette maison : elles en eurent bientôt cinq autres.

Sur le seuil de cette humble demeure, qui devait être le berceau de son Institut, Mme d’Youville se prosterna devant une statue de la Sainte-Vierge, en qui elle avait toujours eu la plus grande confiance, suppliant cette bonne mère de la prendre, elle et ses compagnes, sous sa protection, et lui promettant de consacrer désormais sa vie entière au service des pauvres et des délaissés. Avec quelle bonté celle que l’on nomme la « santé des infirmes » et la « consolation des affligés » ne reçut-elle pas la consécration religieuse des premières filles de la Charité de Ville-Marie ! La Sainte-Vierge a voulu donner à Mme d’Youville et à ses compagnes un témoignage visible de sa prédilection en préservant du feu cette petite statue devant laquelle la fondatrice avait fait ses premières promesses : elle fut retrouvée dans les ruines de l’Hôpital Général après l’incendie qui le détruisit, en 1765. Le piédestal sur lequel la statue reposait fut détruit par le feu : mais la statue elle-même resta intacte. On la conserve avec respect dans la communauté, et c’est à ses pieds que les Sœurs Grises vont demander aide et lumière lorsqu’elles doivent élire une nouvelle supérieure.

Le bien ne se fait pas, même dans le silence et l’humilité, sans exciter des jalousies et des mécontentements. Qui ne sait que toute bonne œuvre débute ainsi ? M. Normant, avec son expérience, pouvait-il l’ignorer ? Il avait déjà entendu des observations malveillantes sur la réunion de Mme d’Youville et de ses compagnes. Dans l’après-midi de leur entrée dans leur nouvelle maison, il vint leur adresser quelques mots d’encouragement et en prit occasion pour leur laisser entrevoir ces persécutions et ces souffrances qui ne leur manqueraient pas. Sa prédiction ne tarda pas à se réaliser. À peine ces pieuses femmes étaient-elles réunies qu’une violente opposition s’éleva contre leur œuvre, menaçant de la détruire si elle n’avait été soutenue par la main toute-puissante de Celui qui a dit : « Ayez confiance, j’ai vaincu le monde. »

Les parents de Mme d’Youville, qui n’avaient pas approuvé son projet de quitter le monde, s’unirent aux mécontents et ne lui épargnèrent ni les reproches ni les humiliations.

Le lendemain de son entrée dans sa nouvelle demeure, le jour de la Toussaint, comme Mme d’Youville et ses compagnes se rendaient à la messe paroissiale, des personnes grossières et méchantes les poursuivirent dans la rue, les accablèrent d’injures et leur lancèrent même des pierres. Bientôt on ne se contenta plus de les attaquer ouvertement et en pleine rue, on voulut les détruire par l’arme plus perfide et plus sûre de la calomnie. On les accusa de vendre de l’eau-de-vie aux sauvages. Sotte invention, qui cependant fut bien vite accueillie et répandue. La haine allait-elle au moins s’arrêter là ? Non. On ajouta que, non contentes de vendre de l’eau-de-vie, elles s’enivraient elles-mêmes ; on leur donna par mépris le nom de « Sœurs Grises », nom que la sainte fondatrice a voulu éterniser, dit M. Faillon[3], en choisissant pour ses filles une robe dont la couleur leur rappellera à jamais cette insulte.

La calomnie devait revêtir une forme encore plus odieuse et plus perfide. On les attaqua dans ce qu’une femme a de plus cher : l’honneur. Les bruits répandus sur leur compte étaient si odieux que le gouverneur, M. de Beauharnois, plusieurs prêtres et plusieurs religieux, ne pouvant croire que toutes ces insinuations fussent inventées, finirent par y ajouter foi. Un religieux, aussi crédule, alla même jusqu’à leur refuser la communion en pleine église, comme à des créatures souillées. Quelles ne durent pas être leurs souffrances et leurs angoisses en se voyant l’objet de pareils soupçons de la part de ceux qu’elles vénéraient ? Cependant elles donnèrent à tous le spectacle d’une rare vertu, en supportant avec la plus grande douceur cette douloureuse épreuve. Les compagnes de Mme d’Youville trouvèrent dans son exemple le courage de soutenir la lutte. Dieu les préparait par les mépris et les humiliations à ne compter que sur lui ; avec cet appui, Mme d’Youville se sentait assez forte pour braver toutes les tempêtes et assurer le succès d’une œuvre qui devait rendre à Dieu tant de gloire. Cette petite communauté, qui, dès son berceau, portait déjà l’empreinte de la contradiction et de la souffrance, devait subir bien d’autres épreuves avant d’être solidement établie dans Ville-Marie.

L’hôpital tenu par des frères et destiné à recueillir des vieillards infirmes, que nous venons de mentionner et dont nous aurons occasion de parler lorsque Mme d’Youville sera appelée à le gouverner, était alors menacé de disparaître par suite d’une mauvaise administration. Le motif de l’agitation soulevée contre Mme d’Youville était la crainte de voir remplacer ces Frères Hospitaliers, qui comptaient des amis influents, par les pieuses femmes qui se dévouaient au service des pauvres et qui, grâce au zèle et à la charité de la fondatrice, semblaient destinées à accomplir l’œuvre à laquelle les Frères Hospitaliers avaient failli. Il fallait donc, à tout prix, empêcher Mme d’Youville de réussir. Dans ce but, ses ennemis adressèrent, l’année suivante, en 1738, à M. de Maurepas, ministre de la Marine, une pétition contre elle et sa fondation.

Pour en assurer le succès, on avait eu soin de la faire signer par le gouverneur de la ville, par des officiers et un grand nombre de citoyens. En même temps, on se plaignait amèrement de la conduite de l’évêque de Québec, M. Dosquet, envers les frères, à qui il avait refusé le privilège de recevoir des novices. Ceci n’était que le début d’une foule de tracasseries que l’on devait susciter à la fondatrice.

Malgré l’agitation de ses ennemis, Mme d’Youville persista dans son projet. Sa douceur, son humilité, sa charité finirent par les désarmer. Ils furent obligés de s’incliner devant sa vertu, que les tempêtes n’avaient pu faire courber. Nous les verrons même, plus tard, définitivement gagnés à sa cause, prodiguer leurs efforts pour lui garder cet hôpital que l’on craignait tant alors de voir tomber entre ses mains.

Ces premiers obstacles surmontés, Mme d’Youville s’empressa de recevoir de nouveaux pauvres chez elle. Son temps et celui de ses compagnes se partageaient entre le travail et la prière ; leur règlement leur avait été donné par M. Normant.

En entrant dans sa maison, Mme d’Youville avait voulu s’y ménager un oratoire, où elle venait chaque jour réciter le chapelet avec ses compagnes, ainsi que le petit office de la Sainte-Vierge. Chaque mois, elle faisait dès lors un jour de retraite. C’est dans ce petit sanctuaire qu’elle dit à Dieu et à Marie ses premiers désirs, qu’elle fit ses premières promesses. En attendant le grand privilège de posséder Notre-Seigneur sous son humble toit, Mme d’Youville allait chaque matin entendre la messe dans une église et y recevoir la sainte communion.

Cette même année 1738, une maladie grave vint faire douter du succès de sa fondation. On employa tous les moyens humains, on eut recours à toutes les prières pour obtenir la guérison d’une mère déjà si tendrement aimée : Dieu semblait sourd à toutes les supplications. La fondatrice souffrait d’un mal sérieux au genou, qu’elle avait contracté en se rendant à l’église dans la neige et les froids de l’hiver, et tous les secours de l’art avaient été impuissants à la soulager. Cette épreuve devait durer sept ans, et ce ne fut qu’après cette longue période d’inaction que Mme d’Youville fut guérie tout à coup et lorsque les remèdes avaient été abandonnés. « Cette guérison fut considérée comme un miracle par toutes ses compagnes, » dit M. Dufrost. Le ciel, avant de faire éclater sa puissance, avait voulu éprouver Mme d’Youville par une longue et pénible réclusion ; en effet, combien ne dut-elle pas mériter, elle si active, si énergique, si vaillante, qui se voyait incapable de marcher et d’agir !

Pendant que Mme d’Youville était ainsi clouée sur sa chaise, elle eut la douleur de voir mourir une de ses compagnes : Mlle Catherine Cusson, dont la santé était fortement ébranlée par les privations, le travail et les sorties matinales de chaque jour, fut atteinte d’une fluxion de poitrine et mourut, le 20 février 1741.

La mort de cette pieuse fille fut des plus édifiantes pour ses sœurs : sa résignation était parfaite ; elle désirait avec ardeur aller s’unir à Celui pour qui elle avait tout quitté. « La mort ne paraît effrayante, » a dit l’éloquent dominicain que nous avons déjà cité, « qu’à ceux dont la foi n’élargit pas les horizons, et rien n’est solide en ce monde que ce qui est bâti sur un tombeau, pourvu qu’il soit surmonté d’une croix. »[4]

Cette mort de Mlle Cusson consolida, en effet, la petite communauté naissante, qui bénéficia bientôt des mérites et de la protection de celle qui venait. de la quitter.

À peu près vers cette époque, la foi de Mme d’Youville fut de nouveau mise à l’épreuve par une maladie de M. Normant, qui le conduisit aux portes du tombeau. Qu’allait devenir la communauté de Mme d’Youville si elle perdait son directeur et son principal appui ? La confiance sans bornes de la fondatrice ne l’abandonna pas : elle fit une promesse au Père Éternel pour le retour à la santé de M. Normant et, avec cette arme si puissante de la prière, elle espéra la guérison demandée. Presque aussitôt M. Normant leur était rendu, et Mme d’Youville, pour accomplir son vœu, faisait venir de France un tableau du Père Éternel, et elle établit en même temps dans sa communauté la pieuse pratique de faire brûler chaque année en actions de grâces un cierge devant le Saint-Sacrement, le jour de la Présentation de Marie au Temple.[5]

« Les personnes que Dieu choisit pour établir des instituts dans l’Église, » dit M. Bourdoise, « il les dispose par des voies qui n’ont rien d’humain, c’est-à-dire qu’il les fait passer par les croix et les humiliations, les persécutions accompagnées de patience, de fidélité, de courage, de persévérance, tenant sur eux une conduite peu commune. »

À peine les futures filles de la Charité étaient-elles rassurées sur la santé de leur fondateur qu’une nouvelle et non moins poignante épreuve vint mettre le comble à leurs angoisses. Le feu prit, au milieu de la nuit, dans la saison la plus rigoureuse, le 31 janvier 1745, à la maison qu’elles occupaient alors. Les flammes se propagèrent si rapidement que Mme d’Youville eut à peine le temps de se sauver, à demi vêtue, avec ses pauvres et ses compagnes.

« Une pauvre insensée, qui rentra pour chercher ses sabots, » dit M. Faillon, « fut la triste victime de ce lamentable événement ! »[6]

C’était vraiment un spectacle digne d’émouvoir les cœurs les plus insensibles que la vue de cette noble femme, oubliant qu’elle était pieds nus sur la neige et voulant grouper ses pauvres autour d’elle pour les consoler et les encourager.

Cependant, si la plupart des spectateurs vinrent lui témoigner leur sympathie et lui offrir des secours, elle eut la douleur d’entendre aussi des observations d’une malveillance cruelle, comme celle-ci : « Voyez-vous cette flamme violette ? C’est l’effet de l’eau-de-vie destinée aux sauvages, qui brûle aujourd’hui. » Comme on le voit, les calomnies d’autrefois retrouvaient encore un lointain écho.

Cet incendie avait mis Mme d’Youville dans un grand embarras ; fort heureusement un riche négociant de Ville-Marie, M. Fonblanche, vint lui offrir une maison. Des personnes charitables lui prêtèrent des lits et des meubles ; le Séminaire pourvut à sa nourriture pendant plus de quinze mois. Mais la maison de M. Fonblanche étant trop petite pour contenir Mme d’Youville, ses compagnes et ses pauvres, elle fut forcée de louer une maison plus spacieuse pour trois ans. À peine y était-elle installée que le gouverneur de Ville-Marie, M. Boisberthelot de Beaucourt, lui ordonna d’en sortir. Voulant avoir cette maison pour lui, il alla même jusqu’à la menacer de la faire chasser par ses gardes, si elle ne voulait pas la quitter au plus tôt ; il ajouta que cette maison était beaucoup plus convenable à un gouverneur qu’à de pauvres filles comme elles.[7]

Mme d’Youville allait se trouver sans asile lorsqu’une dame fort charitable, Mme de Lacorne, vint lui offrir sa maison ; elle se hâta d’accepter cette offre bienveillante pour jusqu’au printemps. Elle la quitta alors pour aller en habiter une autre, près de l’église paroissiale ; mais dès qu’elle y fut entrée, elle fut éprouvée par une nouvelle maladie qui mit ses jours en danger. Pour la troisième fois, son œuvre, encore si faible, était menacée de périr. Cette fois, Dieu, satisfait de l’abandon complet à sa divine volonté que ses dignes servantes avaient constamment pratiqué, voulut les consoler visiblement en rendant la santé à la fondatrice, qui devait avant peu entrer à l’Hôpital et le relever de ses ruines.



  1. Père Tesnière.
  2. M. Louis Normant du Faradon naquit au mois de mai 1681, à Châteaubriant, ville du diocèse de Nantes. Il fit ses études à Angers et fut admis dans la compagnie de Saint-Sulpice, à Paris, le 2 novembre 1706. Il y exerça successivement plusieurs emplois importants ; il était chargé de l’économat du Séminaire de Paris lorsque, sur sa demande réitérée, il fut envoyé au Canada, en 1722, (M. Faillon, Vie de Madame d’Youville, p. 21.)
  3. Page 35.
  4. Le Père Ollivier.
  5. Le tableau que Mme d’Youville fit venir de France est encore aujourd’hui dans la salle de communauté des Sœurs Grises de Montréal.
  6. Vie de Madame d’Youville, p. 46.
  7. M. Faillon, p. 52 et 53.