Vie de Tolstoï/Récits de Sébastopol

Hachette (p. 32-50).


En novembre 1853, la guerre avait été déclarée à la Turquie. Tolstoï se fit nommer à l’armée de Roumanie, puis il passa à l’armée de Crimée et arriva le 7 novembre 1854 à Sébastopol. Il brûlait d’enthousiasme et de foi patriotique. Il fit bravement son devoir et fut souvent en danger, surtout en avril-mai 1855, où il était, un jour sur trois, de service à la batterie du 4e bastion.

À vivre pendant des mois dans une exaltation et un tremblement perpétuels, en tête-à-tête avec la mort, son mysticisme religieux se raviva. Il a des entretiens avec Dieu. En avril 1855, il note dans son Journal une prière à Dieu, pour le remercier de sa protection dans le danger et pour le supplier de la lui continuer, « afin d’atteindre le but éternel et glorieux de l’existence, qui m’est inconnu encore… ». Ce but de sa vie, ce n’était point l’art, c’était déjà la religion. Le 5 mars 1855, il écrivait :

J’ai été amené à une grande idée, à la réalisation de laquelle je me sens capable de consacrer toute ma vie. Cette idée, c’est la fondation d’une nouvelle religion, la religion du Christ, mais purifiée des dogmes et des mystères… Agir en claire conscience, afin d’unir les hommes par la religion[1].

Ce sera le programme de sa vieillesse.

Cependant, pour se distraire des spectacles qui l’entouraient, il s’était remis à écrire. Comment put-il trouver la liberté d’esprit nécessaire pour composer, sous la grêle d’obus, la troisième partie de ses Souvenirs : Jeunesse ? Le livre est chaotique, et l’on peut attribuer aux conditions dans lesquelles il prit naissance son désordre et parfois une certaine sécheresse d’analyses abstraites, avec des divisions et des subdivisions à la manière de Stendhal[2]. Mais on admire sa calme pénétration du fouillis de pensées et de rêves confus qui se pressent dans un jeune cerveau. L’œuvre est d’une rare franchise avec soi-même. Et, par instants, que de fraîcheur poétique, dans le joli tableau du printemps à la ville, dans le récit de la confession et de la course au couvent pour le péché oublié ! Un panthéisme passionné donne à certaines pages une beauté lyrique, dont les accents rappellent les récits du Caucase. Ainsi, la description de cette nuit d’été :

L’éclat tranquille du lumineux croissant. L’étang brillant. Les vieux bouleaux, dont les branches chevelues s’argentaient d’un côté, au clair de lune, et, de l’autre, couvraient de leurs ombres noires les buissons et la route. Le cri de la caille derrière l’étang. Le bruit à peine perceptible de deux vieux arbres qui se frôlent. Le bourdonnement des moustiques et la chute d’une pomme qui tombe sur les feuilles sèches, les grenouilles qui sautent jusque sur les marches de la terrasse, et dont le dos verdâtre brille sous un rayon de lune… La lune monte ; suspendue dans le ciel clair, elle remplit l’espace ; l’éclat superbe de l’étang devient encore plus brillant ; les ombres se font plus noires, la lumière plus transparente… Et moi, humble vermisseau, déjà souillé de toutes les passions humaines, mais avec toute la force immense de l’amour, il me semblait en ce moment que la nature, la lune et moi, nous n’étions qu’un[3].

Mais la réalité présente parlait plus haut que les rêves du passé ; elle s’imposait, impérieuse. Jeunesse resta inachevée ; et le capitaine en second comte Léon Tolstoï, dans le blindage de son bastion, au grondement de la canonnade, au milieu de sa compagnie, observait les vivants et les mourants, et notait leurs angoisses et les siennes dans ses inoubliables récits de Sébastopol.

Ces trois récits — Sébastopol en décembre 1854, Sébastopol en mai 1855, Sébastopol en août 1855, — sont confondus d’ordinaire dans le même jugement. Cependant, ils sont bien différents entre eux. Surtout le second récit, par le sentiment et l’art, se distingue des deux autres. Ceux-ci sont dominés par le patriotisme : sur le second plane une implacable vérité.

On dit qu’après avoir lu le premier récit[4], la tsarine pleura et que le tsar ordonna, dans son admiration, de traduire ces pages en français et d’envoyer l’auteur à l’abri du danger. On le comprend aisément. Rien ici qui n’exalte la patrie et la guerre. Tolstoï vient d’arriver ; son enthousiasme est intact ; il nage dans l’héroïsme. Il n’aperçoit encore chez les défenseurs de Sébastopol ni ambition ni amour-propre, nul sentiment mesquin. C’est pour lui une épopée sublime, dont les héros « sont dignes de la Grèce ». D’autre part, ces notes ne témoignent d’aucun effort d’imagination, d’aucun essai de représentation objective ; l’auteur se promène à travers la ville ; il voit avec lucidité, mais raconte dans une forme qui manque de liberté : « Vous voyez… Vous entrez… Vous remarquez.... » C’est du grand reportage, avec de belles impressions de nature.

Tout autre est la seconde scène : Sébastopol en mai 1855. Dès les premières lignes, on lit :

Des milliers d’amours-propres humains se sont ici heurtés, ou apaisés dans la mort…

Et plus loin :

… Et comme il y avait beaucoup d’hommes, il y avait beaucoup de vanités… Vanité, vanité, partout la vanité, même à la porte du tombeau ! C’est la maladie particulière à notre siècle… Pourquoi les Homère et les Shakespeare parlent-ils de l’amour, de la gloire, des souffrances, et pourquoi la littérature de notre siècle n’est-elle que l’histoire sans fin des vaniteux et des snobs ?

Le récit, qui n’est plus une simple relation de l’auteur, mais qui met en scène directement les passions et les hommes, montre ce qui se cache sous l’héroïsme. Le clair regard désabusé de Tolstoï fouille au fond des cœurs de ses compagnons d’armes ; en eux ainsi qu’en lui, il lit l’orgueil, la peur, la comédie du monde qui continue de se jouer, à deux doigts de la mort. Surtout la peur est avouée, dépouillée de ses voiles et montrée toute nue. Ces transes perpétuelles[5], cette obsession de la mort sont analysées sans pudeur, sans pitié, avec une terrible sincérité. À Sébastopol, Tolstoï a appris à perdre tout sentimentalisme, « cette compassion vague, féminine, pleurnicheuse », comme il dit avec dédain. Et jamais son génie d’analyse, dont on a vu s’éveiller l’instinct pendant ses années d’adolescence et qui prendra parfois un caractère presque morbide[6], n’a atteint à l’intensitié suraiguë et hallucinée du récit de la mort de Praskhoukhine. Il y a là deux pages entières consacrées à décrire ce qui se passe dans l’âme du malheureux, pendant la seconde où la bombe est tombée et siffle avant d’éclater, — et une page sur ce qui se passe en lui, après qu’elle a éclaté et qu’« il a été tué sur le coup par un éclat reçu en pleine poitrine[7] » !

Comme des entr’actes d’orchestre au milieu du drame, s’ouvrent dans ces scènes de bataille de larges éclaircies de nature, des trouées de lumière, la symphonie du jour qui se lève sur le splendide paysage où agonisent des milliers d’hommes. Et le chrétien Tolstoï, oubliant le patriotisme de son premier récit, maudit la guerre impie :

Et ces hommes, des chrétiens qui professent la même grande loi d’amour et de sacrifice, en regardant ce qu’ils ont fait, ne tombent pas à genoux, repentants, devant Celui qui, en leur donnant la vie, a mis dans l’âme de chacun, avec la peur de la mort, l’amour du bien et du beau ! Ils ne s’embrassent pas, avec des larmes de joie et de bonheur, comme des frères !

Au moment de terminer cette nouvelle, dont l’accent a une âpreté qu’aucune de ses œuvres encore n’avait montrée, Tolstoï se sent pris d’un doute. A-t-il eu tort de parler ?

Un doute pénible m’étreint. Peut-être ne fallait-il pas dire cela. Peut-être ce que je dis est une de ces méchantes vérités qui, cachées inconsciemment dans l’âme de chacun, ne doivent pas être exprimées pour ne pas devenir nuisibles, comme la lie qu’il ne faut pas agiter, sous peine de gâter le vin. Où est l’expression du mal qu’il faut éviter ? Où l’expression du beau qu’il faut imiter ? Qui est le malfaiteur et qui est le héros ? Tous sont bons et tous sont mauvais…

Mais il se ressaisit fièrement :

Le héros de ma nouvelle, que j’aime de toutes les forces de mon âme, que je tâche de montrer dans toute sa beauté, et qui toujours fut, est et sera beau, c’est la Vérité.

Après avoir lu ces pages[8], le directeur du Sovrémennik, Nekrasov, écrivait à Tolstoï :

Voilà précisément ce qu’il faut à la société russe d’aujourd’hui : la vérité, la vérité, dont, depuis la mort de Gogol, il est si peu resté dans la littérature russe… Cette vérité que vous apportez dans notre art est quelque chose de tout à fait nouveau chez nous. Je n’ai peur que d’une chose : que le temps et la lâcheté de la vie, la surdité et le mutisme de tout ce qui nous entoure fassent de vous ce qu’ils ont fait de la plupart d’entre nous, — qu’ils ne tuent en vous l’énergie[9].

Rien de pareil n’était à craindre. Le temps, qui use l’énergie des hommes ordinaires, n’a fait que tremper celle de Tolstoï. Mais, sur le moment, les épreuves de la patrie, la prise de Sébastopol, réveillèrent, avec un sentiment de douloureuse piété, le regret de sa franchise trop dure. Dans le troisième récit, — Sébastopol en août 1855, — racontant une scène d’officiers qui jouent et se querellent, il s’interrompt et dit :

Mais baissons vite le voile sur ce tableau. Demain, aujourd’hui peut-être, chacun de ces hommes ira joyeusement à la rencontre de la mort. Au fond de l’âme de chacun couve la noble étincelle qui fera de lui un héros.

Et si cette pudeur n’enlève rien de sa force au réalisme du récit, le choix des personnages montre assez les sympathies de l’auteur. L’épopée de Malakoff et sa chute héroïque se symbolisent en deux figures touchantes et fières : deux frères, dont l’un, l’aîné, le capitaine Kozeltzov, a quelques traits de Tolstoï[10] ; l’autre, l’enseigne Volodia, timide et enthousiaste, avec ses fiévreux monologues, ses rêves, les larmes qui lui montent aux yeux pour un rien, larmes de tendresse, larmes d’humiliation, ses transes des premières heures qu’il passe au bastion (le pauvre petit a encore la peur de l’obscurité, et, quand il est couché, il se cache la tête dans sa capote), l’oppression que lui cause le sentiment de sa solitude et de l’indifférence des autres, puis, quand l’heure est venue, sa joie dans le danger. Celui-ci appartient au groupe des poétiques figures d’adolescents (Pétia de Guerre et Paix, le sous-lieutenant d’Incursion) qui, le cœur plein d’amour, font la guerre en riant et se brisent soudain, sans comprendre, à la mort. Les deux frères tombent frappés, le même jour, — le dernier jour de la défense. — Et la nouvelle se termine par ces lignes, où gronde une rage patriotique :

L’armée quittait la ville. Et chaque soldat, en regardant Sébastopol abandonné, avec une amertume indicible dans le cœur, soupirait et montrait le poing à l’ennemi[11].


Quand, sorti de cet enfer, où pendant une année il avait touché le fond des passions, des vanités et de la douleur humaine, Tolstoï se retrouva, en novembre 1855, parmi les hommes de lettres de Pétersbourg, il éprouva pour eux un sentiment d’écœurement et de mépris. Tout lui semblait en eux mesquin et mensonger. Ces hommes, qui de loin lui apparaissaient dans une auréole d’art, — Tourgueniev, qu’il avait admiré et à qui il venait de dédier la Coupe en forêt, — vus de près, le déçurent amèrement. Un portrait de 1856 le représente au milieu d’eux : Tourgueniev, Gontcharov, Ostrovsky, Grigorovitch, Droujinine. Il frappe, dans le laisser-aller des autres, par son air ascétique et dur, sa tête osseuse, aux joues creusées, ses bras croisés avec raideur. Debout, en uniforme, derrière ces littérateurs, « il semble, comme l’écrit spirituellement Suarès, plutôt garder ces gens que faire partie de leur société : on le dirait prêt à les reconduire en prison[12] ».

Cependant, tous s’empressaient autour du jeune confrère qui leur arrivait, entouré de la double gloire de l’écrivain et du héros de Sébastopol. Tourgueniev, qui avait « pleuré et crié : Hourra ! » en lisant les scènes de Sébastopol, lui tendait fraternellement la main. Mais les deux hommes ne pouvaient s’entendre. Si tous deux voyaient le monde avec la même clarté de regard, ils mêlaient à leur vision la couleur de leurs âmes ennemies : l’une, ironique et vibrante, amoureuse et désenchantée, dévote de la beauté ; l’autre, violente, orgueilleuse, tourmentée d’idées morales, grosse d’un Dieu caché.

Surtout, ce que Tolstoï ne pardonnait point à ces littérateurs, c’était de se croire une caste élue, la tête de l’humanité. Il entrait dans son antipathie pour eux beaucoup de l’orgueil du grand seigneur et de l’officier vis-à-vis de bourgeois écrivassiers et libéraux[13]. C’était aussi un trait caractéristique de sa nature, — il le reconnaît lui-même, — de « s’opposer d’instinct à tous les raisonnements généralement admis[14] ». Une méfiance des hommes, un mépris latent pour la raison humaine, lui faisaient partout flairer la duperie de soi-même ou des autres, le mensonge.

Il ne croyait jamais à la sincérité des gens. Tout élan moral lui semblait faux, et il avait l’habitude, avec son regard extraordinairement pénétrant, de cingler l’homme qui, lui paraissait-il, ne disait pas la vérité…[15]

Comme il écoutait ! Comme il regardait son interlocuteur, du fond de ses yeux gris enfoncés dans les orbites ! Avec quelle ironie se serraient ses lèvres[16] !

Tourgueniev disait qu’il n’avait jamais rien senti de plus pénible que ce regard aigu, qui, joint à deux ou trois mots d’une observation venimeuse, était capable de mettre en fureur.[17]

De violentes scènes éclatèrent, dès leurs premières rencontres, entre Tolstoï et Tourgueniev[18]. De loin, ils s’apaisaient et tâchaient de se rendre justice. Mais le temps ne fit qu’accuser la répulsion de Tolstoï pour son milieu littéraire. Il ne pardonnait pas à ces artistes le mélange de leur vie dépravée et de leurs prétentions morales.

J’acquis la conviction que presque tous étaient des hommes immoraux, mauvais, sans caractère, bien inférieurs à ceux que j’avais rencontrés dans ma vie de bohème militaire. Et ils étaient sûrs d’eux-mêmes et contents, comme peuvent l’être des gens tout à fait sains. Ils me dégoûtèrent[19].

Il se sépara d’eux. Toutefois, il garda quelque temps encore leur foi intéressée dans l’art[20]. Son orgueil y trouvait son compte. C’était une religion grassement rétribuée ; elle procurait « des femmes, de l’argent, de la gloire… ».

De cette religion, j’étais un des pontifes. Situation agréable et bien avantageuse…

Pour mieux s’y consacrer, il donna sa démission de l’armée (novembre 1856).

Mais un homme de sa trempe ne pouvait se fermer longtemps les yeux. Il croyait, il voulait croire au progrès. Il lui semblait « que ce mot signifiait quelque chose ». Un voyage à l’étranger, — du 29 janvier au 30 juillet 1857, — en France, en Suisse et en Allemagne, fit s’écrouler cette foi.[21] À Paris, le 6 avril 1857, le spectacle d’une exécution capitale « lui montra le néant de la superstition du progrès… ».

Quand je vis la tête se détacher du corps et tomber dans le panier, je compris, par toutes les forces de mon être, qu’aucune théorie sur la raison de l’ordre existant ne pouvait justifier un tel acte. Si même tous les hommes de l’univers, s’appuyant sur quelque théorie, trouvaient cela nécessaire, je saurais, moi, que c’est mal : car ce n’est pas ce que disent et font les hommes qui décide de ce qui est bien ou mal, mais mon cœur.[22]

À Lucerne, le 7 juillet 1857, la vue d’un petit chanteur ambulant, à qui les riches Anglais, hôtes du Schweizerhof, refusaient l’aumône, lui fait inscrire dans son Journal du prince D. Nekhludov[23] son mépris pour toutes les illusions chères aux libéraux, pour ces gens « qui tracent des lignes imaginaires sur la mer du bien et du mal… ».

Pour eux la civilisation, c’est le bien ; la barbarie, le mal ; la liberté, le bien ; l’esclavage, le mal. Et cette connaissance imaginaire détruit les besoins instinctifs, primordiaux, les meilleurs. Et qui me définira ce qu’est la liberté, ce qu’est le despotisme, ce qu’est la civilisation, ce qu’est la barbarie ? Où donc ne coexistent pas le bien et le mal ? Il n’y a en nous qu’un seul guide infaillible, l’Esprit universel qui nous souffle de nous rapprocher les uns des autres.

De retour en Russie, à Iasnaïa, de nouveau il s’occupa des paysans[24]. Ce n’était pas qu’il se fît non plus illusion sur le peuple. Il écrit :

Les apologistes du peuple et de son bon sens ont beau dire, la foule est peut-être bien l’union de braves gens ; mais alors ils ne s’unissent que par le côté bestial, méprisable, qui n’exprime que la faiblesse et la cruauté de la nature humaine[25].

Aussi n’est-ce pas à la foule qu’il s’adresse : c’est à la conscience individuelle de chaque homme, de chaque enfant du peuple. Car là est la lumière. Il fonde des écoles, sans trop savoir qu’enseigner. Pour l’apprendre, il fait un second voyage en Europe, du 3 juillet 1860 au 23 avril 1861[26].

Il étudie les divers systèmes pédagogiques. Est-il besoin de dire qu’il les rejette tous ? Deux séjours à Marseille lui montrèrent que la véritable instruction du peuple se faisait en dehors de l’école, qu’il trouva ridicule, par les journaux, les musées, les bibliothèques, la rue, la vie, qu’il nomme « l’école inconsciente » ou « spontanée ». L’école spontanée, par opposition à l’école obligatoire, qu’il regarde comme néfaste et niaise, voilà ce qu’il veut fonder, ce qu’il essaye, à son retour, à Iasnaïa Poliana[27]. Son principe est la liberté. Il n’admet point qu’une élite, « la société privilégiée libérale », impose sa science et ses erreurs au peuple, qui lui est étranger. Elle n’y a aucun droit. Cette méthode d’éducation forcée n’a jamais pu produire, dans l’Université, « des hommes dont l’humanité a besoin, mais des hommes dont a besoin la société dépravée : des fonctionnaires, des professeurs fonctionnaires, des littérateurs fonctionnaires, ou des hommes arrachés sans aucun but à leur ancien milieu, dont la jeunesse a été gâtée, et qui ne trouvent pas de place dans la vie : des libéraux irritables, maladifs[28] ». Au peuple de dire ce qu’il veut ! S’il ne tient pas « à l’art de lire et d’écrire que lui imposent les intellectuels », il a ses raisons pour cela : il a d’autres besoins d’esprit plus pressants et plus légitimes. Tâchez de les comprendre et aidez-le à les satisfaire !

Ces libres théories d’un conservateur révolutionnaire, comme il fut toujours, Tolstoï tâcha de les mettre en pratique, à Iasnaïa, où il se faisait beaucoup plus le condisciple que le maître de ses élèves[29]. En même temps, il s’efforçait d’introduire dans l’exploitation agricole un esprit plus humain. Nommé en 1861 arbitre territorial, dans le district de Krapivna, il fut le défenseur du peuple contre les abus de pouvoir des propriétaires et de l’État.

Mais il ne faudrait pas croire que cette activité sociale le satisfît et le remplît tout entier. Il continuait d’être la proie de passions ennemies. En dépit qu’il en eût, il aimait le monde, toujours, et il en avait besoin. Le plaisir le reprenait, par périodes ; ou c’était le goût de l’action. Il risquait de se faire tuer dans des chasses à l’ours. Il jouait de grosses sommes. Il lui arrivait même de subir l’influence du milieu littéraire de Pétersbourg, qu’il méprisait. Au sortir de ces aberrations, il tombait dans des crises de dégoût. Les œuvres de cette époque portent fâcheusement les traces de cette incertitude artistique et morale. Les Deux Hussards (1856)[30] ont des prétentions à l’élégance, un air fat et mondain, qui choque chez Tolstoï. Albert, écrit à Dijon en 1857[31], est faible et bizarre, dénué de la profondeur et de la précision qui lui sont habituelles. Le Journal d’un Marqueur (1856)[32], plus frappant, mais hâtif, semble traduire l’écœurement que Tolstoï s’inspire à lui-même. Le prince Nekhludov, son Doppelgänger, son double, se tue dans un tripot :

Il avait tout : richesse, nom, esprit, aspirations élevées ; il n’avait commis aucun crime ; mais il avait fait pire : il avait tué son cœur, sa jeunesse ; il s’était perdu, sans même avoir une forte passion pour excuse, mais faute de volonté.

L’approche même de la mort ne le change pas…

La même inconséquence étrange, la même hésitation, la même légèreté de pensée…

  1. Journal, trad. J.-W. Bienstock.
  2. On retrouve aussi cette manière dans la Coupe en forêt, terminée à la même époque. Par exemple : « Il y a trois sortes d’amour : 1o l’amour esthétique ; 2o l’amour dévoué ; 3o l’amour actif, etc. » (Jeunesse.) — Ou bien : « Il y a trois sortes de soldats : 1o les soumis ; 2o les autoritaires ; 3o les fanfarons, — qui se subdivisent eux-mêmes en : a, soumis de sang-froid ; b, soumis empressés ; c, soumis qui boivent, etc. ». (Coupe en forêt.)
  3. Jeunesse, xxxii (vol. ii des Œuvres complètes).
  4. Envoyé à la revue le Sovrémennik, et publié aussitôt.
  5. Tolstoï y est revenu, beaucoup plus tard, dans ses Entretiens avec son ami Ténéromo. Il lui a raconté notamment une crise de terreur qui le prit, une nuit qu’il était couché dans le « logement » creusé en plein rempart, sous le blindage. On trouvera cet Épisode de la guerre de Sébastopol dans le volume intitulé les Révolutionnaires, trad. J.-W. Bienstock.
  6. Un peu plus tard, Droujinine le mettra amicalement en garde contre ce danger : « Vous avez une tendance à la finesse excessive de l’analyse ; elle peut se transformer en un grand défaut. Parfois, vous etes prêt à dire : chez un tel, le mollet indiquait son désir de voyager aux Indes… Vous devez réfréner ce penchant, mais ne l’étouffer pour rien au monde. » (Lettre de 1856, citée par P. Birukov.)
  7. T. iv des Œuvres complètes, p. 82-85.
  8. Que la censure mutila.
  9. 2 septembre 1855, trad. J.-W. Bienstock.
  10. « Son amour-propre se confondait avec sa vie ; il ne voyait pas d’autre alternative : être le premier, ou se détruire… Il aimait à se trouver le premier parmi les hommes auxquels il se comparait. »
  11. En 1889, Tolstoï, écrivant une préface aux Souvenirs de Sébastopol par un officier d’artillerie, A.-J. Erchov, revint en pensée sur ces scènes. Tout souvenir héroïque en avait disparu. Il ne se rappelait plus que la peur qui dura sept mois, — la double peur : celle de la mort et celle de la honte, — l’horrible torture morale. Tous les exploits du siège, pour lui, se résumaient en ceci : avoir été de la chair à canon.
  12. Suarès : Tolstoï, éd. de l’Union pour l’Action morale, 1899 (réédité, aux Cahiers de la Quinzaine, sous le titre : Tolstoï vivant).
  13. Tourgueniev se plaint, dans une conversation, du « stupide orgueil nobiliaire de Tolstoï, de sa fanfaronnade de Junker ».
  14. « Un trait de mon caractère, bon ou mauvais, mais qui me fut toujours propre, c’est que, malgré moi, je m’opposais toujours aux influences extérieures épidémiques… J’avais une répulsion pour le courant général. » (Lettre à P. Birukov.)
  15. Tourgueniev.
  16. Grigorovitch.
  17. Eugène Garchine : Souvenirs sur Tourgueniev, 1883. Voir Vie et Œuvre de Tolstoï par Birukov.
  18. La plus violente, qui amena entre eux une brouille décisive, eut lieu en 1861. Tourgueniev faisait montre de ses sentiments philanthropiques et parlait des œuvres de bienfaisance dont s’occupait sa fille. Rien n’irritait plus Tolstoï que la charité mondaine.

    — « Je crois, dit-il, qu’une jeune fille bien habillée, qui tient sur ses genoux des guenilles sales et puantes, joue une scène théâtrale qui manque de sincérité. »

    La discussion s’envenima. Tourgueniev, hors de lui, menaça Tolstoï de le souffleter. Tolstoï exigea une réparation, sur l’heure, un duel au fusil. Tourgueniev, qui avait aussitôt regretté son emportement, envoya une lettre d’excuses. Mais Tolstoï ne pardonna point. Près de vingt ans plus tard, comme on le verra par la suite, ce fut lui qui demanda pardon, en 1878, alors qu’il abjurait toute sa vie passée et humiliait à plaisir son orgueil devant Dieu.

  19. Confessions, t. xix des Œuvres complètes, trad. J.-W. Bienstock.
  20. « Il n’y avait, dit-il, aucune différence entre nous et un asile d’aliénés. Même à cette époque, je le soupçonnais vaguement ; mais, comme font tous les fous, je traitais chacun de fou, excepté moi. » (Ibid.)
  21. Voir sur cette période ses charmantes lettres, si juvéniles à sa jeune tante la comtesse Alexandra A. Tolstoï (Briefwechsel mit der Gräfin A. A. Tolstoï, publ. par Ludwig Berndl, nouvelle édition augmentée, Rotapfelverlag, Zürich, 1926.
  22. Confessions.
  23. Journal du prince D. Nekhludov, Lucerne, t. v. des Œuvres complètes.
  24. Passant de Suisse en Russie, sans transition, il découvre que « la vie en Russie est un éternel tourment !… »

    « C’est bon qu’il y ait un refuge dans le monde de l’art, de la poésie et de l’amitié. Ici, personne ne me trouble… Je suis seul, le vent hurle ; dehors il fait froid, sale ; je joue misérablement un andante de Beethoven, avec des doigts gourds, et je verse des larmes d’émotion ; ou je lis dans L’Iliade ; ou j’imagine des hommes, des femmes, je vis avec eux ; je barbouille du papier, ou je songe, comme maintenant, aux êtres aimés… (Lettre à la comtesse A. A. Tolstoï, 18 août 1857).

  25. Journal du prince D. Nekhludov.
  26. Il fit dans ce voyage la connaissance, à Dresde, d’Auerbach qui avait été son premier inspirateur pour l’instruction du peuple ; à Kissingen, de Frœbel ; à Londres, de Herzen ; à Bruxelles, de Proudhon, qui semble l’avoir beaucoup frappé.
  27. Surtout en 1861-62.
  28. L’Éducation et la culture. — Voir Vie et Œuvres de Tolstoï, t. ii.
  29. Tolstoï a exposé ces théories dans la revue Iasnaïa Poliana, 1862 (t. xiii des Œuvres complètes). — Sur Tolstoï éducateur, voir l’excellent livre de Charles Baudouin, Neuchâtel et Paris, 1920.
  30. T. iv des Œuvres complètes.
  31. T. v. des Œuvres complètes.
  32. Ibid.