Vie de Tolstoï/Les Cosaques
u-dessus de toutes ces œuvres s’élève, cime la plus haute de cette première chaîne de montagnes, un des plus beaux romans lyriques que Tolstoï ait écrits, le chant de sa jeunesse, le poème du Caucase, les Cosaques[1]. La splendeur des montagnes neigeuses qui déroulent leurs nobles lignes sur le ciel lumineux remplit de sa musique le livre tout entier. L’œuvre est unique par cette fleur du génie, « le tout-puissant dieu de la jeunesse, comme dit Tolstoï, cet élan qui ne se retrouve plus ». Quel torrent printanier ! Quelles effusions d’amour !
« J’aime, j’aime tant !… Braves ! Bons !… » répétait-il, et il voulait pleurer. Pourquoi ? qui était brave ? qui aimait-il ? Il ne le savait pas bien[2].
Cette ivresse du cœur coule, désordonnée. Le héros, Olénine, est venu, comme Tolstoï, se retremper au Caucase, dans la vie d’aventures ; il s’éprend d’une jeune Cosaque et s’abandonne au tohu-bohu de ses aspirations contradictoires. Tantôt il pense que « le bonheur, c’est de vivre pour les autres, de se sacrifier », tantôt que « le sacrifice de soi n’est que sottise » ; alors, il n’est pas loin de croire, avec le vieux cosaque Erochka, que « tout se vaut. Dieu a fait tout pour la joie de l’homme. Rien n’est péché. S’amuser avec une belle fille n’est pas un péché, c’est le salut. » Mais qu’a-t-il besoin de penser ? Il suffit de vivre. La vie est tout bien, tout bonheur, la vie toute-puissante, universelle : la Vie est Dieu. Un naturisme brûlant soulève et dévore l’âme. Perdu dans la forêt, au milieu de « la végétation sauvage, de la multitude de bêtes et d’oiseaux, des nuées de moucherons, dans la verdure sombre, dans l’air parfumé et chaud, parmi de petits fossés d’eau trouble qui partout clapotaient sous le feuillage », à deux pas des embûches de l’ennemi, Olénine « est pris tout à coup par un tel sentiment de bonheur sans cause que, par une habitude d’enfance, il se signe et se met à remercier quelqu’un ». Comme un fakir hindou, il jouit de se dire qu’il est seul et perdu dans ce tourbillon de vie qui l’aspire, que des myriades d’êtres invisibles guettent en ce moment sa mort, cachés de tous côtés, que ces milliers d’insectes bourdonnent autour de lui, s’appelant :
— « Par ici, par ici, camarades ! voici quelqu’un à piquer ! »
Et il était clair pour lui qu’ici il n’était plus un gentilhomme russe, de la société de Moscou, ami et parent de tel ou tel, mais simplement un être comme le moucheron, le faisan, le cerf, comme ceux qui vivaient, qui rôdaient maintenant autour de lui.
— « Comme eux, je vivrai, je mourrai. Et l’herbe poussera dessus… »
Et son cœur est joyeux.
Tolstoï vit, à cette heure de jeunesse, dans un délire de force et d’amour de la vie. Il étreint la Nature et se fond avec elle. En elle, il verse, il endort, il exalte ses chagrins, ses joies et ses amours[3]. Mais cette ivresse romantique ne porte jamais atteinte à la lucidité de son regard. Nulle part plus qu’en ce poème ardent, les paysages ne sont peints avec une telle puissance, ni les types avec plus de vérité. L’opposition de la nature et du monde, qui fait le fond du livre, et qui sera, toute sa vie, un des thèmes favoris de la pensée de Tolstoï, un article de son Credo, lui fait déjà trouver, pour fustiger la comédie du monde, quelques âpres accents de la Sonate à Kreutzer[4]. Mais il n’est pas moins véridique pour ceux qu’il aime ; et les êtres de la nature, la belle Cosaque et ses amis, sont vus en pleine lumière, avec leur égoïsme, leur cupidité, leur fourberie, leurs vices.
Surtout, le Caucase révélait à Tolstoï les profondeurs religieuses de son être. On ne saurait assez mettre en lumière cette première Annonciation de l’Esprit de Vérité. Lui-même s’en est confié, sous le sceau du secret, à sa confidente de jeunesse, sa jeune tante Alexandra Andrejewna Tolstoï. Dans une lettre du 3 mai 1859, il lui fait sa « Profession de foi »[5] :
« Enfant, dit-il, je croyais avec passion et sentimentalité, sans penser. Vers quatorze ans, je commençai à réfléchir sur la vie ; et, la religion ne s’accordant pas avec mes théories, je considérai comme un mérite de la détruire… Tout était clair pour moi, logique, bien distribué en des compartiments ; et pour la religion, il n’y avait aucune place… Puis, vint le temps où la vie ne m’offrait plus aucun secret, mais où elle commença à perdre tout son sens. En ce temps — c’était au Caucase — j’étais solitaire et malheureux. Je tendis toutes les forces de mon esprit, comme on ne peut le faire qu’une fois en sa vie… C’était un temps de martyre et de félicité. Jamais, ni avant, ni après, je n’ai atteint à une telle hauteur de pensée, je n’ai vu aussi profond que pendant ces deux années. Et tout ce que j’ai trouvé alors restera ma conviction… En ces deux ans de travail spirituel persistant, j’ai découvert une simple, une vieille vérité, mais que je sais maintenant, comme personne ne le sait : je découvris qu’il y a une immortalité, qu’il y a un amour, et qu’on doit vivre pour les autres, afin d’être éternellement heureux. Ces découvertes me jetèrent dans l’étonnement, par leur ressemblance avec la religion chrétienne ; et, au lieu de chercher à découvrir plus avant, je me mis à chercher dans l’Évangile. Mais je trouvai peu. Je ne trouvai ni Dieu, ni le Sauveur, ni les Sacrements, rien… Mais je cherchais, de toutes, toutes, toutes les forces de mon âme, et je pleurais, et je me torturais, et je ne désirais rien que la vérité… Ainsi, je suis resté seul, avec ma religion[6]. »
- ↑ Bien qu’ils aient été terminés beaucoup plus tard, en 1860, à Hyères (ils ne parurent qu’en 1863), le gros de l’œuvre est de cette époque.
- ↑ Les Cosaques, t. iii des Œuvres complètes.
- ↑ « Peut-être, dit Olénine, amoureux de la jeune Cosaque, aimé-je en elle la Nature… En l’aimant, je me sens faire partie indivise de la Nature. »
Souvent, il compare celle qu’il aime à la Nature.
« Elle est, comme la Nature, égale, tranquille et taciturne. »
Ailleurs, il rapproche l’aspect des montagnes lointaines et de « cette femme majestueuse ».
- ↑ Ainsi, dans la lettre d’Olénine à ses amis de Russie.
- ↑ En français dans le texte.
- ↑ Il rajoute, à la fin de sa lettre :
« Comprenez-moi bien !… J’estime que, sans la religion, l’homme ne peut être ni bon, ni heureux ; je voudrais la posséder plus que toute autre chose au monde ; je sens que mon cœur se dessèche sans elle… Mais je ne crois pas. C’est la vie qui crée chez moi la religion, et non la religion la vie… Je sens en ce moment une telle sécheresse dans le cœur qu’il me faut posséder une religion. Dieu m’aidera. Cela viendra… La nature est pour moi le guide qui mène à la religion, chaque âme a son chemin différent et inconnu ; on ne le trouve qu’en ses profondeurs… »