Vie de Tolstoï/La lumière qui vient de s’éteindre

Hachette (p. 1-21).


La grande âme de Russie dont la flamme s’allumait, il y a cent ans, sur la terre, a été, pour ceux de ma génération, la lumière la plus pure qui ait éclairé leur jeunesse. Dans le crépuscule aux lourdes ombres du xixe siècle finissant, elle fut l’étoile consolatrice, dont le regard attirait, apaisait nos âmes d’adolescents. Parmi tous ceux — ils sont nombreux en France — pour qui Tolstoï fut bien plus qu’un artiste aimé, un ami, le meilleur, et, pour beaucoup, le seul ami véritable dans tout l’art européen, — j’ai voulu apporter à cette mémoire sacrée mon tribut de reconnaissance et d’amour.

Les jours où j’appris à le connaitre ne s’effaceront point de ma pensée. C’était en 1886. Après quelques années de germination muette, les fleurs merveilleuses de l’art russe venaient de surgir de la terre de France. Les traductions de Tolstoï et de Dostoïevski paraissaient dans toutes les maisons d’éditions à la fois, avec une hâte fiévreuse. De 1885 à 1887 furent publiés à Paris Guerre et Paix, Anna Karénine, Enfance et Adolescence, Polikouchka, la Mort d’Ivan Iliitch, les nouvelles du Caucase et les contes populaires. En quelques mois, en quelques semaines, se découvrait à nos yeux l’œuvre de toute une grande vie, où se reflétait un peuple, un monde nouveau.

Je venais d’entrer à l’École Normale. Nous étions, mes camarades et moi, bien différents les uns des autres. Dans notre petit groupe, où se trouvaient réunis des esprits réalistes et ironiques comme le philosophe Georges Dumas, des poètes tout brûlants de passion pour la Renaissance italienne comme Suarès, des fidèles de la tradition classique, des Stendhaliens et des Wagnériens, des athées et des mystiques, il s’élevait bien des discussions, il y avait bien des désaccords ; mais pendant quelques mois, l’amour de Tolstoï nous réunit presque tous. Chacun l’aimait pour des raisons différentes : car chacun s’y retrouvait soi-même ; et pour tous c’était une révélation de la vie, une porte qui s’ouvrait sur l’immense univers. Autour de nous, dans nos familles, dans nos provinces, la grande voix venue des confins de l’Europe éveillait les mêmes sympathies, parfois inattendues. Une fois, j’entendis des bourgeois de mon Nivernais, qui ne s’intéressaient point à l’art et ne lisaient presque rien, parler de la Mort d’Ivan Iliitch avec une émotion concentrée.

J’ai lu chez d’éminents critiques cette thèse que Tolstoï devait le meilleur de sa pensée à nos écrivains romantiques : à George Sand, à Victor Hugo. Sans discuter l’invraisemblance qu’il y aurait à parler d’une influence de George Sand sur Tolstoï, qui ne la pouvait souffrir, et sans nier l’influence beaucoup plus réelle qu’ont exercée sur lui J.-J. Rousseau et Stendhal, c’est bien mal se douter de la grandeur de Tolstoï et de la puissance de sa fascination sur nous que de l’attribuer à ses idées. Le cercle d’idées dans lequel se meut l’art est des plus limités. Sa force n’est pas en elles, mais dans l’expression qu’il leur donne, dans l’accent personnel, dans l’empreinte de l’artiste, dans l’odeur de sa vie.

Que les idées de Tolstoï fussent ou non empruntées — nous le verrons par la suite — jamais voix pareille à la sienne n’avait encore retenti en Europe. Comment expliquer autrement le frémissement d’émotion que nous éprouvions alors à entendre cette musique de l’âme, que nous attendions depuis si longtemps et dont nous avions besoin ? La mode n’était pour rien dans notre sentiment. La plupart d’entre nous n’ont, comme moi, connu le livre d’Eugène-Melchior de Vogüé sur le Roman russe qu’après avoir lu Tolstoï ; et son admiration nous a paru pâle auprès de la nôtre. M. de Vogüé jugeait surtout en littérateur. Mais nous, c’était trop peu pour nous d’admirer l’œuvre : nous la vivions, elle était nôtre. Nôtre, par sa vie ardente, par sa jeunesse de cœur. Nôtre, par son désenchantement ironique, sa clairvoyance impitoyable, sa hantise de la mort. Nôtre, par ses rêves d’ampur fraternel et de paix entre les hommes. Nôtre, par son réquisitoire terrible contre les mensonges de la civilisation. Et par son réalisme, et par son mysticisme. Par son souffle de nature, par son sens des forces invisibles, son vertige de l’infini.

Ces livres ont été pour nous ce que Werther a été pour sa génération : le miroir magnifique de nos puissances et de nos faiblesses, de nos espoirs et de nos terreurs. Nous ne nous inquiétions point de mettre d’accord toutes ces contradictions, ni surtout de faire rentrer cette âme multiple, où résonnait l’univers, dans d’étroites catégories religieuses ou politiques, comme font tels de ceux qui, à l’exemple de Paul Bourget, au lendemain de la mort de Tolstoï, ont ramené le poète homérique de Guerre et Paix à l’étiage de leurs passions de partis. Comme si nos coteries, d’un jour, pouvaient être la mesure d’un génie !… Et que m’importe à moi que Tolstoï soit ou non de mon parti ! M’inquiété-je de quel parti furent Dante et Shakespeare, pour respirer leur souffle et boire leur lumière ?

Nous ne nous disions point, comme ces critiques d’aujourd’hui : « Il y a deux Tolstoï, celui d’avant la crise, celui d’après la crise ; l’un est le bon, et l’autre ne l’est point. » Pour nous, il n’y en a eu qu’un, nous l’aimions tout entier. Car nous sentions, d’instinct, que dans de telles âmes tout se tient, tout est lié.



Ce que notre instinct sentait, sans l’expliquer, c’est à notre raison de le prouver aujourd’hui. Nous le pouvons, à présent que cette longue vie, arrivée à son terme, s’expose aux yeux de tous, sans voiles et devenue soleil, dans le ciel de l’esprit. Ce qui nous frappe aussitôt, c’est à quel point elle resta la même, du commencement à la fin, en dépit des barrières qu’on a voulu y élever, de place en place, — en dépit de Tolstoï lui-même, qui, en homme passionné, était enclin à croire, quand il aimait, quand il croyait, qu’il aimait, qu’il croyait pour la première fois, et qui datait de là le commencement de sa vie. Commencement. Recommencement. Combien de fois la même crise, les mêmes luttes se sont produites en lui ! On ne saurait parler de l’unité de sa pensée — elle ne fut jamais une — mais de la persistance en elle des mêmes éléments divers, tantôt alliés, tantôt ennemis, plus souvent ennemis. L’unité, elle n’est point dans l’esprit ni dans le cœur d’un Tolstoï, elle est dans le combat de ses passions en lui, elle est dans la tragédie de son art et de sa vie.

Art et vie sont unis. Jamais œuvre ne fut plus intimement mêlée à la vie ; elle a presque constamment un caractère autobiographique ; depuis l’âge de vingt-cinq ans, elle nous fait suivre Tolstoï, pas à pas, dans les expériences contradictoires de sa carrière aventureuse. Son Journal, commencé avant l’âge de vingt ans et continué jusqu’à sa mort[1], les notes fournies par lui à M. Birukov[2], complètent cette connaissance et permettent non seulement de lire presque jour par jour dans la conscience de Tolstoï, mais de faire revivre le monde où son génie a pris racine et les âmes dont son âme s’est nourrie.


Une riche hérédité. Une double race (les Tolstoï et les Volkonski), très noble et très ancienne, qui se vantait de remonter à Rurik et comptait dans ses annales des compagnons de Pierre le Grand, des généraux de la guerre de Sept Ans, des héros des luttes napoléoniennes, des Décembristes, des déportés politiques. Des souvenirs de famille, auxquels Tolstoï a dû quelques-uns des types les plus originaux de Guerre et Paix : le vieux prince Bolkonski, son grand-père maternel, un représentant attardé de l’aristocratie du temps de Catherine ii, voltairienne et despotique ; le prince Nicolas-Grégorévitch Volkonski, un cousin-germain de sa mère, blessé à Austerlitz et ramassé sur le champ de bataille, sous les yeux de Napoléon, comme le prince André ; son père, qui avait quelques traits de Nicolas Rostov[3] ; sa mère, la princesse Marie, la douce laide aux beaux yeux, dont la bonté illumine Guerre et Paix.

Il ne connut guère ses parents. Les charmants récits d’Enfance et Adolescence ont, ainsi que l’on sait, peu de réalité. Sa mère mourut quand il n’avait pas encore deux ans. Il ne put donc se rappeler la chère figure, que le petit Nicolas Irténiev évoque à travers un voile de larmes, la figure au lumineux sourire, qui répandait la joie autour d’elle…

Ah ! si je pouvais entrevoir ce sourire dans les moments difficiles, je ne saurais pas ce que c’est que le chagrin…[4].

Mais elle lui transmit sans doute sa franchise parfaite, son indifférence à l’opinion et son don merveilleux de raconter des histoires qu’elle inventait.

De son père, il put garder du moins quelques souvenirs. C’était un homme aimable et moqueur, aux yeux tristes, qui vivait sur ses terres, d’une existence indépendante et dénuée d’ambition. Tolstoï avait neuf ans lorsqu’il le perdit. Cette mort lui fit « comprendre pour la première fois l’amère vérité et remplit son âme de désespoir[5] ». — Première rencontre de l’enfant avec le spectre d’effroi, qu’une partie de sa vie devait être consacrée à combattre, et l’autre à célébrer, en le transfigurant… La trace de cette angoisse est marquée en quelques traits inoubliables des derniers chapitres d’Enfance, où les souvenirs sont transposés pour le récit de la mort et de l’enterrement de la mère.

Ils restaient cinq enfants, dans la vieille maison de Iasnaïa Poliana[6], où Léon-Nikolaievitch était né, le 28 août 1828, et qu’il ne devait quitter que pour mourir, quatre-vingt-deux ans après. La plus jeune, une fille, Marie, qui plus tard se fit religieuse (ce fut auprès d’elle que Tolstoï se réfugia, mourant, quand il s’enfuit de sa maison et des siens). — Quatre fils : Serge, égoïste et charmant, « sincère à un degré que je n’ai jamais vu atteindre » ; — Dimitri, passionné, concentré, qui plus tard, étudiant, devait se livrer aux pratiques religieuses avec emportement, sans souci de l’opinion, jeûnant, recherchant les pauvres, hébergeant les infirmes, puis soudain se jetant dans la débauche, avec la même violence, ensuite rongé de remords, rachetant et prenant chez lui une fille qu’il avait connue dans une maison publique, et mourant de phtisie à vingt-neuf ans[7] ; — Nicolas, l’aîné, le frère le plus aimé, qui avait hérité de la mère son imagination pour conter des histoires[8], ironique, timide et fin, plus tard officier au Caucase, où il prit l’habitude de l’alcoolisme, plein de tendresse chrétienne, lui aussi, vivant dans des taudis, partageant avec les pauvres tout ce qu’il possédait. Tourgueniev disait de lui « qu’il mettait en pratique cette humilité devant la vie, que son frère Léon se contentait de développer en théorie ».

Auprès des orphelins, deux femmes d’un grand cœur : la tante Tatiana[9], « qui avait deux vertus, dit Tolstoï : le calme et l’amour ». Toute sa vie n’était qu’amour. Elle se dévouait sans cesse…

Elle m’a fait connaître le plaisir moral d’aimer…

L’autre, la tante Alexandra, qui servait toujours les autres, et évitait d’être servie, se passait de domestiques, avait pour occupations favorites la lecture de la vie des saints, les causeries avec les pèlerins et avec les innocents. De ces innocents et innocentes, plusieurs vivaient dans la maison. Une d’elles, une vieille pèlerine, qui récitait des psaumes, était marraine de la sœur de Tolstoï. Un autre, Gricha, ne savait que prier et pleurer…

Ô grand chrétien Gricha ! Ta foi était si forte que tu sentais l’approche de Dieu, ton amour était si ardent que les paroles coulaient de tes lèvres, sans que ta raison les contrôlât. Et comme tu célébrais Sa magnificence, quand, ne trouvant pas de paroles, tout en larmes, tu te prosternais sur le sol !…[10]

Qui ne voit la part que toutes ces humbles âmes ont eue à la formation de Tolstoï ? Il semble qu’en elles s’ébauche et s’essaye le Tolstoï de la fin. Leurs prières, leur amour ont jeté dans l’esprit de l’enfant les semences de foi, dont le vieillard devait voir se lever la moisson.

Sauf de l’innocent Gricha, Tolstoï, dans ses récits d’Enfance, ne parle point de ces modestes collaborateurs qui l’aidèrent à construire son âme. Mais, en revanche, comme elle transparaît au travers du livre, cette âme d’enfant, « ce cœur pur et aimant, tel un rayon clair, qui découvrait toujours chez les autres leurs meilleures qualités », cette tendresse extrême ! Heureux, il pense au seul homme qu’il sache malheureux, il pleure et il voudrait se dévouer pour lui. Il embrasse un vieux cheval, il lui demande pardon de l’avoir fait souffrir. Il est heureux d’aimer, même n’étant pas aimé. Déjà l’on aperçoit les germes de son futur génie : son imagination, qui le fait pleurer, de ses propres histoires ; sa tête toujours en travail, qui toujours cherche à penser ce à quoi pensent les gens ; sa faculté précoce d’observation et de souvenir[11] ; ce regard attentif qui scrute les physionomies, au milieu de son deuil, et la vérité de leur douleur. À cinq ans, il sentit, dit-il, pour la première fois, « que la vie n’est pas un amusement, mais une besogne très lourde[12] ».

Heureusement il l’oubliait. En ce temps-là, il se berçait de contes populaires, des bylines russes, ces rêves mythiques et légendaires, des récits de la Bible, — surtout de la sublime Histoire de Joseph, que, vieillard, il donnait encore pour le modèle de l’art, — et des Mille et une Nuits, que, chaque soir, chez sa grand mère, récitait un conteur aveugle, assis sur le rebord de la fenêtre.


Il fit ses études à Kazan[13]. Études médiocres. On disait des trois frères[14] : « Serge veut et peut. Dmitri veut et ne peut pas. Léon ne veut pas et ne peut pas ».

Il passait par ce qu’il nomme « le désert de l’adolescence ». Désert de sable, où souffle par rafales un vent brûlant de folie. Sur cette période, les récits d’Adolescence et surtout de Jeunesse sont riches en confessions intimes. Il est seul. Son cerveau est dans un état de fièvre perpétuelle. Pendant un an, il retrouve pour son compte et essaie tous les systèmes[15]. Stoïcien, il s’inflige des tortures physiques. Épicurien, il se débauche. Puis, il croit à la métempsycose. Il finit par tomber dans un nihilisme dément : il lui semble que s’il se retournait assez vite, il pourrait voir face à face le néant. Il s’analyse, il s’analyse….

Je ne pensais plus à une chose, je pensais que je pensais à une chose…[16]

Cette analyse perpétuelle, cette machine à raisonner, qui tournait dans le vide, lui restera comme une habitude dangereuse, qui, dit-il, « lui nuit souvent dans la vie », mais où son art a puisé des ressources inouïes[17].

À ce jeu, il avait perdu toutes ses convictions : il le pensait, du moins. À seize ans, il cessa de prier et d’aller à l’église[18]. Mais la foi n’était pas morte, elle couvait seulement :

Pourtant je croyais en quelque chose. En quoi ? Je ne pourrais le dire. Je croyais encore en Dieu, ou plutôt je ne le niais pas. Mais quel Dieu ? Je l’ignorais. Je ne niais pas non plus le Christ et sa doctrine ; mais en quoi consistait cette doctrine, je n’aurais su le dire[19].

Il était pris, par moments, de rêves de bonté. Il voulait vendre sa voiture, en donner l’argent aux pauvres, leur faire le sacrifice d’un dixième de sa fortune, se passer de domestiques… « Car ce sont des hommes comme moi[20]. » Il écrivait, pendant une maladie[21], des Règles de vie. Il s’y assignait naïvement le devoir de « tout étudier et tout approfondir : droit, médecine, langues, agriculture, histoire, géographie, mathématiques, d’atteindre le plus haut degré de perfection en musique et en peinture »… Il avait « la conviction que la destinée de l’homme était dans son perfectionnement incessant ».

Mais, insensiblement, sous la poussée de ses passions d’adolescent, d’une sensualité violente et d’un immense amour-propre[22], cette foi dans la perfection déviait, perdait son caractère désintéressé, devenait pratique et matérielle. S’il voulait perfectionner sa volonté, son corps et son esprit, c’était afin de vaincre le monde et d’imposer l’amour[23]. Il voulait plaire.

Ce n’était pas aisé. Il avait alors une laideur simiesque : face brutale, longue et lourde, cheveux courts, plantés bas, petits yeux qui se fixent sur vous avec dureté, enfouis dans des cavités sombres, large nez, grosses lèvres qui avancent, et de vastes oreilles[24]. Ne pouvant se donner le change sur cette laideur qui, lorsqu’il était enfant, lui causait déjà des crises de désespoir[25], il prétendit réaliser l’idéal de « l’homme comme il faut[26] ». Cet idéal le conduisit, pour faire comme les autres « hommes comme il faut », à jouer, à s’endetter stupidement et à se débaucher tout à fait[27].

Une chose le sauva toujours : son absolue sincérité.

— Savez-vous pourquoi je vous aime plus que les autres ? dit Nekhludov à son ami. Vous avez une qualité étonnante et rare : la franchise.

— Oui, je dis toujours les choses que j’ai même honte à m’avouer[28].

Dans ses pires égarements, il se juge avec une clairvoyance impitoyable.

« Je vis tout à fait bestialement, écrit-il dans son Journal, je suis tout déprimé. »

Et, avec sa manie d’analyse, il note minutieusement les causes de ses erreurs :

1o Indécision ou manque d’énergie ; — 2o Duperie de soi-même ; — 3o Précipitation ; — 4o Fausse honte ; — 5o Mauvaise humeur ; — 6o Confusion ; — 7o Esprit d’imitation ; — 8o Versatilité ; — 9o Irréflexion.

Cette même indépendance de jugement, il l’applique, encore étudiant, à la critique des conventions sociales et des superstitions intellectuelles. Il bafoue la science universitaire, refuse tout sérieux aux études historiques, et se fait mettre aux arrêts pour son audace de pensée. À cette époque, il découvre Rousseau, les Confessions, Émile. C’est un coup de foudre.

Je lui rendais un culte. Je portais au cou son portrait en médaille comme une image sainte[29].

Ses premiers essais philosophiques sont des commentaires sur Rousseau (1846-7).

Cependant, dégoûté de l’Université et des hommes « comme il faut », il revient se terrer dans ses champs, à Iasnaïa Poliana (1847-1851) ; il reprend contact avec le peuple ; il prétend lui venir en aide, en être le bienfaiteur et l’éducateur. Ses expériences de ce temps ont été racontées dans une de ses premières œuvres, la Matinée d’un Seigneur (1852), une remarquable nouvelle, dont le héros est son prête-nom favori, le prince Nekhludov[30].

Nekhludov a vingt ans. Il a laissé l’Université pour se consacrer à ses paysans. Voici un an qu’il travaille à leur faire du bien ; et, dans une visite au village, nous le voyons qui se heurte à l’indifférence railleuse, à la méfiance enracinée, à la routine, à l’insouciance, au vice, à l’ingratitude. Tous ses efforts sont vains. Il rentre découragé, et il songe à ses rêves d’il y a un an, à son généreux enthousiasme, à « son idée que l’amour et le bien étaient le bonheur et la vérité, le seul bonheur et la seule vérité possibles en ce monde ». Il se sent vaincu. Il est honteux et lassé.

Assis devant le piano, sa main inconsciemment effleura les touches. Un accord sortit, puis un second, un troisième… Il se mit à jouer. Les accords n’étaient pas tout à fait réguliers ; souvent ils étaient ordinaires jusqu’à la banalité et ne décelaient aucun talent musical ; mais il y trouvait un plaisir indéfinissable, triste. À chaque changement d’harmonies, avec un battement de cœur, il attendait ce qui allait sortir, et il suppléait vaguement par l’imagination à ce qui faisait défaut. Il entendait le chœur, l’orchestre… Et son principal plaisir lui venait de l’activité forcée de l’imagination, qui lui présentait sans liens, mais avec une clarté étonnante, les images et les scènes les plus variées du passé et de l’avenir…

Il revoit les moujiks vicieux, méfiants, menteurs, paresseux et butés, avec qui il causait tout à l’heure ; mais il les revoit, cette fois, avec ce qu’ils ont de bon, non plus avec leurs vices ; il pénètre en leur cœur par l’intuition de l’amour ; il lit en eux leur patience, leur résignation au sort qui les écrase, leur pardon pour les injures, leur affection familiale et les causes de leur attachement routinier et pieux au passé. Il évoque leurs journées de bon travail, fatigant et sain…

« C’est beau, murmure-t-il… Pourquoi ne suis-je pas l’un d’eux ? »[31]

Tout Tolstoï est déjà dans le héros de cette première nouvelle[32] : sa vision nette et ses illusions persistantes. Il observe les gens avec un réalisme sans défaut ; mais, dès qu’il ferme les yeux, ses rêves le reprennent, et son amour des hommes.




Mais Tolstoï, en 1850, est moins patient que Nekhludov. Iasnaïa l’a déçu ; il est las du peuple, comme de l’élite ; son rôle lui pèse : il n’y tient plus. D’ailleurs ses créanciers le harcèlent. En 1851, il s’enfuit au Caucase, à l’armée, auprès de son frère Nicolas, officier.

À peine arrivé dans les montagnes sereines, il se ressaisit, il retrouve Dieu :

La nuit dernière[33], j’ai à peine dormi… Je me suis mis à prier Dieu. Il m’est impossible de décrire la douceur du sentiment que j’éprouvais en priant. J’ai récité les prières habituelles, et ensuite je suis resté longtemps encore à prier. Je désirais quelque chose de très grand, de très beau… Quoi ? je ne puis le dire. Je voulais me fondre avec l’Être infini, je lui demandais de me pardonner mes fautes… Mais non, je ne le demandais pas, je sentais que, puisqu’il m’accordait ce moment bienheureux, il me pardonnait. Je demandais, et en même temps je sentais que je n’avais rien à demander et que je ne pouvais pas, que je ne savais pas demander. Je l’ai remercié, mais non en paroles, non en pensée… Une heure à peine s’était écoulée que j’écoutais la voix du vice. Je me suis endormi en rêvant de la gloire et des femmes : c’était plus fort que moi. — N’importe ! Je remercie Dieu pour ce moment de bonheur, pour ce qu’il m’a montré ma petitesse et ma grandeur. Je veux prier, mais je ne sais pas ; je veux comprendre, mais je n’ose pas. Je m’abandonne à Ta Volonté[34].

La chair n’était pas vaincue (elle ne le fut jamais) ; la lutte se poursuivait dans le secret du cœur, entre les passions et Dieu. Tolstoï note, dans le Journal, les trois démons qui le dévorent :

1o Passion du jeu. Lutte possible.

2o Sensualité. Lutte très difficile.

3o Vanité. La plus terrible de toutes.

Dans l’instant qu’il rêvait de vivre pour les autres et de se sacrifier, des pensées voluptueuses ou futiles l’assiégeaient : l’image de quelque femme cosaque, ou « le désespoir qu’il aurait si sa moustache gauche se soulevait plus que la droite[35] ». — « N’importe ! » Dieu était là, il ne le quittait plus. Le bouillonnement de la lutte même était fécond, toutes les puissances de vie en étaient exaltées.

Je pense que l’idée si frivole que j’ai eue d’aller faire un voyage au Caucase m’a été inspirée d’en haut. La main de Dieu m’a guidé. Je ne cesse de l’en remercier. Je sens que je suis devenu meilleur ici, et je suis fermement persuadé que tout ce qui peut m’arriver ne sera que pour mon bien, puisque c’est Dieu lui-même qui l’a voulu…[36].

C’est le chant d’actions de grâces de la terre au printemps. Elle se couvre de fleurs. Tout est bien, tout est beau. En 1852, le génie de Tolstoï donne ses premières fleurs : Enfance, la Matinée d’un Seigneur, l’Incursion, Adolescence ; et il remercie l’Esprit de vie qui l’a fécondé[37].

  1. À part quelques interruptions, — une surtout, assez longue, entre 1865 et 1878.
  2. Pour sa remarquable biographie de Léon Tolstoï : Vie et Œuvre, Mémoires, Souvenirs, Lettres, Extraits du Journal intime, Notes et Documents biographiques réunis, coordonnés et annotés par P. Birukov, revisés par Léon Tolstoï, traduits sur le manuscrit par J.-W. Bienstock, — 4 vol. éd. du Mercure de France.
    C’est le recueil de documents le plus important sur la vie et l’œuvre de Tolstoï. J’y ai abondamment puisé.
  3. Il fit aussi les campagnes napoléoniennes et fut prisonnier en France pendant les années 1814-1815.
  4. Enfance, chap. ii.
  5. Enfance, chap. xxvii.
  6. Iasnaïa Poliana, dont le nom signifie la Clairière claire, est un petit village au sud de Moscou, à quelques lieues de Toula « dans une des provinces les plus foncièrement russes. Les deux grandes régions de la Russie, dit M. A. Leroy-Beaulieu, la région des forêts et celle des terres de culture s’y touchent et s’y enchevêtrent. Aux environs ne se rencontrent ni Finnois, ni Tatars, ni Polonais, ni Juifs, ni Petits-Russiens. Ce pays de Toula est au cœur même de la Russie. »
    (A. Leroy-Beaulieu : Léon Tolstoï, Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1910.
  7. Tolstoï l’a dépeint dans Anna Karénine, sous les traits du frère de Levine.
  8. Il écrivit le Journal d’un Chasseur.
  9. En réalité, elle était une parente éloignée. Elle avait aimé le père de Tolstoï, et elle en avait été aimée ; mais, comme Sonia dans Guerre et Paix, elle s’était effacée.
  10. Enfance, chap. xii.
  11. N’a-t-il pas prétendu, dans des notes autobiographiques (datées de 1878), qu’il se rappelait les sensations de l’emmaillotement et du bain d’enfant dans le baquet ! (Voir Premiers Souvenirs. Une traduction française en a été publiée dans le même volume que Maître et Serviteur.)
    Le grand poète suisse Carl Spitteler a, lui aussi, été doué de cet extraordinaire pouvoir d’évoquer ses images du seuil de la vie. Il a consacré tout un livre (Meine frühesten Erlebnisse) à ses toutes premières années d’enfance.
  12. Premiers Souvenirs.
  13. De 1842 à 1847.
  14. Nicolas, plus âgé que Léon de cinq ans, avait déjà terminé ses études en 1844.
  15. Il aimait les conversations métaphysiques « d’autant plus, dit-il, qu’elles étaient plus abstraites et qu’elles arrivaient à un tel degré d’obscurité que, croyant dire ce qu’on pense, on dit tout autre chose ». (Adolescence, xxvii.)
  16. Adolescence, xix.
  17. Surtout dans ses premières œuvres, dans les Récits de Sébastopol.
  18. C’était le temps où il lisait Voltaire et y trouvait plaisir. (Confessions, i.)
  19. Confessions, i, trad. J.-W. Bienstock.
  20. Jeunesse, iii.
  21. En mars-avril 1847.
  22. « Tout ce que fait l’homme, il le fait par amour-propre », dit Nekhludov dans Adolescence.

    En 1853, Tolstoi note, dans son Journal : « Mon grand défaut : l’orgueil. Un amour-propre immense, sans raison… Je suis si ambitieux que si j’avais à choisir entre la gloire et la vertu (que j’aime), je crois bien je choisirais la première. »

  23. « Je voulais que tous me connussent et m’aimassent. Je voulais que rien qu’en entendant mon nom, tous fussent frappés d’admiration et me remerciassent. » (Jeunesse, iii.)
  24. D’après un portrait de 1848, quand il avait vingt ans (reproduit dans le premier volume de Vie et Œuvre).
  25. « Je m’imaginais qu’il n’y avait pas de bonheur sur terre pour un homme qui avait, comme moi, le nez si large, les lèvres si grosses et les yeux si petits. » (Enfance, xvii.) Ailleurs, il parle avec désolation de « ce visage sans expression, ces traits veules, mous, indécis, sans noblesse, rappelant les simples moujiks, ces mains et ces pieds trop grands ». (Jeunesse, i.)
  26. « Je partageais l’humanité en trois classes : les hommes comme il faut, les seuls dignes d’estime ; les hommes non comme il faut, dignes de mépris et de haine ; et la plèbe : elle n’existait pas. » (Jeunesse, xxxi.)
  27. Surtout pendant un séjour à Saint-Pétersbourg, en 1847-8.
  28. Adolescence, xxvii.
  29. Entretiens avec M. Paul Boyer (Le Temps), 28 août 1901.
  30. Nekhludov figure aussi dans Adolescence et Jeunesse (1854), dans une Rencontre au Détachement (1866), le Journal d’un Marqueur (1856), Lucerne (1857) et Résurrection (1899). — Il faut remarquer que ce nom désigne des personnages différents. Tolstoï n’a pas cherché à lui conserver le même aspect physique, et Nekhludov se tue, à la fin du Journal d’un Marqueur. Ce sont des incarnations diverses de Tolstoï, dans ce qu’il a de meilleur et de pire.
  31. La Matinée d’un Seigneur, t. ii des Œuvres complètes, trad. de J.-W. Bienstock.
  32. Elle est contemporaine des récits d’Enfance.
  33. 11 juin 1851, au camp fortifié de Starï-Iourt, dans le Caucase.
  34. Journal, trad. J.-W. Bienstock.
  35. Ibid., 2 juillet 1851.
  36. Lettre à sa tante Tatiana, janvier 1852.
  37. Un portrait de 1851 montre déjà le changement qui s’accomplit dans l’âme. La tête est levée, la physionomie s’est un peu éclaircie, les cavités des yeux sont moins sombres, les yeux gardent leur fixité sévère, et la bouche entr’ouverte, qu’ombre une moustache naissante, est morose ; il y a toujours quelque chose d’orgueilleux et de défiant, mais bien plus de jeunesse.