Vie de Rancé/Livre premier

H.-L. Delloye, éditeur (p. 1-51).


LIVRE PREMIER




Don Pierre Le Nain, religieux et prieur de l’abbaye de La Trappe, frère du grand Tillemont et presque aussi savant que lui, est reconnu comme le plus complet historien de Rancé. Il commence ainsi la vie de l’abbé réformateur :

« L’illustre et pieux abbé du monastère de Notre-Dame de La Trappe, l’un des plus beaux monuments de l’ordre de Cîteaux, le parfait miroir de la pénitence, le modèle accompli de toutes les vertus chrétiennes et religieuses, le digne fils et le fidèle imitateur du grand saint Bernard, le révérend père dom Armand-Jean Le Bouthillier de Rancé, de qui, avec le secours du ciel, nous entreprenons d’écrire l’histoire, naquit à Paris, le 9 janvier 1626, d’une des plus anciennes et illustres familles du royaume. Il n’y a personne qui ne sache qu’elle a donné à l’Église monseigneur Victor Le Bouthillier, évêque de Boulogne, depuis archevêque de Tours, premier aumônier de M. le duc d’Orléans ; monseigneur Sébastien Le Bouthillier, évêque d’Aire, prélat d’une piété singulière ; et à l’État Claude Le Bouthillier, sieur de Pons et de Foligny, qui fut d’abord conseiller au parlement de Paris, ensuite secrétaire d’État, et quelques années après surintendant des finances et grand-trésorier des ordres du roi. Cette famille, qui tirait son origine de Bretagne et touchait de parenté aux ducs de cette province, a été encore plus ennoblie par la sainteté de celui dont nous écrivons la vie.

» Son père se nommait Denis Le Bouthillier, seigneur de Rancé, maître des requêtes, président en la chambre des comptes et secrétaire de la reine Marie de Médicis. Il épousa Charlotte Joly, de laquelle il eut huit enfants : cinq filles, qui se firent religieuses presque toutes, et trois garçons. Le premier, Denis-François Le Bouthillier, fut chanoine de Notre-Dame de Paris ; le second fut notre digne abbé, le troisième est le chevalier de Rancé, qui servit Sa Majesté en qualité de capitaine du port du Marseille et de chef d’escadre.

» Comme notre abbé avait été baptisé en la maison de son père sans les cérémonies ordinaires de l’Église, elles furent suppléées le 30 mai 1627 en la paroisse de Saint-Côme-et-Saint-Damien. L’éminentissime cardinal de Richelieu fut son parrain, et lui donna le nom d’Armand-Jean ; il eut pour marraine Marie de Fourcy, femme du marquis d’Effiat, surintendant des finances. »

Tel est le début du Père Le Nain. Le désert se réjouit, le réformateur de La Trappe se montre au monde entre Richelieu, son protecteur et Bossuet, son ami. Il fallait que le prêtre fût grand pour ne pas disparaître entre ses acolytes.

Le frère aîné de Rancé, Denis-François, le chanoine de Notre-Dame était dès le berceau abbé commendataire de La Trappe ; la mort de Denis rendit Armand le chef de sa famille : il hérita de l’abbaye de son frère par cet abus des bénéfices convertis en espèce de biens patrimoniaux. Admis dans l’ordre de Malte, quoiqu’il fût devenu l’aîné, ses parents le laissèrent dans la carrière de l’Église.

Le père de Rancé, frappé des dispositions de son fils, lui donna trois précepteurs : le premier lui montrait le grec, le second le latin, le troisième veillait sur ses mœurs ; traditions d’éducation qui remontaient à Montaigne. Les parlementaires étaient alors très-érudits témoin Pasquier et le président Cousin. À peine sorti des langes, Armand expliquait les poètes de la Grèce et de Rome. Un bénéfice étant venu à vaquer, on mit sur la liste des recommandés le filleul du cardinal de Richelieu ; le clergé murmura, le P. Caussin, jésuite et confesseur du roi, fit appeler l’abbé en jaquette. Caussin avait un Homère sur sa table, il le présenta à Rancé : le petit savant expliqua un passage à livre ouvert. Le jésuite pensa que l’enfant s’aidait du latin placé en regard du texte, il prit les gants de l’écolier, et en couvrit la glose. L’écolier continua de traduire le grec. Le P. Caussin s’écria Habes lynceos oculos ; il embrassa l’enfant, et ne s’opposa plus aux faveurs de la cour.

À l’âge de douze ans (1638), Rancé donna son Anacréon. Cette précocité de science est suffisamment démontrée possible par ce que l’on sait de Saumaise et des enfants célèbres. Rancé, à 68 ans, dans une lettre à l’abbé Nicaise, s’avoue l’auteur du commentaire.

L’Anacréon grec parut sous la protection du cardinal de Richelieu ; Chardon de La Rochette a fourni la traduction de l’épître dédicatoire. On la pourrait faire plus précise, non plus exacte. Il est curieux d’entendre celui qui devait dédaigner le monde parler à celui qui n’aspirait qu’à en devenir le maître : l’ambition est de toutes les âmes ; elle mène les petites, les grandes la mènent.

L’épître ouvre par ces mots :

« Au grand Armand-Jean, cardinal de Richelieu Armand-Jean Le Bouthillier, abbé,

» Salut et longue prospérité. Ayant appris de bonne heure à me pénétrer des sentiments de reconnaissance, etc.

» La langue grecque est aussi la langue des saintes Écritures, etc.

» J’ai donné à l’étude de cette langue les mêmes soins qu’à celle des Romains, etc.

» Me dévouant tout entier au service de votre Éminence… »


C’est une des immortalités contradictoires de Richelieu d’avoir eu pour panégyristes Rancé, scoliaste d’Anacréon, et Corneille, qui devint à son tour pénitent : les Horaces sont dédiés au persécuteur du Cid.

Les scolies dans l’Anacréon de Rancé suivent une à une les odes : les pièces à la louange du jeune traducteur, imprimées à la tête de l’ouvrage, ne donnent guère une idée de l’avenir du saint. Dans les collèges il y avait une sorte d’enfance mythologique, qui passait d’une génération à l’autre. « Quels vœux formes-tu, chantre de Téos ? dit un des rapsodes de ces pièces, brûles-tu pour Bathille, pour Bacchus, pour Cythérée ? Aimes-tu les danses des jeunes vierges, voici Armand (de Rancé) qui l’emporte sur Bathille et sur les jeunes vierges ; si tu possèdes Armand, vis heureux. »

Singulière annonciation du saint. Je me souviens qu’un de nos régents nous expliquait en classe l’églogue d’Alexis : Alexis était un écolier indocile, qui refusait d’écouter les paroles de son affectueux maître. Candide pudeur chrétienne !

Rancé subséquemment jeta au feu ce qu’il lui restait du tirage de l’ Anacréon, dont on trouve néanmoins des exemplaires à la Bibliothèque du roi. Un voyageur anonyme, qu’on sait être aujourd’hui l’abbé Nicaise, dans un voyage fait à La Trappe du vivant de Rancé, raconte une conversation qu’il eut avec l’abbé. Celui-ci lui dit : « qu’il n’avait gardé dans sa bibliothèque qu’un exemplaire de l’ Anacréon, qu’il avait donné cet exemplaire à M. Pellisson, non pas comme un bon livre, mais comme un livre fort propre et fort bien relié, que dans les deux premières années de sa retraite, avant que d’être religieux, il avait voulu lire les poètes, mais que cela ne faisait que rappeler ses anciennes idées, et qu’il y a dans cette lecture un poison subtil, caché sous des fleurs, qui est très dangereux, et qu’enfin il avait quitté tout cela[1]. »

Il écrivait à l’abbé Nicaise, le 6 avril 1692 : « Ce que j’ai fait sur Anacréon n’est rien de considérable ; qu’est-ce que l’on peut penser à l’âge de douze ans qui mérite qu’on l’approuve ! j’aimais les lettre et je m’y plaisais, voilà tout. »

Protégé de Richelieu et chéri de la reine mère, Rancé entrait dans la vie sous les auspices les plus heureux. Marie de Médicis avait pour lui une tendresse d’aïeule ; elle le tenait sur ses genoux, le portait, le baisait ; elle dit un jour au père de Rancé : « Pourquoi ne m’avez-vous pas encore amené mon fils ? je ne prétends pas être si longtemps sans le voir ! » On aurait pris ces caresses pour le comble de la fortune ; mais elles venaient de la veuve de Henri IV et de la mère de la femme de Charles Ier. Il ne manquait rien à l’opulence de l’écolier : pourvu d’un canonicat de Notre-Dame de Paris, et abbé de la Trappe, il jouissait du prieuré de Boulogne, près de Chambor, de l’abbaye de Notre-Dame du Val, de Saint-Symphorien de Beauvais, il était prieur de Saint-Clémentin en Poitou, archidiacre d’Outre-Mayenne dans l’église d’Angers et chanoine de Tours, faveurs obtenues de Richelieu par le crédit d’Anacréon.

Vers cette époque le jeune Bouthillier aurait eu à subir une épreuve : Richelieu s’était brouillé avec Marie de Médicis. La reine italienne aurait mieux fait de continuer d’élever le Luxembourg et l’aqueduc d’Arcueil, de perfectionner son propre portrait gravé en bois par elle-même. Bouthillier le père, qui demeurait attaché à la fortune de Marie, voulut contraindre Rancé à cesser d’aller chez son parrain ; Rancé resta fidèle au cardinal, et le vit secrètement jusqu’à sa mort. Telles sont les traditions conservées dans les biographies ; mais la chronologie les renverse : lorsque Marie de Médicis se réfugiait dans les Pays-Bas, Rancé n’avait que trois à quatre ans.

Richelieu mourut le 4 décembre 1642, dans la dix-huitième année de son ministère : le génie est une royauté, par l’ère de laquelle il faut compter. Le Père Joseph, Marion de Lorme, la Grande Pastorale, sont des infirmités ensevelies avant celui auquel elles furent attachées.

Sous la régence d’Anne d’Autriche et le ministère de Mazarin, Rancé poursuivit son éducation. Dans ses cours de philosophie et de théologie, il obtint des succès que la société d’alors voyait avec un vif intérêt. Il dédia sa thèse à la mère de Louis XIV. Un jour, poussé par un professeur qui appuyait son opinion sur un passage concluant d’Aristote, il répondit qu’il n’avait jamais lu Aristote qu’en grec, et que si l’on voulait lui produire le texte, il tâcherait de l’expliquer. Le professeur ne savait pas le grec ; ce que Rancé avait soupçonné. Alors l’abbé cita de mémoire l’original, et fit voir la différence qui existait entre le texte et la version latine.

Rancé eut le bonheur de rencontrer aux études un de ces hommes auprès desquels il suffit de s’asseoir pour devenir illustre, Bossuet. Rancé commença par la cour et finit par la retraite, Bossuet commença par la retraite et finit par la cour ; l’un grand par la pénitence, l’autre par le génie. Dans sa licence, Bossuet n’atteignit qu’à la seconde place ; Rancé obtint la première. On attribua ce succès à sa naissance : Rancé n’en triompha pas ; Bossuet n’en fut point humilié.

Rancé prêcha avec succès dans diverses églises. Sa parole avait du torrent, comme plus tard celle de Bourdaloue ; mais il touchait davantage, et parlait moins vite.

Dans l’année 1648, s’ouvrit la Fronde, tranchée dans laquelle sauta la France pour escalader la liberté. Cette bacchanale entachée de sang brouille les rôles : les femmes devinrent des capitaines ; le duc d’Orléans écrivait des lettres adressées à mesdames les comtesses maréchales-de-camp dans l’armée de ma fille contre le Mazarin.

Broussel, le conseiller, était le grand homme ; Condé, un petit personnage tenu en cage à Vincennes par un prêtre ; le coadjuteur attendait à Saint-Denis le sac de Paris. On égorgeait le voisin, et l’on se consolait par des vers :


En voyant ces œillets qu’un illustre guerrier…


Mazarin et Turenne étaient des amoureux, l’un de la reine, l’autre de madame de Longueville, tandis que Charles Ier tombait sous la hache de Cromwell et que la fille de Henri IV mourait de froid au Louvre. Chaque jour voyait naître des gazettes : Le Courrier français et le Courrier extravagant étaient écrits en vers burlesques ; à peine rencontre-t-on parmi des choses insipides quelques lignes comme celle-ci :

« Le jeune Tancrède de Rohan fut le premier qui porta des nouvelles aux Champs-Élysées de la cruelle guerre que le cardinal Mazarin avait allumée en France. Le nautonier Caron, ayant passé ce jeune guerrier dans sa barque, lui montra les champs délicieux où se divertissent les princes et les héros ; il lui donna une des plus jeunes et plus fières Destinées pour l’accompagner jusqu’à la porte de cet admirable pourpris, où il fut reçu avec regret, à cause de sa jeunesse. »

Plus avant, vous rencontrez le duc de Jeûne avec l’infante Abstinence, sa femme, se saisissant du fort de Carême par l’entremise du jour des Cendres.

C’était là la lecture dont se nourrissait le réformateur de La Trappe. Il pouvait errer au milieu des sociétés qui commencèrent avant la Fronde et qui finirent avec elle : en effet, ce fut là qu’il connut madame de Montbazon. Ces sociétés étaient de diverses sortes ; la première et la plus illustre de toutes était celle de l’hôtel de Rambouillet. Arrêtons nous pour y jeter un regard. On comprendra mieux d’où Rancé était parti quand on saura de quelle extrémité de la terre il était revenu.

Madame de Rambouillet, fille du marquis de Pisani, et de madame Savelli, dame romaine, avait, ainsi que plusieurs familles de l’époque de nos Médicis, du sang italien dans les veines. Elle enseigna à Paris la disposition des grands hôtels, dont la Renaissance avait déjà indiqué les principes. Quand la reine mère bâtit le Luxembourg, elle envoya ses architectes étudier l’hôtel de Pisani, devenu l’hôtel de Rambouillet et situé dans l’espace qu’occupe aujourd’hui la rue de Chartres, ayant vue sur le petit palais de Philibert Delorme : la seconde galerie du Louvre n’a été bâtie que de notre temps. Cet hôtel était le rendez-vous de tout ce qu’il y avait de plus élégant à la cour et de plus connu parmi les gens de lettres. Là, sous la protection des femmes, commença le mélange de la société et se forma, par la fusion des rangs, cette égalité intellectuelle, ces mœurs inimitables de notre ancienne patrie. La politesse de l’esprit se joignit à la politesse des manières ; on sut également bien vivre et bien parler.

Mais le goût et les mœurs ne se jettent pas d’une seule fonte : le passé traîne ses restes dans le présent ; il faut avoir la bonne foi de reconnaître les défauts que l’on aperçoit dans les époques sociales. En essayant de curieuses divisions de temps, on s’est efforcé d’accuser Molière d’exagérations dans ses critiques : pourtant il n’a dit que ce que racontent les mémoires, de même que les lettres de Guy-Patin, montrent que dans la peinture des médecins, le grand comique n’a pas passé la mesure.

Marini, le Napolitain, reçu avec transport à l’hôtel de Rambouillet, acheva de gâter le goût en nous apportant l’amour des concetti. Marie de Médicis faisait à Marini une pension de deux mille écus, Corneille lui-même fut entraîné par ce goût d’outre-monts, mais son grand génie résista : dépouillé de sa calotte italienne, il ne lui resta que cette tête chauve qui plane au-dessus de tout.

Il régnait à l’hôtel de Rambouillet, à l’époque de sa plus ancienne célébrité, un attrait de mauvaise plaisanterie qu’on retrouvait encore dans ma jeunesse au fond des provinces. Ainsi des vêtements rétrécis, afin de persuader à celui qui les reprenait qu’il avait enflé pendant la nuit ; ainsi Godeau accoutré en nain de Julie et rompant une lance de paille contre d’Andilly, qui lui donna un soufflet ; voilà où en était l’hôtel de Rambouillet. Lorsque Corneille y lut Polyeucte on lui déclara que Polyeucte n’était pas fait pour la scène. Voiture fut chargé d’aller signifier à Pierre de remettre son chef-d’œuvre dans sa poche. C’est pourtant cette puissante race normande qui a donné Shakespeare à l’Angleterre et Corneille à la France.

On n’aimait pas à l’hôtel de Rambouillet les bonnets de coton : Montausier n’eut la permission d’en user qu’en considération de ses vertus. Les femmes portaient, le jour, une canne, comme les châtelaines du quatorzième siècle ; les mouchoirs de poche étaient garnis de dentelle, et l’on appelait Lionnes les jeunes femmes blondes. Rien de nouveau sous le soleil.

Dans une fête que donnait madame de Rambouillet, elle conduisit une nombreuse compagnie vers des rochers plantés de grands arbres. Mademoiselle de Rambouillet et les demoiselles de sa maison, vêtues en nymphes, faisaient le plus agréable spectacle. Julie d’Angennes apparut avec l’arc et le visage de Diane ; elle était si charmante qu’elle vainquit au chant un rossignol et que la tour de Montlhéry haussait le cou dans les nues pour apercevoir ses beaux yeux[2].

Il y avait un cabinet appelé la chambre bleue, à cause de son ameublement de velours bleu rehaussé d’or et d’argent. On y respirait des parfums, on y composait des stances à Zyrphée, reine d’Argennes à la cour d’Arthénice, anagramme du nom de Catherine, faite par Racan pour Catherine de Rambouillet, dont il était amoureux. Celle-ci écrit à l’évêque de Vence : « Je vous souhaite à tout moment dans la loge de Zyrphée ; elle est soutenue par des colonnes de marbre transparent, et a été bâtie au-dessus de la moyenne région de l’air par la reine Zyrphée. Le ciel y est toujours serein ; les nuages n’y offusquent ni la vue ni l’entendement, et de là tout à mon aise j’ai considéré le trébuchement de l’ange terrestre. » L’Astrée de d’Urfé, publié entre 1610 et 1620, florissait à l’hôtel de Rambouillet. C’est par l’Astrée que s’introduisirent les longs verbiages d’amour, peut-être nécessaires pour corriger les amours du seizième siècle. D’Urfé, épris de Diane de Châteaumorand, femme de son frère, dont le mariage fut cassé, épousa Diane.

Tout ce système d’amour, quintessencié par mademoiselle de Scudéri, et géographié sur la carte du royaume de Tendre, se vint perdre dans la Fronde, gourme du siècle de Louis XIV, encore au pâturage. Voiture fut presque le premier bourgeois qui s’introduisit dans la haute société ; on a des lettres de lui à Julie d’Angennes. Naturellement fat, il voulut baiser le bras de Julie, de laquelle il fut vivement repoussé ; le grand Condé le trouvait insupportable : il n’a pas, quoi qu’on en dise, décrit Grenade et l’Alhambra. Puis venaient Vaugelas, Ménage, Gombault, Malherbe, Racan, Balzac, Chapelain, Cottin, Benserade, Saint-Evremond, Corneille, La Fontaine, Fléchier, Bossuet. Les cardinaux de La Valette et de Richelieu passèrent à l’hôtel de Rambouillet, qui toutefois résista à la puissance du maître de Louis XIII. En femmes, on vit successivement venir la marquise de Sablé, Charlotte de Montmorency et mademoiselle de Scudéri, moins jeune et moins simple que madame de Scudéri ; enfin, au bout du rôle paraît madame de Sévigné.

Mademoiselle de Scudéri était la grande romancière du temps, et jouissait d’une réputation fabuleuse. Elle avait gâté et soutenu à la fois le grand style, accoutumant les esprits à passer de Clélie à Andromaque. Nous n’avons rien à regretter de cette époque. Madame Sand l’emporte sur les femmes qui commencèrent la gloire de la France : l’art vivra sous la plume de l’auteur de Lélia. L’insulte à la rectitude de la vie ne saurait aller plus loin, il est vrai, mais Madame Sand fait descendre sur l’abîme son talent, comme j’ai vu la rosée tomber sur la mer Morte. Laissons-la faire provision de gloire pour le temps où il y aura disette de plaisirs. Les femmes sont séduites et enlevées par leurs jeunes années ; plus tard elles ajoutent à leur lyre la corde grave et plaintive sur laquelle s’expriment la religion et le malheur. La vieillesse est une voyageuse de nuit : la terre lui est cachée ; elle ne découvre plus que le ciel.

Montausier, que la différence de religion avait d’abord empêché d’épouser Julie d’Angennes, rompit par son mariage la première société de l’hôtel de Rambouillet. La Guirlande de Julie, un peu fanée, est arrivée jusqu’à nous ; la Violette y fait entendre encore sa langue parfumée.

Lorsqu’on a à raconter une série d’événements, et qu’on pousse son récit jusqu’à la mort des personnages, on parvient à cette gravité des enseignements, qui résulte des variations de la vie. La marquise de Rambouillet mourut à l’âge de quatre-vingt-deux ans, en 1665. Il y avait déjà long-temps qu’elle n’existait plus, à moins de compter des jours qui ennuient. Elle avait fait son épitaphe :


Et si tu veux, passant, compter tous ses malheurs,
Tu n’auras qu’à compter les moments de sa vie.


Tel est le secret de ces moments qui passent pour heureux.

Madame de Montausier expira le 13 avril 1671, à l’âge de 64 ans. Nommée gouvernante des enfants de France lors de la grossesse de Marie-Thérèse d’Autriche, ensuite dame d’honneur de la reine lorsque la duchesse de Navailles donna sa démission, elle fut effrayée de l’apparition de M. de Montespan, ce mari de l’Alcmène de Molière, qu’elle crut voir dans un passage obscur et qui la menaçait. Julie d’Angennes se reprochait la flatterie de son silence. Responsable des devoirs que lui imposait le nom de son mari, elle semblait avoir ouï l’apostrophe de l’orateur aux cendres de Montausier : « Ce tombeau s’ouvrirait, ses cendres se ranimeraient pour me dire : Pourquoi viens tu mentir pour moi, qui ne mentis jamais pour personne ? » Madame de Montausier se retira, languit et disparut : on entendit à peine se refermer sa tombe.

Hélas ! une des plus belles renommées commencées à l’hôtel de Rambouillet s’ensevelit à Grignan, à la source de son immortalité. Madame de Sévigné ne s’était pas fait illusion sur sa jeunesse, comme Madame de Montausier. Elle écrivait à sa fille : « Je vois le temps accourir et m’apporter en passant l’affreuse vieillesse. » Elle écrivait encore à ses enfants : « Vous voilà donc à nos pauvres Rochers. » Et c’était là qu’avait habité longtemps madame de Sévigné elle-même. La lettre datée de Grignan, du 29 mars 1696, quatre ans avant la mort de Rancé, regarde le jeune Blanchefort, « arraché comme une fleur que le vent emporte ». Cette lettre est une des dernières de l’Épistolaire ; plainte du vent qui passe sur un tombeau. « Je mérite, dit-elle, d’être mise dans la hotte où vous mettez ceux qui vous aiment, mais je crains que vous n’ayez point de hottes pour ces derniers. » Ces hottes ne pèsent guère ; elles ne portent que des songes. On se plaît mélancoliquement à voir dans quel cercle roulaient les idées dernières de madame de Sévigné : on ne dit pas quelle fut sa parole fatidique. On aimerait à avoir un recueil des derniers mots prononcés par les personnes célèbres ; ils feraient le vocabulaire de cette région énigmatique des sphinx par qui en Égypte l’on communique du monde au désert.

À Rome qu’avait habitée madame des Ursins, alliée de madame de Rambouillet, madame des Ursins ne se pouvait résoudre à retourner proscrite et vieille : « Occupée du monde, dit Saint-Simon, de ce qu’elle avait été et de ce qu’elle n’était plus, elle eut le plaisir de voir madame de Maintenon, oubliée, s’anéantir dans Saint-Cyr. »

Et pourtant M. le duc de Noailles vient de faire de Saint-Cyr une restauration admirable. En nous parlant du plaisir que devait trouver madame des Ursins à prolonger ses jours parmi des ruines, Saint-Simon regardait apparemment comme plaisir la plus dure des afflictions, le survivre. Heureux l’homme expiré en ouvrant les yeux ! il meurt aux bras de ces femmes du berceau, qui ne sont dans le monde qu’un sourire.

Des débris de cette société se forma une multitude d’autres sociétés qui conservèrent les défauts de l’hôtel de Rambouillet sans en avoir les qualités. Rancé rencontra ces sociétés ; il n’y put gâter son esprit, mais il y gâta ses mœurs ; il eut plusieurs duels, à l’exemple du cardinal de Retz, s’il faut en croire quelques écrits dont on doit néanmoins se défier.

L’hôtel d’Albret et l’hôtel de Richelieu furent les deux grandes dérivations de cette première source d’où sortirent l’hôtel de Longueville et l’hôtel de Mme de La Fayette, en attendant les jardins de La Rochefoucauld que j’ai vus encore entiers dans la petite rue des Marais. On tenait ruelle ; Paris était distribué en quartiers qui portaient des noms merveilleux ; on les peut voir dans le Dictionnaire des Précieuses. Le faubourg Saint-Germain s’appelait la Petite Athènes ; la place Royale, la Place Dorique ; le Marais, le quartier des Scholies ; l’île Notre-Dame, la place de Délos. Tous les personnages du commencement du XVIe siècle avaient changé d’appellation ; témoin le discours de Boileau sur les héros de roman. Madame d’Aragonnais était la princesse Philoxène; madame d’Aligre, Thelamyre; Sarrasin, Polyandre; Conrard, Théodamas; Saint-Aignan, Artaban; Godeau, le mage de Sidon.

Loin de là se trouvait une autre société, qui prenait le nom du Marais et dont les personnages se mêlaient parfois à ceux de l’hôtel de Rambouillet. Là régnait le grand Condé et passait Molière ; on y rencontrait La Rochefoucauld, Longueville, d’Estrées, La Châtre. Condé avait quitté les petits maîtres, ses premiers compagnons, et n’apprenait plus à monter à cheval avec Arnauld d’Andilly. Molière puisa dans une conversation avec Ninon, qui se trouvait là, la peinture de l’hypocrite, dont il fit ensuite le Tartufe.

Ninon, puisque l’histoire, qui malheureusement ne sait point rougir, force à prononcer son nom, paraîtrait cependant n’avoir pas été connue de Rancé. Elle était impie ; de là la faveur dont elle a joui dans le XVIIIe siècle ; philosophe et courtisane, c’était la perfection. On a fait trop de bruit de la fidélité que mademoiselle de Lenclos mit à rendre un dépôt : cela prouve qu’elle ne volait pas. Son incrédulité passait sous la protection de son esprit : il fallait qu’elle en eût beaucoup pour que mesdames de La Suze, de Castelnau, de La Ferté, de Sully, de Fiesque, de La Fayette, ne fissent aucune difficulté de la voir. Madame de Maintenon, n’étant encore que madame Scarron, était liée avec elle ; elle voulut l’appeler à Saint-Cyr. La comtesse Sandwich la recherchait ; la reine Christine, s’efforçant de l’emmener à Rome, l’appelait l’illustre Ninon ; Port-Royal prétendit la convertir. Elle avait exclu Chapelle de sa société pour son ivrognerie ; Chapelle jura que pendant un mois il ne se coucherait pas sans être ivre et sans avoir fait une chanson contre Ninon.

Les œuvres de Saint-Évremond renferment huit lettres de mademoiselle de Lenclos, écrites pour l’exilé qui, n’ayant pu obtenir un tombeau dans sa patrie, a un mausolée à Westminster. Saint-Évremond apercevait Paris à l’envers, du fond de Londres ; il est vrai qu’il avait auprès de lui le chevalier de Grammont, et, comme Français, l’Écossais Hamilton, sans compter les Italiennes Mazarini. Les lettres de Ninon sont fines de style et de goût :

« Je crois comme vous, dit-elle à Saint-Évremond, que les rides sont les marques de la sagesse. Je suis ravie que vos vertus extérieures ne vous attristent point. »

Madame de Sévigné aurait-elle parlé plus agréablement de ses vertus extérieures ?

Le siècle de Louis XIV achève de défiler derrière ce transparent tendu par la main d’une nouvelle habitante de Céa.

On n’a jamais bien su la cause de la disgrâce du correspondant de Ninon et de l’implacabilité de Louis XIV. La lettre politique citée par Saint-Simon, malgré la susceptibilité du roi (fort naturelle après les troubles de sa minorité), ne saurait être la vraie cause de sa disgrâce ; il faut qu’il y ait eu quelque blessure secrète : Saint-Évremond avait été lié avec Fouquet, et Fouquet touchait aux lettres de madame de La Vallière.

Les lettres de Saint-Évremond, en réponse à mademoiselle de Lenclos sont agréables sans être naturelles, On reconnaissait parmi les étrangers ces éclats détachés de la planète de la France, et qui formaient de petites sphères indépendantes de la région dans laquelle elles tournaient. Il est à peu près certain que Saint-Évremond est l’auteur de la conversation du père Canaye avec le maréchal d’Hocquincourt.

L’Anacréon du Temple, ainsi appelait-on Chaulieu, parlant de la vieille mademoiselle de Lenclos, assurait que l’amour s’était retiré jusque dans ses rides ; toute cette jeune société avait plus de quatre-vingts ans. Voltaire, au sortir du collège, fut présenté à Ninon. Elle lui laissa deux mille francs pour acquérir des livres, et apparemment le cercueil que l’Égypte faisait tourner autour de la table du festin. Ninon, dévorée du temps, n’avait plus que quelques os entrelacés, comme on en voit dans les cryptes de Rome. Les temps de Louis XIV ne rendent pas innocent ce qui sera éternellement coupable, mais ils agrandissent tout ; placez-la hors de ces temps, que serait-ce aujourd’hui que Ninon ?

Au moment que paraît Ninon se lève un nouvel astre, madame Scarron. Elle demeurait avec son mari vers la rue du Mouton. Scarron, étant au Mans, s’était enduit de miel, et roulé dans un tas de plumes ; il avait jouté dans les rues en façon de coq. Tout cul-de-jatte qu’il était, il épousa mademoiselle d’Aubigné, belle et pauvre, née dans les prisons de la conciergerie de Niort, élevée au Château-Trompette, où Agrippa d’Aubigné avait été transféré. Elle revenait d’Amérique ; son père Agrippa y avait passé. L’amiral Coligny avait voulu, dans les Florides, fonder une colonie.

Selon Segrais, mademoiselle d’Aubigné fut recherchée dans son enfance par un serpent : Alexandre est au fond de toute l’histoire. Retirée chez madame de Villette, calviniste, et chez madame de Neuillant, avare, madame de Maintenon commandait dans la basse-cour. Ce fut par ce gouvernement que commença son règne. L’auteur du Roman comique produisit sa femme à l’aide du chevalier de Méré, qui appelait la femme de son joyeux ami, sa jeune Indienne. Madame Scarron éleva d’abord les bâtards de Louis et de madame de Montespan, dans une maison isolée, au milieu de la plaine de Vaugirard. Ce qui lui fournit l’occasion de voir Louis, dont elle parvint à devenir la femme. Scarron fut chargé de la sorte d’une grande destinée : les nègres nourrissent pour leur maître d’élégantes créatures du désert.

Au centre de la société commençaient les fêtes des Tuileries, bals, comédies, promenades en calèche. Les différents jardins de Fontainebleau paraissaient des jardins enchantés, et, comme on disait, les déserts des Champs-Élysées. Louis XIV suivait alors Madame, Henriette d’Angleterre, qui épousa Monsieur.

Mademoiselle de Montpensier raconte que l’on fut une fois trois jours à accommoder sa parure ; sa robe était chamarrée de diamants avec des houppes incarnates, blanches et noires : la reine d’Angleterre avait prêté une partie de ses diamants. Mademoiselle, qui se vantait de sa belle taille, de sa blancheur et de l’éclat de ses cheveux blonds, était laide ; elle avait les dents noires, ce dont elle s’enorgueillissait comme d’une preuve de sa descendance. Sous le cardinal de Richelieu, Mademoiselle avait déjà paru dans le ballet du Triomphe de la beauté : elle représentait la Perfection ; mademoiselle de Bourbon, l’Admiration ; mademoiselle de Vendôme, la Victoire.

Les contrastes assaisonnaient ces joies. Mademoiselle pendant la Fronde, après avoir saisi Orléans pour Monsieur, traversait le Petit-Pont à Paris ; son carrosse s’accroche à la charrette que l’on menait toutes les nuits pleine de morts ; elle ne fit que changer de portière de crainte que quelques pieds ou mains ne lui donnassent par le nez. Durant cette révolution, on vivait dans la rue comme en 1792. Mademoiselle fit une visite à Port-Royal ; elle projetait d’avoir dans son désert un couvent de carmélites : confusion scandaleuse de sujets et d’idées que l’on retrouve à chaque pas dans ces temps où rien n’était encore classé.

Le cardinal de Retz était partout : il fréquentait l’hôtel de Chevreuse. Enfin, au Marais et dans l’île Saint-Louis, demeuraient Lamoignon et d’Aguesseau, graves magistrats ; on en égalisait le poids dans leur jeunesse avec un pain, lorsqu’une grosse cavale les portait l’un vis-à-vis de l’autre dans deux paniers. Jadis Henri III aimait à surprendre ces compagnies retirées, et s’asseyait au milieu d’elles sur un bahut.

Sociétés depuis long-temps évanouies, combien d’autres vous ont succédé ! les danses s’établissent sur la poussière des morts, et les tombeaux poussent sous les pas de la joie. Nous rions et nous chantons sur les lieux arrosés du sang de nos amis. Où sont aujourd’hui les maux d’hier ? Où seront demain les félicités d’aujourd’hui ? Quelle importance pourrions-nous attacher aux choses de ce monde ? L’amitié ? Elle disparaît quand celui qui est aimé tombe dans le malheur, ou quand celui qui aime devient puissant. L’amour ? Il est trompé, fugitif ou coupable. La renommée ? Vous la partagez avec la médiocrité ou le crime. La fortune ? Pourrait-on compter comme un bien cette frivolité ? Restent ces jours, dits heureux, qui coulent ignorés dans l’obscurité des soins domestiques, et qui ne laissent à l’homme ni l’envie de perdre ni de recommencer la vie.

Rancé avait l’entrée des salons que je viens de peindre par ses amis de la Fronde, personnages dont nous le verrons porter les lettres de recommandation à Rome. Le cardinal de Retz le logea chez lui près du Vatican. Champvallon, archevêque de Paris, était son familier. Champvallon avait l’habileté et l’audace des Sancy ; il agréait à Louis XIV : on croit que le prince le choisit pour la célébration de son mariage avec madame de Maintenon. Celle-ci expia son ambition en osant écrire qu’elle s’ennuyait d’un roi qui n’était plus amusable. Champvallon contraria Bossuet dans l’assemblée du clergé en 1682. Il mourut à Conflans, qu’il avait acheté et qui est resté à l’archevêché de Paris.

Rancé était encore le compagnon de Châteauneuf et de Montrésor, petit-fils de Brantôme. Il chassait avec le duc de Beaufort. Enfin, il tenait à tous ces êtres futiles par les familiers de l’hôtel de Montbazon, où sa liaison avec la duchesse de Montbazon l’avait introduit.

Au sortir de la Fronde, l’abbé Le Bouthillier résidait tantôt à Paris, tantôt à Veretz, terre de son patrimoine et l’une des plus agréables des environs de Tours. Il embellissait chaque année sa châtellenie ; il y perdait ses jours à la manière de saint Jérôme et de saint Augustin, comme quand dans les oisivetés de ma jeunesse je les conduisis sur les flots du golfe de Naples. Rancé inventait des plaisirs : ses fêtes étaient brillantes, ses festins somptueux ; il rêvait de délices, et il ne pouvait arriver à ce qu’il cherchait. Un jour, avec trois gentilshommes de son âge, il résolut d’entreprendre un voyage à l’imitation des chevaliers de la Table ronde ; ils firent une bourse en commun, et se préparèrent à courir les aventures : le projet s’en alla en fumée. Il n’y avait pas loin de ces rêves de la jeunesse aux réalités de La Trappe.

Ainsi que Catherine de Médicis, dont on voit encore la tour des sortilèges accolée à la rotonde du marché au blé, Rancé donna dans l’astrologie. Le fonds de religion qu’il avait reçu de son éducation chrétienne combattait ses superstitions ; les avertissements qu’il croyait recevoir des astres tournaient au profit de sa conversion future. De même que les anciens observateurs des révolutions sidérales, il connaissait les montagnes de la lune avant que les montagnes de la terre lui fussent connues. Un jour, derrière Notre-Dame, à la pointe de l’île, il abattait des oiseaux : d’autres chasseurs tirèrent sur lui du bord opposé de la rivière ; il fut frappé ; il ne dut la vie qu’à la chaîne d’acier de sa gibecière : « Que serais-je devenu, dit-il, si Dieu m’avait appelé dans ce moment ? » Réveil surprenant de la conscience[3] !

Une autre fois, à Veretz, il entend des chasseurs dans les avenues de son château : il court, tombe au milieu d’une troupe d’officiers, à la tête desquels était un gentilhomme renommé par ses duels. Rancé s’élance sur le délinquant et le désarme. « Il faut, disait après le braconnier noble, que le ciel ait protégé Rancé, car je ne puis comprendre ce qui m’a empêché de le tuer. » On trouve une autre version de cette aventure : Rancé à cheval fut couché en joue par des chasseurs ; il n’était accompagné que d’un jockey, qu’on appelait alors un petit laquais : il se jette dans la bande, la fait reculer, et la force à lui demander des excuses.

Avant qu’il eût pris sa route en bas, son ambition le poussait à monter. Tonsuré le 21 décembre 1635, bachelier en théologie en 1647, licencié en 1649, il reçut en 1653 le bonnet de docteur de la faculté de Navarre ; dès 1651 l’archevêque de Tours, dans l’église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, lui avait conféré à la fois les quatre mineurs, le sous-diaconat et le diaconat ; quelques mois après, le 22 janvier 1651, il fut ordonné prêtre.

L’imposition des mains étant faite, il ne restait plus qu’à passer à une cérémonie redoutable. J’ai entendu, au pied des Alpes vénitiennes, carillonner la nuit en l’honneur d’un pauvre lévite qui devait dire sa première messe le lendemain. Pour Rancé, les ornements et les vêtements, préparés à la lumière du jour, étaient magnifiques ; mais soit qu’il fût saisi des terreurs du ciel, soit qu’il regardât comme des licences sacrilèges celles qu’il avait obtenues, soit qu’il ressentit cette épouvante qui saisissait un trop jeune coupable quand la Rome païenne lui délivrait des dispenses d’âge pour mourir, Rancé s’alla cacher aux Chartreux. Dieu seul le vit à l’autel. Le futur habitant du désert consacra sur la montagne, à l’orient de Jérusalem, les prémices de sa solitude.

« Ce que le monde appelle les belles passions, dit un des historiens de Rancé, occupait son cœur : les plaisirs le cherchaient, et il ne les fuyait pas. Jamais homme n’eut les mains plus nettes, n’aima mieux à donner et moins à prendre. »

L’abbé Marsollier, dont je rapporte les paroles, était chargé d’écrire la vie du réformateur par les ordres du roi et de la reine d’Angleterre. Les injonctions de ces majestés tombées impriment à l’expression du serviteur de Dieu ce quelque chose de tempérant et de grave qu’inspire l’infortune.

Mazarin n’aimait pas les hommes qui sortaient de la Fronde ; il aimait encore moins les protégés de son devancier et s’opposait à l’avancement de Rancé, Rancé lui-même ne se prêtait pas à cet avancement quand il n’y trouvait pas sa convenance. Peu de temps après avoir reçu la prêtrise, il refusa l’évêché de Léon ; il n’en trouvait pas le revenu assez considérable, et la Bretagne était trop loin de la cour. Dom Gervaise raconte que la chasse était un de ses amusements favoris : « On l’a vu plus d’une fois, dit-il, après avoir chassé trois ou quatre heures le matin, venir le même jour en poste de douze ou quinze lieues, soutenir une thèse en Sorbonne ou prêcher à Paris avec autant de tranquillité d’esprit que s’il fût sorti de son cabinet. » Champvallon l’ayant rencontré dans les rues, lui dit : « Où vas-tu l’abbé ? que fais-tu aujourd’hui ? — Ce matin, répondit-il, prêcher comme un ange, et ce soir chasser comme un diable[4]. »

L’abbé de Marolles, dans ses Mémoires, cite Rancé : « Cet abbé, dit-il, de qui l’humeur est si douce et l’esprit si éclairé, s’il avait plu au roi de le nommer coadjuteur de monsieur l’archevêque de Tours, son oncle, son oncle en eût été ravi, autant pour les avantages de son diocèse que pour l’honneur de sa famille. » « L’archevêque crut d’abord, continue Marolles, que ce n’était de ma part que pures civilités ; mais comme il connut que j’y prenais quelque sorte d’intérêt pour les grandes espérances que je concevais de la capacité de l’abbé de Rancé, il me remercia. » La mère de l’abbé de Marolles, dont il est ici question, allait à la messe dans un chariot mené par quatre chevaux blancs pris sur les Turcs, en Hongrie. Elle portait son fils à une fontaine qui coulait au travers d’une saulaie.

L’inclination militaire de Rancé le poussait dans les lieux d’escrime. Quand il parvenait à faire sauter le fleuret d’un prévôt d’armes, rien n’égalait sa joie.

L’habit de fantaisie de celui qui devait revêtir la bure était un justaucorps violet, d’une étoffe précieuse ; il portait une chevelure longue et frisée, deux émeraudes à ses manchettes, un diamant de prix à son doigt. À la campagne ou à la chasse, on ne voyait sur lui aucune marque des autels : « Il avoit, continue Gervaise, l’épée au côté, deux pistolets à l’arçon de sa selle, un habit couleur de biche, une cravate de taffetas noir où pendait une broderie d’or. Si, dans les compagnies plus sérieuses qui le venoient voir, il prenoit un justaucorps de velours noir avec des boutons d’or, il croyoit beaucoup faire et se mettre régulièrement. Pour la messe, il la disoit peu. »

Il reste quelques pages de Rancé, intitulées : Mémoire des dangers que j’ai courus durant ma vie, et dont je n’ai été préservé que par la bonté de Dieu. « À l’âge de quatre ans, dit l’auteur du Mémento, je fus attaqué d’une hydropisie de laquelle je ne guéris que contre le sentiment de tout le monde. À l’âge de quatorze ans, j’eus la petite vérole. Une fois, en essayant un cheval dans une cour, l’ayant poussé plusieurs fois et arrêté devant la porte d’une écurie, le cheval m’emporta ; et, comme l’écurie était retranchée, il passa deux portes : ce fut une espèce de miracle que cela se pût faire sans me tuer. »

Suit cinq à six autres accidents de chevaux ; ils font honneur au courage et à la présence d’esprit de Rancé. J’ai vu des brouillons de la jeunesse de Bonaparte ; il jalonnait le chemin de la gloire comme Rancé le chemin du ciel.

Ces dangers auxquels le hasard exposait Rancé frappèrent un esprit sérieux chez qui les réflexions graves commençaient à naître. En s’attachant à une femme qui avait déjà franchi la première jeunesse, Rancé aurait du s’apercevoir que la voyageuse avait achevé avant lui une partie de la route.

Le duc de Montbazon présidait un jour un assaut scolastique dans lequel l’abbé de Rancé était rudement mené. Fatigué des criailleries, le vieux duc se lève, s’avance au milieu de la salle en faisant jouer sa canne comme pour séparer des chiens, et dit en latin à Rancé : Contra verbosos, verbis ne dimices ultra. Montbazon, mort en 1644, à l’âge de quatre-vingt-six ans, était né en 1558, sous Henri II. Il avait vu passer la Ligue et la Fronde. Était-il dans la voiture de Henri IV lorsque celui-ci fut assassiné ? Le duc de Montbazon, corrompu par ces temps dépravés qui s’étendirent de François Ier à Louis XIV, faisait confidence à sa femme de ses infidélités octogénaires. Devenu honteusement amoureux d’une joueuse de luth, il se prit de querelle avec la musicienne et la voulut jeter par la fenêtre. La force manqua à sa vengeance ; il retomba sur son lit près du volage fardeau que ne put soulever ni son bras ni sa conscience.

C’était à cette école de remords et de honte qu’il endoctrinait sa femme, âgée de seize ans, fille aînée de Claude de Bretagne, comte de Vertus, et de Catherine Fouquet de La Varennes. Le comte de Vertus avait fait tuer chez lui Saint-Germain-La-Troche, qu’il croyait corrupteur de sa femme. La duchesse de Montbazon était en religion lorsqu’elle épousa son mari. Tandis qu’avec Bassompierre, sorti de la Bastille, le duc de Montbazon s’entretenait du passé, la duchesse de Montbazon s’occupait du présent. Elle disait qu’à trente ans on n’était bonne à rien, et qu’elle voulait qu’on la jetât dans la rivière quand elle aurait atteint cet âge.

Hercule de Rohan, gouverneur de Paris, était veuf lorsqu’il épousa la fille du comte de Vertus. Il avait plusieurs enfants d’un autre lit, entre autres la duchesse de Chevreuse : de sorte que madame la duchesse de Montbazon était belle-mère de la duchesse de Chevreuse, quoique infiniment plus jeune que sa belle-fille.

Tallemant des Réaux assure que madame de Montbazon était une des plus belles personnes qu’on pût voir. Le duc de Montbazon et Le Bouthillier le père étaient liés. Nous venons de voir comment le vieux duc vint au secours du fils dans un assaut scolastique.

Rancé, caressé dans la maison du duc, fut élevé sous les yeux de la jeune duchesse ; il résulta de ce rapprochement une liaison. Le duc mourut en 1644 ; sa femme avait alors trente-deux ans et ne paraissait pas en avoir plus de vingt. Les relations de madame de Montbazon et de Rancé continuèrent ; elles ne furent troublées qu’en 1657, par un accident. La duchesse se pensa noyer en traversant un pont qui se rompit sous elle. Le bruit de sa mort se répandit ; on lui fit cette épitaphe :

Ci gît Olympe, à ce qu’on dit :
S’il n’est pas vrai, comme on souhaite,
Son épitaphe est toujours faite :
On ne sait qui meurt ni qui vit.

Marie de Montbazon devint célèbre. Le duc de Beaufort était son serviteur. On ne pouvait s’ouvrir à lui d’aucun secret important, à cause de la duchesse, qui n’avait point de discrétion. Elle eut une excuse à faire à madame de Longueville au sujet de deux billets de madame de Fouquerolles adressés au comte de Maulevrier, et qui étaient tombés de la poche de celui-ci. Madame de Montbazon les trouva, prétendit qu’ils étaient de madame de Longueville et qu’ils regardaient Coligny. Madame de Montbazon les commenta avec toutes sortes de railleries. Cela fut rapporté à Mme de Longueville, qui devint furieuse. La cour se divisa. Les importants prirent le parti de madame de Montbazon, et la reine se rangea du parti de madame de Longueville, sœur du duc d’Enghien, dernièrement vainqueur à Rocroi. Les importants étaient un parti composé de quatre ou cinq mélancoliques, qui avaient l’air de penser creux (Retz). C’était madame de Cornuel qui les avait ainsi nommés, parce qu’ils terminaient leurs discours par ces mots : « Je m’en vais pour une affaire d’importance. » Le duc de Beaufort, le héros des halles, leur donnait une certaine renommée vaille que vaille. « Il avait tué le duc de Nemours, pleuré des hommes en public et des femmes en secret, » dit Benserade.

Le cardinal Mazarin convertit des tracasseries de femmes en une affaire d’État. Madame de Longueville exigeait une réparation, et Condé appuyait sa sœur ; madame de Montbazon refusait toute satisfaction, et le duc de Beaufort la soutenait.

« Durant que j’étais à Vincennes, dit mademoiselle de Scudéri, vint madame de Montbazon avec M. de Beaufort ; il lui faisait voir toutes les incommodités de ce logement, triomphant lâchement du malheur d’un prince qu’il n’oserait regarder qu’en tremblant s’il était en liberté. »

Mademoiselle de Scudéri se souvient trop qu’elle a fait un beau quatrain sur la prison du grand Condé. Le duc de Beaufort osait regarder tout le monde en face ; il avait même insulté Condé, et l’avantage de la branche bâtarde était resté aux illégitimes sur la branche cadette des légitimes.

Après maintes allées et venues pour concilier madame de Longueville et madame de Montbazon, on convint, d’après l’avis d’Anne d’Autriche et de Mazarin, des excuses que madame de Montbazon aurait à faire à madame de Longueville. Ces excuses furent écrites dans un billet attaché à l’éventail de madame de Montbazon. Madame de Montbazon, fort parée, entra dans la chambre de la princesse ; elle lut le petit papier attaché à son éventail :

« Madame, je viens vous protester que je suis très innocente de la méchanceté dont on m’a voulu accuser ; il n’y a aucune personne d’honneur qui puisse dire une calomnie pareille. Si j’avais fait une faute de cette nature, j’aurais subi les peines que la reine m’aurait imposées ; je ne me serais jamais montrée dans le monde et vous en aurais demandé pardon. Je vous supplie de croire que je ne manquerai jamais au respect que je vous dois et à l’opinion que j’ai de la vertu et du mérite de madame de Longueville. »

La princesse répondit : « Madame, je crois très-volontiers à l’assurance que vous me donnez de n’avoir nulle part à la méchanceté que l’on a publiée ; je défère trop au commandement que la reine m’en a fait. »

« Madame de Monbazon prononça le billet, dit madame de Motteville, de la manière du monde la plus fière et la plus haute, faisant une mine qui semblait dire : « Je me moque de ce que je dis. »

Les deux dames se retrouvèrent dans le jardin de Renard, au bout du jardin des Tuileries ; madame de Longueville déclara qu’elle n’accepterait point la collation si sa rivale demeurait ; madame de Montbazon refusa de s’en aller. Le lendemain madame de Montbazon reçut un ordre du roi de se retirer dans une de ses maisons de campagne. Il y eut un duel entre M. de Guise et M. de Coligny, suite du démêlé.

La hardiesse de madame de Montbazon égalait la facilité de sa vie. Le cardinal de Retz, qui lâchait indifféremment des apophthegmes de morale et des maximes de mauvais lieux, écrivait ses Mémoires lorsqu’on croyait qu’il pleurait ses péchés. Il disait de madame de Montbazon « qu’il n’avait jamais vu personne qui eût montré dans le vice si peu de respect pour la vertu. » Quoique grande, les contemporains trouvaient qu’elle ressemblait à une statue antique, peut-être à celle de Phryné ; mais la Phryné française n’eût pas proposé, ainsi que la Phryné de Thespies, de faire rebâtir Thèbes à ses frais, pourvu qu’il lui fût permis de mettre son souvenir en opposition au souvenir d’Alexandre. Madame de Montbazon préférait l’argent à tout.

D’Hocquincourt, ayant fait révolter Péronne, écrivait à madame de Montbazon : « Péronne est à la belle des belles. » S’étant caché dans la chambre de la duchesse, il ne fut pas aussi malheureux que Chastelard, fils naturel de Bayard, sans peur, non sans reproche : Chastelard fut décapité pour s’être caché en Écosse sous le lit de Marie Stuart. Il avait fait une romance sur sa reine aimée :


 Lieux solitaires
 Et monts secrets
Qui seuls sont secrétaires
De mes piteux regrets.


Il y aurait de l’injustice à ne pas mettre en regard de ce tableau un pendant tracé d’une main plus amie : c’est un religieux qui tient le pinceau :

« Dès que la jeune duchesse de Montbazon parut à la cour, elle effaça par sa beauté toutes celles qui s’en piquaient. Tant que son mari vécut, sa sagesse et sa vertu ne furent jamais suspectes ; se voyant affranchie du joug du mariage, elle se donna un peu plus de liberté. L’abbé de Rancé, alors âgé de dix-neuf à vingt ans, était déjà de l’hôtel de Montbazon. Il eut le don de plaire à la duchesse, et elle en sut faire une grande différence avec tous ceux qui fréquentaient sa maison.

» M. de Rancé le père étant mort, son fils l’abbé, devenu le chef de sa maison à l’âge de vingt-six ans le prit d’un grand vol ; il parut dans le monde avec plus d’éclat qu’il n’avait jamais fait : un plus gros train, un plus bel équipage, huit chevaux de carrosse des plus beaux et des mieux entretenus, une livrée des plus lestes ; sa table à proportion. Ses assiduités auprès de madame de Montbazon augmentèrent ; il passait souvent les nuits au jeu ou avec elle ; elle s’en servait pour ses affaires : une jeune veuve a besoin de ce secours. Cette familiarité fit bien des jaloux ; on en pensa et l’on en dit tout ce qu’on voulut, peut-être trop.

» Il est vrai que, de tous ceux qui firent leur cour à madame de Montbazon, l’abbé de Rancé fut celui qui eut le plus de part à son amitié. Aussi c’était un ami véritable et effectif. Il sut en plusieurs occasions lui rendre des services très considérables ; la reconnaissance exigeait de cette dame toutes ces distinctions. Au reste ils gardaient toujours de grands dehors ; ils évitaient même de monter ensemble dans le même carrosse, et pendant plus de dix ans qu’a duré leur commerce, on ne les y a jamais vus qu’une fois, encore étaient-ils si bien accompagnés qu’on ne pouvait s’en formaliser. Ainsi il y a quelque apparence que l’esprit avait plus de part à cette amitié que la chair.

» La reine Christine de Suède avait envoyé en France, en qualité d’ambassadeur, le comte de Tot. Il s’était adressé à M. Ménage pour voir ce qu’il y avait de plus considérable à la cour, et lui demanda enfin si par son moyen il ne pourrait pas voir madame de Montbazon, dont il avait entendu dire tant de bien. M. Ménage, qui, en qualité de bel esprit avait accès auprès de cette dame, fut la trouver, et lui dit que l’ambassadeur de Suède, ayant vu tout ce qu’il y avait de plus beau à Paris, croyait n’avoir rien vu s’il n’avait l’honneur de voir la plus belle personne du monde, qu’il lui demandait la permission de l’amener chez elle : « Qu’il vienne après-demain, répondit la duchesse, et qu’il se tienne ferme : je serai sous les armes. »

Tel est le récit de dom Gervaise. Madame de Montbazon ne vint point au rendez-vous. Déjà atteinte de la maladie qui l’emporta, elle ne parut sous les armes que devant la mort.

Malgré la dissimulation du peintre, on aperçoit le défaut principal de madame de Montbazon et le parti qu’elle savait tirer de son ami véritable et effectif.

Heureusement des femmes moins titrées rachetaient par leur désintéressement la rapacité des privilégiées.

Renée de Rieux, autrement la belle Châteauneuf, aimée de Henri III, fut mariée deux fois : elle épousa d’abord Antinotti, qu’elle poignarda pour cause d’infidélité ; ensuite Altovitti de Castellane, qui fut tué par le grand prieur de France ; Altovitti eut le temps, avant d’expirer, d’enfoncer un stylet dans le ventre du grand prieur. Ces assassinats de l’aristocratie ne furent point punis ; ils étaient alors du droit commun : on ne les châtiait que dans les vilains.

La belle Châteauneuf accoucha en Provence d’une fille, qui fut tenue sur les fonts de baptême par la ville de Marseille. Puis Renée de Rieux disparaît. Sa fille, Marcelle de Castellane, fut laissée sur la grève de Notre-Dame-de-la-Garde comme une alouette de mer. Ce fut là que le duc de Guise, fils du Balafré, la rencontra. Il n’était pas beau, ainsi que son grand-père tué à Orléans, ou son père assassiné à Blois ; mais il était hardi ; il s’était emparé de Marseille pour Henri IV, et il portait le nom de Guise.

Marcelle de Castellane lui plut ; elle-même se laissa prendre d’amour : sa pâleur, étendue comme une première couche sous la blancheur de son teint, lui donnait un caractère de passion. À travers ce double lis transpiraient à peine les roses de la jeune fille. Elle avait de longs yeux bleus, héritage de sa mère. Desportes, le Tibulle du temps, avait célébré les cheveux de Renée dans les Amours de Diane. Desportes chantait pour Henri III, qui n’avait pas le talent de Charles IX.


Beaux nœuds crêpés et blonds nonchalamment épars,
Mon cœur plus que mon bras est par vous enchaîné.


Marcelle dansait avec grâce et chantait à ravir, mais, élevée avec les flots, elle était indépendante. Elle s’aperçut que le duc de Guise commençait à se lasser d’elle ; au lieu de se plaindre, elle se retira. L’effort était grand ; elle tomba malade, et comme elle était pauvre, elle fut obligée de vendre ses bijoux. Elle renvoya avec dédain l’argent que lui faisait offrir le prince de Lorraine : « Je n’ai que quelques jours à vivre, dit-elle : le peu que j’ai me suffit. Je ne reçois rien de personne, encore moins de M. de Guise que d’un autre. » Les jeunes filles de la Bretagne se laissent noyer sur les grèves après s’être attachées aux algues d’un rocher.

Les calculs de Marcelle étaient justes ; on ne lui trouva rien ; elle avait compté exactement ses heures sur ses oboles ; elles s’épuisèrent ensemble. La ville, sa marraine, la fit enterrer.

Trente ans après, en fouillant le pavé d’une chapelle, on s’aperçut que Marcelle n’avait point été atteinte du cercueil : la noblesse de ses sentiments semblait avoir empêché la corruption d’approcher d’elle.

Lorsque le duc de Guise partit pour la cour, Marcelle, qui possédait deux lyres, composa l’air et les rimes de quelques couplets ; ils furent entendus au bord de cette mer de la Grèce d’où nous viennent tant de parfums.


Il s’en va, ce cruel vainqueur,
 Il s’en va plein de gloire ;
Il s’en va, méprisant mon cœur,
 Sa plus noble victoire.

Et malgré toute sa rigueur
 J’en garde la mémoire.
Je m’imagine qu’il prendra
 Une nouvelle amante.


Paroles de poésie et de langueur, voix d’un rêve oublié, chagrin d’un songe.

On pouvait facilement s’imaginer que madame de Montbazon prendrait le nouvel amant dont le trésor tenterait ses belles et infidèles mains.

Madame de Montbazon fut l’objet de la passion de Rancé jusqu’au jour où il vit flotter un cilice parmi les nuages de la jeunesse. « Tandis que je m’entretiens de ces choses criminelles, dit un anachorète, les abeilles volent le long des ruisseaux pour ramasser le miel si doux à ma langue qui prononce tant de paroles injustes. »

D’après l’idée qu’on s’est formée généralement de Rancé, on ne verra pas sans étonnement ce tableau de sa première vie ; on ne peut douter de ces faits, puisqu’ils sont racontés par Le Nain lui-même, prieur de la Trappe, ami de Rancé ; il a resserré ces faits en peu de mots :

« Une jeunesse passée dans les amusements de la cour, dans les vaines recherches des sciences, même damnables, après s’être engagé dans l’état ecclésiastique sans autre vocation que son ambition, qui le portait avec une espèce de fureur et d’aveuglement aux premières dignités de l’Église, cet homme, tout plongé dans l’amour du monde, est ordonné prêtre, et celui qui avait oublié le chemin du ciel est reçu docteur de Sorbonne. Voilà quelle fut la vie de M. Le Bouthillier jusqu’à l’âge de trente ans, toujours dans les festins, toujours dans les compagnies, dans le jeu, les divertissements de la promenade ou de la chasse. »

C’est ce qu’en a dit, deux cents ans après, le cardinal de Bausset.

L’archevêque de Tours, l’ambitieux principal de sa famille, n’ayant pu obtenir son neveu Rancé pour coadjuteur, le fit nommer, en qualité d’archidiacre de Tours, député à l’Assemblée du clergé en 1645 ; en même temps l’archevêque donna sa démission de premier aumônier du duc d’Orléans, après avoir obtenu de Gaston que l’abbé Le Bouthillier serait pourvu de cette charge. L’assemblée du clergé dura deux ans. Rancé ne s’y montra que la première année ; il y resserra les liens qui l’unissaient au cardinal de Retz, capable à lui seul d’empoisonner les plus heureuses natures ; il parla en faveur de son ami. Mazarin disait : « Si l’on voulait croire l’abbé de Rancé, il faudrait aller avec la croix et la bannière au-devant du cardinal de Retz. » Rancé augmenta sa réputation dans cette assemblée en venant au secours de François de Harlay, archevêque de Rouen, depuis archevêque de Paris. Le clergé chargea l’abbé Le Bouthillier de surveiller, avec les évêques de Vence et de Montpellier, une édition grecque d’Eusèbe, ou, selon d’autres, de Sozomène et de Socrate. Il fut complimenté sur sa nomination de premier aumônier du duc d’Orléans ; il signa le formulaire, car il ne cessait de suivre les doctrines de Bossuet en différant de sa conduite. Comme parlementaire, il était fidèle à la cour. Des disputes s’élevèrent. Rancé s’opposa à diverses propositions ; il montrait une grande entente des affaires. Il déplut. On l’avertit de se retirer, ses jours ne paraissant pas en sûreté à ses amis. L’avis était faux, Mazarin ne faisait assassiner personne. L’abbé Le Bouthillier, après être allé remercier Gaston à Blois, se retira à Veretz ; peu après arriva l’accident qui changea sa vie.

Il y a un silence qui plaît dans toutes ces affaires aujourd’hui si complètement ignorées : elles vous reportent dans le passé. Quand vous remueriez ces souvenirs qui s’en vont en poussière, qu’en retireriez-vous, sinon une nouvelle preuve du néant de l’homme ? Ce sont des jeux finis que des fantômes retracent dans les cimetières avant la première heure du jour.



  1. Correspondances de l’abbé Nicaise, 5 vol. in 4° (Bib. royale)
  2. Recueil de chansons manuscrites. (Bib. royale)
  3. Jugement critique de dom Gervaise
  4. Jugement critique, mais équitable, des Vies de feu M. l’abbé de Rancé. (Gervaise)