Vie de Rancé/Livre deuxième

H.-L. Delloye, éditeur (p. 53-135).

LIVRE DEUXIÈME




Il existe un traité de 230 pages in-12, imprimé à Cologne, chez Pierre Marteau, 1685 ; il porte deux titres : Les véritables motifs de la Conversion de l’abbé de la Trappe, avec quelques réflexions sur sa vie et sur ses écrits, ou les Entretiens de Timocrate et de Philandre sur un livre qui a pour titre : Les Saints Devoirs de la vie monastique. Je parlerai dans un autre endroit de cette seconde partie. Ce que j’en vais citer actuellement n’est introduit que par incidence. On lit :

« Je vous ai déjà dit que l’abbé de La Trappe était un homme galant et qui avait eu plusieurs commerces tendres. Le dernier qui ait éclaté fut avec une duchesse fameuse par sa beauté, et qui, après avoir heureusement évité la mort au passage d’une rivière, la rencontra peu de mois après. L’abbé, qui allait de temps en temps à la campagne, y étoit lorsque cette mort imprévue arriva. Ses domestiques, qui n’ignoroient pas sa passion, prirent soin de lui cacher ce triste événement, qu’il apprit à son retour. » « En montant tout droit à l’appartement de la duchesse, où il lui était permis d’entrer à toute heure, au lieu des douceurs dont il croyait aller jouir, il y vit pour premier objet un cercueil qu’il jugea être celui de sa maîtresse en remarquant sa tête toute sanglante, qui était par hasard tombée de dessous le drap dont on l’avait couverte avec beaucoup de négligence, et qu’on avait détachée du reste du corps afin de gagner la longueur du col, et éviter ainsi de faire un nouveau cercueil qui fût plus long que celui dont on se servait[1]. »

» Il n’y a rien de vrai, » dit Saint-Simon, rappelant cette version, « dans ce qu’on rapporte de madame de Montbazon, mais seulement les choses qui ont donné cours à une fiction. Je l’ai demandé franchement à M. de la Trappe, non pas grossièrement l’amour, et beaucoup moins le bonheur, mais le fait, et voici ce que j’ai appris. »

Et qu’a-t-il appris ? L’autorité serait décisive, si la réponse était péremptoire. Au lieu de s’expliquer, Saint-Simon s’occupe du récit des liaisons de Rancé avec les personnages de la Fronde. Il affirme du reste, comme dom Gervaise, que Marie de Bretagne fut emportée par la rougeole, que Rancé était auprès d’elle, qu’il ne la quitta point, et lui vit recevoir les sacrements. « L’abbé Le Bouthillier, ajoute-t-il, s’en alla après à sa maison de Veretz, ce qui fut le commencement de sa séparation du monde. » Cette fin de narration prouve à quel point Saint-Simon se trompait. Les contemporains admirateurs de Rancé semblent s’être donné le mot pour se taire sur sa jeunesse : ils ne s’aperçoivent pas qu’ils diminuent la gloire de leur héros en rendant ses sacrifices moins méritoires. D’autant plus qu’ils en disent assez pour être entendus sur ce qu’ils omettent ; tantôt annonçant qu’un religieux s’était enseveli à La Trappe, pour avoir fait ce qui avait troublé Rancé, tantôt que Rancé lui-même ne cessait de pleurer ses fragilités. « L’abbé de Rancé, livré à toutes les séductions du monde, dit le cardinal de Bausset, se précipita dans un genre de vie peu conforme à la sainteté de son état, et qui dégradait en quelque sorte le triomphe qu’il avait obtenu sur son illustre émule… L’abbé de Rancé expiait sous la haire et le cilice les erreurs de sa jeunesse. » Maupeou, l’un des trois historiens contemporains de l’abbé de la Trappe, avait lu le récit de Larroque ; il combat ce récit sans le détruire. La seule chose nouvelle qu’ils nous apprennent est l’exhortation faite par Rancé à la mourante : madame de Montbazon envoya un gentilhomme complimenter M. de Brienne, avec lequel elle était brouillée.

Maupeou avait fait un ouvrage exprès contre Larroque. Rancé, informé de l’intention du curé de Nonancourt, se hâta de lui écrire : « Votre ouvrage, monsieur, relèvera la critique, donnera sujet à des répliques, m’attirera un nombre infini d’ennemis sur les bras : Dieu sait combien j’ai d’estime et de considération pour vous ; cependant je suis pressé de vous conjurer de supprimer la chose, s’il est possible. J’ai été si persuadé que rien n’était meilleur que de garder le silence en cette occasion, que je n’ai point voulu que l’on imprimât ce que j’avais eu envie de mettre dans la préface de la seconde édition des Éclaircissements, quoiqu’il n’y eût rien de plus modéré. Je n’ai rien à ajouter à ce billet, mon cher monsieur, sinon que je ne puis vous avoir une obligation plus sensible que celle d’entrer dans ma pensée[2]. » (17 mars 1686.)

La vivacité avec laquelle Rancé écrit à Maupeou décèle des souvenirs alarmés. Le P. Bouhours, que l’abbé de La Chambre appelait l’empeseur des muses, réfute aussi les Véritables motifs de la conversion de l’abbé de la Trappe dans son quatrième dialogue, pages 528 et 529 : c’est toujours de l’humeur sans preuves. Madame de Sévigné disait en parlant du révérend critique : « L’esprit lui sort de tous les côtés. »

Marsollier, deuxième écrivain de la vie de Rancé, garde le silence ; mais Le Nain, le troisième, le plus complet, le plus sûr écrivain de cette vie, a entendu parler de Larroque. Dom Le Nain mourut à l’âge de soixante-treize ans, sous-prieur de la Trappe. Ami et confident de Rancé, au livre III, chap. IX, de la Vie du réformateur de la Trappe, il écrit :

« Outre tous ces libelles, il en parut un autre, composé par un huguenot, sous ce titre : Les Motifs de la conversion de l’abbé de la Trappe. Mais l’auteur des Homélies familières sur les Commandements de Dieu, tome III, page 378, le réfute admirablement par ces paroles : Je sais qu’un ministre hérétique a fait ce qu’il a pu pour décrier un saint abbé ; mais je sais bien aussi que toute la France et les pays circonvoisins ont regardé ce misérable livre comme un libelle diffamatoire et son auteur comme un imposteur, qui fonde toutes ses calomnies sur des jugements les plus téméraires qui se puissent imaginer : comme si pour détruire les vertus les plus éclatantes et les plus solides il n’y avait qu’à dire témérairement qu’elles n’ont point d’autres sources que l’orgueil de celui qui les pratique. » Le Nain se débarrasse ainsi de la réponse. Les amplifications de l’auteur des Homélies familières sont naturelles, mais elles ne détruisent aucune assertion.

Sur le fait isolé lâché par une plume protestante, il est tombé une avalanche de malédictions. Colère à part, on peut nier les erreurs avancées sur la jeunesse de Rancé, mais on ne peut nier des relations qu’atteste toute l’histoire. On a craint sans doute en montrant Rancé pécheur d’ébranler l’autorité des exemples de sa vertu. Cependant saint Jérôme et saint Augustin n’ont-ils pas puisé leurs dernières forces dans leurs premières faiblesses ? Un aveu franc aurait délivré Rancé pour toujours des calomnies. On ne l’accusait pas directement de la faute, il est vrai, car il eût fallu accuser toute la terre ; mais on s’en prenait à la vie entière d’un homme pour se soulager de ce qu’il taisait. Il faut le dire néanmoins, le silence de Rancé est effrayant, et il jette un doute dans les esprits. Un silence si long, si profond, si entier, est devant vous comme une barrière insurmontable. Quoi ! un homme n’a pu se démentir un seul instant ! Quoi ! le silence pourrait passer pour une vérité ! Cet empire d’un esprit sur lui-même fait peur : Rancé ne dira rien, il emportera toute sa vie dans son tombeau.

Ainsi ni ceux qui rejettent l’anecdote de Larroque, ni ceux qui l’accueillent, n’apportent aucune preuve de leur négation ou de leur affirmation. Les incrédules n’ont pour eux que l’invraisemblance du cercueil trop court : il était si facile en effet de l’allonger pour donner l’espace nécessaire à cette belle tête qui s’était si souvent inclinée sur le sein de la vie ! Mais supposez avec Saint-Simon, comme il l’insinue, que la décollation ne fut que l’œuvre d’une étude anatomique, tout s’expliquera.

Tous les poètes ont adopté la version de Larroque, tous les religieux l’ont repoussée ; ils ont eu raison, puisqu’elle blessait la susceptibilité de leurs vertus, puisqu’ils ne pouvaient pas détruire le récit de Larroque par un démenti appuyé d’un document irrécusable. Mais au lecteur indifférent il est permis, à défaut de preuves positives, d’examiner des preuves négatives. J’ai déjà fait remarquer que Marsollier se tait sur madame de Montbazon, silence favorable à l’opinion de Larroque. Ce même chanoine, Marsollier, ajoute cette réflexion à son silence : « La mort et la disgrâce de plusieurs personnes avec lesquelles Rancé avait de forts attachements le touchèrent. Un vide affreux, dit-il, occupait mon cœur toujours inquiet et toujours agité, jamais content. Je fus touché de la mort de quelques personnes et de l’insensibilité où je les vis dans ce moment terrible qui devait décider de leur éternité. Je me résolus de me retirer dans un lieu où je pusse être inconnu au reste des hommes. »

Dans les corridors de la Trappe, entre diverses inscriptions, on lisait celle-ci, empruntée de saint Augustin : Retinebam nugae nugarum et vanitates vanitatum antiquae amicae meae. Dans une de ses pensées, Rancé remarque que : « ceux qui meurent, bien ou mal, meurent souvent plus pour ceux qu’ils laissent dans le monde que pour eux-mêmes. »

Bossuet, transmettant à Rancé les oraisons funèbres de la reine d’Angleterre et de madame Henriette, lui mande : « J’ai laissé l’ordre de vous faire passer deux oraisons funèbres qui, parce qu’elles font voir le néant du monde, peuvent avoir place parmi les livres d’un solitaire, et qu’en tous cas il peut regarder comme deux têtes de mort assez touchantes. » Bossuet connaissait-il ce que l’on racontait de madame de Montbazon ? faisait-il allusion à la tête de cette femme, en envoyant deux autres têtes s’entretenir avec elle ?

La sorte de plaisanterie formidable qu’il se permet ne semble-t-elle pas avoir des rapports avec la légèreté de la première vie de Rancé et la sévérité de sa seconde vie ?

On prétend qu’on montrait à la Trappe la tête de madame de Montbazon dans la chambre des successeurs de Rancé ; ce que les solitaires de la Trappe ressuscitée rejettent : les souvenirs conservés autrefois ne voyaient peut-être pas le front de la victime aussi dépouillé que la mort l’avait fait. On trouve ce passage dans le récit des courses du chevalier de Bertin : « Nous voici maintenant à Anet. La petite statue de Diane de Poitiers en pied n’est point sans doute aussi intéressante que la tête même de madame de Montbazon apportée à la Trappe par l’abbé de Rancé et conservée dans la chambre de ses successeurs. »

Enfin, les indications des poètes ne sont pas à négliger. La muse n’a pas manqué aux traditions de la Trappe : madame de Tencin, née en 1681 (et qui par conséquent avait vécu dix-neuf ans contemporaine de Rancé), écrivit les mémoires du comte de Comminges, à travers lesquels passent des souvenirs : madame de Montbazon est changée en cette Adélaïde, solitaire mystérieux qui se fait reconnaître à l’ardeur avec laquelle il creuse son tombeau. Qui avait donné naissance à ce genre d’idées ? Ce sont là d’autres ressorts que les inventions forcenées et les idées difformes qui font maintenant des contorsions dans les ténèbres. Le nom de Comminges est emprunté de celui de l’évêque avec lequel Rancé se promenait sur les Pyrénées. Il arrive souvent qu’on rappelle les personnages étrangers pour cacher des rapports directs ; un nom qui tourmente la mémoire s’y glisse sous mille déguisements. On a une aventure contée par Maupeou, de deux frères épris de la même femme, et qui après s’être battus vécurent plusieurs années à la Trappe sans se reconnaître ; on a une romance de Florian sur Lainval et Arsène ; on a une héroïde de Colardeau qui trace la mort de madame la duchesse de Montbazon :

Je fuis vers ma demeure, éperdu, tourmenté :
La tête et le cercueil étaient à mon côté.

Rancé avait fait peindre à La Trappe saint Jean Climaque poussant des gémissements, et sainte Marie égyptienne assistée par saint Sozyme. Il composa pour ces deux tableaux des inscriptions. Dans l’épigramme de douze vers latins adressée à la pénitente, on lisait :

Ecce, columba gemens, sponsi jam sanguine lota.

Il faut ajouter à ces semi-indications le désespoir de Rancé, et ce sera au lecteur à se former une opinion. Les annales humaines se composent de beaucoup de fables mêlées à quelques vérités : quiconque est voué à l’avenir a au fond de sa vie un roman, pour donner naissance à la légende, mirage de l’histoire.

Dès le jour de la mort de madame de Montbazon, Rancé prit la poste et se retira à Veretz : il croyait trouver dans la solitude des consolations qu’il ne trouvait dans aucune créature. La retraite ne fit qu’augmenter sa douleur : une noire mélancolie prit la place de sa gaieté, les nuits lui étaient insupportables ; il passait les jours à courir dans les bois, le long des rivières, sur les bords des étangs, appelant par son nom celle qui ne lui pouvait répondre.

Lorsqu’il venait à considérer que cette créature qui brilla à la cour avec plus d’éclat qu’aucune femme de son siècle n’était plus, que ses enchantements avaient disparu, que c’en était fait pour jamais de cette personne qui l’avait choisi entre tant d’autres, il s’étonnait que son âme ne se séparât de son corps.

Comme il avait étudié les sciences occultes, il essaya les moyens en usage pour faire revenir les morts. L’amour reproduisait à sa mémoire ornée le sacrifice de Simeth, cherchant à rappeler un infidèle par un des noms d’un passereau consacré à Vénus ; il invoquait la nuit et la lune. Il eut toutes les angoisses et toutes les palpitations de l’attente : madame de Montbazon était allée à l’infidélité éternelle ; rien ne se montra dans ces lieux sombres et solitaires que les esprits se plaisent à fréquenter[3].

Toutefois, si Rancé n’eut pas les visions des poètes de la Grèce, il eut une vision chrétienne : il se promenait un jour dans l’avenue de Veretz ; il lui sembla voir un grand feu qui avait pris aux bâtiments de la basse-cour : il y vole ; le feu diminue à mesure qu’il en approche ; à une certaine distance, l’embrasement disparaît et se change en un lac de feu au milieu duquel s’élève à demi-corps une femme dévorée par les flammes. La frayeur le saisit ; il reprend en courant le chemin de la maison ; en arrivant, les forces lui manquent, il se jette sur un lit : il était tellement hors de lui qu’on ne put dans le premier moment lui arracher une parole[4].

Ces convulsions de l’âme se calmèrent : il n’en resta à Rancé que l’énergie d’où sortent les vigoureuses résolutions.

Dom Jean-Baptiste de Latour, prieur de la Trappe, avait écrit une vie de Rancé : il était resté de ce travail quelques copies manuscrites, dont on a cité des passages, entre autres celui-ci : « Pendant que je suivais l’égarement de mon cœur (c’est Rancé qui parle), j’avalais non seulement l’iniquité comme de l’eau, mais tout ce que je lisais et entendais du péché ne servait qu’à me rendre plus coupable. Enfin le temps bienheureux arriva où il plut au Père des miséricordes de se tourner vers moi. Je vis à la naissance du jour le monstre infernal avec lequel j’avais vécu ; la frayeur dont je fus saisi à cette terrible vue fut si prodigieuse que je ne puis croire que j’en revienne de ma vie. »

Rancé eut recours à la pénitence : la mère Louise, religieuse de la Visitation de Tours, lui indiqua pour directeur le Père Séguenot.

Cette mère Louise était Louise Roger de la Mardelière, appelée la belle Louison. « Louison, dit mademoiselle de Montpensier parlant de son enfance, était brune, bien faite, agréable de visage et de beaucoup d’esprit. Je dis à madame de Saint-Georges : « Si Louison n’est pas sage, je ne la veux point voir, quoique mon papa l’aime. » Madame de Saint-Georges me répondit qu’elle l’était tout à fait. »

C’était à cette mère Louise que Rancé s’adressa d’abord. Partout, dans le changement de mœurs qui s’opérait, des pénitentes échappées du monde avaient dressé des embûches pour s’emparer des repentirs, comme il y avait des pécheresses qui cherchaient à retenir les déserteurs. À la Visitation se trouvaient les écueils d’une première existence : la mère Louise possédait plus de deux cents lettres de Rancé, lettres qui étaient sans doute la partie de la vie de Rancé sur laquelle il serait si curieux d’avoir des renseignements. De la direction du P. Séguenot, Rancé passa sous la conduite du P. de Mouchy, homme instruit et bien né.

Des avertissements sous différentes formes arrivaient de toutes parts à Rancé. Dans les Obligations des chrétiens, il raconte cette agréable histoire :

« Un jour je joignis un berger qui conduisait un troupeau dans une grande campagne, par un temps qui l’avait obligé à se retirer à l’abri d’un grand arbre pour se mettre à couvert de la pluie et de l’orage. Il me dit que ce lui était une consolation de conduire ses bêtes simples et innocentes, et qu’il ne voudrait pas quitter la terre pour aller dans le ciel, s’il ne croyait y trouver des campagnes et des troupeaux à conduire. »

À Veretz, au lieu de se plaire dans l’ancienne maison de ses délices, Rancé fut choqué de sa magnificence. Les meubles éclataient d’argent et d’or, les lits étaient superbes. La Mollesse même s’y serait trouvée trop à l’aise, dit un classique du temps. Les salons étaient ornés de tableaux de prix, les jardins délicieusement dessinés. C’était trop pour un homme qui ne voyait plus rien qu’à travers ses larmes. Il mit la réforme partout. La frugalité remplaça le luxe de sa table ; il congédia la plupart de ses domestiques, renonça à la chasse, et s’abstint du dessin, art qu’il aimait. On avait des paysages de sa façon et des cartes de géographie[5].

Quelques amis, revenus de même que Rancé à des pensées chrétiennes, s’associèrent à lui pour commencer ces mortifications dont il devait donner de si grands exemples ; il semblait jouer à la pénitence pour l’apprendre avant de la pratiquer : on assiste avec intérêt à cette conquête de l’homme sur l’homme : « Ou l’Évangile me trompe, répétait-il, ou cette maison est celle d’un réprouvé. »

Rappelé un moment à Paris pour une affaire, il se logea à l’Oratoire. C’était un travail continuel pour lui d’échapper à ces pensées qu’il avait nourries si longtemps : un grand solitaire en fut atteint dans des sépulcres ; saint Jérôme portait, pour noyer ses pensées dans ses sueurs, des fardeaux de sable le long des steppes de la mer Morte. Je les ai parcourues moi-même, ces steppes, sous le poids de mon esprit. Deux tentatrices cherchèrent Rancé. Elles lui dirent qu’elles n’étaient point à comparer à la belle personne qu’il pleurait, mais qu’elles avaient pour lui des sentiments qui ne le cédaient en vivacité à aucun de ceux qu’il avait inspirés. Rancé se munit d’un crucifix, et s’enfuit.

On conseilla à Rancé de se consacrer aux missions, aller aux Indes, errer dans les rochers de l’Himalaya, et il y avait là des analogies avec la grandeur et la tristesse du génie de Rancé ; mais il était appelé ailleurs.

Poussé par ses malheurs, retenu par ses habitudes, Rancé n’avait point encore renoncé à ses emplois. Le temps de son quartier de service, comme aumônier du duc d’Orléans, était revenu ; il se rendit à Blois. Il avait déjà hasardé auprès du prince des idées de retraite : l’entrée en religion de la mère Louise avait mûri dans Gaston ces idées. La maîtresse convertie priait à la Visitation, à Tours, pour faire une violence à la miséricorde de Dieu. Il fut convenu que Gaston se retirerait au château de Chambor avec douze de ses plus fidèles serviteurs. Rancé fut choisi pour accompagner le prince.

Le Bouthillier possédait, près du parc de Chambor, un prieuré de l’ordre de Grammont. Ce prieuré était desservi par sept ou huit religieux. On n’apercevait pas de cet endroit le faîte de l’édifice qui devait éclater du rire immortel de Molière. « Le roi, dit le chevalier d’Arvieux, ayant voulu faire un voyage à Chambor pour y prendre le divertissement de la chasse, voulut donner à sa cour celui d’un ballet ; et comme l’idée des Turcs qu’on venait de voir à Paris était encore toute récente, il crut qu’il serait bon de les faire paraître sur la scène. Sa Majesté m’ordonna de me joindre à MM. de Molière et de Lulli pour composer une pièce de théâtre où l’on pût faire entrer quelque chose des habillements et des manières des Turcs. Je me rendis pour cet effet au village d’Auteuil, où M. de Molière avait une maison fort jolie. Ce fut là que nous travaillâmes à cette pièce de théâtre que l’on voit dans les œuvres de Molière, sous le titre du Bourgeois gentilhomme. »

Cette pièce fut en effet jouée à Chambor devant Louis XIV, pour la première fois, le 14 octobre 1670.

Quand on arrive à Chambor, on pénètre dans le parc par une de ses portes abandonnées ; elle s’ouvre sur une enceinte décrépite et plantée de violiers jaunes ; elle a sept lieues de tour. Dès l’entrée on aperçoit le château au fond d’une allée descendante. En avançant sur l’édifice, il sort de terre dans l’ordre inverse une bâtisse placée sur une hauteur, laquelle s’abaisse à mesure qu’on en approche. François Ier, arrière-petit-fils de Valentine de Milan, s’était enseveli dans les bois de la France, à son retour de Madrid ; il disait comme son aïeule : Tout ne m’est rien, rien ne m’est plus. Chambor rappelle les idées qui occupaient le roi-soldat dans sa prison : femmes, solitudes, remparts.

Quand le roi sortit de France,
En malheur il en sortit :
Il en sortit le dimanche,
Et le lundi il fut pris.

Chambor n’a qu’un escalier double, afin de descendre et monter sans se voir : tout y est fait pour les mystères de la guerre et de l’amour. L’édifice s’épanouit à chaque étage ; les degrés s’élèvent accompagnés de petites cannelures comme des marches dans les tourelles d’une cathédrale. La fusée, en éclatant, forme des dessins fantastiques, qui semblent avoir retombé sur l’édifice : cheminées carrées ou rondes enjolivées de fétiches de marbre, semblables aux poupées que j’ai vu retirer des fouilles à Athènes. De loin l’édifice est une arabesque ; il se présente comme une femme dont le vent aurait soufflé en l’air la chevelure ; de près cette femme s’incorpore dans la maçonnerie et se change en tours ; c’est alors Clorinde appuyée sur des ruines. Le caprice d’un ciseau volage n’a pas disparu ; la légèreté et la finesse des traits se retrouvent dans le simulacre d’une guerrière expirante. Quand vous pénétrez en dedans, la fleur de lis et la salamandre se dessinent dans les plafonds. Si jamais Chambor était détruit, on ne trouverait nulle part le style premier de la Renaissance, car à Venise il s’est mélangé.

Ce qui rendait à Chambor sa beauté, c’était son abandon : par les fenêtres j’apercevais un parterre sec, des herbes jaunes, des champs de blé noir : retracements de la pauvreté et de la fidélité de mon indigente patrie. Lorsque j’y passai, il y avait un oiseau brun de quelque grosseur qui volait le long du Cosson, petite rivière inconnue.

L’abbé Le Bouthillier se logea parmi les moines de son prieuré : de quelque côté qu’on ouvrit une fenêtre, on ne voyait que des bois. Le château, près duquel n’a pas même pu se former un village, est frappé de malédiction. Touché par le vainqueur de Marignan prisonnier à Madrid, par nos soldats dispersés après Waterloo, par les marques de notre attachement à nos rois avant les journées de Juillet, on aperçoit partout des traces de gloire et de malheur. Les chiffres de la duchesse d’Étampes, devancière de la comtesse de Chateaubriand, attirent les yeux, traces périssables de beautés évanouies. François Ier, qui sentait l’inanité de ses plaisirs, avait gravé avec la pointe d’un diamant ces deux vers sur un carreau de vitre :

Souvent femme varie.
Mal habil qui s’y fie.

Jeux d’un prince qui avait fait déterrer Laure pour la regarder. Où est le carreau de vitre ? Des Français s’associèrent dans le dessein d’acquérir pour Henri, non encore banni, un parc abandonné dans un royaume conquis par ses pères. Courier éleva la voix contre l’acquisition, et le jeune homme innocent, auquel il avait voulu arracher Chambor, a survécu.

Cet orphelin vient de m’appeler à Londres ; j’ai obéi à la lettre close du malheur. Henri m’a donné l’hospitalité dans une terre qui fuit sous ses pas. J’ai revu cette ville témoin de mes rapides grandeurs et de mes misères interminables, ces places remplies de brouillards et de silence, d’où émergèrent les fantômes de ma jeunesse. Que de temps déjà écoulé depuis le jour où je rêvais René dans Kinsington jusqu’à ces dernières heures ! Le vieux banni s’est trouvé chargé de montrer à l’orphelin une ville que mes yeux peuvent à peine reconnaître.

Réfugié en Angleterre pendant huit années, ensuite ambassadeur à Londres, lié avec lord Liverpool, avec M. Canning et avec M. Croker, que de changements n’ai-je pas vus dans ces lieux, depuis Georges IV qui m’honorait de sa familiarité jusqu’à cette Charlotte que vous verrez dans mes Mémoires. Que sont devenus mes frères en bannissement ? Les uns sont morts, les autres ont subi diverses destinées : ils ont vu comme moi disparaître leurs proches et leurs amis. Sur cette terre où l’on ne nous apercevait pas, nous avions cependant nos fêtes et surtout notre jeunesse. Des adolescentes, qui commençaient la vie par l’adversité, apportaient le fruit semainier de leur labeur afin de s’éjouir à quelques danses de la patrie. Des attachements se formaient ; nous priions dans des chapelles que je viens de revoir et qui n’ont point changé. Nous faisions entendre nos pleurs le 21 janvier, tout émus que nous étions d’une oraison funèbre prononcée par le curé émigré de notre village. Nous allions aussi, le long de la Tamise, voir entrer au port des vaisseaux chargés des richesses du monde, admirer les maisons de campagne de Richmond, nous si pauvres, nous privés du toit paternel ! Toutes ces choses étaient de véritables félicités. Reviendrez-vous, félicités de ma misère ? Ah ! ressuscitez, compagnons de mon exil, camarades de la couche de paille, me voici revenu ! Rendons-nous encore dans les petits jardins d’une taverne dédaignée pour boire une tasse de mauvais thé en parlant de notre pays : mais je n’aperçois personne ; je suis resté seul.

Rancé va quitter Chambor, il faut donc que je quitte aussi cet asile où je crains de m’être trop oublié. Je vais retrouver la Loire non loin du parc abandonné ; elle ne voit point la désolation de ses bords : les fleuves ne s’embarrassent point de leurs rives. Ne demandez pas à la Loire le nom des Guise, dont elle a pourtant roulé les cendres. À cent cinquante lieues d’ici, je rencontrai, il y a huit mois, en terre étrangère, près du jeune orphelin, M. le duc de Lévis, qui remonte au compagnon de Simon de Montfort. Mirepoix était maréchal de la Foi, titre qui semble avoir passé à son dernier neveu. J’ai retrouvé aussi madame la duchesse de Lévis, du grand nom d’Aubusson ; elle aurait pu écrire l’histoire de Philippine-Hélène, si elle n’avait des malheurs moins romanesques à pleurer. Je n’étais pas, dans mon dernier voyage à Londres, reçu dans un grenier de Holborn par un de mes cousins émigrés, mais par l’héritier des siècles. Cet héritier se plaisait à me donner l’hospitalité dans les lieux où je l’avais longtemps attendu. Il se cachait derrière moi comme le soleil derrière des ruines. Le paravent déchiré qui me servait d’abri me semblait plus magnifique que les lambris de Versailles. Henri était mon dernier garde-malade : voilà les revenants-bons du malheur. Quand l’orphelin entrait, j’essayais de me lever ; je ne pouvais lui prouver autrement ma reconnaissance. À mon âge on n’a plus que les impuissances de la vie. Henri a rendu sacrées mes misères ; tout dépouillé qu’il est, il n’est pas sans autorité : chaque matin, je voyais une Anglaise passer le long de ma fenêtre ; elle s’arrêtait, elle fondait en larmes aussitôt qu’elle avait aperçu le jeune Bourbon : quel roi sur le trône aurait eu la puissance de faire couler de pareilles larmes ? Tels sont les sujets inconnus que donne l’adversité.

À peine retourné de Chambor, un courrier dépêché de Blois vint apprendre à Rancé la maladie du duc d’Orléans. L’abbé se remit en route : Gaston était en danger, ce prince si peu digne à Castelnaudary de la valeur du Béarnais, le parleur de la Fronde ne trouva pas un mot sur ses lèvres à dire à la mort : un spectre se tenait debout au pied de son lit ; Montmorency sans tête lui demandait le talion.

Rancé écrivit à Arnauld d’Andilly la lettre qu’on va lire, et que je dois encore à la politesse de M. de Montmerqué.


Blois, 8 février 1660.


« Je n’aurois pas été tant de temps sans avoir l’honneur de vous écrire si la maladie et la mort de Monsieur ne m’en avoient empesché. Je vous avoue que, l’ayant assisté autant que je l’ai pu dans les derniers moments de sa vie, je suis tellement touché d’un spectacle si déplorable que je ne puis m’en remettre. On a ceste consolation qu’il est mort avec tous les sentiments et toute la résignation qu’un véritable chrestien doit avoir en la volonté de son Dieu. Il reçut notre Seigneur dès le commencement de son mal, et eut le soin lui-mesme de le demander une seconde fois pour viatique avec de grandes démonstrations d’une foy vive et d’un parfait mespris des choses du monde. Quelle leçon, monsieur, pour ceux qui sont persuadés de son néant et qui travaillent pour s’en déprendre ! Ce pauvre prince dit le matin du jour de sa mort ces mesmes mots : Domus mea domus desolationis ; et comme on luy voulut dire qu’il n’estoit pas si mal qu’il pensoit, il répliqua : Solum mihi superest sepulchrum ; ensuite il demanda l’extrême-onction, et dit qu’il estoit résolu à la volonté de Dieu ; enfin je suis persuadé qu’il luy a fait miséricorde. Je ne puis vous mander les circonstances de sa mort ; j’écris de Blois, malade d’un rhume qui me cause une oppression qui m’empesche d’escrire. Je vous supplie de demander à Dieu et de luy faire demander pour moy qu’il me fasse la grâce de retirer tout le bien et l’avantage que je dois d’une rencontre aussi touchante que celle-là l’est. Je reviens à la mort de ce pauvre prince : la désolation qui parut dans sa maison, qui retentissoit de plaintes et de gémissements au moment de sa mort, l’esprit humain ne se sçauroit rien figurer de si pitoyable, je confesse que j’en suis accablé de douleur.»

Rancé se montra dans cette occasion si touchant, que chacun faisait des vœux pour l’avoir auprès de soi au moment suprême. On croyait ne pouvoir bien mourir qu’entre ses mains, comme d’autres y avaient voulu vivre, Gaston avait à peine rendu le dernier soupir que ses familiers l’abandonnèrent, Rancé fut laissé presque seul auprès du cadavre. Il ne suivit pas le corps du prince à Saint-Denis ; mais il présenta le faible cœur de Gaston aux jésuites de Blois : le cœur intrépide de Henri IV avait été porté aux jésuites de La Flèche. Le Bouthillier courut ensuite s’ensevelir au Mans, y demeura caché deux mois ; il changea même de nom, comme s’il eût craint d’être reconnu et arrêté aux portes du ciel.

Le projet qu’il méditait depuis longtemps de soumettre sa conduite future au conseil des évêques d’Aleth et de Comminges lui revenait dans l’esprit. Il se résolut de l’accomplir. Le 21 juin 1660, il écrivit à la mère Louise : « Je pars demain à l’insu de tous mes amis. » Il arriva à Comminges le 27 du même mois, après un tremblement de terre : ce fut de même que j’arrivai à Grenade en rêvant de chimères, après le bouleversement de la Véga.

L’évêque de Comminges était absent ; Rancé l’attendit. Quand il revint, l’évêque commença une tournée diocésaine. Rancé l’accompagna.

Ils trouvèrent dans les cavernes environnantes des chrétiens qui avaient à peine figure humaine. L’évêque soulageait leur misère, les rassemblait, s’essayait au milieu d’eux parmi les buis des rochers. L’abbé de Rancé était touché, lorsqu’il songeait que le bon pasteur avait ainsi cherché les brebis égarées.

Un jour il se promenait seul avec l’évêque, dans un endroit fort solitaire, d’où l’on découvrait les plus hautes Pyrénées : « L’évêque remarqua (j’emprunte le récit de Marsollier) que l’abbé parcourait des yeux les montagnes avec une attention qui le rendait distrait ; il y soupçonna du mystère, ce fut ce qui l’obligea de lui dire qu’il avait la mine de chercher un endroit où il pût bâtir un ermitage. L’abbé rougit ; mais comme il était sincère, il avoua que c’était en effet sa pensée, et qu’il croyait qu’il ne pouvait rien faire de mieux. — Si cela est, repartit l’évêque, vous ne pouvez mieux vous adresser qu’à moi : je connais ces montagnes, j’y ai passé souvent en faisant mes visites ; je sais des endroits si affreux et si éloignés de tout commerce que, quelque difficile que vous puissiez être, vous aurez lieu d’en être content. — L’abbé, qui croyait que l’évêque parlait sérieusement, le pressa avec cette vivacité qui lui était naturelle de lui faire voir ces endroits. — Je m’en garderai bien, reprit l’évêque ; ces endroits sont si tentants que si vous y étiez une fois il n’y aurait plus moyen de vous en arracher. » Après avoir visité l’évêque de Comminges Rancé retourna chez l’évêque d’Aleth. « Sa demeure est affreuse, écrivait Rancé, et entourée de hautes montagnes au pied desquelles est un torrent qui court avec beaucoup de bruit et de rapidité. »

Ces endroits de nos anciennes mœurs reposent. On aime à assister aux conversations de l’abbé de Rancé sur la légitimité des biens qu’on peut ou qu’on ne peut pas retenir, sur ce qu’il est permis de garder, sur ce qu’on est obligé de rendre, sur le compte de ses richesses que l’on doit à Dieu. Ces scrupules de conscience étaient alors les affaires principales ; nous n’allons pas à la cheville du pied de ces gens-là ; l’homme était estimé, quelle que fût sa condition : le pauvre était pesé avec le riche au poids du sanctuaire. Cette égalité morale lui servait à supporter les inégalités politiques. Bruno sur les Alpes, Paul dans la Thébaïde, ne voulurent pas plus sortir de leur retraite que Rancé n’aurait voulu quitter les Pyrénées ; mais ces dernières montagnes avaient un danger : le soleil en était trop éclatant, et de leur sommet on découvrait les séjours d’Inès et de Chimène.

Longtemps après le voyage de Rancé, une chevrière âgée de douze ans, conduisant ses biques dans la paroisse d’Alan, diocèse de Comminges, tomba en s’écriant : « Jésus ! » Une dame vêtue de blanc lui apparut, et lui dit : « Ne craignez rien. » Et elle la tira du précipice. La petite fille dit à la sainte Vierge (c’était elle) qu’elle avait perdu son chapelet. La sainte Vierge lui en donna un en lui recommandant d’ordonner à un prêtre de faire bâtir une chapelle au lieu où elle était tombée. L’évêque de Comminges, ancien hôte de Rancé, en écrivit à la Trappe. Rancé, du fond de son abbaye, conseilla l’érection d’une chapelle dédiée à Notre-Dame-de-Saint-Bernard, dont les ruines marquent aujourd’hui le premier pas de Rancé dans la solitude.

L’évêque de Comminges et l’évêque d’Aleth avaient combattu au commencement les desseins extrêmes de Rancé ; ils lui conseillaient cette médiocrité, caractère de la vertu : « Vous, disaient-ils, vous ne pensez qu’à vivre pour vous. » L’évêque d’Aleth approuvait que Rancé se défît de sa fortune ; mais il s’opposait à son penchant pour la solitude : « Ce penchant, répétait-il, ne vient pas toujours de Dieu ; il est souvent inspiré par un dégoût du monde, dégoût dont le motif n’est pas toujours pur. »

Convaincu en ce qui regardait le danger des biens, l’abbé ne se rendait pas également sur le point du désert ; il cédait à l’égard de l’abandon de ses bénéfices : il convenait qu’un abbé commendataire n’était pas dans l’esprit de l’Église ; mais il n’entendait parler qu’avec terreur d’une abbaye régulière. Il s’était souvent écrié : « Moi, me faire frocard ! » Il témoignait de ses perplexités en écrivant à ses amis : « Mes embarras extérieurs sont les moindres embarras de ma vie : je ne puis me défendre de moi-même. »

Tout est fragile : après avoir vécu quelque peu, on ne sait si l’on a bien ou mal vécu. L’évêque d’Aleth se maintint d’abord dans les opinions qui lui avaient mérité l’attachement de Rancé ; il se souvenait d’avoir causé avec le futur solitaire à trois cents pas de la maison de l’évêque, au bord d’un gave, de même que les vieillards de Platon s’entretenaient des lois sur la montagne de Crète. Baissez le ton de la lyre, changez les interlocuteurs, et le souffle du même torrent vous apportera des paroles qui seront remplies d’autres chimères. L’évêque d’Aleth persévéra plusieurs années dans les saines doctrines, puis il dévia un peu du droit chemin avec deux autres évêques. Madame de Saint-Loup en écrivit à Rancé. Quant au théologal d’Aleth, l’abbé de Vaucelles, il fut totalement subjugué ; il céda au docteur Arnauld, et se retira dans les Pays-Bas. Il fut envoyé obscurément à Rome pour ses coreligionnaires sous le nom de Valoni. L’infidélité avait perdu sa grandeur : Arius ne tombait plus du milieu du concile de Nicée, entraînant avec lui une partie de la chrétienté.

En 1660, Pomponne fut disgracié. Rancé lui écrivit des compliments de condoléance. Les considérations qu’il lui fournit sont prises de haut. Arnauld d’Andilly, frère de Pomponne, avait traduit une foule de vies qui formèrent l’histoire des Pères du désert. Louis XIV visita depuis le bonhomme dans sa retraite, où j’ai moi-même passé lorsque j’allai voir madame la duchesse de Duras : elle avait l’intention de me laisser un petit réduit qu’elle avait acheté sur les collines de la forêt de Montmorency. Ces liaisons de La Trappe et de Port-Royal, qui s’altérèrent dans la suite, causent de l’attendrissement. Louis XIV aimait son ancien ministre ; mais il trouvait que M. de Pomponne n’avait pas assez de grandeur pour lui.

À Véretz, où il revenait toujours, Rancé vit conjurés contre lui une famille nombreuse, des amis mécontents, des domestiques désolés. En voulant se réduire à la pauvreté, il éprouvait les difficultés qu’on rencontre à s’enrichir. On ne pouvait savoir ce qui le poussait ; car, depuis la mort de madame de Montbazon, jamais le nom de cette femme, excepté dans son premier désespoir, n’était sorti de sa bouche. On sentait en lui une passion étouffée, qui jetait sur ses moindres actions l’intérêt d’un combat inconnu.

Ces souvenirs de la terre étaient une haine de la vie, devenue chez lui une véritable obsession. Sa désespérance de l’humanité ressemblait au stoïcisme des anciens, à cela près qu’il passait par le christianisme. Les platoniciens de l’école d’Alexandrie se tuaient pour parvenir au ciel ; mais que de souffrances pour une pauvre âme, lorsqu’elle se débat dans cet état ! Elle éprouve les divers mouvements du suicide, incertitude et terreur, avant qu’elle ait pris sa résolution.

« Je vous avoue, dit l’abbé de la Trappe dans ses lettres, que je ne vois plus un seul homme du monde avec le moindre plaisir. Il y a tantôt six ans que je ne parle que de dégagement et de retraite, et le premier pas est encore à faire ; cependant le cours de la vie s’achève, et l’on se réveille à la fin du sommeil, et l’on se trouve sans œuvres. Je désire tellement d’être oublié qu’on ne pense pas seulement que j’ai été. »

Il vendit sa vaisselle d’argent ; il en distribua le montant en aumônes, se reprochant les retards qu’il avait mis à secourir les nécessiteux. Il avait deux hôtels à Paris, dont l’un s’appelait l’hôtel de Tours : il les donna à l’hôtel-Dieu et à l’Hôpital général par acte passé devant les notaires Lemoine et Thomas. Pour dernier sacrifice il se défit de la terre de Véretz ; mais par un reste de faiblesse il accorda la préférence aux offres d’un de ses parents : ce parent ne put réaliser la somme, et le marché fut rétrocédé à l’abbé d’Effiat. Les cent mille écus que Rancé reçut de la vente furent à l’instant portés aux administrations des hôpitaux.

On lit des lettres modernes datées de Véretz : qui a osé écrire de ce lieu après le gigantesque Pénitent ? Dans les bois de Larçay, jadis propriété de Rancé, dans les parcs de Montbazon, parmi des noms qui rappelaient une ancienne vie, le 11 avril 1825 on trouva un cadavre. Le 10 d’avril, le jour finissant, une voix fut entendue : « Je suis un homme mort ! » Une jeune fille, cachée avec son amant dans de hautes bruyères, avait été témoin d’un meurtre. D’un autre côté, à demi vêtue, la veuve de Courier (c’était lui dont on avait retrouvé le cadavre), âgée de vingt-deux ans, descend la nuit parmi des personnages rustiques comme une ombre délivrée. Les opinions de Courier à Véretz avaient réduit son intimité à des rivalités inférieures : chagrins qui n’intéressent personne, gémissements qui vont se perdre dans l’Océan muet qui s’avance sur nous. Peut-être quelque grive redit-elle l’acte tragique dans les bois où Rancé avait promené ses misères. Courier avait écrit dans sa Gazette du Village : « Les rossignols chantent et l’hirondelle arrive. » Enfant d’Athènes, il transmettait à ses camarades le chant du retour de l’hirondelle.

Courier, savant helléniste, esprit tumultueux, pamphlétaire à cheval, avait eu le malheur à Florence de tacher d’encre un feuillet de Longus : ensuite l’éditeur d’un passage perdu de Daphnis et Chloé était venu s’ensevelir dans les lieux qu’avait habités l’éditeur d’Anacréon.

Si les arbres sous lesquels fut tué Courier existent encore, qu’est-il resté dans ces ombrages, que reste-t-il de nous partout où nous passons ? Paul-Louis Courier aurait-il cru que l’immortalité pouvait porter la haire et se rencontrer dans les larmes ? Le réformateur de La Trappe a grandi à Véretz ; l’auteur du pamphlet des pamphlets a diminué. La vie dans sa pesanteur descendit sur un esprit qui s’était dressé pour morguer le ciel. Chose remarquable ! Courier, le philosophe, a fait ses adieux au monde par les mêmes paroles que Rancé, le chrétien, avait perdues dans les bois : « Détournez de moi le calice ; la cigüe est amère. »

Véretz, au milieu du dix-huitième siècle, était la possession du duc d’Aiguillon, ministre de Louis XV. Ce ministre de perdition, comme tous les hommes d’alors, y fit imprimer à cinq ou sept exemplaires le Recueil des pièces choisies, pages obscènes et impies de madame la princesse de Conti. Le château de Véretz fut démoli pendant la révolution, piscine de sang où se lavèrent les immoralités qui avaient souillé la France. À Véretz et à la Trappe, Rancé a laissé ses deux parts : à Veretz, la légèreté, l’irréligion, les mauvaises mœurs, suivies d’une destruction complète ; à la Trappe la gravité, la sainteté, la pénitence, qui ont survécu à tout.

Après la vente de Véretz, Rancé se défit de ses bénéfices ; il ne se réserva qu’une retraite malsaine, pour y mourir, la Trappe. Lorsque Louis XIV prit les rênes de l’État, la France se divisa ; les uns allèrent combattre l’étranger, les autres se retirèrent au désert. Trois solitudes demeurèrent en présence : la Chartreuse, la Trappe et Port-Royal. À l’abri derrière ses guerriers et ses anachorètes, la France respira. Le dix-huitième siècle a voulu effacer Louis XIV, mais sa main s’est usée à gratter le portrait. Napoléon est venu se placer sous le dôme des Invalides comme pour assurer la gloire de Louis. On a eu beau faire des tableaux, les victoires de l’empire à Versailles n’ont pu effacer les souvenirs des victoires du dix-septième siècle. Napoléon a seulement ramené enchaînés à Louis XIV les rois que Louis XIV avait vaincus. Bonaparte a fait son siècle ; Louis a été fait par le sien : qui vivra plus longtemps, de l’ouvrage du temps ou de celui d’un homme ? C’est la voix du génie de toutes les sortes qui parle au tombeau de Louis ; on n’entend au tombeau de Napoléon que la voix de Napoléon.

Avant de nous parler des personnages qu’elle met en scène, la Grèce nous introduit sur le théâtre de leurs actions : Prométhée enchaîné s’entretient avec l’Océan ; les sept chefs devant Thèbes jurent sur un bouclier noir ; les Perses pleurent à l’apparition de l’ombre de Darius. Œdipe roi paraît à la porte de son palais ; Œdipe à Colone s’arrête près du bois des Euménides ; prêt à quitter son exil, Philoctète s’écrie : « Adieu, doux asile de ma misère ! »

Les écrivains de la Vie des Pères du désert, Grecs de naissance, ont été fidèles à cet ancien usage : ils nous montrent Paul, premier ermite, caché sous un palmier ; Antoine, premier solitaire, s’enfermant dans un sépulcre ; Pacôme, premier instituteur des Cénobites, assis sur une pierre à Thebennes. Nous n’irons pas si loin avec Rancé ; nous resterons près de Versailles : à trente lieues des escaliers de marbre de l’Orangerie, qui n’étaient pas encore souillés de sang, nous trouverons les austérités de la Thébaïde ; et cependant le bruit de la cour nous parviendra comme les murmures des flots du siècle.

Qu’était-ce que la Maison-Dieu lorsque Rancé s’y retira ?

La Maison-Dieu s’appelle aujourd’hui la Trappe : Trappe, dans le patois du Perche, signifie degré, vraisemblablement de trapan. Notre-Dame de la Trappe veut donc dire : Notre-Dame des Degrés.

L’abbaye de La Trappe fut fondée en 1122, par Rotrou, second de ce nom, comte du Perche. Rotrou avait fait vœu, en revenant d’Angleterre, que s’il échappait au naufrage dont il était menacé, il bâtirait une chapelle en l’honneur de la sainte Vierge. Le comte, miraculeusement délivré, pour conserver la mémoire de son aventure fit donner au toit de son église votive la forme d’un vaisseau renversé. Rotrou III, fils du fondateur, acheva les bâtiments de la chapelle qui s’était changée en monastère. Rotrou III partit pour la première croisade ; il rapporta de la Palestine des reliques qui furent déposées par son fils dans la basilique nouvelle, à laquelle il ne manqua rien de l’histoire de ces temps : vœu, naufrage, pèlerinage.

Louis VII était roi de France, et saint Bernard premier abbé de Clairvaux, lorsque l’abbaye de la Trappe fut fondée. Serlon IV, abbé de Savigny, la réunit à l’ordre de Cîteaux en 1144 ; Saint-Germain-des-Prés se rebâtissait alors dans Paris ; l’abbaye eut pour bienfaiteur Richard Hurel et ses fils, qui lui donnèrent la terre de Vastine. La Trappe fut protégée des papes Alexandre III, Clément III, Innocent III, Nicolas III, Boniface VIII, Jean XXI, Benoît XII. Saint Louis avait pris sous sa protection Notre-Dame de la Maison-Dieu de la Trappe, afin, dit la charte royale, que les religieux soient libres, paisibles, exempts de tous subsides, sint liberi, quieti, exempti ab omnibus subsidiis. Ce grand nom de Saint Louis se mêle à toutes les origines de la monarchie. Saint Louis est le fondateur des monuments de l’Europe gothique, à compter de Notre-Dame de Paris jusqu’à la Sainte-Chapelle.

Par un ancien ménologe et par un relevé des tombes, on suppose dix-sept abbés depuis le premier abbé de La Trappe, dom Albode, jusqu’au cardinal Du Bellay, premier abbé commendataire, sous François Ier, en 1526.

Dom Herbert, abbé, s’étant croisé en 1212 avec Renaud de Dampierre et Simon de Montfort, fut pris par le kalife d’Alep ; il demeura trente ans esclave. Délivré enfin, il fonda l’abbaye des Clairets dans la dépendance de la Trappe. On s’arrête à l’épitaphe du seizième abbé à cause de son nom : dom Robert Rancé. La Gallia Christiana ne fait pas mention de quelques-uns de ces derniers détails.

L’abbaye de La Trappe n’était point fortifiée à l’instar d’autres monastères, de qui les abbés, comme Abbon de Paris, menaient vaillamment les mains : aussi pendant les deux siècles que les Anglais ravagèrent la France, la Trappe fut pillée plusieurs fois, notamment dans l’année 1410.

D’après les Pouillés, l’abbaye possédait les Terres-Rouges, les bois de Grimonard, le chemin au Chêne-de-Bérouth, les Bruyères, les Neuf-Étangs et les ruisseaux qui en sortent. Par où passait le chemin au Chêne-de-Bérouth ? D’où venait l’immortalité de ce chêne, immortalité qui ne dépassait pas son ombre ? Les bruyères s’étendant vers cet horizon sont-elles les mêmes que celles mentionnées aux Pouillés ? Je viens de les traverser ; enfant de la Bretagne, les landes me plaisent, leur fleur d’indigence est la seule qui ne se soit pas fanée à ma boutonnière. Là s’élevait peut-être le manoir de la châtelaine ; elle consuma ses jours dans les larmes, attendant son mari, qui ne revint point de la Terre Sainte avec l’abbé Herbert. Qui naissait, qui mourait, qui pleurait ici ? Silence ! Des oiseaux au haut du ciel volent vers d’autres climats. L’œil cherche dans les débris de la forêt du Perche les campaniles abattus, il ne reste plus que quelques clochetons de chaume : bien que des sings annoncent encore la prière du soir, on n’entend plus à travers le brouillard retentir cette cloche nommée à Aubrac la cloche des Perdus, qui rappelle les errants, errantes revoca. Mœurs d’autrefois, vous ne renaîtrez pas ; et si vous renaissiez, retrouveriez-vous le charme dont vous a parées votre poussière ?

Il existe des procès-verbaux connus dans l’ordre des Bénédictins sous le nom de cartes de visite, c’est-à-dire cartes d’inspection : la carte de visite pour l’année 1685 est signée de dom Dominique, abbé du Val-Richer. Elle décrit l’état de la Trappe avant la réforme de Rancé : les portes demeuraient ouvertes le jour et la nuit, et les hommes comme les femmes entraient librement dans le cloître. Le vestibule de l’entrée était si noir qu’il ressemblait beaucoup plus à une prison qu’à une Maison-Dieu. Ici il y avait une échelle attachée contre la muraille ; elle servait à monter aux étages dont les planchers étaient rompus et pourris ; on n’y marchait pas sans péril. En entrant dans le cloître, on voyait un toit devenu concave qui à la moindre pluie se remplissait d’eau ; les colonnes qui lui servaient d’appui étaient courbées : les parloirs servaient d’écuries.

Le réfectoire n’en avait plus que le nom. Les moines et les séculiers s’y assemblaient pour jouer à la boule lorsque la chaleur et le mauvais temps ne leur permettaient pas de jouer au dehors.

Le dortoir était abandonné ; il ne servait de retraite qu’aux oiseaux de nuit : il était exposé à la grêle, à la pluie, à la neige et au vent ; chacun des frères se logeait comme il voulait et où il pouvait.

L’église n’était pas en meilleur état : pavés rompus, pierres dispersées ; les murailles menaçaient ruine. Le clocher était près de tomber : on ne pouvait sonner les cloches qu’on ne l’ébranlât tout entier.

Il n’y avait d’autres ruisseaux à la Trappe que ceux que forment les étangs successifs qui s’élèvent avec le terrain, ni d’autres prairies que les queues des étangs ; l’air n’était supportable qu’à ceux qui cherchaient à mourir. Des vapeurs s’élevaient de cette vallée et la couvraient. « Il est malaisé, écrit Rancé à madame de Guise, que je me tire de mes incommodités à l’âge que j’ai et à l’air que nous habitons ; c’est à la situation toute seule du pays qu’il s’en faut prendre. Il a plu à Dieu de nous y mettre ; il savait bien les maux qui nous en devaient naître : qu’importe où l’on vive, puisqu’il faut mourir ! »

Dom Le Nain raconte que « les esprits impurs faisaient leur séjour dans le monastère et se nourrissaient des excès qui y régnaient. Ils y habitaient par troupes, n’y ayant là personne qui les chassât. »

Dom Félibien ajoute la vie à ces descriptions, en y faisant voir la renaissance du culte chrétien.

« On voit d’abord en entrant ces paroles de Jérémie, écrites sur la porte du cloître : Sedebit solitarius et tacebit.

» L’église n’a rien de considérable que la sainteté du lieu : elle est bâtie d’une manière gothique et fort particulière ; elle ne laisse pas d’avoir quelque chose d’auguste et de divin ; le bout du côté du chœur semble représenter la poupe d’un vaisseau.

» Ce qui est digne de considération est la manière dont ces religieux font l’office ; car vous les voyez d’une voix ferme et d’un ton grave chanter les louanges de Dieu. Il n’y a rien qui touche le cœur et qui élève davantage l’esprit que de les entendre à matines. Leur église n’étant éclairée que d’une seule lampe, qui est devant le grand autel, l’obscurité, jointe au silence de la nuit, fait que l’âme se remplit de cette onction sacrée répandue dans tous les Psaumes. Soit qu’ils soient assis, soit qu’ils soient debout, soit qu’ils s’agenouillent, soit qu’ils se prosternent, c’est avec une humilité si profonde, qu’on voit bien qu’ils sont encore plus soumis d’esprit que de corps. »

Sur une inscription de saint Bernard, placée dans les cloîtres de la Trappe, Ducis composa ces beaux vers :

Heureuse solitude,
Seule béatitude,
Que votre charme est doux !
De tous les biens du monde,
Dans ma grotte profonde,
Je ne veux plus que vous.

Qu’un vaste empire tombe,
Qu’est-ce au loin pour ma tombe,
Qu’un vain bruit qui se perd ?
Et les rois qui s’assemblent,
Et leurs sceptres qui tremblent,
Que les joncs du désert ?


Quand l’abbé de Rancé introduisait la réforme dans son abbaye, les moines eux-mêmes n’étaient plus que des ruines de religieux. Réduits au nombre de sept, ce reste de cénobites était dénaturé par l’abondance ou par le malheur. Les moines depuis longtemps avaient mérité des reproches : dès le onzième siècle, Adalbéron déclare « qu’un moine est transformé en soldat. » En Normandie, un supérieur ayant prétendu admonester ses moines fut flagellé par eux après sa mort. Abailard, qui tenta en Bretagne d’user de sévérité, se vit exposé au poison : « J’habite un pays barbare, disait-il, dont la langue m’est inconnue ; mes promenades sont les bords d’une mer agitée, et mes moines ne sont connus que par leur débauche. » Tout a changé en Bretagne, hors les vagues qui changent toujours.

Rancé courut de semblables dangers : aussitôt qu’il eut parlé de réforme, on parla de le poignarder, de l’empoisonner, ou de le jeter dans les étangs. Un gentilhomme du voisinage, M. de Saint-Louis, accourut à son secours : M. de Saint-Louis avait passé sa vie à la guerre ; le roi l’estimait, M. de Turenne l’aimait. Selon Saint-Simon, « c’était un vrai guerrier, sans lettres aucunes, avec peu d’esprit, mais un sens le plus droit et le plus juste que j’aie vu à personne, un excellent cœur et une droiture, une franchise et une fidélité admirables[6]. » Rancé refusa la généreuse assistance, disant que les apôtres avaient établi l’Évangile malgré les puissances de la terre, et qu’après tout le plus grand bonheur était de mourir pour la justice.

L’abbé menaça ses religieux d’informer le roi de leur dérèglement : ce nom du roi avait pénétré au fond des plus obscures retraites.

Jusque alors nous n’avions senti que le despotisme irrégulier des rois qui marchaient à regret avec des libertés publiques, ouvrages des états généraux et exécutées par les parlements ; mais la France n’avait point encore obéi à ce grand despotisme qui imposait l’ordre sans permettre d’en discuter les principes. Sous Louis XIV, la liberté ne fut plus que le despotisme des lois, au-dessus desquelles s’élevait, comme régulateur, l’inviolable arbitraire. Cette liberté esclave avait quelques avantages : ce qu’on perdait en franchises dans l’intérieur, on le gagnait au dehors en domination : le Français était enchaîné, la France libre.

Les moines donnèrent à regret leur consentement à la réforme. Un contrat fut passé ; 400 livres de pension furent accordées à chacun des sept demeurants, avec permission de rester dans l’enceinte de l’abbaye ou de se retirer ailleurs ; le contrat mutuel fut homologué au parlement de Paris, le 6 février 1663.

Rancé était toujours perplexe sur lui-même. Deux frères de l’Étroite Observance, appelés de Perseigne, arrivèrent et prirent possession de la Trappe.

Un accident survenu le 1er novembre 1662 contribua à fixer la résolution de Rancé. Sa chambre, dans le monastère qu’il avait achevé de réparer, s’écroula et pensa l’écraser : « Voilà, s’écria-t-il, ce que c’est que la vie ! » Il se retira aussitôt dans un coin de l’église. Il entendit chanter le psaume : Qui confidunt in Domino. Frappé d’une lumière soudaine, il se dit : « Pourquoi craindrais-je de m’engager dans la profession monastique ! » Les difficultés de son esprit s’évanouirent.

Il partit pour Paris, afin de demander au roi la permission de tenir en règle l’abbaye de la Trappe. Quelques hommes saints essayèrent de le détourner de sa résolution ; mais il dit à l’abbé de Prières, vicaire général de l’Étroite Observance : « Je ne vois point d’autre porte à laquelle je puisse frapper pour retourner à Dieu que celle du cloître ; je n’ai d’autre ressource, après tant de désordre, que de me revêtir d’un sac et d’un cilice en repassant mes jours dans l’amertume de mon cœur. »

L’abbé lui répondit : « Je ne sais, monsieur, si vous comprenez bien ce que vous demandez : nescis quid petis. Vous êtes prêtre, docteur de Sorbonne, d’ailleurs homme de condition ; nourri dans la délicatesse et dans le luxe ; vous êtes accoutumé à avoir grand train et à faire bonne chère ; vous êtes en passe d’être évêque au premier jour ; votre tempérament est extrêmement faible, et vous demandez d’être moine, qui est l’état le plus abject de l’Église, le plus pénitent, le plus caché et même le plus méprisé. Il vous faudra dorénavant vivre dans les larmes, dans les travaux, dans la retraite, et n’étudier que Jésus crucifié. Pensez-y sérieusement. » Alors l’abbé de Rancé répondit : « Il est vrai, je suis prêtre, mais j’ai vécu jusque ici d’une manière indigne de mon caractère ; je suis docteur, mais je ne sais pas l’alphabet du christianisme ; je fais quelque figure dans le monde, mais j’ai été semblable à ces bornes qui montrent les chemins aux voyageurs et qui ne se remuent jamais. »

L’abbé de Prières fut vaincu.

Dans quelques lettres qu’a bien voulu me communiquer M. Cousin, Rancé fait l’histoire des combats qu’il eut à soutenir à cette époque. Les quatre premières s’étendent de l’an 1661 à l’an 1664 ; elles sont écrites à l’évêque d’Aleth.

« Je ne puis comprendre, dit-il, que j’aie la hardiesse d’entreprendre une profession qui ne veut que des âmes détachées, et que, mes passions étant aussi vivantes en moi qu’elles sont, j’ose entrer dans un état d’une véritable mort. Je vous conjure, monseigneur, de demander à Dieu ma conversion dans une conjoncture qui doit être la décision de mon éternité, et qu’après avoir violé tant de fois les vœux de mon baptême, il me donne la grâce de garder ceux que je lui vais faire, qui en sont comme un renouvellement, avec tant de fidélité que je répare en quelques manières les égarements de ma vie passée. »

Rancé écrivait à ses amis, le 13 avril 1663 : « Je suis persuadé que vous serez surpris quand vous saurez la résolution que j’ai formée de donner le reste de ma vie à la pénitence. Si je n’étais retenu par le poids de mes péchés, plusieurs siècles de la vie que je veux embrasser ne pourraient satisfaire pour un moment de celle que j’ai passée dans le monde. »

L’abbé de Prières s’employa principalement auprès de la reine mère afin d’obtenir du roi pour que Rancé pût tenir son abbaye en règle. Louis XIV agréa la requête, mais à la condition qu’à la mort de cet abbé régulier La Trappe retournerait en commende. Le roi tenait aux traités de sa race. Le brevet fut expédié le 10 mai 1663, et envoyé à Rome pour être confirmé par Sa Sainteté. L’évêque de Comminges ayant su que Rancé était à l’institution à Perseigne pour commencer son noviciat, l’alla trouver, et lui dit qu’il craignait que, dans son ardeur, il n’allât si loin que personne ne le pourrait suivre. L’abbé répliqua qu’il se modérerait, et il trompa l’évêque : conversation entre deux soldats ; l’un a appris à mesurer le péril, l’autre ne l’a jamais calculé.

En 1662 Rancé était allé visiter la Trappe et jeter un coup d’œil sur la solitude éternelle qu’il devait habiter. Il avait vu les étangs qui se retirent et s’élèvent en montant dans l’ancienne forêt du Perche et dont plusieurs sont aujourd’hui supprimés. Il avait vu partout ces grandes feuilles solitaires qui flottaient sur les eaux comme un plancher, et à travers lesquelles les oiseaux aquatiques faisaient entendre quelques cris. Il hésita entre cette profonde retraite et son prieuré de Boulogne-Chambor, qui lui plaisait, parce qu’il était dans des bois ; mais enfin il se décida pour la Trappe, à cause de certaine affinité secrète entre les solitudes de la religion et les solitudes du passé. Il appela auprès de lui l’abbé Barbery.

Rancé dans ces jours-là écrivait à M. l’évêque d’Aleth : « Comme les choses que je quitte et ma séparation des embarras extérieurs sont les moindres attachements de ma vie, que je ne puis me défaire de moi-même, puisque je me trouve partout aussi misérable que je l’ai toujours été, je vous supplie de demander à Dieu ma conversion. »

L’évêque d’Aleth, Nicolas Pavillon, n’était pas un guide sûr. Dans la confusion des doctrines du temps, l’ami sur le bras duquel vous vous souteniez prenait au premier détour une autre route, et vous laissait là.

Rancé, sentant qu’il était environné de chancelants compagnons, se décida : il sortit des rangs, rompit la ligne ; déserteur d’une armée qui ne le suivait pas, il alla droit de Paris à Perseigne apprendre la nouvelle profession qu’il s’était promis d’embrasser. L’abbé de Perseigne le reçut avec joie, mais avec tremblement. Au bout de cinq mois de noviciat, il se déclara chez Rancé une maladie dont il parle dans ses lettres, maladie d’autant plus dangereuse qu’elle avait été longtemps dissimulée. Les médecins le condamnèrent s’il ne quittait la vie monastique ; l’abbé s’obstina, se fit transporter à la Trappe, et guérit. Retourné à Perseigne, il écrivit à l’évêque d’Aleth : « Le temps de mes épreuves est près de finir : mon cœur n’en est pas moins rempli de misères. Je ne puis comprendre que j’aie la hardiesse de prendre une profession qui ne veut que des âmes détachées, et que mes passions étant aussi vivantes en moi qu’elles le sont, j’ose entrer dans un état d’une véritable mort. »

Il fit un adieu général au monde. D’une course nouvelle, il s’élança après le Fils de Dieu, et ne s’arrêta qu’à la croix.

On l’employa utilement pour son ordre pendant son noviciat. La réforme avait été établie au monastère de Champagne. Les moines résistaient ; la noblesse appuyait les moines : l’esprit frondeur n’était pas encore éteint : restait à rendre l’arrière-faix de la discorde. Ce moment de péril interrompit le noviciat de Rancé : on le fit courir au secours de l’Étroite Observance. Vingt-cinq gentilshommes, conduits par le marquis de Vassé, sous prétexte d’une partie de chasse, se présentèrent à une abbaye dans le dessein d’en expulser le parti des réformes. Rancé arrivait ; il leur demanda ce qu’ils voulaient : il fut reconnu par Vassé, auquel il avait rendu jadis un important service. Vassé courut à lui, l’embrassa, et consentit à laisser en paix les religieux.

Revenu à Perseigne, le prieur parla d’envoyer en Touraine l’abbé, dont le noviciat n’était pas encore achevé. Le postulant s’y refusa, disant que cette tournée l’exposerait à des périls. L’historien se sert deux fois de ce mot sans le comprendre : l’explication est que Véretz, tout vendu qu’il était, barrait le chemin ; les périls qui menaçaient Rancé étaient des souvenirs. Étonné de la résistance, le prieur manda à l’abbé de Prières que le nouveau moine lui paraissait un homme attaché à son sens. L’abbé de Prières voulut parler à Rancé ; celui-ci alla le trouver à quatre lieues de Paris : le grand conspirateur de solitude le charma, car l’abbé Le Bouthillier avait des bienséances difficiles à distinguer de la véritable humilité : un éclair de la vie passée de l’homme du monde plongeait dans les rudesses de la Foi.

Avant de prononcer ses vœux à Perseigne, Rancé retourna à la Trappe : il y lut son testament ; il donne ce qui lui reste à son monastère. Il s’accuse d’avoir été, par son insouciance, la cause et un grand nombre de malversations ; il déclare parler sans exagération et sans excès ; il proteste que sa confession est aussi sincère que s’il était devant le tribunal de Jésus-Christ ; il abandonne à ses frères tous ses meubles ; il leur remet particulièrement ses livres. « Si, par des événements qu’on ne peut prévoir, dit-il, la réforme cessait d’être à La Trappe, je donne ma bibliothèque à l’Hôtel-Dieu de Paris pour être vendue au profit des pauvres et des malades. »

Rancé a l’air d’avoir un pressentiment des malheurs qui fondirent un siècle et demi plus tard sur son abbaye. Il laissa sa bibliothèque à ses religieux, lui qui ne voulait pas qu’un moine s’occupât d’études.

Ici on aperçoit madame de Montbazon pour la dernière fois. Astre du soir, charmant et funeste, qui va pour toujours descendre sous l’horizon. Aux dires de dom Gervaise, Rancé avait nombre de lettres de cette femme et deux portraits d’elle : l’un la représentait telle qu’elle était à son mariage, l’autre telle qu’elle était au moment où elle devint veuve. Ces secrets d’amour étaient à la garde de la religion. La mère Louise avait pour surveiller ses dépôts la faiblesse et la force nécessaires, l’indulgence d’une femme qui a failli et le courage d’une femme qui se repent. Le matin même de ses vœux, Rancé écrivit à Tours pour donner l’ordre de jeter les lettres au feu et pour faire renvoyer les portraits à M. de Soubise, fils de madame de Montbazon[7]. Rompre avec les choses réelles, ce n’est rien ; mais avec les souvenirs ! Le cœur se brise à la séparation des songes, tant il y a peu de réalités dans l’homme.

Une autre lettre écrite à la mère Louise, le 14 juin 1664, porte : « J’attends avec une humble patience l’heureux moment qui doit m’immoler pour toujours à la justice de Dieu. Tous mes moments sont employés à me préparer à cette grande action. Je n’appréhende rien davantage, sinon que l’odeur de mon sacrifice ne soit pas agréable à Dieu ; car il ne suffit pas de se donner, et vous savez que le feu du ciel ne descendait point sur le sacrifice de ce malheureux qui offrait à Dieu des victimes qui ne lui étaient point agréables. »

On n’a jamais fait attention à cette plainte, qui sort du cœur de Rancé comme de ces boîtes harmonieuses faites dans les montagnes, qui répètent le même son ; cette plainte n’indique point son objet elle se confond avec les accusations dont le souffrant charge la vie. Résolu de s’ensevelir à la Trappe, Rancé fit d’abord un voyage à son prieuré de Boulogne, puis il partit pour la Trappe, résolu de s’ensevelir au milieu de ces jardins solitaires, comme jadis les souverains à Babylone.

Les expéditions de la cour de Rome pour tenir en règle l’abbaye de la Trappe arrivèrent. Rancé aurait voulu se régénérer avec dom Bernier, ancien religieux de La Trappe mal vivant jusque alors, et enfin touché de la grâce ; mais dom Bernier ne fut prêt que quatre mois plus tard. Le 26 juin 1664, Rancé fit profession entre les mains de dom Michel de Guiton, commissaire de l’abbé de Prières, avec deux autres novices, dont l’un, appelé Antoine, avait été domestique de Rancé. De serviteur qu’il était, il devint l’égal de son maître dans les aplanissements du ciel. Quatre jours après, Pierre Félibien prit, au nom de l’abbé de Rancé, possession de l’abbaye de la Trappe en qualité d’abbé régulier. Rancé reçut la bénédiction abbatiale des mains de l’évêque irlandais d’Arda, assisté de l’abbé de Saint-Martin de Séez. L’abbé de la Trappe se rendit dès le lendemain à son monastère. Et pourtant il écrivait à un de ses amis : « Ma disposition n’est qu’une pure résignation à la Providence. Priez pour moi. »

Ce premier séjour de Rancé à la Trappe ne fut pas long. Il faisait réparer de tous les côtés l’abbaye ; mais tandis qu’il donnait des règlements nouveaux, il fut appelé à Paris à l’assemblée générale des communautés régularisées. Ce jeune homme, naguère si dépendant de l’opinion du monde, se rendit au lieu de la réunion dans une charrette comme un mendiant ; affectation dont il ne put débarrasser sa vie. L’assemblée le nomma pour aller en cour de Rome plaider la cause de la réforme. Avant son départ, il s’aboucha avec le cardinal de Retz, qui s’était avancé jusqu’à Commercy. Ensuite Rancé retourna quelques jours à la Trappe. Il s’occupait comme un humble frère. Il disait : « Sommes-nous moins pécheurs que les premiers religieux de Cîteaux ? Avons-nous moins besoin de pénitence ? » On lui représentait que, plus faibles, on ne pouvait plus pratiquer les mêmes austérités : « Dites, répondait-il, que nous avons moins de zèle. » D’un consentement unanime, les religieux se privèrent de l’usage du vin et de celui du poisson ; ils s’interdirent la viande et les œufs. Il s’introduisit une manière honnête de parler et d’agir les uns avec les autres ; ils respectaient en eux l’homme racheté, s’ils méprisaient l’homme tombé.

Dans la distribution du travail, une portion d’un terrain inculte était échue à Rancé : au premier coup de bêche, il rencontra quelque chose de dur : c’était d’anciennes pièces d’or d’Angleterre. Il y en avait soixante, chacune valant sept francs : ce présent de la Providence aide Rancé à faire son voyage. Ayant convoqué ses moines, il leur fit ses adieux : « J’ai à peine le temps, leur dit-il, de vous remettre devant les yeux cette parole de saint Bernard : Mon fils, si vous saviez quelles sont les obligations d’un moine, vous ne mangeriez pas une bouchée de pain sans l’arroser de vos larmes. » Puis il ajouta : « Je prie Dieu d’avoir pitié de vous comme de moi. S’il nous sépare dans le temps, qu’il nous réunisse dans l’éternité. »

Les religieux se prosternèrent pour demander à Dieu la conservation de leur abbé.

Le nouveau Tobie partit pour Ninive : il n’allait pas épouser la fille de Raguel ; la fille de Raguel n’était plus. Le voyageur qui accompagnait Rancé n’était pas Raphael, mais l’Esprit de la pénitence ; cet Esprit ne se mettait pas en route pour réclamer de l’argent, mais la misère. Lorsqu’on erre à travers les saintes et impérissables Écritures, où manquent la mesure et le temps, on n’est frappé que du bruit de la chute de quelque chose qui tombe de l’éternité.

Le grand expiateur avait retrouvé à Châlons-sur-Saône l’abbé du Val-Richer, son compagnon désigné de voyage. À Lyon, il baisa la boîte qui renfermait le cœur de saint François de Sales. Il traversa les Alpes, et arriva à Turin : il n’y vit point le saint suaire. À Milan, le tombeau de saint Charles Borromée l’appela : heureux les morts quand ils sont saints ! ils retrouvent leur matin dans le ciel. Sainte Catherine à Bologne attira la vénération de Rancé : c’étaient là les antiquités qu’il cherchait : il faisait consister sa repentance à ne rien voir ; ses yeux étaient fermés à ces ruines dont l’abbé de La Mennais nous fait une peinture admirable :

« De superbes palais, dit-il, se dégradent d’année en année, montrant encore, à travers leurs élégantes fenêtres ouvertes à la pluie et à tous les vents, les vestiges d’un faste que rien ne rappelle dans nos chétives constructions modernes, d’un luxe grandiose et délicat dont les arts divers avaient à l’envi réalisé les merveilles. La nature, qui ne vieillit jamais, s’empare peu à peu de ces somptueuses villas, œuvres altières de l’homme et fragiles comme lui. Nous avons vu des colombes nicher sur des corniches d’une salle peinte par Raphaël, le câprier sauvage enfoncer ses racines entre les marbres déjoints, et le lichen les recouvrir de ses larges plaques vertes et blanches. »

De Bologne à Florence, Rancé, sur une route triste dans les Apennins, fut renversé à terre de son cheval par le vent. À Florence, le pèlerin ne s’enquit point de Dante et de Michel-Ange : quand, à mon tour, j’ai cheminé parmi ces débris, j’étais interdit. Rancé reçut les honneurs de la duchesse de Toscane. On regrette qu’il ne se soit pas arrêté plus loin au vallon d’Égérie : il aurait pu mener des Lemures saluer Néère et Hostia là où tant de femmes avaient passé. Enfin il entra dans la ville des saints apôtres. Ô Rome, te voilà donc encore ! Est-ce ta dernière apparition ? Malheur à l’âge pour qui la nature à perdu ses félicités ! Des pays enchantés où rien ne vous attend sont arides : quelles aimables ombres verrais-je dans les temps à venir ? Fi ! des nuages qui volent sur une tête blanchie !

Rancé était arrivé le 16 novembre 1664, six semaines après l’abbé de Cîteaux accouru pour combattre l’Étroite Observance. Il fut appelé à l’audience du pape le 2 de décembre 1664, à Monte-Cavallo. Il lui dit : Beatissime pater, ad Sanctitatis Vestrae pedes humiliter accedimus[8]. Alexandre VII l’accueillit par ces paroles : Adventus vester non solum gratus est nobis, sed expectavimus eum. « Votre venue ne nous est pas seulement agréable, mais nous l’attendions. » Sa Sainteté reçut avec respect des lettres de la reine mère, de Mademoiselle, du prince de Conti et de madame de Longueville, dont les signatures étaient en contraste avec les vertus de Rancé. Malheureusement alors les rangs comptaient plus que les mœurs. Rancé fit entendre ces paroles soumises : « Très-saint père, sorti des monastères où nos péchés nous ont obligé de nous retirer, nous venons écouter Votre Sainteté comme l’oracle par lequel le Seigneur veut nous faire connaître ses volontés. »

Cette soumission ne rassura pas tellement le pape que Rancé ne se crut obligé de s’expliquer : « Les Pères de la Trappe, dit-il, n’avaient pas prétendu se soustraire à la juridiction ecclésiastique, pour aller devant les tribunaux séculiers. » Point délicat par lequel Rancé sut déterminer ensuite en sa faveur les décisions de Louis XIV. Il fut résolu que Sa Sainteté commettrait l’examen de l’Étroite Observance au jugement d’une congrégation de cardinaux. Rancé se retira satisfait, il écrivit : « Je fus auprès de Sa Sainteté une heure et demie ; on ne pouvait attendre plus de marques de bénignité et de bonté que Sa Sainteté n’en fit paraître. »

Rancé alla voir le Père Bona, qui devenu cardinal lui conserva de l’amitié. Des commissaires furent nommés par le pape pour étudier l’affaire. On instruisit Rancé qu’il n’obtiendrait pas ce qu’il désirait. Au commencement de l’année 1665, Rancé apprit que les décisions des cardinaux ne lui seraient pas favorables et que des lettres venues de France lui faisaient tort : il se présenta au Vatican, où l’on bénit la ville et le monde.

L’affaire pour laquelle Rancé était venu ne plaisait point. D’un autre côté, les ordres monastiques de la Commune Observance traitaient les réformateurs d’hommes singuliers, voisins du schisme ; la règle étroite ne trouva parmi les grandes congrégations de Rome que la voix de quelques moines inconnus d’une vallée du Perche. En vain Rancé fut protégé par Anne d’Autriche, la perspicacité italienne voyait que la mère de Louis XIV se mourait : or, la tombe, toute souveraine qu’elle est, a peu de crédit. Alors Rancé, voyant sa cause perdue, se remit en route pour la Trappe. À peine fut-il sorti de Rome que son entreprise fut surnommée une furie française, una furia francese, comme on appelle notre courage. En arrivant à Lyon il se hâta d’écrire :

« Tous mes proches commencent à être d’un même sentiment sur mon sujet, et j’ai reçu hier une lettre qui vous surprendrait si vous l’aviez vue. Mon départ fit pourtant quitter Rome à M. de Cîteaux, qui nous était un très grand obstacle, lequel, croyant me devoir suivre en France, sursit dans l’esprit de nos juges les desseins qu’ils avaient sur notre affaire. »

L’abbé de Prières, ayant appris l’arrivée de Rancé, lui manda, le 24 février 1665, de retourner en Italie. Prières était une abbaye de Bernardins fondée en 1250, à trois lieues de La Roche-Bernard, à l’embouchure de la Villaine, dans ma pauvre patrie. Bien que Rancé fût persuadé de l’inutilité de ce second voyage, il obéit. Une personne inconnue voulut faire accepter à Rancé une bourse où il y avait quarante louis : Rancé n’en prit que quatorze.

L’Apennin revit sur ses sommets ce voyageur qui n’écrivait ni ne faisait de journal. À Monte-Luco, parmi des bois d’yeuses, Rancé put apercevoir des ermitages blancs déjà habités de son temps, et où le comte Potoski s’est depuis caché. Rancé portait avec lui une chère remembrance, mais c’était la première fois qu’il voyageait : il n’avait pas été dix-sept ans, comme Camoëns, exilé au bout de la terre, ainsi que le raconte si bien M. Magnin ; il ne pouvait pas dire sur un vaisseau, en présence des rochers de Bab-el-Mandeb : « Madame, je demande de vos nouvelles aux vents qui viennent de la contrée que vous habitez, aux oiseaux qui vous ont vue. » Le souffle de la religion et la voix des anges ne laissaient arriver jusqu’à Rancé que des souvenirs expiatoires. Le soldat de la nouvelle légion chrétienne rentra le 2 d’avril 1665 à ce camp vide des prétoriens, où l’on ne voit plus que des martres et la fumeterre des chèvres, qui tremble sur les murs. « Rome, dit Montaigne, seule ville commune et universelle ! Pour être des princes de cet état, il ne faut qu’être de chrétienté. Il n’est lieu ici-bas que le ciel ait embrassé avec telle influence de faveur et telle constance : sa ruine même est glorieuse et enflée. »

Rancé monta au Vatican ; il parcourut inutilement le grand escalier désert foulé par tant de pas effacés, d’où descendirent tant de fois les destinées du monde. Il adressa une supplique aux cardinaux. Un d’entre eux s’emporta : les réclamations de l’indigence le mettaient en colère. L’abbé de Rancé répondit : « Ce n’est point la passion, monseigneur, qui me fait parler ; c’est la justice. »

« Ce grand homme, dit Pierre Le Nain, traitait les affaires à la façon des anges, avec la paix de son cœur et une parfaite soumission aux ordres du ciel. »

Lorsque Rancé parut à Rome en 1664, et qu’il y revint au mois d’avril 1665, Alexandre VII, Fabio Chigi, occupait la tiare. On recherchait les traces de l’ambition de dona Olympia sous Innocent X comme on visite les dégâts d’un siège levé. Il n’est resté des Pamphili que la villa de ce nom. « Quant à Alexandre VII, dit le cardinal de Retz, il se communiquait peu ; mais ce peu qu’il se communiquait était mesuré et sage, savio col silentio. »

Dans d’autres courses à Rome, le cardinal de Retz trouva qu’il s’était trompé, et que Chigi n’était pas grand-chose. Après l’élection de Chigi, Barillon avait dit au coadjuteur : « Je suis résolu de compter les carrosses pour en rendre ce soir un compte exact à M. de Lionne : il ne faut pas lui épargner cette joie. » Tels étaient le langage, la politique et les mœurs que Rancé rencontra au tombeau des saints apôtres. Innocent X avait condamné les cinq propositions ; Alexandre VII changea quelques mots au Formulaire. Ces changements furent agréés par Louis XIV ; mais en même temps, pour réparation d’une insulte faite au duc de Créqui, il exigea qu’une pyramide fût élevée devant l’ancien corps de garde des Corses, pyramide qui ne fut abattue que sous Clément IX. Alexandre VII canonisa saint François de Sales, créa une nouvelle bibliothèque, et s’occupa lui-même de lettres. On a de lui un volume de poésie intitulé : Philomati Musae juveniles, seul rapport qu’il eut avec l’éditeur des œuvres d’Anacréon, si ce n’est le cercueil qu’il fit mettre sous son lit le jour de son exaltation au pontificat.

Pendant le voyage de Rancé à Lyon, le cardinal de Retz était revenu à Rome. Il reçut bien son ami le converti, et le força d’accepter chez lui un logement. Rancé ne tira aucun fruit du passage du coadjuteur à Rome, si ce n’est quelques audiences inutiles qu’il lui fit obtenir du pape. Le rôle actif du chef de la Fronde était fini : il y a un terme à tout ce qui n’est pas de la grande nature humaine.

Le cardinal de Retz était petit, noir, laid, maladroit de ses mains ; il ne savait pas se boutonner. La duchesse de Nemours confirme ce portrait de Tallemant des Réaux : « Le coadjuteur vint, dit-elle, en habit déguisé, voir le cardinal Mazarin. M. le Prince, qui sut cette visite, en parla au cardinal, lequel lui tourna fort ridiculement et le coadjuteur, et son habit de cavalier, et ses plumes blanches et ses jambes tortues ; et il ajouta encore à tout le ridicule qu’il lui donna que s’il revenait une seconde fois déguisé, il l’en avertirait, afin qu’il se cachât pour le voir, et que cela le ferait rire. »

Les portraits du cardinal de Retz n’offrent pas ces difformités : dans l’air du visage il a quelque chose de froid et d’arrogant de M. de Talleyrand, mais de plus intelligent et de plus décidé que l’évêque d’Autun.

Né à Montmirail, au mois d’octobre 1614 d’une famille florentine qui conseilla la Saint-Barthélemy, le cardinal ne montra pas les vertus que tâcha de lui inspirer saint Vincent de Paul, son précepteur : l’homme du bien, en ces temps-là, touchait à l’homme du mal, et il restait dans celui-ci quelque impression de la main qui l’avait modelé. Retz écrivit la Conjuration de Fiesque, ce qui fit dire au cardinal de Richelieu : « Voilà un dangereux esprit. » La pourpre romaine avait cela d’avantageux qu’elle créait un homme indépendant au milieu des cours. Retz professait du respect pour quiconque avait été chef de parti, parce qu’il avait honoré ce nom dans les Vies de Plutarque : l’antiquité a longtemps gâté la France. Il disait qu’à son âge César avait six fois plus de dettes que lui : après cela il fallait conquérir le monde, et Retz conquit Broussel, une douzaine de bourgeois, et fut au moment d’être étranglé entre deux portes par le duc de La Rochefoucauld.

Retz, à son début, aima sa cousine, mademoiselle de Retz : elle montrait, dit-il, tout ce que la morbidezza a de plus tendre, de plus animé et de plus touchant.

Suspect à Richelieu, ayant eu l’audace de mugueter ses femmes, le lovelace tortu et batailleur fut obligé de s’enfuir. Il alla à Venise, où il pensa se faire assassiner pour la signora Vendradina ; il erra dans la Lombardie, se rendit à Rome, discuta à la Sapience, eut une querelle avec le prince de Schomberg, et revint en France. Ses mésintelligences avec le cardinal de Richelieu continuèrent à propos de madame de la Meilleraie. Il lui passa par la tête de hasarder un assassinat sur le cardinal ; mais il sentit ce qui pouvait être une peur. Bassompière, prisonnier à la Bastille, l’engagea avec des intrigants. La bataille de la Marfée eut lieu ; le comte de Soissons la gagna, et fut tué. Cette mort contribua à fixer le cardinal de Retz dans la profession ecclésiastique. Une dispute commencée avec un ministre protestant lui acquit quelque renom. Il se lia avec mademoiselle de Vendôme par l’aventure où il rivalisa de courage avec M. de Turenne contre des capucins qui se baignaient à Neuilly : les conditions peu morales de cette liaison sont rapportées dans les Mémoires. Enfin, en vertu des protections de ces temps, il fut nommé coadjuteur de Paris, dont son oncle, M. de Gondy, occupait le siège.

Vint la Fronde. Mazarin finit par enfermer le coadjuteur au château de Vincennes ; de là transféré au château de Nantes, il s’en évada : quatre gentilshommes l’attendaient au bas de la tour, dont il se laissa dévaler. Caché dans une meule de foin, mené à Beaupréau par M. et madame de Brissac, il fut transporté à Saint-Sébastien en Espagne, sur une balandre de la Loire. Il vit à Saragosse un prêtre qui se promenait seul, parce qu’il avait enterré son paroissien pestiféré. À Valence, les orangers formaient les palissades des grands chemins, Retz respirait l’air qu’avait respiré Vannozia. Embarqué pour l’Italie, à Mayorque le vice-roi le reçut : il entendit des filles pieuses à la grille d’un couvent : elles chantaient. Après trois jours il traversa le canal de la Corse, alors inconnu, aujourd’hui fameux. Il arriva à Porto-Longone ; il se rendit à Porto-Ferrajo, qui plus tard reçut Bonaparte, homme d’un autre monde, changé d’empire, jamais détrôné. Enfin il prit terre à Piombino, et poursuivit sa route vers Rome.

Un conclave s’ouvrit en 1655 par la mort d’Innocent X. Le cardinal de Retz s’attacha à l’escadron volant : Chigi fut élu sous le nom d’Alexandre VII. Retz fit courir le bruit qu’il avait contribué à l’élection : Joly, son secrétaire, assure qu’il n’en fut rien.

Retz se retira à Besançon, séjourna à Constance, puis à Ulm, et il alla voir en Angleterre Charles II, dont il avait secouru la mère pendant la Fronde.

Mazarin mourut le 9 mars 1661. Rentré en France, Retz entreprit deux ouvrages : l’un, sa généalogie (insipidité du temps : on compte ses aïeux lorsqu’on ne compte plus) ; l’autre, une histoire latine des troubles de la Fronde, de même que Sylla écrivit en grec ses proscriptions. Le cardinal vint saluer le roi à Fontainebleau. Reçu avec froideur, les jeunes gens se demandaient comment cet avorton avait jamais pu être quelque chose : ils n’avaient pas vu Couthon. Alors commença ou plutôt se renoua la liaison du cardinal et de madame de Sévigné.

Celle-ci, dont on a publié peut-être trop de lettres, ne pouvait se garantir de la raillerie, même envers les gens qu’elle croyait aimer : elle appelait le cardinal de Retz le héros du bréviaire. Le cardinal était à Saint-Denis en 1649. Madame de Sévigné annonce, nombre d’années après, au vieil acrobate mitré, que Molière lui lira, à lui, Trissotin, et que Despréaux lui fera connaître son Lutrin. Elle parle du bon cardinal ; elle nous apprend qu’il se fait peindre par un religieux de Saint-Victor, qu’il donnera son image à madame de Grignan, laquelle ne s’en souciait pas du tout. Madame de Sévigné se promène comme une bonne avec le malade ; elle insiste pour que sa fille accepte une cassolette de lui, et sa fille la refuse avec dédain. On peut lire là-dessus une excellente leçon de M. Ampère. Mais à mesure que l’on approche de la fin du cardinal, l’admiration de madame de Sévigné baisse, parce que ses espérances diminuent. Légère d’esprit, inimitable de talent, positive de conduite, calculée dans ses affaires, elle ne perdait de vue aucun intérêt, et elle avait été dupe des intentions testamentaires qu’elle supposait au coadjuteur.

Joly, la duchesse de Nemours, La Rochefoucauld, madame de Sévigné, le président Hénault et cent autres, ont écrit du cardinal Retz : c’est l’idole des mauvais sujets. Il représentait son temps, dont il était à la fois l’objet et le réflecteur. De l’esprit comme homme, du talent comme écrivain (et c’était là sa vraie supériorité), l’ont fait prendre pour un personnage de génie. Encore faut-il remarquer qu’en qualité d’écrivain il était court comme dans tout le reste : au bout des trois quarts du premier volume de ses Mémoires, il expire en entrant dans la raison. Quant à ses actions politiques, il avait derrière lui la puissance du parlement, une partie de la cour et la faction populaire, et il ne vainquit rien. Devant lui il n’avait qu’un prêtre étranger, méprisé, haï, et il ne le renversa pas : le moindre de nos révolutionnaires eût brisé dans une heure ce qui arrêta Retz toute sa vie. Le prétendu homme d’État ne fut qu’un homme de trouble. Celui qui joua le grand rôle était Mazarin ; il brava les orages enveloppé dans la pourpre romaine : obligé de se retirer en face de la haine publique, il revint par la passion fidèle d’une femme, et nous amenant Louis XIV par la main.

Le coadjuteur finit ses jours en silence, vieux réveille-matin détraqué. Réduit à lui-même et privé des événements, il se montra inoffensif : non qu’il subît une de ces métamorphoses avant-coureurs du dernier départ, mais parce qu’il avait la faculté de changer de forme comme certains scarabées vénéneux. Privé du sens moral, cette privation était sa force. Sous le rapport de l’argent il fut noble ; il paya les dettes de sa royauté de la rue, par la seule raison qu’il s’appelait M. de Retz. Peu lui importait du reste sa personne : ne s’est-il pas exposé lui-même au coin de la borne ? On le pressait de dicter ses aventures, et le romancier transformé en politique les adresse à une femme sans nom, chimère de ses corruptions idéalisées : « Madame, quelque répugnance que je puisse avoir à vous donner l’histoire de ma vie, néanmoins, comme vous me l’avez demandée, je vous obéis. »

N’ayant plus où se prendre, il s’était fait le familier de Dieu, comme en sa jeunesse il avait serré la main des quarteniers de Paris. Il passait ses jours aux églises ; on prêtait l’oreille pour ouïr son cri du fond de l’abîme, pour pleurer aux Psaumes de la pénitence ou aux versets du Miserere, et l’on écoutait en vain. Les sépulcres, les images du Christ ne l’enseignaient pas : uniquement épris de sa personne, il ne se rappelait que le rôle qu’il avait joué, sans s’embarrasser de sa vie morale. Il inspectait les lambeaux de ce qu’il fut pour se reconnaître ; il éventait ses iniquités, afin de se former une idée semblable de lui-même ; puis il venait écrire les scandales de ses souvenirs. En l’exhumant de ses Mémoires on a trouvé un mort enterré vivant qui s’était dévoré dans son cercueil.

Joueur jusqu’à la fin, ne lui vint-il pas dans l’esprit de se retirer à la Trappe et d’écrire ses Mémoires sur la table où Rancé écrivait ses Maximes ? Rancé fut obligé d’aller à Commercy pour détourner le cardinal de son pieux dessein. Bossuet s’était malheureusement écrié : « Le coadjuteur menace Mazarin de ses tristes et intrépides regards. » Les grands génies doivent peser leurs paroles ; elles restent, et c’est une beauté irréparable.

Homme de beaucoup d’esprit, mais prélat sans jugement et évêque sacrilège, Retz contraria l’avenir de Dieu : il ne se douta jamais qu’il y eût plus de gloire dans un chapelet récité avec foi que dans tous les hauts et les bas de la destinée. Esprit aux maximes propres à des brouilleries plutôt qu’à des révolutions, il essaya la Fronde à Saint-Jean-de-Latran, se croyant toujours dans la Cour des Miracles. Indifférent et mélancolieux, cet Italien francisé se trouva sur le pavé lorsque Louis XIV eut jeté les baladins à la porte, même en respectant beaucoup trop en eux leur vie passée et l’habit qu’ils avaient sali. Place entre la Fronde, qui permettait tout, et le maître de Versailles, qui ne souffrait rien, le coadjuteur s’écriait : « Est-il quelqu’un pire que moi ? » avec le même orgueil que Rousseau s’écrie : « Est-il quelqu’un meilleur que moi ? » Retz continua ses passepieds jusqu’à sa mort : mais il faut être Richelieu pour ne pas s’amoindrir en dansant une sarabande, castagnettes aux doigts, et en pantalon de velours vert.

Ce n’est donc pas à l’hôtel du cardinal de Retz que Rancé aurait pu apprendre à se plaire dans la capitale du monde chrétien. La société de Rome ne pouvait lui offrir aucune ressource.

Néanmoins, à l’époque de Rancé Rome n’était pas dépourvue de Français dignes de lui : en 1664 Poussin avait acheté, de la dot de sa femme, une maison sur le mont Pincio, auprès d’un casino de Claude Lorrain, en face de l’ancienne retraite de Raphaël, au bas des jardins de la villa Borghèse ; noms qui suffisent pour jeter l’immortalité sur cette scène. Le Poussin mourut au mois de novembre 1665, et fut enterré dans Saint-Laurent in Lucinia. Si Rancé eût attendu seulement cinq ou six mois, il aurait pu assister à des funérailles avec l’abbé Nicaise, auteur d’un voyage à la Trappe, là où je n’ai eu que l’honneur de placer un buste. Le réformateur aimait les tableaux, témoin ceux qu’il avait lui-même esquissés : en voyant le cercueil du Poussin, il aurait été touché, tandis que se serait augmenté son mépris pour la gloire humaine. « J’ai rencontré, Poussin, dit Bonaventure d’Argonne ? dans les débris de Rome, ou dessinant sur les bords du Tibre. » L’abbé Antoine Arnauld, de la génération de Port-Royal, affilié depuis à la Trappe, avait aussi fréquenté l’auteur du tableau du Déluge. Ce tableau rappelle quelque chose de l’âge délaissé et de la main du vieillard : admirable tremblement du temps ! souvent les hommes de génie ont annoncé leur fin par des chefs-d’œuvre : c’est leur âme qui s’envole.

Enfin la Léonora de Milton pouvait, à la rigueur, exister : Mazarin l’avait fait venir à ses concerts ; peut-être était-elle là, ne rendant plus aucun bruit ; lyre sans cordes. Rancé ne fut pas touché de la grandeur, des campagnes romaines, ces sortes d’idées n’étaient pas encore nées : toutefois saint François avait chanté la beauté de la création éclose de la bonté de Dieu. Il y avait bien des images dignes de la mélancolie dans cette terre de tous les regrets ; Rancé eût pu marcher avec les derniers pas du jour sur le sommet du Soracte ; du haut du mont Marius, il eût aperçu les plages de Civita-Vecchia ; à Ostie il eût rejoint le sable facile à se creuser. Lord Byron avait marqué sa fosse aux grèves de l’Adriatique. Mais rien ne plaisait à Rancé, dont le cœur était plus triste que la pensée.

Et cependant, s’il ne s’était trop enseveli dans la préoccupation de ses fautes, il eût rencontré dans Rome même de quoi contenter sa ferveur. Partout se présentaient à lui des oratoires dans des parcours abandonnés semés de fleurs, dans ces asiles dont le Père Lacordaire a fait cette peinture :

« Au son d’une cloche toutes les portes du cloître s’ouvraient avec une sorte de douceur et de respect. Des vieillards blanchis et sereins, des hommes d’une maturité précoce, des adolescents en qui la pénitence et la jeunesse laissaient une nuance de beauté inconnue du monde, tous les temps de la vie apparaissaient ensemble sous un même vêtement. La cellule des cénobites était pauvre, assez grande pour contenir une couche de paille ou de crin, une table et deux chaises ; un crucifix et quelques images pieuses en étaient tout l’ornement. De ce tombeau qu’il habitait pendant ses années mortelles, le religieux passait au tombeau qui précède l’immortalité. Là même il n’était point séparé de ses frères vivants et morts. On le couchait, enveloppé de ses habits, sous le pavé du chœur ; sa poussière se mêlait à la poussière de ses aïeux, pendant que les louanges du Seigneur chantées par ses contemporains et ses descendants du cloître remuaient encore ce qui restait de sensible dans ses reliques. Ô maisons aimables et saintes ! on a bâti sur la terre d’augustes palais, on a élevé de sublimes sépultures, on a fait à Dieu des demeures presque divines ; mais l’art et le cœur de l’homme ne sont jamais allés plus loin que dans la création du monastère. »

Déjoué dans ses négociations comme dans ses sentiments, Rancé s’enferma dans sa vie. Il soigna un serviteur qui pensa mourir : inflexible pour lui, il pliait sa vie pour les autres. Il ne buvait que de l’eau, ne mangeait que du pain ; sa dépense par jour ne passait pas six oboles, prix d’une couple de colombes ; mais il s’abstenait de ces doux oiseaux qui coûtent si peu cher Ne pouvant faire auprès des hommes les affaires de Dieu, il tâchait de faire auprès de Dieu les affaires des hommes.

« Il ne voulait voir, dit Maupeou, ni les anciens monastères ni les anciens monuments de la magnificence romaine, cirques, théâtres, arcs de triomphe, trophées, portiques, colonnes, pyramides, statues et palais, imitant en cela le célèbre Ammonius, qui accompagnant Athanase à Rome n’y voulut voir que le fameux temple dédié aux apôtres saint Pierre et saint Paul. » Rancé fréquentait les églises, passant les heures à prier dans ces habitacles oubliés sur tant de collines célèbres.

La pénitence sortie de Rome errait à l’entour ; pauvre piferario des Abruzzes, elle faisait entendre le son de sa musette devant une madone. Rancé s’avançait quelquefois seul devant le labyrinthe des cercueils, soubassement de la cité vivante. Il n’y a peut-être rien de plus considérable dans l’histoire des chrétiens que Rancé inconnu priant à la lumière des étoiles, appuyé contre les aqueducs des césars à la porte des catacombes ; l’eau se jetait avec bruit par-dessus les murailles de la ville éternelle, tandis que la mort entrait silencieusement au-dessous par la tombe.

Rancé avait désiré accomplir les fêtes de Noël dans un couvent de son ordre ; il y renonça lorsqu’il eut appris d’un vieux moine qu’on ne faisait point à table de lecture pieuse et qu’on jouait aux cartes après souper. Confiné dans sa maison, il écrivait : « Je passe ici ma vie dans une langueur et dans une misère que je ne puis vous exprimer. Rome m’est aussi peu supportable que la cour me l’était autrefois. Je ne vous dirai rien des curiosités de Rome : je ne les vois point et je ne me sens touché d’aucun désir de les voir. Mon unique consolation est celle que je trouve au tombeau des princes des apôtres et des saints martyrs, où je me retire le plus souvent qu’il est possible. »

Enfin, ayant tout épuisé, Rancé songea à son retour : il emportait quelques reliques que lui avait données l’évêque de Porphyre, sacriste d’Alexandre VII. Saint Bernard retourna, jeune encore, à son couvent avec une dent de saint Césaire : ne vieillissons point en quelque lieu que ce soit, de peur devoir mourir autour de nous jusqu’à notre renommée. Avant de quitter Rome, Rancé obtint du pape la licence de se retirer à la Grande Chartreuse : ce permis existe ; il est resté comme le bref d’un songe. Rancé n’exécuta pas tout le bien qu’il avait rêvé : en compensation des bonnes intentions perdues on aperçoit dans les Olim des intentions de fautes qui n’ont jamais été commises. L’esprit du réformateur errait partout où il n’y avait point d’hommes ; il ne s’arrêtait qu’à l’orée d’un champ, au feu de chaume du pâtre. Descendu de l’Italie, Rancé visita dans la Vallée d’Absinthe la poussière du grand abbé de Clairvaux, si toutefois elle renferme cette poussière : il y voulut demeurer ; on le refusa. L’abbé de Prières avait mis Rancé sous la conduite de l’abbé du Val-Richer, qu’on appelait dans le siècle Dominique-Georges : les héros d’Homère avaient des noms vulgaires pour les peuples.

On ne vit donc point Rancé suspendu dans les abîmes de saint Bruno ou attaché à la tombe de saint Bernard : c’eût été plus éclatant pour le poète, moins grand pour le saint. Dieu, qui avait ses conseils, rappela Rancé à la Trappe, afin d’y établir la Sparte chrétienne.

Rancé obtint une audience de congé du saint Père. Il partit au mois d’avril, accompagné du jugement du pontife qui condamnait l’étroite observance. De nos jours, l’auteur de l’Indifférence en matière de religion, repoussé dans ses réformes, a continué de croire qu’elles s’accompliraient : une voix, est-il persuadé, partira on ne sait d’où ; l’Esprit de sainteté, d’amour, de vérité remplira de nouveau la terre régénérée.

Voilà ce que pense l’immortel compatriote dont je pleurerais en larmes amères tout ce qui pourrait nous séparer sur le dernier rivage. Rancé, qui s’accotait contre Dieu, acheva son œuvre ; l’abbé de La Mennais s’est incliné sur l’homme : réussira-t-il ? L’homme est fragile et le génie pèse. Le roseau en se brisant peut percer la main qui l’avait pris pour appui.

  1. Entretiens de Timocrate et de Philandre.
  2. Maupeou, tom. Ier, p. 581.
  3. Dom Gervaise : Jugement critique, mais équitable, des Vies de feu M. l’abbé de Rancé, pag. 160 et suiv.
  4. Maupeou.
  5. Dom Gervaise.
  6. Saint-Simon, t. V, p. 131.
  7. Dom Gervaise, etc.
  8. Maupeou, tom. I, pag. 58.