Vie de Michel-Ange/Épilogue. La Mort

Libr. Hachette et Cie (p. 177-183).
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Épilogue

LA MORT


…… Et l’osteria
È morte……[1]


La mort, tant désirée et si lente à venir, —

c’a miseri la morte è pigra e tardi[2]
vint.

Malgré une robuste constitution, que maintint la rigueur monacale de sa vie, il n’avait pas été épargné par la maladie. Jamais il ne s’était entièrement relevé des deux fièvres pernicieuses de 1544 et de 1546 ; la pierre,[3] la goutte,[4] et des souffrances de toute sorte achevèrent de le ruiner. Dans une poésie tristement burlesque de ses dernières années, il fait la peinture de son misérable corps, rongé par les infirmités :

Je vis seul et misérable, renfermé comme la moelle dans l’écorce de l’arbre… Ma voix est comme une guêpe prisonnière dans un sac de peau et d’os… Mes dents branlent comme les touches d’un instrument de musique… Ma face est un épouvantail… Mes oreilles ne cessent de bourdonner : dans l’une, une araignée tisse sa toile ; dans l’autre, un grillon chante toute la nuit… Mon catarrhe, qui râle, ne me laisse pas dormir… Voilà à quelle fin m’a conduit l’art, qui m’octroya la gloire. Pauvre vieux écrasé, je suis anéanti, si la mort ne vient vite à mon secours… Les fatigues m’ont écartelé, déchiré, brisé, et l’hôtellerie qui m’attend, — est la mort…[5]

« Mon cher messer Giorgio, écrivait-il à Vasari, en juin 1555, vous reconnaîtrez à mon écriture que je suis arrivé à la vingt-quatrième heure… »[6]

Vasari, qui vint le voir au printemps de 1560, le trouva extrêmement affaibli. Il sortait à peine, ne dormait presque plus ; et tout faisait présumer qu’il ne vivrait plus longtemps. En devenant plus faible, il devenait plus tendre et pleurait facilement.

« Je suis allé voir mon grand Michel-Ange, écrit Vasari. Il ne s’attendait pas à ma venue, et m’a témoigné autant d’émotion qu’en éprouverait un père, en retrouvant son fils perdu. Il m’a jeté ses bras autour du cou et m’a embrassé mille fois, en pleurant de plaisir. » (lacrymando par dolcezza)[7]

Il n’avait rien perdu pourtant de sa lucidité d’esprit et de son énergie. Dans cette même visite que raconte Vasari, il causa longuement avec lui de divers sujets artistiques, il lui donna des conseils pour ses travaux, et il l’accompagna à cheval à Saint-Pierre.[8]

Au mois d’août 1561, il eut une attaque. Il avait dessiné, trois heures de suite, les pieds nus, quand il fut pris subitement de douleurs et tomba en convulsions. Son serviteur Antonio le trouva sans connaissance. Cavalieri, Bandini et Calcagni accoururent. Quand ils arrivèrent, Michel-Ange était revenu à lui. Quelques jours après, il recommençait à sortir à cheval, et travaillait aux dessins de la porta Pia.[9]

L’intraitable vieillard n’admettait pas, sous quelque prétexte que ce fût, qu’on s’occupât de lui. C’était un tourment continuel pour ses amis de le savoir seul, à la merci d’une nouvelle attaque, avec des domestiques négligents et peu scrupuleux.

L’héritier, Lionardo, avait reçu jadis de si rudes rebuffades, quand il avait voulu venir à Rome, pour la santé de son oncle, qu’il n’osait plus s’y risquer. En juillet 1563, il lui fit demander par Daniel de Volterre s’il lui serait agréable de le voir ; et, pour prévenir les soupçons que sa venue intéressée aurait pu inspirer à l’esprit défiant de Michel-Ange, il fit ajouter que ses affaires allaient bien, qu’il était riche, et qu’il n’avait plus besoin de rien. Le malin vieux lui fit répondre que, puisqu’il en était ainsi, il en était enchanté, et qu’il donnerait le peu qu’il possédait aux pauvres.

Un mois plus tard, Lionardo, très peu satisfait de la réponse, revint à la charge, et lui fit exprimer les inquiétudes qu’il éprouvait au sujet de sa santé et de son entourage. Cette fois, Michel-Ange lui expédia une lettre furibonde, qui montre l’étonnante vitalité de cet homme, à quatre-vingt-huit ans, — six mois avant sa mort :

Je vois d’après ta lettre que tu ajoutes foi à certains envieux coquins, qui, parce qu’ils ne peuvent pas me voler, ni faire de moi ce qu’ils veulent, t’écrivent un tas de mensonges. C’est un ramassis de gredins ; et tu es si bête que tu as foi en eux au sujet de mes affaires, comme si j’étais un enfant. Envoie-les promener : ce sont des gens qui n’apportent avec eux que des ennuis, qui ne font qu’envier, et qui mènent une vie de gueux. Tu m’écris que je souffre sous le rapport du service ; et moi, je te dis qu’en ce qui concerne le service, je ne pourrais pas être plus fidèlement servi, ni mieux traité à tous égards. Et quant aux craintes de vol auxquelles tu fais allusion, je te dis que les gens qui sont dans ma maison sont tels que je puis être en paix là dessus et avoir confiance en eux. Donc, pense à toi-même, et ne pense pas à mes affaires ; car je sais me défendre en cas de besoin, et je ne suis pas un enfant. Porte-toi bien ![10]

Lionardo n’était pas seul à s’inquiéter pour l’héritage. L’Italie tout entière était l’héritière de Michel-Ange, — surtout le duc de Toscane et le pape, qui tenaient à ne point perdre les dessins et les plans relatifs aux constructions de Saint-Laurent et de Saint-Pierre. En juin 1563, sur l’instigation de Vasari, le duc Cosme chargea son ambassadeur, Averardo Serristori, d’agir secrètement auprès du pape pour que, vu l’affaiblissement physique de Michel-Ange, on exerçât une surveillance attentive sur sa domesticité et sur tous ceux qui fréquentaient sa maison. En cas de mort subite, on devait aussitôt dresser l’inventaire de tous ses biens : dessins, cartons, papiers, argent, et veiller à ce que rien ne fût emporté, dans le premier désordre. Des mesures furent prises, à cet effet. Il va sans dire qu’on se garda bien d’en rien laisser savoir à Michel-Ange.[11]

Ces précautions ne furent pas inutiles. L’heure était venue.

La dernière lettre de Michel-Ange est du 28 décembre 1563. Depuis un an, il n’écrivait presque plus lui-même ; il dictait et signait ; Daniel de Volterre tenait sa correspondance.

Il travaillait toujours. Le 12 février 1564, il passa tout le jour, debout, à sa Pietà.[12] Le 14, il fut pris de fièvre. Tiberio Calcagni, prévenu, accourut, et ne le trouva pas chez lui. Malgré la pluie, il était allé se promener à pied, dans la Campagne. Quand il revint, Calcagni lui dit que ce n’était pas raisonnable, qu’il n’eût pas dû sortir par un temps pareil.

— « Que voulez-vous ? — répondit Michel-Ange. — Je suis malade, et je ne puis nulle part trouver de repos. »

L’incertitude de sa parole, son regard, la couleur de son visage, rendirent Calcagni très inquiet. « La fin peut ne pas venir tout de suite, écrivit-il aussitôt à Lionardo ; mais je crains fort qu’elle ne soit pas loin. »[13]

Le même jour, Michel-Ange fit prier Daniel de Volterre de venir et de rester auprès de lui. Daniel manda le médecin, Federigo Donati ; et, le 15 février, il écrivit à Lionardo, sur la demande de Michel-Ange, qu’il pouvait venir le voir, « mais en prenant toutes ses précautions ; car les chemins étaient mauvais ».[14]

Je viens de le laisser,

ajoute-t-il,

 un peu après huit heures, en pleine possession de ses facultés, et paisible d’esprit, mais accablé par une torpeur obstinée. Il en était si incommodé qu’entre trois et quatre heures, cet après-midi, il essaya de sortir à cheval, comme il a l’habitude de le faire, chaque soir, quand il fait beau. Le temps froid et la faiblesse de sa tête et de ses jambes l’en empêchèrent : il rebroussa chemin et s’assit dans un fauteuil, près de la cheminée, qu’il préfère de beaucoup à son lit.

Il avait auprès de lui le fidèle Cavalieri.

Ce ne fut que l’avant-veille de sa mort qu’il consentit à se mettre au lit. Il dicta son testament, en pleine conscience, au milieu de ses amis et de ses gens. Il fit don de « son âme à Dieu et de son corps à la terre ». Il demanda à « revenir au moins mort » dans sa chère Florence. — Puis, il passa

da l’orribil procella in dolce calma,[15]
de l’horrible tempête dans le calme très doux.

C’était un vendredi de février, vers cinq heures du soir.[16] Le jour tombait… « Dernier jour de sa vie, le premier dans le royaume de la paix !… »[17]

Il reposait enfin. Il avait atteint le but de ses désirs : il était sorti du temps.

Beata l’alma, ove non corre tempo ![18]
  1. Poésies, LXXXI.
  2. « Car, pour les malheureux, la mort est paresseuse… »
    Poésies, LXXIII, 30.
  3. En mars 1549 : on lui conseilla les eaux de Viterbe, dont il se trouva bien. (Lettres à Lionardo) — Il souffrit encore de la pierre en juillet 1559.
  4. En juillet 1555.
  5. Traduction libre : — (Voir aux Annexes, XXVIII) (Poésies, LXXXI)
  6. Lettre à Vasari. (22 juin 1535) — « Non seulement je suis vieux, écrivait-il déjà à Varchi, en 1549, mais je compte parmi les morts. » (Non solo son vecchio, ma quasi nel numéro de’ morti.)
  7. Lettre de Vasari à Cosme de Médicis. (8 avril 1560)
  8. Il avait quatre-vingt-cinq ans.
  9. Ce fut alors qu’il se souvint du contrat conclu, soixante ans avant, avec les héritiers de Pie III, pour l’autel Piccolomini de Sienne, et qu’il voulut l’exécuter.
  10. Lettre à Lionardo. (21 août 1563)
  11. Vasari.
  12. Il s’agit de la Pietà inachevée du palais Rondanini. — (Lettre de Daniel de Volterre à Lionardo, 11 juin 1564.)
  13. Lettre de Tiberio Calcagni à Lionardo, 14 février 1564.
  14. Lettre de Daniel de Volterre à Vasari. (17 mars 1564)
  15. Poésies, CLII.
  16. Le vendredi 18 février 1564. — Tommaso dei Cavalieri, Daniel de Volterre, Diomede Leoni, les deux médecins Federigo Donati et Gherardo Fidelissimi, et le serviteur Antonio dei Franzese, assistaient à sa mort. — Lionardo n’arriva à Rome que trois jours après.
  17. De giorni mie’,……………………
    L’ultimo primo in piu tranquilla corte

    (Poésies, CIX, 41)
  18. « Heureuse l’âme, où ne court plus le temps ! »
    (Poésies, LIX)