VIE DE MALHERBE.

L’auteur de cette biographie se trouvait à Caen au mois de septembre 1833 : il n’oublia pas de visiter la maison de Malherbe. « Cette maison est un de nos trésors, lui dit un amateur du pays ; mais au premier jour nous la verrons démolie : elle gêne l’alignement de la rue. »

Un peu plus de deux ans auparavant, au mois de février 1831, l’auteur passait devant Saint-Germain-l’Auxerrois : la veille, une émeute populaire avait dévasté cette église, qui jusqu’à ces derniers temps a conservé l’aspect délaissé des monuments qui tombent, sans que le siècle prenne souci de les relever. Dans cette église reposent depuis deux cents ans les cendres de Malherbe.

L’église est sortie de ses ruines, la petite maison de Malherbe est encore debout ; mais la tombe et le berceau du poète peuvent s’effacer de la terre, son livre ne périra pas.

François Malherbe naquit à Caen, vers 1556, d’une famille noble, mais pauvre. Son père remplissait alors le simple office d’assesseur. Il se consolait de l’état où sa maison était tombée depuis deux siècles, en allant visiter dans une salle de l’abbaye de Saint-Étienne les armes des Malherbe Saint-Aignan, qui suivirent le duc Guillaume à la conquête. Il faut voir de quel air leur descendant renvoyait ses ennemis à ces titres de sa noblesse : « Si mes parties s’en veulent éclairer, écrivait-il au roi Louis XIII, qu’elles aillent sur le lieu : leur propre vue leur apprendra ce qui en est. »

Son père, qui lui réservait la survivance de sa charge, le fit étudier d’abord à l’université de Caen ; puis il l’envoya à Heidelberg et à Bâle, où il suivit les leçons des plus habiles professeurs. Du reste, aucun souvenir de cette époque dans le peu que les contemporains nous apprennent de la jeunesse de Malherbe. On ne doit pas s’émerveiller davantage que ses œuvres n’aient pas gardé trace de cette éducation lointaine. Son génie tout français devait sympathiser médiocrement avec les nonchalantes habitudes de la rêverie allemande. Insensible d’ailleurs à cette magnifique nature du Rhin, qui laisse à toutes les âmes une sorte de mal du pays, Malherbe quitta sans peine la charmante cité d’Heidelberg. Nous ne voyons pas non plus qu’il ait reçu des riches aspects de sa patrie normande une impression bien vive. Seulement, vers 1604 (il avait alors plus de quarante ans), la mort d’un ami, et, à ce qu’il semble, d’un compatriote, lui rappela, sous le ciel de Provence, les rives de l’Orne que, si jeune, il avait quittées ; et on retrouve dans des vers qu’il écrivait alors quelque chose qui ressemble au regret de la terre nalale :

L’Orne, comme autrefois, nons reverroit encore,
Ravis de ces pensers que le vulgaire ignore,
Égarer à l’écart nos pas et nos discours,
Et, couchés sur les fleurs comme étoiles semées,
Rendre en si doux ébats les heures consumées,
—-—Que les soleils nous seroient courts.

Il revint à Caen. Un coup imprévu l’y attendait : son père avait quitté la religion catholique, on ne sait pour quelle raison. C’était peut-être une de ces âmes honnêtes, mais faibles, que le spectacle de la Saint-Barthélemy jeta brusquement dans le parti huguenot. Quel que fût le motif de ce changement, le jeune François le vit avec douleur, sans doute, il faut bien le dire, parce qu’il y voyait une atteinte à la foi jurée. Il continua quelque temps encore à suivre les écoles publiques, mais l’épée au côté, et comme prêt à se joindre à l’armée catholique, pour laver de son propre sang ce qu’il regardait comme une tache à son nom.

Il atteignit ainsi sa vingtième année. C’est vers cette époque sans doute qu’il faut placer certaines études classiques par lesquelles Malherbe préluda à la poésie. Il avait dès lors pour Sénèque ce goût vif qui ne l’a jamais abandonné, et son premier recueil, aujourd’hui peu connu, eut pour titre : Le Bouquet des fleurs de Sénèque. Le poète, dans chaque morceau, emprunte au philosophe latin une pensée qu’il développe à son gré : c’est là même l’originalité de ce recueil, publié en 1590 : le texte est de pure morale païenne, le commentaire est tout chrétien. On y sent l’indécision et l’inexpérience de la jeunesse ; mais c’est la jeunesse de Malherbe. On y rencontre encore quelque trace de ce faux goût qu’il combattit depuis avec tant d’autorité ; mais il y a là déjà une fermeté d’accent qui dut bien étonner les compatriotes de Vauquelin de La Fresnaye.

Ce fut aussi vers ce même temps que Malherbe quitta la Normandie.

La Provence était alors gouvernée par un fils que Henri II avait eu d’une fille d’honneur de l’infortunée Marie Stuart, lequel était grand-prieur de France avec le titre de duc d’Angoulême. Malherbe alla le rejoindre, pour ne le quitter plus. Ce fut auprès de lui et sur lui qu’il commença son apprentissage de critique réformateur ; car le grand-prieur se mêlait de faire des vers. Si les vers étaient mauvais, Malherbe n’était pas courtisan. Aussi le grand-prieur n’osait-il directement lui demander son avis. Un jour, content d’un sonnet qu’il avait fait, il s’en vint trouver Duperrier et lui dit : « Montrez ce sonnet à Malherbe, et le donnez pour vôtre. » Malherbe entra, qui lut le sonnet. « Bah ! dit-il, c’est tout comme si c’était monseigneur le grand-prieur qui l’eût fait. » Il donnait noblement pour raison à la sévérité de ses jugements qu’il ne convenait pas à un prince de faire un ouvrage médiocre.

La première passion qui inspira des vers à Malherbe eut pour objet une jeune et belle Provençale que le poète a quelque part appelée Nérée, anagramme sous lequel il est aisé de retrouver ce nom de Renée, si commun en Provence. Il l’aima vainement ; et, quoiqu’il ne fût pas homme, c’est lui qui parle, à courtiser longtemps qui ne le payait de retour, il soupira pendant quatre années. Lorsqu’il se sentit enfin la force de rompre sa chaîne, il jeta pour adieu à la femme qu’il avait aimée quelques stances assez fières, mais dont le dépit éloquent décèle encore la passion.

. . . Vos jeunes beautés flétriront comme l’herbe
Que l’on a trop foulée, et qui ne fleurit plus.

Si je passe en ce temps dedans votre province,
Vous voyant sans beautés, et moi rempli d’honneur,
Car peut-être qu’alors les bienfaits d’un grand prince
Marîront ma fortune avecque le bonheur :

Ayant un souvenir de ma peine fidèle,
Mais n’ayant point à l’heure autant que j’ai d’ennuis,
Je dirai : Autrefois cette femme fut belle,
Et je fus autrefois plus sot que je ne suis.

Mais quelque dédaigneuse fierté que respirent ces vers, dix-huit ans après, c’est-à-dire en 1604, Malherbe trouvait encore dans le souvenir de Nérée quelque chose des inspirations de sa jeunesse.

La protection du grand-prieur le rendit plus heureux auprès d’un président du parlement d’Aix, Coriolis, dont il épousa la fille, déjà veuve d’un conseiller. Rien dans les mémoires contemporains, rien dans les œuvres de Malherbe, sur cette époque de sa vie. Malherbe est de tous les poètes le moins intime, le moins fécond en épanchements personnels. Il aima tendrement les siens, mais de cette affection austère, qui supprime comme indignes de l’homme les signes extérieurs des sentiments les plus légitimes. Pendant une maladie de sa femme, il promit à Dieu, s’il la lui conservait, d’aller à pied et la tête nue l’en remercier à la Sainte-Baume. On sait comment il ressentit la mort cruelle de son fils, et s’il a mis tant de pathétique dans les stances à Duperrier, c’est que, en les écrivant, il croyait sans doute pleurer encore sa jeune fille, morte de la peste entre ses bras.

Au mois de juin 1586, un événement tragique lui enleva son protecteur. Un gentilhomme italien, d’autres disent marseillais, nommé Philippe Altoviti, capitaine de galère, avait écrit en cour contre le fils de Henri II. Ce dernier le sut, et s’en plaignit violemment. L’Italien nia le fait. Le prince irrité tira son épée et l’en frappa. Altoviti tomba sur ses deux genoux, et mourut aux pieds du grand-prieur, mais non sans lui porter au ventre un coup de dague dont il mourut lui-même, sept heures après. Un fils illégitime de Charles IX hérita de tous les biens et de tous les honneurs du bâtard de Henri II. C’était alors, à ce qu’il semble, le sort de la Provence.

Cependant Malherbe s’était fait une famille de celle de sa femme ; on peut le croire du moins en le voyant rester en Provence, au lieu de revenir en Normandie. Il suivit quelque temps le parti des armes, et Racan nous a conservé quelques traits de sa vie militaire.

Pendant la Ligue, un jour qu’il se trouvait à la tête d’un corps de troupes avec un nommé Larroque, poète comme lui, et plus tard atlaché au service de la reine Marguerite, ils poussèrent si vertement Sully, qu’ils le firent reculer lui et les siens l’espace de deux ou trois lieues. Malherbe aimait à raconter que Sully ne le lui avait jamais pardonné. Mais il s’en consolait sans doute en songeant que deux poètes avaient mené le hautain ministre de manière à lui ôter à jamais le droit de parler du bouclier d’Horace.

Quelque temps après, la peste s’étant déclarée à Martigues, les Espagnols bloquèrent la ville par mer, et les Provençaux envoyèrent deux cents des leurs pour la tenir fermée du côté de la terre. Malherbe, choisi pour mener cette troupe contre la peste, ne se retira pas qu’il n’eût vu le dernier vivant arborer le drapeau noir sur les murailles.

C’était là une merveilleuse école pour Malherbe, et on ne peut douter que l’aspect de ces calamités, presque toujours inséparables des guerres civiles, n’ait contribué à lui enseigner ce langage inexorable qui, dans les rudes conseils donnés plus tard à Louis XIII, a pu passer quelquefois pour du fanatisme religieux.

Ce serait étrangement se méprendre que de regarder Malherbe comme un fanatique. Le spectacle des guerres de religion le ramène, il est vrai, par moments au souvenir de la croisade, et son imagination parfois se préoccupe de l’Orient. Mais c’était là pensée de gentilhomme qui ne veut pas oublier que ses aïeux ont vu la Terre-Sainte ; pensée de poète qui cherche dans les grandeurs du passé de brillantes analogies qui couvrent les tristesses du présent. Ce n’était nullement ferveur de catholique et renaissante furie de vieux ligueur. Loin de là, Malherbe semble n’avoir rapporté des expériences de sa jeunesse qu’une sorte d’indifférence religieuse. C’est le malheur des guerres de religion de laisser le doute et l’indifférence après elles. Il en fut ainsi pour Malherbe ; nous citerons en témoignage quelques anecdotes de sa vie.

Lorsqu’en 1614 s’ouvrirent à Paris ces états-généraux qui, tout impuissants qu’ils furent, essayèrent à plusieurs reprises de poser les prémisses de ceux de 1789, les évêques ayant menacé de mettre la France en interdit, comme M. de Bellegarde faisait mine de trembler : « Eh bien ! lui dit Malherbe, tant mieux pour vous ! quand vous serez noir comme les excommuniés, vous n’aurez plus besoin de vous peindre la barbe et les cheveux. »

Un jour, de compagnie avec Racan, il était allé voir aux Chartreux un certain père Chazerey. On voulut, avant de les introduire, que chacun d’eux dit un Pater, et, cela fait, le père vint leur dire lui-même qu’il ne pouvait les entretenir. « Eh ! rendez donc au moins le Pater ! » s’écria Malherbe.

Certain jour il prit envie à un huguenot de le convertir. Malherbe le laissa discourir tout à son aise, et quand notre homme se fut bien échauffé : « Dites-moi, lui répliqua-t-il froidement, boit-on de meilleur vin à La Rochelle, et mange-t-on de meilleur blé qu’à Paris ? »

C’est que, impatient des agitations auxquelles la France était en proie, Malherbe s’était de bonne heure réfugié dans l’idée du pouvoir, pensant y trouver quelque repos. Aussi lui arrivait-il souvent de dire qu’un bon sujet ne doit avoir de religion que celle de son prince, ajoutant d’ailleurs qu’il ne fallait point se mêler de la conduite d’un vaisseau où l’on n’est que simple passager.

Ces deux mots donnent à la fois la mesure de sa conviction religieuse et le secret de sa conduite politique. Cependant il accomplissait avec régularité ses devoirs de chrétien, ne pensant pas, disait-il, que Dieu fit un paradis tout exprès pour lui, et voulant aller où les autres allaient.

Le recueil de Malherbe ne nous offre qu’un petit nombre de pièces qui datent de son séjour en Provence. Il ne faut cependant pas compter parmi ses coups d’essai le poème des Larmes de saint Pierre, quoiqu’il remonte jusqu’à l’année 1587. Il y a dans cette imitation d’un fort mauvais original une vigueur de versification, une franchise d’allure qui accusent un talent long-temps exercé : vous y trouvez aussi de ces vers dont la grace mélancolique trahit l’ame blessée du père sous les patientes études de l’écrivain :

Ce furent de beaux lis qui....
Devant que d’un hiver la tempête et l’orage
À leur teint délicat pussent faire dommage,
S’en allèrent fleurir au printemps éternel.

En 1599, un ami de Malherbe, François Duperrier, perdit sa fille unique ; la mort de cette jeune fille mit en émoi les poètes de la Provence. De tous les chants qu’elle inspira, un seul nous est venu, ces admirables stances de Malherbe. Voici plus de deux siècles que les étrangers vont visiter à Aix la maison, encore debout, où Marguerite Duperrier ne vécut que l’espace d’un matin, ce que vivent les rosés !

L’année suivante, 1600, Marie de Médicis vint régner en France. Duperrier se souvint alors de celui qui avait fait ses larmes immortelles ; il présenta son ami à la jeune reine, et celui-ci célébra la bienvenue de Marie par de magnifiques strophes, desquelles date, il faut le dire, le véritable avènement de notre poésie lyrique. Toute la France du midi s’émut en écoutant cette langue déjà plus française qu’elle-même.

Le nom de Malherbe était grand de ce côté, mais il était encore inconnu à la France du nord : elle vint d’elle-même au-devant de sa renommée. Dans un voyage que Henri IV fit à Lyon, il demanda au cardinal Duperron s’il ne faisait plus de vers. Le cardinal répondit qu’il ne fallait point que personne s’en mêlât après un certain gentilhomme de Normandie, habitué en Provence.

Ce gentilhomme, c’était Malherbe.

Comment Henri IV ignorait-il encore le nom de celui qui, dès 1596, lui avait adressé, sur la prise de Marseille, une ode animée certes d’une tout autre inspiration que les vers chantés à Paris ? Peut-être à cette époque la rancune de Sully empècha-t-elle le nom du poète d’arriver aux oreilles de Henri IV. Malherbe d’ailleurs ne venait que rarement à Paris, et seulement lorsque ses affaires l’y appelaient. Ces affaires, c’était un procès qu’il eut avec son frère, et qui dura toute sa vie. Comme on le lui reprochait un jour : « Et avec qui voulez-vous que je plaide ? » répondit-il ; « avec les Turcs et les Moscovites ? Je n’ai rien à partager avec eux. » Molière, qui prenait son bien partout, a pourtant oublié ce mot-là.

Cette fois Henri IV retint le nom de Malherbe. Il en parla à Désivetaux, qui, à plusieurs reprises, offrit de le faire venir ; mais Henri IV sentait que c’était une pension à donner, et il avait peur de Sully. Il s’inquiétait bien un peu de laisser si loin de lui une des renommées de son règne. Le roi gascon aimait la gloire, et il savait bien que les belles actions deviennent plus belles en passant par la bouche des poètes. Pour alléger les impôts, il avait Sully qui mettait l’ordre en ses finances ; Sully suffisait au roi, mais au héros il fallait aussi le poète ; et puis, hélas ! faut-il le dire ? Henri, qui n’était plus jeune, se serait volontiers accommodé d’un courtisan qui, ayant des vers prêts en toute rencontre, tout haut servirait sa gloire, tout bas ses amours.

En 1605, Malherbe vint à Paris. Désivetaux le dit au roi, qui le voulut voir ; l’entrevue fut favorable à l’un et à l’autre. Il y avait de l’Henri IV dans Malherbe. Lui aussi il venait, après des guerres civiles littéraires, pacifier les intelligences ; il venait annoncer Corneille, comme Henri IV Louis XIV. Ces deux hommes eurent l’air de se comprendre au premier coup d’œil ; et, comme les qualités étaient communes entre le roi et le poète, l’égalité bannit l’étiquette, la royauté gasconne devina la royauté normande.

Le roi de France allait partir pour le Limousin, où quelque chose remuait. Ce voyage fut le premier sujet qu’il offrit à la verve de Malherbe. Celui-ci s’en acquitta si bien que le roi le retint à son service ; mais craignant encore Sully, il chargea de sa reconnaissance son écuyer, le duc de Bellegarde : celui-ci fit bonne mine au protégé du roi, le prit chez lui, lui entretint un domestique et un cheval, et lui donna 1,000 fr. d’appointements. Malherbe prit le titre de gentilhomme ordinaire de la chambre ; ce ne fut qu’à la mort de Henri IV, qu’ayant reçu de la reine une pension de cinq cents écus, il cessa d’être à la charge du duc de Bellegarde. Ce fut aussi, je crois, tout ce que lui valut la faveur des grands ; car il se plaignait souvent de n’être pas riche, et Désivetaux avait coutume de dire qu’il demandait l’aumône, le sonnet à la main. Si le mot était piquant, le reproche n’était pas juste. « Si je n’ay autre avantage, écrit Malherbe à Racan, pour le moins ay-je celuy de n’être point venu à la cour demander si l’on avoit affaire de moi. » — Il avait écrit plus haut : « J’ai le courage d’un philosophe pour les choses superflues ; pour les nécessaires, je n’ay autre sentiment que d’un crocheteur. Il est aisé de se passer de confitures ; mais de pain, il en faut avoir ou mourir. »

Henri IV fit son entrée à Paris en 1594, Malherbe en 1605.

Henri IV avait mis la paix dans la société, il restait à l’établir dans les mots : ce fut l’œuvre de Malherbe. Ses amis se divertirent à le surnommer le tyran des mots et des syllabes ; il en fut plutôt le législateur. Comme poète, sa place est belle encore ; comme organisateur de la langue, elle est plus haute.

Au bon sens pratique du génie gaulois Henri IV était venu mêler la vivacité gasconne, et de ce mélange était né, après l’apaisement de la guerre civile, ce qu’aujourd’hui nous appelons l’esprit français. Malherbe essaya de le naturaliser dans les livres.

Lorsqu’il vint se fixer à Paris, le désordre était grand au pays de poésie. L’école de Ronsard, avec la généreuse imprévoyance de l’innovation, avait jeté dans la langue littéraire une foule d’expressions grecques et latines, de tours nouveaux, d’allures inaccoutumées. Régnier, libre écolier de cette réforme poétique, avait bien senti le besoin, pour rester français, de retremper son génie satirique aux sources limpides du gaulois de Marot ; mais le genre dans lequel il s’exerçait ne tenait pas en poésie un rang assez haut pour avoir sur le mouvement des esprits une vaste influence. Régnier serait demeuré une merveilleuse exception dans l’histoire de notre littérature, et l’école de Ronsard, prolongeant son règne, eût ajourné long-temps encore l’avènement de la véritable langue de France.

Malherbe vint donc fort à propos pour discipliner à la française cette armée de mots de tout âge et de toute contrée. Par un heureux hasard qui rendit sa réforme décisive, il porta cette limpidité de la pensée et cette propriété de l’expression dans le genre le plus élevé, dans celui où le poète, échappant par le droit de l’inspiration aux conditions de l’idiome vulgaire, a plus de facilité à corrompre une langue qui vient de naître. Il se rencontra un poète lyrique assez maître de son enthousiasme pour rompre brusquement avec toute forme qui lui parût hostile au génie de notre langue. C’est plaisir de le voir faire ; il met en pièces la grande phrase latine où s’émoussait la vivacité de l’esprit français ; il revise, il exclut, il admet. N’ayez crainte ; le génie des écrivains originaux saura bien où retrouver les bons épis que le souffle de Malherbe disperse pêle-mêle avec la paille stérile. Molière et La Fontaine ne seront pas en peine de savoir où reprendre le mot naïf et le tour gaulois. Saint-Simon ne perdra pas beaucoup de temps à chercher le secret perdu de cette admirable phrase qui embrasse si largement et revêt, pour ainsi dire, avec tant de richesse et d’ampleur tous les membres de la pensée. Ce qu’il fallait à l’époque de Malherbe, ce n’était pas une langue pour les hommes de génie, qui ne sont jamais embarrassés pour se créer la leur ; ce qu’il fallait, c’était une langue pour tous, une langue pour la France : et si Malherbe a voulu la faire claire, limpide et concise, convenons qu’il y a merveilleusement réussi. Cette langue une fois faite, il l’appliqua à la poésie, mais à la façon de ces dialecticiens habiles qui, peu soucieux de la vérité en elle-même, n’abordent la métaphysique que pour essayer leur méthode. Quand Malherbe s’avise d’être poète, béni soit Dieu ! Mais sa grande affaire, c’est la langue ; il y mit tout son génie. C’était faire le titre de grammairien presque aussi beau que celui de poète ; car c’était fonder en Europe la royauté de la langue française.

Malherbe se dévoua donc à cette œuvre de réforme avec la même ferveur d’enthousiasme qu’un autre eût fait à la poésie. Un autre idéalise ses passions ou met son âme aux prises avec elles ; un autre cherche dans l’inspiration un refuge contre les désolantes réalités de la vie : Malherbe, grammairien indépendant et chevaleresque, faisait métier de poésie. Henri IV n’eût rien obtenu de lui contre le droit du langage ; mais des vers pour ses amours, Malherbe ne lui en refusa jamais. Il pouvait tout à son aise, pour me servir de la spirituelle expression d’une femme, envoyer ses pensées au rimeur : elles prenaient entre les mams de Malherbe une grace vraiment royale. C’est pitié de voir un poète prêter ainsi la poésie aux passions de son maître ; c’était bien assez déjà que le fol amour de Henri IV pour la princesse de Condé fût une tache à la mémoire du bon roi, sans que pareil souvenir vînt souiller aussi le nom de Malherbe.

On voit par là quelle idée peu élevée il se faisait de la poésie. Elle lui semblait bonne tout au plus pour le plaisir des oreilles, et pour lui un poète n’était pas plus utile à l’État qu’un joueur de quilles.

Henri IV avait fait de la cour de France une cour gasconne ; Malherbe, le mot est de lui, essaya de la dégasconner.

Ses façons quelque peu hautaines et sentant leur homme de bonne maison, le mépris superbe qu’il avait apporté de Provence pour les disciples de Ronsard, et qu’il manifestait en toute occasion, lui attirèrent peu à peu la haine de l’école. On se demandait quel était ce nouveau venu qui s’en venait ainsi censurer les plus hautes renommées, et insensiblement il se formait une sorte de ligue contre ce huguenot de la poésie. Régnier lui-même, que l’élévation de son génie avait fait d’abord l’ami de Malherbe, passa dans le camp de ses ennemis, et voici à quelle occasion :

Régnier, neveu de Desportes, un de ces poètes continuant Ronsard avec une décence et une retenue qui laissaient trop souvent regretter la fougue et la hardiesse du maître, mena certain jour le lyrique dîner avec lui chez son oncle. On était à table, et le potage était servi. L’abbé se leva et offrit galamment à Malherbe d’aller lui chercher dans sa chambre un exemplaire de ses Psaumes. « Laissez, dit Malherbe, je les connais, et j’aime mieux votre potage. » — Desportes reprit sa place sans mot dire. Le repas s’acheva en silence ; on se sépara froidement, et Régnier s’en alla faire la belle satire qui commence par ce vers :

Rapin, le favori d’Apollon et des Muses, etc.

Satire IX.

C’est une éloquente invective contre Malherbe et son école ; c’est en même temps le tableau le plus animé que nous ayons de la situation des deux écoles rivales, et un commentaire de cette satire serait l’histoire complète de la poésie de l’époque.

Pour résister à la ligue qui le menaçait, Malherbe, de son côté, se mit à compter ses disciples.

Mais avant d’assembler les élèves autour de lui, entrons un moment chez le maître. Il avait alors cinquante ans. C’était un homme grand et bien fait, l’œil fier et la moustache retroussée, quelque chose d’impérieux dans sa parole et de brusque dans ses mouvements, un air de puritain dans toute sa personne. Peu prodigue de phrases, il avait d’ailleurs la voix sourde et articulait mal. « Je suis, disait-il gaiement dans la langue de Rabelais, je suis de balbul en balbutie. » Mais il ne voulait pas qu’autre que lui le remarquât. Racan s’excusant un jour de n’avoir pas entendu ses vers, parce que, disait-il, il en avait mangé la moitié : « Mordieu ! ils sont bien à moi, dit Malherbe, et si vous me fâchez, je les mangerai tous ! »

Son logis était simple et austère comme lui ; c’était d’ordinaire une pauvre chambre assez mal meublée. Le nombre des chaises était petit ; lorsqu’elles étaient toutes occupées et qu’il survenait un visiteur : « Attendez, criait-il sans ouvrir la porte, il n’y a plus de chaises ! » Ainsi délabré, ce petit logis lui plaisait. « Pour l’hiver, écrivait-il à Racan, je suis d’avis que nous le passions à Paris, c’est un lieu où toutes choses me rient. Mon quartier, ma rue, mon voisinage, m’y appellent et m’y proposent un repos que je ne pense point trouver ailleurs. » Sa manière de vivre répondait à merveille à tout cela. Rien de plus frugal que son ordinaire. Patrix lui étant arrivé un soir à l’heure du souper : « Monsieur, lui dit-il, j’ai toujours eu de quoi dîner, jamais de quoi rien laisser au plat. » Un autre jour il avait invité sept de ses amis ; il leur fit servir sept chapons bouillis, parce que, les aimant tous également, il ne voulait pas, disait-il, servir à l’un la cuisse, à l’autre l’aile.

S’il lui arrivait de souper de jour, il faisait fermer les volets et allumer les bougies : « Autrement, disait-il, je croirais dîner deux fois. » Il avait pris à son service un valet auquel il donnait dix sous par jour et vingt écus de gage ; lui arrivait-il de le prendre en faute, il lui disait : « Mon ami, offenser son maître, c’est offenser Dieu ; et quand on offense Dieu il faut, pour en obtenir pardon, jeûner et faire l’aumône. C’est pourquoi je retiendrai cinq sous sur votre dépense, que je donnerai aux pauvres à votre intention pour l’expiation de vos péchés. » Ses habitudes avaient la même originalité. « Le froid, disait-il, est pour les pauvres et les sots ; » et comme il n’était ni l’un ni l’autre, il s’affublait d’une telle quantité de paires de bas que, pour ne pas en mettre à une jambe plus qu’à l’autre, à chaque bas qu’il chaussait il jetait un jeton dans une écuelle. Racan, l’ayant un jour surpris à cette besogne, lui conseilla de placer à ses bas une lettre de soie de couleur différente, et de se chausser par ordre alphabétique. L’expédient plut à Malherbe, qui le mit aussitôt en œuvre, et le lendemain, jour assez froid, ayant quelque part rencontré son disciple, du plus loin qu’il l’aperçut : « Ah ! mon ami, s’écria-t-il, j’en ai jusqu’à l’L ! » Il se chargeait aussi de chemisettes ; puis il mettait sur sa fenêtre quelques aunes de frise verte, et disait : « Il m’est avis que ce froid s’imagine que je n’ai plus assez de frise pour faire encore des chemisettes ; je lui montrerai bien que si. » Et quand le froid devenait trop vif, il ôtait du feu avec colère ses chenets, surmontés de satyres barbus, en disant : « Voyez un peu ces gros joufflus qui se chauffent là tout à leur aise, tandis que je meurs de froid ! »

Quels étaient maintenant les bienheureux disciples admis à ces conférences que chaque jour Malherbe tenait dans sa petite chambre ? Plusieurs d’entre eux échangèrent depuis l’humble chaise qu’ils y occupaient contre le fauteuil de l’Académie.

C’était d’abord un jeune page que Malherbe trouva chez le duc de Bellegarde, où il se mêlait de rimailler, Honorat de Beuil, marquis de Racan, né en 1589 sur un rocher de Touraine, dont le souvenir le fit une fois grand poète.

C’était le peintre Dumoutier, le même, je crois, à qui nous devons tant de portraits historiques.

C’était Yvrande, gentilhomme breton, page de la grande-écurie, dont la renommée tout entière est restée ensevelie dans le recueil des ana du temps.

C’était encore de Touvant, qui n’était pas grand’chose, disent les Mémoires, mais que Malherbe jugeait propre à la poésie.

Il ne faut pas oublier Colomby, un Normand, parent de Malherbe, qui recevait tous les ans douze cents écus pour exercer la charge singulière d’orateur du roi pour les affaires d’État. N’oublions pas surtout Maynard, esprit facile et délicat, dont les sonnets, pour avoir de la grace, ne valent pas toutefois de longs poèmes.

Un grand critique de nos jours a représenté avec cette verve pittoresque qu’on lui connaît les derniers disciples de Ronsard groupés ou plutôt rangés en bataille autour de la gigantesque édition de mademoiselle de Gournay. Ce fut aussi autour d’un Ronsard que Malherbe convoquait ses élèves ; mais ce Ronsard, il en avait effacé la moitié ; et comme on lui demandait s’il approuvait ce qu’il n’avait pas effacé : « Pas plus que le reste, répondait-il. — On pourrait le croire après votre mort, dit Colomby. — C’est vrai ! » dit Malherbe, et tout fut effacé. Pauvre Ronsard ! il ne lui manquait plus que d’aller tomber des mains de Malherbe dans celles de Boileau. Aujourd’hui que la nationalité de notre langue est sauvée, remercions M. Sainte-Beuve d’avoir été pieusement recueillir les belles inspirations de Ronsard jusque sous les ratures de Malherbe.

Veut-on savoir jusqu’à quel point Malherbe était jaloux de l’autorité qu’il exerçait dans son école ? Un bonhomme d’Aurillac, où Maynard était président, s’en vint un soir frapper à la porte du cénacle, demandant si monsieur le président n’y était pas. « De quel président me parlez-vous ? dit brusquement le maître en se levant, il n’y a que moi qui préside ici. »

Pour rendre plus docile à ses leçons l’esprit de ces honnêtes gentilshommes, il leur disait que c’était folie de vanter sa noblesse ; et, de peur que le marquis de Racan ne fût tenté de lui remontrer quelque chose, et de l’interpeller du haut de son donjon de Touraine, il ajoutait, s’adressant à lui, que plus cette noblesse était ancienne, plus douteuse elle était.

Il serait ridicule de voir dans l’école de Malherbe une sorte de sénat souverain institué pour fonder une constitution grammaticale et poétique, une Sorbonne littéraire établie pour résoudre les cas de conscience en poésie. Non, c’était simplement une réunion d’esprits sages et éclairés assemblés pour deviser entre eux du droit d’initiative de l’écrivain en fait de langage, et de l’autorité constitutionnelle du génie. L’œuvre linguistique de Malherbe n’est pas un ensemble de lois et d’ordonnances, et à ceux qui lui conseillaient d’écrire une grammaire, il répondait fièrement qu’on n’avait qu’à lire sa traduction du trente-troisième livre de Tite-Live. Ses oracles se formulaient au hasard, selon le moment, en critiques ou en conseils, le plus souvent en brusques saillies et en bons mots. Lui demandait-on son avis sur la légitimité de quelque mot, il renvoyait aux crocheteurs du Port-au-Foin. À part le tour comique du conseil, Malherbe, par cette boutade, ne traçait-il pas nettement à la langue, qui pliait sous le poids des stériles conquêtes de Ronsard, la voie toute nationale qu’elle devait suivre ? N’était-ce pas aussi la défendre des funestes importations du pédantisme que de proscrire les vers latins dont les érudits de l’époque inondaient le Parnasse, comme on dit ? — « Ah ! disait souvent Malherbe, si Virgile et Horace revenaient, comme ils donneraient le fouet à Bourbon et à Sirmond ! » Ne croyez pas cependant qu’il eût les anciens en grande vénération. L’inspiration pindarique n’était pour lui que du galimatias. Ronsard lui avait gâté Pindare, et je crois, Dieu me pardonne ! que son dédain pour les vers latins atteignait Virgile lui-même, derrière Sirmond. Stace lui plaisait mieux. Il s’indignait de s’entendre objecter sans cesse les vieilles renommées. Si on lui reprochait d’avoir altéré le sens de quelque passage de David : « Suis-je donc, répondait-il, le valet de David ? J’ai bien fait parler le bonhomme autrement qu’il n’avait fait. » Son mépris pour l’érudition allait jusqu’à la moquerie. « M. Gaumin a retrouvé la langue punique, lui dit quelqu’un un matin, et il a traduit le Pater en carthaginois. — Le Pater ! dit Malherbe, eh bien ! voici le Credo ; » et il se mit à proférer des mots sans suite.

« Lisez les livres imprimés, disait-il encore à Chapelain, et ne dites rien de ce qu’ils disent. » Il y a dans ce mot quelque chose de mieux qu’une boutade ; il y a le sentiment profond de l’originalité individuelle ; et qu’on ne s’y trompe pas, Malherbe a bien aussi son originalité comme écrivain. Elle est, si on le compare aux poètes qui l’ont précédé, dans la clarté de son langage. Il était arrivé à cette pureté de l’expression à force d’étude et de labeur. « Quand on a fait cent vers et deux feuilles de prose, disait-il, il faut se reposer dix ans. » On raconte qu’il employa une demi-rame de papier à corriger une seule stance. C’est celle qui commence par ce vers :

Comme en cueillant une guirlande, etc.

Il lui arriva certain jour qu’ayant composé une ode pour consoler le président de Verdun de la mort de sa femme, lorsqu’il lui porta son ode, il le trouva remarié. Le président était un homme grave et qui avait religieusement attendu la fin de son deuil. Mais le poète avait mis trois ans à faire son ode. Certes, ce n’est pas nous qui prêcherons aux poètes le mépris des longues veilles ; nous savons tout ce que le style emprunte à la correction de grace élégante et de durable fermeté. Mais à côté, mais avant l’art qui achève l’œuvre, il y a, surtout dans la poésie lyrique, l’inspiration qui la produit d’un jet libre et spontané. L’art, c’est le héros barbare qui, pour le rendre plus fort, plonge dans l’eau glacée du fleuve l’enfant qui vient de naître ; l’inspiration, c’est la mère qui l’enfante dans un moment de sublime douleur.

Malherbe composait rarement. Il fallait, pour l’arracher à sa paresse, quelque grande et tragique aventure. Louis XIII s’apprête-t-il à partir pour La Rochelle, Malherbe aussitôt se souvenant qu’il a été ligueur, trouvera dans son humeur guerrière ces fermes et héroïques strophes qui sont dans toutes les mémoires. Le couteau d’un misérable s’est-il brisé sur les dents de Henri IV, Malherbe s’écrie avec une sainte colère :

Que direz-vous, races futures ? etc.

et son ode, répétée par toute la France, où elle ajoute encore à l’indignation publique, s’en va dans Château-Thierry éveiller le génie de La Fontaine. Le Bonhomme, en l’écoutant, se crut un moment poète lyrique : Il pensa me gâter, écrivait-il plus tard ; puis il retournait à ses fables.

Malherbe avait de piquants procédés de composition. Vous savez la charmante élégie qui commence par ce vers :

Que d’épines, amour, accompagnent les roses !

Je vais peut-être vous la gâter. Mais voici ce qu’à ce sujet les contemporains ont raconté. Racan entra un matin chez son maître et le trouva qui comptait cinquante sous. Il mettait ensemble dix sous, puis dix, puis cinq, puis dix encore, et encore dix et cinq encore. « Qu’est ceci ? dit Racan étonné. — C’est, dit Malherbe, que j’avais certaine stance dans la tête, où il y a deux grands vers et un petit, puis deux alexandrins encore et un autre demi-vers. » Et le bonhomme traçait tout simplement le plan stratégique de sa stance. Je ne m’étonne plus que Balzac ait dit quelque part que Malherbe traitait les affaires du gérondif et du participe comme celles de deux puissants peuples.

On demandait un jour à Malherbe pourquoi il ne faisait pas d’élégies. — « C’est, répondit-il, que je fais des odes. » S’il se fût arrêté là, la réponse était d’un critique et d’un poète. Mais il ajouta par malheur : « Et on doit croire que qui saute bien pourra bien marcher. » Ceci n’est plus que ridicule. La critique véritable ne reconnaît pas d’hiérarchie parmi les genres, et croit à la fatalité des vocations spéciales.

Toutes ces anecdotes expliquent à merveille le caractère du talent de Malherbe, et font admirablement comprendre à combien de titres il était fait pour la mission qu’il s’imposa. La voie qu’il s’était tracée a lui-même, il y poussait avec ardeur tous ses disciples.

Celui de tous qu’il préférait, c’était Racan. Il le nommait son fils, et Racan appelait Malherbe son père. Mais Racan, génie facile et négligé, se souciait peu de la correction sévère de son maître, qui souvent le traitait d’hérétique. Il y avait alors par le monde un autre jeune homme qui, aussi bien que Racan, eût mérité d’être le disciple bien-aimé de Malherbe ; Malherbe avait dit de lui : « Ce jeune homme ira plus loin pour la prose que personne n’a encore été en France. » Je veux parler de Balzac, le Malherbe de la prose. Deux hommes ont mérité de rester debout sur le seuil du grand siècle : Balzac et Malherbe.

J’ai dit que l’autorité de Malherbe ne fléchissait devant aucune volonté. En voici des exemples. Il nommait le pays d’Adiousias les contrées situées au delà de la Loire, où l’on se servait de ce mot pour dire adieu ; et celui d’en deçà, il le nommait par la même raison le pays de Dieu vous conduise. Or, entre gens des deux pays s’émut le débat de savoir s’il fallait dire un cuiller, comme les uns, ou une cuillère, comme les autres. Le mot est féminin, disaient ceux-ci ; donc il lui faut une terminaison féminine. Mais, répliquaient les autres, perdrix est aussi féminin, et sa terminaison est néanmoins masculine. Henri IV et le duc de Bellegarde, tous deux du pays d’Adiousias et tenant pour cuillère, s’en vinrent trouver Malherbe. Malherbe recommença comme d’habitude par les envoyer au Port-au-Foin. Mais comme Henri ne paraissait pas se rendre de bonne grace : « Sire, ajouta Malherbe, vous êtes le plus absolu roi qui ait jamais gouverné la France, et avec tout cela vous ne sauriez faire dire de deçà la Loire une cuillère, à moins que de faire défense, à peine de cent livres d’amende, de la nommer autrement. » Le panache d’Ivri recula en cette rencontre. Mais, ce qu’il y a de piquant, c’est qu’entre le poète et le roi, la postérité semble avoir décidé en faveur du roi.

À quelques jours de là, Bellegarde eut son tour : il s’avisa un beau matin d’envoyer demander à Malherbe quel était le meilleur de dépensé ou de dépendu. « Dépensé est plus français, répondit-il, mais pendu et ses composés vont beaucoup mieux aux Gascons. »

Il ne s’épargnait pas lui-même dans ses critiques. Lorsqu’il lisait à ses amis quelque production imparfaite de sa jeunesse : « Ici, disait-il, je ronsardisais. » Mademoiselle de Gournay reprochait plus tard à Racan de malherbiser. Le maître ne voulait pas cependant qu’on s’autorisât toujours de son exemple, et un jour que Racan le citait lui-même : « Eh bien ! dit-il, si je fais une sottise, est-il juste que vous en fassiez une autre ! »

Cette verve mordante de Malherbe ne se bornait pas à ses amis. Henri IV étant venu un jour lui montrer tout triomphant la première lettre que le dauphin lui eût écrite, Malherbe, qui cependant aimait assez ses enfants pour comprendre la joie d’Henri IV, se contenta de demander si le prince avait nom Loys, car c’était ainsi qu’il avait signé. Il lui fallut désormais signer Louis, et notre homme allait disant partout que si le roi se nommait Louis XIII, c’était à lui qu’on le devait.

Voyez un peu jusqu’où le menait ce dévouement à la bonne langue. Si quelque pauvre lui disait : Mon noble gentilhomme, au lieu de mettre plus vite la main à sa poche : « Si je suis gentilhomme, je suis noble, » répondait-il brusquement, et il continuait son chemin, croyant sans doute que sa leçon pouvait passer pour une aumône.

Sa justice était quelquefois peu obligeante. Un président ayant fait placer au-dessus de sa cheminée je ne sais quelle sotte devise : « Que vous en semble ? » dit-il au poète ? — « Il ne fallait, dit l’autre, que la mettre un peu plus bas. »

Cette dureté de ses jugements littéraires, il la portait trop souvent aussi dans ses relations avec le monde. Il s’en revenait un soir de chez M. de Bellegarde. Saint-Paul, un de ses parents, l’arrêta pour lui conter quelque misère. « Adieu, adieu, lui dit-il, vous me faites brûler là pour cinq sous de flambeau, et ce que vous me dites ne vaut pas un carolus. »

Un sot lui fit avec emphase l’éloge d’une dame qui était présente, et finit par dire en la désignant de la main : « Voilà, monsieur, ce qu’a fait la vertu. » Malherbe promena les yeux sur la compagnie, et, apercevant la connétable de Lesdiguières : — « Voilà, dit-il, ce qu’a fait le vice. » Ce mot résume avec un laconisme effrayant le chapitre de Tallemant des Réaux qui porte en tête le nom de cette dame.

La misanthropie de Malherbe n’allait pas seulement aux vices de son temps, elle embrassait l’humanité tout entière : « Ne voilà-t-il pas un beau début ! disait-il après avoir raconté la mort d’Abel ; ils ne sont que trois ou quatre au monde, et ils s’entre-tuent déjà. Après cela que pouvait espérer Dieu des hommes pour se donner tant de peine à les conserver ? »

On doit bien penser que le ligueur se trahissait encore par moments sous la rude écorce du réformateur. Il y a de lui des mots qui le décèlent. Cette princesse de Condé, si ridiculement aimée par Henri IV, accoucha de deux enfants morts au bois de Vincennes, où elle était allée s’enfermer avec son mari. Beaucoup s’en affligeaient. « Ne vous souciez que de bien servir, leur disait Malherbe, les maîtres ne vous manqueront pas. »

Il y avait aussi chez lui de cette haine que les aristocraties ont toujours eue pour les favoris de bas lieu. Madame de Bellegarde se trouvant à la messe un jour que Malherbe venait la voir : « Eh ! qu’a-t-elle à demander à Dieu, s’écria-t-il, après qu’il a délivré la France du maréchal d’Ancre ? »

Il ne traita pas mieux le duc de Luynes ; au moins ne fallait-il pas lui offrir en termes si magnifiques la traduction d’un livre retrouvé de Tite-Live.

Jeté au milieu d’une cour galante, et ayant, lui aussi, sa cour, qu’il rudoyait à la Henri IV, il voulut, comme le roi, avoir des maîtresses. Il ne portait d’ailleurs dans l’amour ni délicatesse, ni poésie ; et s’il enviait quelque chose au vieux duc de Bellegarde, ce n’était pas, disait-il, sa duché-pairie. Ses mots les plus gracieux, en fait de galanterie, ont un arrière-goût de volupté sensuelle : « Dieu, disait-il, qui s’est repenti d’avoir fait l’homme, ne s’est jamais repenti d’avoir fait la femme. » Il a écrit quelque part : « Il est malaisé que je n’aye dit devant vous ce que j’ay dit en toutes les bonnes compagnies de la cour, que je ne trouvois que deux belles choses au monde, les femmes et les roses ; et deux bons morceaux, les femmes et les melons. » Voici un mot qui a plus de délicatesse, c’est Tallemant qui le rapporte :

Il était allé rendre visite à madame de Rambouillet. Ne l’ayant pas trouvée, il s’arrêta un moment à causer avec une jeune fille qui se trouvait là par hasard. Je ne sais comment il arriva qu’un coup de mousquet ayant été tiré du dehors, la balle passa près de Malherbe. Le lendemain, madame de Rambouillet lui fit quelque compliment à ce sujet : « Je voudrais, répondit-il, avoir reçu la balle ; je suis vieux, j’ai assez vécu ; et puis on m’eût peut-être fait l’honneur de croire que M. de Rambouillet l’aurait fait faire. » Ce fut lui qui donna à la marquise ce fameux surnom d’Artémise. Qui eût dit cependant que Malherbe serait le parrain de tout l’hôtel de Rambouillet ?

Cette réunion se formait dès cette époque. Malherbe y parut rarement. Ce dut être une chose piquante que le spectacle du vieux Malherbe assistant à la naissance de cette précieuse académie, que Molière heurta si rudement le jour où il la rencontra sur son chemin. Je ne serais pas éloigné de croire que le héros du bon parler eût vu sans déplaisir se former une société qui, par la pureté de son langage, semblait devoir transmettre au siècle qui naissait les saines traditions de sa dictature grammaticale.

Cependant il fallut à ce dictateur une maîtresse en titre : il jeta les yeux sur la vicomtesse d’Auchy. C’était une jeune femme d’une beauté assez peu remarquable, mais qui avait du goût pour les lettres, et le désir de plaire à ceux qui les cultivaient. Elle eut aussi plus tard son hôtel de Rambouillet. On sait tout ce que Malherbe a écrit de vers pour la belle Calixte. Calixte, c’est la vicomtesse d’Auchy. Le poète, dans ses lettres, lui baise les pieds en toute humilité. Mais il faut se défier de ces belles assurances. Il lui écrivait un jour : « J’ai failli, madame, j’ai failli, et failli si extraordinairement que, si j’avais trahi mon roi, vendu mon pays, et généralement violé toutes sortes de lois divines et humaines, je ne penserais pas être coupable comme je suis, etc. » Cela ne ressemble pas mal à la langue que mademoiselle de Scudéry va enseigner aux beaux esprits du XVIIe siècle. Mais ce qui sent assez peu le Cyrus, c’est le fait pour lequel Malherbe a demandé grace dans sa lettre. On raconte qu’ayant soupçonné la vicomtesse d’Auchy de quelque infidélité, il alla la voir, et que l’ayant trouvée seule sur son lit, il lui prit les deux mains dans l’une des siennes et s’emporta jusqu’à la frapper ; on comprend sans peine maintenant pourquoi Malherbe goûtait si peu la délicieuse poésie de Pétrarque.

Malherbe était déjà vieux lorsqu’il perdit sa mère. Pourquoi faut-il que nous apprenions ce fait de ses contemporains, et que rien dans son livre ne nous laisse voir la trace profonde que ce coup lui laissa au cœur ? Il trouva cependant de belles et graves paroles pour répondre au gentilhomme que lui envoya la reine-mère : « Dites à la reine que je ne puis me revancher de sa bonté qu’en priant Dieu que le roi pleure sa mort aussi vieux que je pleure celle de ma mère. » Il avait alors plus de cinquante-huit ans. Lorsqu’on lui parlait de prendre le deuil : « Je suis en propos de n’en rien faire, disait-il, car regardez le gentil orphelin que je ferais. » Il le prit pourtant. Je raconte à regret ce triste bon mot. Après de pareilles anecdotes on éprouve le besoin de relire dans les Harmonies poétiques la pathétique élégie qui a pour titre : Le tombeau d’une mère.

Malherbe n’avait guère l’instinct de la famille. Sa femme lui survécut de quelques années. Nulle part dans ses vers il n’est parlé de sa femme. Loin de là, toutes les anecdotes que nous avons rapportées décèlent dans sa manière d’être les habitudes d’une vie solitaire. Il ne semble pas qu’il ait jamais eu besoin d’une douce compagne qui tremblât à l’idée de le savoir damné, comme l’humble femme de Jean Racine ; ou comme le curé de campagne, d’une bonne sœur qui l’empêche de tout donner aux pauvres, et qui l’aide à vivre comme tout le monde ; ou, si sa rêverie va aussi loin que celle de La Fontaine, d’une aimable La Sablière qui ait presque autant d’attention pour lui que pour son chat. Malherbe, après tout, aimait sa famille. À la mort de son fils, sa douleur fut éclatante et désespérée.

Ce fils se nommait Marc-Antoine. C’était un jeune homme de mérite et dont les vers avaient du feu. Il avait alors vingt-neuf ans, et était conseiller au parlement d’Aix. Pour que ce père souffrît ce qu’il regardait comme une dérogation à sa noblesse, il avait fallu lui prouver que M. de Foix, archevêque de Toulouse, et allié à tous les souverains de l’Europe, était conseiller au parlement de Paris. Le jeune homme fut tué en duel. Tallemant dit qu’il périt assassiné dans une querelle. Malherbe voulut se battre contre le meurtrier ; et comme Balzac lui représentait que de Piles n’avait pas vingt-cinq ans, et qu’il en avait, lui, soixante et douze : « C’est bien pour cela, répondit-il ; je ne hasarde qu’un sou contre une pistole. » La famille de de Piles lui offrit de l’argent pour l’apaiser. Il refusa d’abord avec opiniâtreté ; mais ses amis lui persuadèrent enfin qu’il devait accepter les dix mille écus qu’on lui offrait : « Je prendrai cet argent, puisqu’on m’y force, dit-il, mais je n’en garderai pas un teston pour moi ; j’emploierai le tout à faire bâtir un mausolée à mon fils. » C’était un mot nouveau qu’il donnait à la poésie. Il faut croire que ces conventions ne furent pas exécutées ; car, en envoyant sa belle ode à Louis XIII, qui assiégeait alors La Rochelle, il écrivit à ce prince une longue lettre pour éloigner le pardon royal des meurtriers de son fils. Il fallait aussi prévenir le roi contre les menées d’un conseiller de Provence qui prêchait en tout lieu la vertu de ses pistoles. Cette lettre, c’est Malherbe tout entier, avec cette fierté de naissance contre laquelle il avait si souvent conseillé à Racan de se prémunir. Qu’est-ce en effet que ce Cauvet, qui ose comparer la noblesse de sa maison avec celle d’un descendant des conquérants de l’Angleterre ? « Le fils et le neveu de deux hommes que beaucoup de gens ont vus arriver à Marseille, petits marchands, avec des balles de cannelle, poivre, gingembre, raisins et autres denrées. » Puis, après un long exposé de l’affaire et un pathétique tableau de tout le peuple d’Aix se pressant autour du corps de la victime, et demandant à la voir une dernière fois dans son cercueil, il termine par cette pensée touchante : « Je ne crois pas qu’il y ait chose au monde que vous désiriez et qui vous soit si désirable comme d’être père ; vous le serez, sire, par beaucoup de raisons ; mais ce ne sera pas une des moindres que la compassion que vous aurez eue d’un père affligé comme je le suis. » Ces dernières paroles sont belles et grandes. On voudrait croire que ce vœu d’un père a été pour quelque chose dans la naissance de Louis XIV !

Malherbe se rendit lui-même à La Rochelle. Mais Richelieu ne lui était guère plus favorable que Sully. Le poète, ayant voulu louer le cardinal, n’avait trouvé rien de mieux que de rajuster en son honneur deux strophes qu’il avait commencées il y avait trente ans. Corneille touche à Malherbe dans la haine de Richelieu.

Malherbe donc, ne trouvant pas bon accueil auprès du roi, en revint à l’idée de se battre. Comme il le disait tout haut à de Nesle dans la cour du logis du roi, et que les pages en riaient, Racan le prit à part pour le calmer ; mais il n’en put tirer autre que la réponse déjà faite à Balzac. Le vieux poète, mal accueilli de la jeune cour, s’en revint tristement à Paris, ayant au cœur le germe de la maladie dont il devait mourir cette même année, 1628. Sa fin ressembla au reste de sa vie. Plus d’une fois ses yeux mourants cherchèrent Racan à ses côtés. Mais il l’avait laissé à La Rochelle, où il commandait les gendarmes du maréchal d’Effiat.

Lorsqu’on lui parla de se confesser (c’est Yvrande qui le racontait à Racan), il répondit qu’il n’avait l’habitude de le faire qu’à la Toussaint ; et comme on lui représenta qu’il avait toujours fait comme les autres, et que les autres se confessaient avant de mourir : — « Je veux donc aussi me confesser, répliqua-t-il, je veux aller où vont les autres. » Il envoya querir le vicaire de Saint-Germain-l’Auxerrois.

Une heure avant de mourir, il se réveilla tout à coup en sursaut. Il n’avait pas entendu, comme Mirabeau, le canon qui annonçait les funérailles d’Achille ; c’était tout simplement sa garde qui se servait d’un mot impropre. On lui recommanda de se tenir en repos : « Laissez, dit-il, je maintiendrai jusqu’au bout la pureté de la langue française. » Ce furent à peu près ses dernières paroles. Elles résument toute sa vie.

Placé entre les aventureux disciples de l’école de Ronsard et les pacifiques créateurs du grand siècle, Malherbe parut comprendre qu’à cette littérature qui allait naître d’une ère moins orageuse dans sa grandeur que l’âge qu’il voyait finir, il fallait une langue. Ce fut sa gloire d’avoir créé cette langue. Son tort fut de croire qu’une langue était à elle seule toute une poésie. Mais ainsi va l’esprit humain. On n’est fondateur qu’à la condition d’abaisser toute idée devant celle que l’on édifie, et de ne reconnaître à l’édifice d’autre base que la pierre que l’on a posée. Né à une époque où il y avait encore quelque chevalerie dans les âmes, il semble que Malherbe ait cherché autour de lui en l’honneur de qui il ferait la veille des armes, et que, voyant cette pauvre langue de France en proie aux téméraires innovations de Ronsard, il en ait eu pitié, et se soit dévoué à la servir.

Si l’avenir revise avec quelque sévérité la gloire poétique de Malherbe, du moins fera-t-il immense la part de son heureuse influence sur la langue. Après lui et par lui, les grands poètes de l’âge suivant ont pu impunément oser les hardiesses de leur génie. Il y a plus : de nos jours, où l’esprit humain a si justement revendiqué sa liberté, que de fois les limites posées à la langue par Malherbe ont défendu contre leurs propres excès de nobles imaginations qui, si elles n’eussent rencontré cette digue, au lieu de féconder le champ de l’art, auraient stérilement jeté au vent de précieuses facultés !

Antoine de Latour.