Malherbe commenté par André Chénier


MALHERBE
COMMENTÉ PAR ANDRÉ CHÉNIER.


LETTRE
À Madame la comtesse de Ranc…


Madame,

Les règles les plus vulgaires de l’art s’opposent, vous le savez, à ce qu’on rapproche sans précaution, fût-ce dans un ouvrage écrit familièrement, des pensées ou même de simples formes de style qui auraient entre elles une ressemblance trop marquée. Je me garderai donc bien de reproduire ici, quoiqu’il s’agisse encore d’une heureuse rencontre, les transports de joie que vous avez excusés tout récemment dans l’histoire de ma petite Imitation de Jésus-Christ[1]. Je ris d’ailleurs très-volontiers avec vous de mes faiblesses de bibliophile, mais je ne voudrais pas en trop faire rire les autres. Aussi bien y a-t-il dans cette nouvelle circonstance autre chose qu’un simple charme de l’imagination. L’ami des lettres peut y trouver son compte encore plus que le curieux de raretés bibliographiques ; et la forme, quelque attachante qu’elle soit aussi en elle-même, ne vient ici qu’après le fond.

J’ai à vous entretenir, en effet, madame, d’un exemplaire des poésies de Malherbe, sur lequel se trouvent un grand nombre de notes de la main d’André Chénier. Je pourrais sans doute enfler quelque peu ici ma voix et proclamer la découverte d’un commentaire complet ; car les amateurs de livres, je n’entends pas le nier, ont bien leur grain de charlatanisme tout comme les spéculateurs. Je le pourrais avec d’autant plus de raison que cette suite de notes, quoique jetées peut-être un peu au hasard sur les pages d’un livre d’étude, n’en présentent pas moins, à quelques égards, une sorte d’unité, quoiqu’elles ne semblent pas toujours avoir été là placées comme de simples jalons destinés à éclairer les travaux personnels de l’annotateur, et, enfin, que, loin de se renfermer dans les étroites limites de la critique verbale, elles s’élèvent parfois aux plus hautes considérations de l’art. Mais je ne prendrai pourtant point sur moi, madame, de donner de ma propre autorité le titre peut-être un peu fastueux de commentaire à ce très-remarquable travail d’André Chénier. Je n’ai rien de mieux à faire, je le sens, que de me livrer ici à une courte appréciation de l’ensemble et de quelques détails de ces notes. Je veux être seulement, comme d’usage, votre rapporteur littéraire : vous et le public vous jugerez.

Je vais même entrer de plano dans l’examen de cette suite d’observations ; car je ne répéterai pas, à l’occasion de quelques réflexions critiques, ce qui a déjà été placé partout avec bien plus d’à propros. Depuis les deux notes où, dans son immortel ouvrage, dans le livre du dix-neuvième siècle, M. de Chateaubriand, ce juste dispensateur de la gloire, annonça au monde littéraire un grand poète de plus, on n’a rien laissé à dire sur cet infortuné jeune homme que les lettres pleureront éternellement. Que serait ma faible voix après toutes les autres ? Je restreindrai donc mes propres remarques sur l’écrivain, comme sur l’homme, à ce qui me sera suggéré par la direction de l’espèce d’analyse que j’entreprends.

La première pensée qui frappe l’esprit, madame, après avoir lu ce commentaire, c’est qu’il n’est pas l’œuvre d’un commentateur de profession, d’un homme qui a pris la plume uniquement pour en initier d’autres dans les secrets de l’art dont il est ou se croit un des maîtres. L’on sent, dès l’abord, que c’est un poète, et un poète d’un ordre supérieur, qui, cherchant dans un de ses pairs les beautés dont il porte en lui le germe, témoigne tout son enthousiasme lorsque la pensée poétique est rendue avec bonheur, exprime son désappointement quand l’auteur lui semble avoir failli, produit enfin son opinion personnelle sur les points qui peuvent être douteux. Mais ce qui étonne le plus, madame, c’est la science, l’esprit d’analyse, la maturité de ce commentateur de dix-neuf ans ; car, bien que plusieurs de ces notes paraissent avoir été faites à des époques différentes, il en est une qui porte la date de 1781. Certes, il est plus facile, tout le monde le sait, d’enfanter à cet âge un chef-d’œuvre que d’écrire quelques pages empreintes d’une saine et froide raison. Cet avantage, il faut savoir le laisser aux écrivains d’un âge plus mûr ; lorsqu’on est à la fois et jeune et homme de génie, c’est un sacrifice qu’on peut faire aisément.

Eh bien ! parfois André Chénier se montre en même temps, dans ses réflexions littéraires, homme supérieur et critique d’un grand sens. Je ne veux pas dire, sans doute, que là déjà se révèle avec éclat celui qui devait prendre plus tard un rang si élevé dans les lettres. Assurément, si ce commentaire se produisait aujourd’hui sous un nom entièrement inconnu, les lecteurs ne s’écrieraient pas de prime abord : Voilà le sceau d’un des premiers talents du siècle dernier. Il faut qu’en pareil cas, comme dans toutes choses, l’esprit soit un peu préparé d’avance. Hélas ! qui pourrait répondre que si les admirables élégies, elles-mêmes, n’avaient pas porté en quelque sorte, à leur apparition, la garantie d’un autre grand écrivain, déjà populaire, elles eussent été appréciées, du moins aussitôt, à leur véritable valeur ?

Mais, averti qu’on tient dans ses mains un ouvrage d’André Chénier, on éprouve un bonheur infini en retrouvant à chaque page le cachet de cette belle individualité. C’est là le mot consacré aujourd’hui, madame ; et je confesse que, malgré l’esprit d’opposition classique, naturel à tout ce qui n’est plus jeune, c’est un mot que j’ai tout particulièrement adopté. J’aime passionnément, en effet, vous le savez, à suivre dans un écrit quelconque les traces de tout ce qui constitue l’existence morale de celui dont il est comme une sorte d’émanation. J’aime à y rechercher les qualités qui honorèrent son cœur ou son esprit, les passions qui marquèrent sa jeunesse, enfin jusqu’aux défauts que son temps lui reprocha. J’aime, en un mot, à retrouver l’auteur dans son ouvrage ; aussi, à moins de circonstances toutes spéciales, je n’ai jamais guère compris l’anonyme dans ce qui est uniquement production de l’esprit ; cela ne me paraît un avantage ni pour l’écrivain ni pour le lecteur.

Je ne voudrais pas, madame, pour justifier ce que j’ai dit plus haut, diminuer votre plaisir d’avance en faisant de trop longues citations. Ce n’est point ici un article de journal destiné à faire connaître ce commentaire à ceux qui sans cela ne le connaîtraient jamais. Vous le lirez, vous, bientôt, à la suite du texte même de Malherbe ; car un libraire, homme d’esprit et homme de goût, veut absolument que je l’autorise à le donner au public. Mais il m’est impossible de passer sous silence une des premières notes qui, en même temps qu’elle révèle cette douce tristesse, caractère dominant des ouvrages d’André Chénier, présente une triste analogie avec sa déplorable destinée.

Déjà une pensée de Malherbe sur de jeunes existences tranchées par une mort imprévue avait, dans les Larmes de saint Pierre, attiré une première fois son attention ; mais à la même pensée reproduite un peu plus loin dans ce vers :

Le soir fut avancé de leurs belles journées,

Chénier dit :

« Le même vers que j’ai noté, page 12. Peut-être à cette source nous devons le vers divin de La Fontaine :

Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.

 » Pétrarque a dit en un vers délicieux, par la bouche de Laure :

E compi mia giornata innanzi sera.

 » Et moi dans mes élégies :
Je meurs ; avant le soir j’ai fini ma journée.

Qui ne serait profondément touché, madame, du rapprochement qui s’opère de soi-même entre ce passage et la malheureuse fin de Chénier ? Il n’est personne dont l’esprit ne se reporte alors à quelques années plus tard ; et ce vers, ainsi placé à la suite de la pensée de Malherbe, est plus frappant, selon moi, que dans l’élégie elle-même, où, se rattachant à une mort naturelle, il ne laisse plus la même liberté d’application[2].

Vous trouverez, madame, dans le cours de ce commentaire une ou deux traces des tendances mélancoliques de notre admirable poète. Mais ce qui domine tout l’ouvrage d’un bout à l’autre, c’est le soin du bon goût, de la véritable poésie lyrique et des beaux sentiments : il n’est aucun mérite de style auquel l’annotateur sacrifie de si grands intérêts :

« Cette strophe, dit-il (ode sur la Bienvenue de la reine Marie de Médicis), est très-élégamment écrite et poétiquement tournée ; mais les quatre premiers vers ont un sens obscène, et c’est une grande absurdité. Il faut avoir bien peu de goût, de jugement, de bienséance, pour présenter une pareille image à une jeune femme qui vient se marier. Les épithalames antiques sont remplis de tableaux tendres, jeunes, voluptueux, mais jamais licencieux. »

André Chénier, comme je vous l’ai déjà dit, madame, avait alors dix-neuf ans.

Et remarquez bien que ce n’est pas à un simple sentiment pudique, assez naturel pourtant chez un jeune homme bien élevé, qu’est due cette observation : c’est la chasteté de sa muse, c’est un goût formé sur les grands modèles, qui seuls se sont ici mis en révoite, car il termine ainsi la note dont il s’agit :

« Ces peintures libertines, qui excitent les sens lorsqu’on les trouve dans une ode bachique ou dans une priapée, choquent et déplaisent dans une occasion comme celle-ci. »

Aussi a-t-il dit particulièrement que c’était là une grande absurdité. Enfin, il pousse même si loin le respect pour les convenances littéraires proprement dites, que voulant, dans une ou deux occasions, flétrir les complaisances de la muse de Malherbe pour les amours illégitimes du roi et de quelques grands, il est amené par son indignation à se servir lui-même d’une expression si énergique, d’un mot tel, que je n’oserais pas, madame, vous le répéter, même tout bas, et que c’est le seul de ce commentaire qu’on sera forcé de remplacer, à l’impression, par des points ou par une sorte d’équivalent.

Je vous ai cité ces deux notes, madame, à cause du caractère particulier qu’elles présentent, et nullement parce qu’elles auraient sur les autres la moindre supériorité. On pourrait dire, au contraire, qu’en tant que notes elles sont peut-être des moins saillantes du commentaire. Vous y en trouverez, en effet, de bien autrement développées, de bien plus savantes, de bien plus remarquables sous le rapport de la critique littéraire. Le grand poète était aussi, vous le savez, un excellent prosateur. Souvent, lorsque les observations sont un peu étendues, lorsque la matière a de l’intérêt, il s’anime et devient éloquent ; on voit bientôt qu’il n’est pas facile à un génie de cet ordre de se renfermer dans le simple rôle de commentateur.

J’ai dit plus haut l’ensemble des belles qualités qui dominent dans cette production inédite d’André Chénier ; mais je n’en ai peut-être pas suffisamment remarqué une qu’à la vérité semblent supposer les autres : je veux dire les rapprochements continuels qu’il fait avec les anciens. Il est aisé de voir que non-seulement il s’est nourri long-temps de cette excellente étude, mais qu’il la continue toujours ; car il l’applique toujours. Dans une occasion, il avait relevé avec éloge une image qu’il croyait avoir été créée par Malherbe ; quelque temps après il ajoute :

« L’image des quatre derniers vers de cette seconde strophe n’est point moderne, comme je l’avais cru. La voilà dans Martial, etc. »

Il est rare que la plus légère imitation lui échappe, et son opinion est que cela n’ôte rien au mérite du poète : non pas qu’il veuille que les ouvrages modernes ressemblent à une traduction des anciens, il a dit ailleurs son avis sur ce sujet ; mais il admire ces emprunts lorsqu’ils sont faits avec art. Il retrouve avec bonheur les traces des grands écrivains de l’antiquité. Il se complaît dans les reproductions des textes, et vous sentez, en vérité, jusque dans les citations, que c’est le poète qui cite le poète. Enfin, on trouve souvent ici réunies à de sages réflexions critiques, des beautés du premier jet ; nulle part on ne sent faiblir cette main si ferme, et je suis persuadé que vous penserez comme moi, madame, que c’est là un beau, un précieux travail.

Je viens de vous donner, moi, j’espère, pour mon propre compte, une bien grande preuve d’abnégation. Je n’ai apprécié cette œuvre que d’une manière fort insuffisante, sans doute, d’une manière fort abrégée ; mais enfin il y a eu effort, il y a eu sacrifice ; car voilà longtemps que je vous entretiens du commentaire, du commentaire seul, et pas un seul mot encore du volume qui le contient. Il faut pourtant bien que le bibliophile ait enfin son tour ; il faut bien que je continue ici, en ce qui touche ce volume, la revue des livres plus ou moins curieux que j’ai commencé de faire avec vous. Parlons donc un peu, madame, de ce que l’impression prochaine du commentaire ne vous apprendra pas.

Mon volume est de l’édition Barbou, 1776, petit in-8º, avec une vie de Malherbe et quelques notes par Meunier de Querlon. Elle a toujours passé pour une des meilleures éditions du poète lyrique ; M. Brunet l’a mentionnée en son lieu. Le livre, du reste, est relié en veau, doré sur tranches, et d’une fort belle conservation. Quant au commentaire, il est écrit avec plus de soin et de netteté qu’aucun des autographes de Chénier que j’ai pu avoir sous les yeux. Il n’offre pas une seule rature, et j’ai lieu de croire qu’André Chénier commençait par faire, sur un papier à part, les brouillons de ses notes, pour les reporter ensuite sur les marges du livre qu’il commentait. Une circonstance singulière indique même l’importance qu’il attachait à son volume ainsi qu’à ses observations, et vous allez en juger par une note qu’il convient que je vous fasse connaître ici, ne croyant pas devoir la joindre aux autres lors de l’impression de l’ouvrage, d’un côté, parce qu’elle se rattache à un point tout matériel, que rien ne rappellerait ; d’un autre côté, parce qu’elle me semble offrir quelque chose de juvénile, peu en rapport avec la gravité du reste de cette publication.

Deux feuillets du volume présentent une certaine réunion de taches d’encre qui ont atteint une assez grande partie de ces quatre pages, et qui sont évidemment le résultat d’un seul accident. Sur la marge de la première page André Chénier a écrit :

« J’ai prêté, il y a quelques mois, ce livre à un homme qui l’avait vu sur ma table et me l’avait demandé instamment. Il vient de me le rendre (en 1781) en me faisant mille excuses. Je suis certain qu’il ne l’a pas lu. Le seul usage qu’il en ait fait a été d’y renverser son écritoire, peut-être pour me montrer que lui aussi il sait commenter et couvrir les marges d’encre. Que le bon Dieu lui pardonne, et lui ôte à jamais l’envie de me demander des livres. »

Les deux mots soulignés l’ont été par André Chénier. J’ai dit tout à l’heure et je trouve, en effet, madame, que la fin surtout de cette note n’a pas la gravité des observations littéraires qu’on lit sur les marges de ce volume. Elle sent un peu trop, ce me semble, le jeune étudiant contrarié. Mais faut-il pourtant vous le dire ? eh bien ! cette note-là même, ayant par sa nature quelque chose de plus personnel à celui qui les a toutes faites, rappelant ainsi plus vivement son individualité que celles où l’on oublie naturellement l’annotateur pour s’occuper de l’objet de ses réflexions, a excité plus d’une fois mon attention particulière ; plus d’une fois, considérant les traces de la maladresse qui excitait l’indignation d’André Chénier, je me suis surpris ne souhaitant point que son ami eût été plus soigneux.... Cet aveu fait, je termine brusquement ici ma lettre ; car si je m’appesantissais trop long-temps sur la majesté de cette superbe tache d’encre, je pourrais bien me faire appliquer avec justice, sinon par vous, madame, par quelqu’un de moins indulgent pour nos faiblesses, peut-être même par quelque bibliomane honteux, la spirituelle et très-plaisante épigramme de Pons de Verdun.

Agréez, etc.

Tenant de Latour.

  1. Ceci fait allusion à une lettre, également adressée à madame la comtesse de Ranc…, et insérée dans la Revue de Paris du premier décembre 1839, sur l’histoire d’une Imitation de Jésus-Christ qui a appartenu à J. J. Rousseau. Édit.
  2. Je dois remarquer, du reste, pour l’exactitude des dates, que cette note, à partir du mot Pétrarque, est d’une écriture plus récente. Il serait, en effet, trop merveilleux que la belle élégie à MM. de Pange eut déjà existé en 1781, époque qu’une de ces notes a précisée. (T. de L.)