LETTRE
AU DOCTEUR MATHER,
DE BOSTON.
À Passy, le 12 mai 1784.
Révérend Docteur,

J’ai reçu votre lettre amicale, et votre excellent avis aux habitans des États-Unis. J’ai lu cet avis avec plaisir, et j’espère qu’il aura le succès qu’il mérite. Quoique de pareils écrits soient regardés avec indifférence par beaucoup de gens, il suffit qu’ils fassent une forte impression sur la centième partie des lecteurs, pour que l’effet en soit très considérable.

Permettez-moi de vous citer un petit exemple, qui, quoiqu’il me concerne, ne sera peut-être pas sans intérêt pour vous. Lorsque j’étois encore enfant, il me tomba sous la main un livre intitulé : Essais sur la Manière de faire le bien, ouvrage qui, je crois, étoit de votre père. Le premier possesseur en avoit fait si peu de cas, qu’il y en avoit plusieurs feuillets déchirés. Mais le reste me frappa tellement, que durant toute ma vie, il a influé sur ma conduite. C’est pour cela que j’ai toujours fait beaucoup plus de cas du renom d’homme bienfaisant, que de toute autre espèce de réputation ; et si, comme vous paroissez le croire, j’ai été un citoyen utile, le public en doit l’avantage au livre dont je viens de parler.

Vous dites que vous êtes dans votre soixante-dix-huitième année. Je suis dans ma soixante-dix-neuvième. Nous sommes l’un et l’autre devenus vieux. Il y a plus de soixante ans que j’ai quitté Boston : mais je me souviens très-bien de votre père et de votre grand-père. Je les ai entendus prêcher, et je les ai vus chez eux.

La dernière fois que j’ai vu votre père, c’étoit en 1724, lorsque je lui rendis visite après mon premier voyage en Pensylvanie. Il me reçut dans sa bibliothèque ; et quand je pris congé de lui, il m’indiqua un chemin plus court que celui par où j’étois entré. C’étoit un passage étroit, traversé par une poutre peu élevée. Il conversoit avec moi en m’accompagnant, et je me tournois de temps en temps vers lui. Tout-à-coup, il me dit : Baissez-vous ! baissez-vous ! mais je ne le compris pas bien, et ma tête heurta contre la poutre.

Votre père étoit un homme qui ne laissoit jamais échapper l’occasion de donner de bons conseils. Aussi, quand ma tête eut heurté contre la porte, il me dit : — « Vous êtes jeune, et vous allez parcourir le monde. Sachez vous baisser à propos, et vous éviterez beaucoup de mal ». — Cet avis resta au fond de mon cœur, et m’a été souvent utile. Je me le suis rappelé, toutes les fois que j’ai vu l’orgueil humilié, et le malheur de gens qui avoient voulu porter la tête trop haute.

Je désire beaucoup de revoir la ville où je suis né. J’ai quelquefois espéré d’y finir mes jours. — Je la quittai, pour la première fois, en 1723. J’y suis retourné en 1733, 1743, 1753 et 1763. — En 1773, j’étois en Angleterre. En 1775, je passai à la vue de mon pays, mais je ne pus pas y aborder, parce qu’il étoit au pouvoir de l’ennemi. Je voulois y aller en 1783 : mais il ne me fut pas possible d’obtenir ma démission, et de quitter le poste que j’occupe ici. Je crains même de n’avoir jamais ce bonheur. Mes vœux les plus ardens sont cependant pour ma ville natale : esto perpetua ! Elle possède maintenant une excellente constitution. Puisse-t-elle la conserver à jamais !

Le puissant empire, au milieu duquel je réside, continue d’être l’ami des États-Unis. Son amitié est pour eux de la plus grande importance, et doit être cultivée avec soin. La Grande-Bretagne n’est pas encore consolée d’avoir perdu le pouvoir qu’elle exerçoit sur nous ; et elle se flatte encore parfois de l’espérance de le recouvrer. Des évènemens peuvent accroître cette espérance, et occasionner des tentatives dangereuses. Une rupture entre la France et nous, enhardiroit infailliblement les Anglais à nous attaquer ; et cependant nous avons parmi nos compatriotes, quelques animaux sauvages qui s’efforcent d’affoiblir les liens qui nous attachent à la France.

Conservons notre réputation, en étant fidèles à nos engagemens ; notre crédit, en payant nos dettes ; et nos amis, en montrant de la sensibilité et de la reconnoissance. Nous ne savons pas si nous n’aurons pas bientôt besoin de tout cela.

Agréez, révérend docteur, ma sincère estime.

B. Franklin.