ΠU V R E S
MORALES, POLITIQUES
ET LITTÉRAIRES
de
BENJAMIN FRANKLIN,
Dans le genre du spectateur.




SUR LES PERSONNES
QUI SE MARIENT JEUNES.

À John Alleyne.

Vous voulez, mon cher John, que je vous dise ma façon de penser sur les personnes qui se marient jeunes, et que je réponde aux critiques sans nombre, que diverses personnes se sont permises sur votre mariage. Vous pouvez vous rappeler que, quand vous me consultâtes à ce sujet, je vous dis que ni d’un côté ni de l’autre, la jeunesse ne devoit être un obstacle. Certes, tous les ménages que j’ai observés, me font penser que les personnes qui se marient jeunes sont plus communément heureuses que les autres.

Les jeunes époux ont toujours un caractère plus flexible et tiennent moins à leurs habitudes, que lorsqu’ils sont plus avancés en âge. Ils s’accoutument plus aisément l’un à l’autre, et par-là, ils préviennent beaucoup de contradictions et de dégoûts. Si la jeunesse manque un peu de cette prudence qui est nécessaire pour conduire un ménage, elle trouve assez de parens et d’amis d’un âge mûr, pour remédier à ce défaut, et elle est plutôt habituée à une vie tranquille et régulière. En se mariant jeune, un homme prévient peut-être très-heureusement, ces accidens, ces liaisons qui auroient pu nuire à sa santé, ou à sa réputation, et quelquefois même à toutes les deux.

Quelques personnes peuvent se trouver dans des circonstances où la prudence exige qu’elles diffèrent de se marier : mais en général, quand la nature nous a rendus physiquement propres au mariage, on doit penser qu’elle ne se trompe point en nous le fesant désirer.

Les mariages tardifs sont souvent suivis d’un inconvénient de plus que les autres ; c’est que les parens ne vivent pas assez long-temps pour veiller à l’éducation de leurs enfans. — « Les enfans qui viennent tard, sont de bonne heure orphelins », dit le proverbe espagnol. Triste sujet de réflexion pour ceux qui peuvent avoir à redouter ce malheur !

Nous autres Américains, nous nous marions ordinairement dès le matin de la vie. Nos enfans sont élevés et établis dans le monde, à midi ; et nos affaires, à cet égard, étant achevées, nous avons un après-midi et une soirée de loisir agréable, tel que celui dont jouit à présent notre ami.

En nous mariant de bonne heure, nous avons le bonheur d’avoir un plus grand nombre d’enfans ; et chaque mère, suivant parmi nous, l’usage de nourrir elle-même ses enfans, usage si conforme au vœu de la nature ! nous en conservons davantage. Aussi, dans nos contrées, les progrès de la population sont bien plus rapides qu’en Europe.

Enfin, je suis très-content de vous voir marié, et je vous en félicite cordialement. Vous êtes dans le sentier où l’on devient un citoyen utile ; et vous avez échappé à un état contre nature, à un éternel célibat ! C’est pourtant là le sort d’un grand nombre d’hommes qui ne s’y étoient pas condamnés ; mais qui, ayant trop long-temps différé de changer de condition, trouvent enfin qu’il est trop tard pour y songer, et passent leur vie entière dans une situation où un homme semble toujours valoir beaucoup moins. Un volume dépareillé n’a pas la même valeur que lorsqu’il fait partie d’une collection complète. Quel cas fait-on de la moitié isolée d’une paire de ciseaux ? Elle ne coupe jamais bien, et ne peut servir que de mauvais racloir.

Je vous prie de présenter à votre jeune épouse, et mes complimens et mes vœux pour son bonheur. Je suis vieux et pesant : sans cela, je serois allé les lui présenter moi-même.

Je ne ferai que peu d’usage du privilège qu’ont les vieillards, de donner des avis à leurs jeunes amis. Traitez toujours votre femme avec respect. Cela vous attirera du respect à vous-même, non-seulement de sa part, mais de la part de tous ceux qui seront témoins de votre conduite. Ne vous servez jamais avec elle, d’expression dédaigneuse, même en plaisantant ; car les plaisanteries de ce genre finissent souvent par des disputes sérieuses.

Étudiez soigneusement ce qui a rapport à votre profession, et vous deviendrez savant. Soyez laborieux et économe, et vous deviendrez riche. Soyez frugal et tempérant, et vous conserverez votre santé. Pratiquez toujours la vertu, et vous serez heureux. Une telle conduite, du moins, promet plus que toute autre de pareilles conséquences.

Je prie Dieu qu’il vous bénisse, vous et votre jeune épouse ; et je suis pour toujours votre sincère ami,

B. Franklin.