Victor ou les Enfants au pouvoir/Acte II
Deuxième Acte
Scène Première
Quelle vie ! Quel malheur ! Quels enfants ! Et toi, par-dessus le marché !
Moi, moi. (Accablé.) Ah !
Parlons vite ! Quelqu’un nous a surpris.
Esther.
Ces enfants nous trahissent. Inconsciemment, je veux bien le croire… comment le croire autrement… Mais nous sommes trahis. Émilie…
… n’a plus de doute.
Que va-t-il se passer ? Que devenir ? Et Antoine ?
Antoine est fou.
Il l’est.
Toi aussi. Le Général, Émilie, ton gosse, tout le monde, tout le monde est fou. Et moi je n’en puis plus. Je ne puis pas rentrer. Je ne puis pas partir. Je ne puis pas rester… et je t’adore.
Réso, réso, réso !
Carlo ! quel bonheur ! quel malheur !
Tiens-toi, je t’en prie. Tiens-toi, Réso.
Il y a de quoi, tiens…
Assez. Pardon, mais mon petit Réso, un peu de tenue, je t’en supplie.
Scène II
Je n’y comprends rien.
Nous ne sommes pas assez prudents. C’est sûr ! Sans doute ils sont si jeunes, ils ne comprennent pas, mais ils voient, ils répètent, ils imitent, les singes !
La mienne… attends que nous soyons rentrés à la maison. Elle s’en souviendra, la petite garce ! Je lui en flanquerai des mamours. Et le général qui voulait les marier ! C’est à crever de honte !
En effet, c’est gênant…
Gênant ! Tu as de ces mots. Mais c’est de l’inceste pur et simple. Quand je pense…
Et jusqu’à notre langage dans leurs bouches. Laisse-là cette pieuvre rose…
Je t’en supplie, une dernière fois, Thérèse ! Tout cela t’excite et tu t’énerves. Il y a des coïncidences, que diable ! on les exploite, c’est possible, mais on peut les détruire…
C’est trop tard.
Eh bien, ne te gêne plus ! Fais toutes les allusions obscènes que tu voudras, mais je t’avertis que si tu continues, je ne réponds plus de moi. Tant pis pour nous, tant pis pour toi tant pis pour tous.
Trop tard ! (Apparaissant.) Vous, madame, avec cette légèreté de guipure, et toi, mon père, cette faiblesse d’agneau, quelle touchante étoile au ciel de mon lit tous les soirs. Après le café, seul le ronflement de la machine à coudre de ma mère. Une chemise de nuit piquée de larmes, pour la rentrée de l’époux volage. Et moi je vous appelle “maman” dans mes rêves. Quelquefois j’entre dans votre salon, masqué, le revolver au poing, et je vous oblige à lire ce passage de l’Illiade :
“Aie pitié de moi en souvenir de ton père, car je suis plus à plaindre encore que lui. J’ai pris sur moi de faire ce qu’aucun homme sur la terre n’a jamais fait, j’ai porté à ma bouche la main de celui qui a tué mon enfant.”
Encore sa composition française ! Il est invraisemblable ! Mais que font le général et ta mère ? Et pourquoi Esther n’est-elle pas avec toi ?
J’ai rentré le général à l’écurie. Ma mère est à la lingerie à sa place. Quant à Esther, elle finit de rire.
Tu ne me diras pas que cet enfant ne le fait pas exprès.
Écoute ici, Victor.
C’est ma première gifle, tu as attendu neuf ans pour la recevoir, qu’elle te serve de leçon.
Donc, qu’elle m’évite d’apprendre.
Tu raisonnes ?
Comme un tambour.
Laisse-le.
Merci… puisque Esther aura la meilleure part !
Scène III
Esther, c’est fini de rire ?
C’est fini, mais Dieu, que c’était drôle !
Scène IV
Il y a de ces invraisemblances. Ainsi, Antoine qui est l’homme le plus doux du monde, s’agite comme un poignard dans la main d’un mameluk, et moi qui suis fait pour la guerre, je suis aussi indifférent qu’un drapeau de gendarmerie.
Oh ! général, vous avez de ces métaphores.
Quoi ! Qu’est-ce que j’ai dit ? Encore le contraire de ce que je pense. Je dis toujours le contraire de ce que je pense. Mais vous êtes assez intelligent pour rectifier, mon cher Charles.
C’est cela, traitez-moi d’imbécile, à présent.
Évidemment, si vous pensez qu’il est intelligent, vous devez lui dire qu’il est complètement idiot.
Ah ! Victor, dans ce cas, tu es le plus parfait des crétins.
Après vous, mon général !
Il n’y a pas de raison pour que ce petit jeu finisse, et je vais y mettre un terme. Victor, dis bonsoir à tout le monde et va te coucher.
Avec qui ?
Avec qui ? avec qui ? Je ne sais pas moi, avec Esther, avec ta mère, si tu veux.
Oh !
C’est vrai, c’est insupportable à la fin ; tantôt c’est le secret, tantôt c’est la démence. Celui-ci ne dit pas ce qu’il pense, mais tout le contraire ; l’autre fait le singe. Je ne sais pas pourquoi tout se brise. Je ne comprends rien à toutes ces comédies. Victor a neuf ans, et me demande avec qui il peut coucher, je lui réponds : avec Esther, avec sa mère, comme je dirais avec le pape, et tout le monde se met à hurler. Enfin, que voulez-vous que je réponde ? Avec qui voulez-vous qu’il couche ?
Avec la bonne.
Tu me fais rougir, Victor.
Moi, je veux bien coucher avec toi.
Maintenant c’est l’autre qui s’y met. Et vous, général, voulez-vous coucher avec lui ?
Si je dis oui, vous me croirez, et si je dis non, vous croirez que je pense le contraire.
Quel salaud !
Hein ! Quoi ?
Rien… rien… je me parle à moi-même. Je me dis que je suis un salaud. Comment ! on fête mes neuf ans ; tout le monde se réunit dans la joie de bénir un si joyeux événement ; et je fais pleurer ma mère. Je rends soucieux le meilleur des pères, j’empoisonne la vie de Mme Magneau, je provoque la folie de son malheureux mari, je bafoue l’Armée Française. Quant à la bonne, je lui prête je ne sais quelles complaisances. Jusqu’à Esther, la chère petite, que je mêle à cette affaire immonde. Ah, mais à la fin, qui suis-je ? Suis-je transfiguré ? Ne m’appellé-je plus Victor ? Suis-je condamné à mener l’existence honteuse du fils prodigue ? Enfin, dites-le-moi. Suis-je l’incarnation du vice et du remords ? Ah ! s’il en est ainsi, plutôt la mort que le déshonneur ! plutôt le sort tragique de l’enfant prodigue ! (Il se prend la tête dans les mains.) Oui, ouvrez toutes les portes ! laissez-moi partir, et tuez le veau gras pour mon vingt-cinquième anniversaire !
Ah, Charles, ceci est presque une confession. Si j’étais prêtre, je dirais cet enfant est possédé du diable.
Écoutez, général, je suis un bon républicain, et il a été toujours entendu que jamais la question religieuse ne se poserait entre nous. Mes ancêtres étaient conventionnels, mes aïeux ont fait le révolution de 48, et mon grand-père était communard. Moi, je suis radical, et j’espère que mon fils, qui n’a jamais été baptisé, et qui, je vous en fiche mon billet, ne fera pas sa première communion, ne sera jamais un calotin.
Alors que comptes-tu en faire ?
Un sous-préfet. N’est-ce pas, Victor ? Un sous-préfet, hein ?
Non, inutile.
Dis ce que tu veux être, mon petit. Il ne faut pas contrarier la vocation des enfants.
Je veux faire, dans le genre carnivore. Enfant prodigue, cela ne me déplairait pas.
11 me fait peur.
Allons donc, il se moque de nous. Qu’il aille se coucher.
Non, il n’ira pas se coucher. Il a toujours neuf ans, et il doit rester jusqu’à la fin de la fête. Reste, Victor. Et si tu aimes la viande, je t’en donnerai, moi.
Cette petite espiègle a raison contre nous tous. Victor est énervé ; remarquez que je ne le défends pas, mais, enfin, c’est son anniversaire, et puisqu’il aime la viande, donnez-lui de la carnine Lefrancq, c’est moins échauffant, et c’est souverain.
J’en donne à Esther, entre deux dragées.
Oui, mais moi je suis un peu comme Victor, je préfère la carnine.
Alors, pourquoi suces-tu les dragées ?
Je ne les suce pas, je les croque.
Eh bien moi, je prétends que nous ne ferons rien de cet enfant. Je l’ai compris ce soir. Nous n’en ferons rien, ou plutôt si, nous en ferons un dévoyé, un raté, un voyou, il finira sur l’échafaud.
C’est cela, emballe-toi… Sur l’échafaud ! Ah, non ! quand il s’y met ! D’abord il le voit dans une sous-préfecture, ensuite sous la guillotine. Viens sur mes genoux, Victor. Ton père est stupide. Il finira par te faire mal tourner. Un enfant qui remporte tous les Prix d’Excellence. Au fond, tu es jaloux de ton fils. Oui, tu es jaloux. Tu n’as jamais été qu’un cancre, toi. Et que fais-tu aujourd’hui. Sans ton frère, tu n’aurais même pas ce poste à l’Entrepôt des Tabacs, avec le traitement duquel nous crèverions de faim si je n’avais les revenus de ma dot. Et tu veux donner des conseils à ton fils ? Et tu veux sonder l’avenir ? Ah ! tu me fais rire, tiens, tu me fais mourir de rire.
Meurs, nom de Dieu ! Meurs, mais ne pleure plus.
Ris, ma chère maman, ris en déployant ta gorge.
Là, maintenant je suis content.
Ça m’a calmé les nerfs. À ce régime, je n’étais pas loin de devenir comme Antoine. Pour un peu je vous aurais assassiné, général, oui, je vous aurais volontiers pris pour Bazaine.
Oh ! je vous en prie, Charles, mon mari ne mérite pas…
Toi, hein… Oh, pardon, Thérèse ! Mais comprenez que c’est impossible de vivre toute une soirée ainsi. Il faudrait un miracle. On ne peut pas se séparer. On ne peut pas se coucher. On ne peut pas laisser cet enfant seul. Sitôt rentré dans la chambre… c’est une scène, sitôt rentrée chez vous… Antoine est peut-être encore déchaîné. Pouvons-nous garder Esther ? Pouvons-nous la confier au général ? Lonségur, la stratégie, ça vous connaît. Trouvez quelque chose… je ne sais pas moi ! n’importe quoi. Et, s’il le faut, allez chercher un canon…
Un canon ! comme vous y allez…
Dansons la carmagnole,
Vive le son, vive le son !
Dansons la carmagnole,
Vive le son du canon.
(Tout à coup, au milieu du désordre général, entre une femme d’une grande beauté, en robe du soir.)
Le miracle !
Scène V
Tu ne me reconnais pas ?
Non.
Regarde-moi.
Vous êtes ici chez madame Paumelle.
Moi je m’appelle Ida, n’es-tu plus Émilie ?
J’ai connu trois Ida dans ma vie. La première…
Moi, je suis la dernière, sans doute. Je m’appelle Ida Mortemart.
Ida Mortemart !
J’avais sept ans…
J’en avais…
… tu en avais treize.
Assieds-toi. Excuse-nous… Je ne pouvais pas deviner. Comment t’aurais-je reconnue ?
Moi, je t’ai reconnue tout de suite.
Il y a si longtemps. Assieds-toi. Oh, pardon ! Que je fasse les présentations. Le général Étienne Lonségur, madame Magneau, sa petite fille Esther, mon mari, monsieur Paumelle, et mon fils Victor. Assieds-toi.
C’est étrange, n’est-ce pas, de se rencontrer ainsi.
Comment de se rencontrer ? Mais tu viens chez moi, il est à peu près naturel que tu m’y trouves.
Je ne venais pas chez toi.
Quoi ?
Non, j’allais chez madame Paumelle.
Eh bien, ne suis-je pas madame Paumelle ?
Non. Ou plutôt si, puisque tu viens de me l’apprendre. Mais tu n’es pas celle que j’allais voir.
Tu veux dire que tu croyais trouver la petite fille que tu as connue. Enfin, tu ne me savais pas mariée.
Non. Je l’ignorais. Mais ce n’est pas toi que je voulais voir. Madame Paumelle est mon amie de dix ans. Elle a épousé monsieur Paumelle il y a quelques années. Ils habitaient autrefois boulevard Pasteur, ils habitent maintenant rue Lagarde.
Mais, madame, vous êtes bien ici rue Lagarde.
Vous allez comprendre. Je savais, puisqu’ils me l’avaient écrit, qu’ils habitaient en effet rue Lagarde. Mais j’ai brûlé leur lettre par distraction. Ne me souvenant plus du numéro, j’ai demandé au premier fruitier venu, et il m’a indiqué ta maison. Je te rencontre toi, Émilie, mon amie d’il y a plus de vingt ans, au lieu de madame Paumelle, mon amie intime d’aujourd’hui.
C’est extraordinaire. Il y a donc deux mesdames Paumelle dans la même rue.
Oui, et qui s’ignorent, et qui habitent peut-être face à face.
C’est inouï !
Eh bien, madame, si un auteur dramatique s’était servi de ce stratagème pour vous faire apparaître ici, et, à ce moment, on eût crié à l’invraisemblance.
On aurait eu raison. Ce n’est pourtant que la simple vérité.
À quel fruitier as-tu demandé le renseignement ?
À celui du coin de la rue de l’Arbalète et de la rue Lagarde.
C’est un comble. Nous ne nous servons chez lui que depuis trois jours.
C’est miraculeux.
Oui. Et, figurez-vous, madame, qu’on me demandait un canon.
Un canon !
(Elle pète. Moment de stupeur et de gêne. On croit avoir mal entendu. Ida rougit jusqu’au front. Esther ne peut réprimer un éclat de rire. Sa mère l’attire à elle et la calme. Victor ne bronche pas.)
Oui, un canon. Mais c’était une plaisanterie, n’est-ce pas ?
Non, monsieur, c’est une infirmité.
Quelle confusion ! quelle honte !
Ma chère amie, ma chère Ida, que se passe-t-il ? Qu’as-tu ? Es-tu malheureuse ? Que puis-je comprendre. Je ne te connais pas. Nous nous sommes quittées si petites.
Je ne puis pas, je ne puis pas.
Pardon, pardon, excusez-moi. C’est atroce, je ne puis pas me retenir. C’est une maladie terrible. Comment vous expliquer ? Une émotion violente, il n’en faut pas plus à certaines heures. Savais-je que je te rencontrerais, et je ne puis rien contre ce besoin immonde. Il est plus fort que tout. Au contraire, il suffit que je veuille, que je fasse un effort pour qu’il me surprenne et se manifeste de plus belle.
Je me tuerai, si cela continue, je me tuerai.
Quelle histoire !
Riez ! riez ! je le sais bien, allez, on ne peut pas s’empêcher d’en rire. Je ne vous en veux pas. Riez donc ! Il n’y aura après ni gêne de votre côté, ni gêne du mien. Cela nous calmera tous. J’ai l’habitude. Il n’y a qu’un remède, c’est le rire.
(Ils rient de toutes leurs forces pendant qu’elle pète toujours, la tête dans ses mains. Graduellement les rires s’arrêtent. On attendra que ceux de la salle s’arrêtent aussi pour continuer la scène.)
Pourtant, je suis belle, je suis aimée, et je suis riche. J’ai quinze immeubles à Paris, un château dans le Périgord, une villa à Cannes. J’ai quatre automobiles, un yacht, des diamants, des perles, des enfants. J’ai un mari, le banquier Théodore Mortemart, et personne n’a rien à m’envier, sauf le pétomane de l’Eldorado.
(Elle pète. Les rires se font de plus en plus rares. Ida se replonge la tête dans les mains. Un long silence.)
Je vous demande de m’excuser, et aussi la permission de me retirer.
Non, non, ne partez pas, madame.
Ne pars pas encore, reste avec nous. Nous fêtons les neuf ans de mon fils. Reste, je t’en prie. Toutes les boutiques sont fermées à présent, toutes les portes, et tu ne trouveras pas l’autre adresse.
Je vous ai dérangés, vous étiez heureux. Je suis arrivée là comme une intruse. La bonne aurait dû m’accompagner. Quelle triste et pénible apparition.
Au contraire, madame, avant votre arrivée nous étions bouleversés. Tenez, voyez ! il y a des vases en morceaux, des couteaux sur la cheminée, des meubles désordonnés qui trahissent des luttes dont, après tout, nous ne saurons jamais les causes. Nous parlions de tout faire sauter.
Mais, ne peut-on rien faire pour vous guérir de ces… de ces… enfin de cette chose ?
Si, général, autant que possible n’en plus souffler mot.
Il serait naturel de raconter ma vie de A à Z. Tu connais A, vous connaissez Z.
Nous connaissons P. (Gêne.) Votre pâleur, votre peine, vos perles, vos paupières, vos pleurs, votre privilège. Nous connaîtrons votre passage. Vous favorisez les combinaisons. Dans un monde plus avancé, vous vous nommeriez mousse de platine. Oh, catalyseuse ! Qu’importent ces débordements sulfureux, quelques mauvaises passions peuvent en mourir, quelques carbones précieux aussi. Vous tombez parmi nous comme un bijou dans le mercure. Je plains celui qui devra en payer les conséquences fatales, le coupable des pots cassés.
Vous dites ?
Ne l’écoutez pas, madame, il parle aux anges.
Remerciez-le, madame, il ne sait pas ce qu’il dit.
Je devrais le gifler.
Giflez-le donc, à la fin !
(Le père lève la main et la tient suspendue un instant ; il la laisse tomber, découragé.)
Général, votre sabre est rouillé et vous puez.
Madame Paumelle, votre fils est perdu.
Maman, tu es enceinte d’un enfant mort.
Victor ! Victor ! que veux-tu dire, que j’ai mal au ventre ?
Il faut comprendre, je veux comprendre.
Il faut sentir, papa.
Victor, venez sur mes genoux. Venez aussi Esther.
Non, non, j’ai peur de cette femme. J’ai peur de cette sale femme qui pète tout le temps, et qui ressemble à une chienne. Je m’en vais.
Vous me le paierez, vous, voleuse d’enfants !
Esther ! Esther !
Je sors aussi. Cette petite est capable de tomber dans le bassin,
Se noyer ! Dieu du Ciel !
(Elle sort en courant. Le Général la suit en riant bruyamment et en se tapant sur les cuisses.)
Scène VI
Qu’ai-je fait ?
Elle a de qui tenir, son père est fou.
Ah ?
Je suis bien sur vos genoux.
Assieds-toi mieux.
J’ai dit sur vos genoux ; mais enfin, c’est sur vos cuisses que je suis assis.
Tiens, c’est vrai, les expressions sont mal faites.
Et tu as neuf ans aujourd’hui. Neuf ans seulement ?
Au fait, ai-je neuf ans ? Je n’ai été initié à la notion d’âge qu’à mon quatrième anniversaire. Il a donc fallu quatre ans pour qu’on me persuade du retour périodique du 12 septembre. Peut-être pourrait-on me prouver un jour qu’il a fallu cent ans. Oui, rien ne s’oppose à ce que j’aie plus de cent ans.
Que dis-tu ?
Je dis que j’ai peut-être cent cinq ans.
On ne vit pas si vieux, il faudrait que tu meures.
Et ma mort ne prouverait même pas que je les aurais. On meurt à tout âge. D’ailleurs, il est bien possible que je meure bientôt, pour entretenir le doute, pour me donner raison, par courtoisie.
Assieds-toi un peu plus haut. Tu glisses et tu vas tomber.
Voilà. Vous aviez raison, je suis beaucoup mieux ainsi.
Écoute, Victor, il vaudrait mieux que je parte sans attendre qu’ils reviennent. Je ne me sens pas bien, et tu m’excuserais.
Oui, maintenant… Mais restez encore un moment. Nous les entendrons revenir et s’il vous plaît alors, vous partirez.
Soit.
Vous devriez me dire quelque chose encore, pendant qu’on cherche Esther.
Oui.
Je suis amoureux.
Comment ?
J’aime.
C’est impossible !
Dites que ce n’est pas avouable. Je me confesse à vous parce que vous partirez et que je ne vous verrai plus. Mais je vous jure que c’est vrai : je suis amoureux.
Mais tu ne peux pas.
Non, je ne peux pas faire l’amour. Aussi, avant de me quitter, dites-moi ce que c’est. Je sais tout sauf cela. Et je ne voudrais pas mourir… n’est-ce pas, on peut mourir à tout âge… je ne voudrais pas mourir sans savoir.
Mais de qui es-tu amoureux, pauvre gosse ?
Je ne le dirai pas. Madame, dites-moi comment vous faites.
Je ne sais pas, mon petit.
Comment ? vous ne savez pas ? Si, vous savez. Dites-le moi. (Ida hésite, puis elle se penche sur l’oreille de l’enfant et lui parle longuement à voix basse ; pendant qu’elle parle on entend des cris dans le jardin.)
Oh ! oh ! — Où êtes-vous ? — Approchez Thérèse, — Approchez, — L’avez-vous trouvée ? Oui, elle est dans le coffre, dans le coffre à charbon. — Elle respire ? — Elle respire. Comme ses dents sont serrées. — Ouvrez-lui les yeux. — Elle a du sang sur sa robe. — Est-elle blessée ? — Non, non, ce ne sont pas des blessures, ce sont ses ongles. — Une crise ? — Une crise ? Alors c’est la première. — Je vous jure que c’est bien la première.
(Les voix se rapprochent. Ida embrasse Victor, se lève, et se dirige rapidement vers la porte de sortie.)
Merci, merci madame. Mais vous m’avez menti. Pourtant, faites-moi encore une grâce, la dernière.
Oui.
Je voudrais que vous pétiez pour moi.
(Ida pousse un grand cri et disparaît ; elle revient aussitôt, et dans l’embrasure de la porte crie à Victor :)
Monstre ! monstre ! Tu te présenteras de ma part demain aux Magasins du Louvre, rayon des jouets. Il y aura pour toi une petite carabine, une petite carabine à balles.
(Entrent le général, Charles portant Esther sur ses bras, Thérèse éplorée et Émilie. On dépose en silence Esther sur un divan. Sa robe est déchirée, ses bras ensanglantés, elle bave.)
Scène VII
Madame Mortemart, avant de partir, m’a prié de l’excuser auprès de vous.
Ah ! elle est partie, celle-là. Ce n’est pas dommage. Viens voir ce qu’elle a fait d’Esther.
Évidemment la pauvre petite est morte.
Mais non, elle n’est pas morte. Elle a eu une crise.
Oui, ce ne sera rien.
Et tenez, elle ressuscite, là, là, doucement.
Esther, mon petit, ma petite fille.
Maman ! Maman !
Ah ! comme tout cela est pénible !
Je me demande ce que je pourrais bien dire ?
Mettez-lui de l’eau sur la tête.
Et du vinaigre sur les tempes.
Tire la langue, ma chérie, tire la langue.
Déboutonnez-la, déboutonnez-la, facilitez-lui la respiration.
Allons, elle se remet, elle se remet…
Scène VIII
Oh ! qu’est-il arrivé ? La pauvre petite !
Rien, rien de grave, Esther a eu une syncope.
Vous permettez ?
(Elle gifle Esther à deux reprises. Esther se lève.)
Et voilà…
Pauvre Esther. Pour la punir, pour la guérir, c’est toujours le même tabac.
Où est la femme qui pue ?
N’aie pas peur, ma petite fille, n’aie pas peur, Victor l’a tuée.
C’est vrai, Victor ?
Oui, ma petite Esther. Je l’ai prise par la taille, je lui ai mangé les oreilles, je l’ai jetée sur le parquet, j’ai jeté ses perles aux pourceaux, et après l’avoir fessée, je l’ai noyée dans le lavabo.
Bravo ! bravo Victor ! Comme je regrette d’avoir été malade. J’aurais voulu voir cela. Surtout les oreilles… Es-tu sûr au moins qu’elle est bien morte.
Je te le jure. Elle a poussé un grand cri. Elle a rendu l’âme.
C’est tout ce qu’elle a rendu ?
Cette enfant est insatiable. Mais ma petite Esther, elle ne pouvait pourtant pas nous rendre l’Alsace et la Lorraine.
Scène IX
Ah ! vous êtes encore là. Eh bien, habillez-vous, et décanillons !
Quoi ?
Je ne vous parle pas. Vous êtes un salaud, une ordure, un triste sire, vous entendez. Ne me demandez pas d’explications, ou vous m’en fournirez vous-même. Crapule !
Antoine !
Il n’y a pas d’Antoine. Si vous insistez je vous casserai la gueule ! Vous entendez, la gueule !
Mais c’est de la folie.
Oui, je suis fou, et après ? (à Thérèse.) Allez, toi et la gosse, en route, et adieu. Adieu à tout le monde. Encore heureux que je ne vous massacre pas tous !
(Il entraîne sa femme et sa fille vers la porte. Tout le monde est atterré ; mais Antoine reparaît tout à coup, suivi de Thérèse et d’Esther.)
Espèce d’idiot. Il ne comprend rien à la plaisanterie. Hein ? Était-ce réussi ? Était-ce joué ?
Ah, celle-là. Eh bien, mon vieux. Ah, non, par exemple !
Non, mais, était-ce joué ? Était-ce ça, hein ? Allons, avouez que je vous ai flanqué une de ces frousses ?
Ah, oui, je n’en reviens pas. — Mais aussi… — C’était si bien joué, etc. — Il faut s’attendre à tout. ― Quelle heure est-il ? — Il est tard. Vous avez bien le temps. — Il faut que je rentre. — Alors, bonsoir — bonne nuit. — Embrassez-vous. — Bonsoir, général, — Bonsoir — Bonsoir. Merci, — Merci. — Bonsoir.
Tu as manqué papa, une femme est venue, qui pétait, qui pétait… Victor l’a tuée… Il lui a mangé les oreilles…
Scène X
Victor, nous avons des comptes à régler.
Ah, non, assez pour ce soir ! demain…
Soit, demain, mais nous les réglerons.
Bonsoir, papa. Bonsoir, maman. Bonne nuit.
Scène XI
Nous aussi, nous avons de sérieux comptes à régler.
Oui, eh bien, demain. Demain, n’est-ce pas. (Se montant.) Demain, ou je ne réponds plus de moi.
Soit.
Où est 𝕷𝖊 𝕸𝖆𝖙𝖎𝖓 ?
Sur la cheminée.
Merci.
Alors, tu as l’intention de lire ?
Oui, ça t’ennuie ?
Oui.
Bien, alors je lirai à haute voix.
J’aime mieux ça. D’abord je suis nerveuse, et ça me calmera.
Parfait. Je peux commencer.
Commence[1].
ET LANCE UN DEFI INJURIEUX À COOK
des instantanés et fait des
observations ; mais il
n’y a pas dormi
Je m’en moque.
Bon, alors autre chose…
SOMMER PASSE une revue en aéroplane |
Heu… heu… je te lirai l’essentiel. Ah !
Au moment du défilé, je reprends mon vol ; je passe au-dessus de la ligne des troupes et, poussé par un bon vent, je file en descendant au-dessus de la campagne très accidentée. J’essuie un fort coup de vent au-dessus des bâtiments des salines. Je suis à 50 mètres et ma vitesse est foudroyante. Je fais bien du 80 à l’heure. Mon moteur est merveilleux de régularité. |
Assez.
Bien. Ah, ça c’est rigolo !
Pas de Polka
|
Pour avoir raté la Polka des Bébés le commandant de Cayenne faillit être révoqué |
Singulière histoire du bagne
|
C’est passionnant.
Enfin, que veux-tu, moi je n’y suis pour rien. Je ne suis pas journaliste. Ah, ceci t’intéresse.
Stéphane LAUZANNE, | Rédacteur |
PROTÉGEONS CELLES qui doivent être mères ! | |
Partout, en France, les statisticiens dénoncent le péril de la dépopulation, et les hygiénistes leur répondent en disant : « Protégeons l’enfance ! » Ne serait-il pas aussi juste et aussi sûr de proclamer : « Protégeons celles qui doivent être mères ! » | |
Si le public est aujourd’hui bien mis en garde contre les ravages sociaux de « l’avarie », il est certainement moins prévenu contre une autre maladie infectieuse, « la petite avarie », qui s’en distingue complètement. Plus répandue, |
Oh, non, non, non ! je n’ai pas ces maladies honteuses, tu es dégoûtant, à la fin.
Passons, passons, mais ne te mets pas en colère, je t’en supplie, pas avant demain. Ah ! on a arrêté l’anarchiste Ferrer.
Tant mieux. Enfin, lis-moi un crime. Y a-t-il un crime, il y a bien un crime ?
Non, il n’y a pas de crime. Et puis je ne lirai pas de crimes. Tu les liras seule.
Bon, je me retiens… Je me retiens… Tu remarques que je me retiens, n’est-ce pas ?
Et je t’en suis très reconnaissant. Au fait, et le feuilleton j’allais oublier le feuilleton. “Une grande dame”.
(Pendant qu’il lit, la scène décrite par le romancier se réalise entre Charles et la mystérieuse visiteuse. Émilie sanglotera jusqu’à la fin.)
Scène XII
FEUILLETON DU « MATIN » du 12 septembre 1909 |
30 |
Les Hommes de l’Air |
Roman de Sport et d’Amour par Hugues LE ROUX |
Troisième partie Un secret d’État. |
IV |
Une très grande dame |
Ledit verrou poussé sur la chambre de Le Briquire, l’heureux Boule vola plus qu’il ne marcha vers la porte que heurtaient toujours des doigts légers. Et la vision qui lui apparut le laissa les yeux écarquillés. |
La grande dame n’avait pas un album de pensées sous le bras, mais un minuscule petit loup de velours noir sur les yeux et, sur les épaules, un peignoir qu’elle laissa s’entr’ouvrir, au moment où elle entrait dans la chambre, de façon à découvrir la naissance d’une gorge capiteuse. |
De la sorte, l’homme fort, décidément transporté, eut tout à la fois le spectacle d’un bras rond et nu qui sortait du peignoir pour repousser la porte entre-baillée, d’une chevelure d’or qui se tordait à la nuque de la grande dame comme un bouquet d’épis, et d’une pudeur plus délicieuse que toutes les provocations, puisqu’elle poussa cette belle personne à se jeter contre la poitrine de l’athlète comme une gazelle poursuivie qui s’enfonce dans un taillis. |
Tous droits de reproduction et de traduction réservés en France et à l’étranger. |
Copyright 1909 by Hugues Le Roux. |
ACTE SECOND
- ↑ Toute cette scène sera écourtée au théâtre, et le journal devra être parcouru rapidement. Le feuilleton seul sera lu distinctement. N. D. L. A.