Victor Cousin et son œuvre philosophique/04

Victor Cousin et son œuvre philosophique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 811-844).
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VICTOR COUSIN
ET
SON OEUVRE PHILOSOPHIQUE

IV.[1]
L’ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE DE 1830 A 1852.

Après la révolution de 1830, Victor Cousin renonça à son enseignement de la faculté des lettres ; Il fut suppléé à la Sorbonne et ne remonta plus dans sa chaire. En même temps, il fut nommé membre du conseil royal de l’instruction publique. Le conseil était alors très différent de ce qu’il est aujourd’hui ; il était composé seulement de huit membres, il était permanent, il était rétribué, enfin il était inamovible. C’était une grande puissance. Cette puissance finit même par alarmer les ministres. M. de Salandy fit des efforts pour rompre cette oligarchie ; il n’y réussit pas, et ce fût seulement la loi de 1850 qui vînt mettre un terme à l’omnipotence dictatoriale du conseil. Sans doute, il y avait là quelque chose d’anormal et de peu d’accord avec la responsabilité du pouvoir exécutif ; mais il ne faut pas oublier qu’on était encore à cette époque tout près de l’origine de l’université. Il s’agissait de constituer et d’organiser ce grand corps et de jeter les bases de l’enseignement nouveau. Le conseil royal, composé de tout ce qu’il y avait de plus éminent et de plus illustre dans tous les genres, Cousin, Poisson, Thénard, Rossi, Saint-Marc Girardin, Dubois, fut le principal organe de cette révolution. Cousin en fut l’un des membres les plus énergiques et les plus actifs. Ce fut à titre de conseiller de l’université que, pendant tout le règne de Louis-Philippe, il eut pour sa part la direction et le gouvernement de l’enseignement philosophique.

Quel fut donc cet enseignement qui a soulevé tant de critiques et de protestations diverses, souvent même contradictoires ? C’est ce que nous avons à examiner.


I

Si nous consultons sur cette question, comme nous l’avons fait pour la philosophie de Cousin elle-même, l’opinion des générations nouvelles, voici ce qu’on nous répondra : Victor Cousin, dira-t-on, a pu être plus ou moins un philosophe, c’est-à-dire un penseur libre, tant qu’il a été dans sa chaire ou dans l’opposition ; mais lorsqu’il est arrivé au pouvoir, il n’a plus été qu’un administrateur. À ce titre, il a cherché à fonder une philosophie officielle, une philosophie d’état. Il a imposé un dogme, un Credo, un catéchisme ; il a sacrifié la science libre aux conclusions dogmatiques d’une orthodoxie philosophique à peine différente de l’orthodoxie religieuse.

Voici, du reste, cette opinion récemment résumée par un de nos jeunes philosophes : « Quant à la philosophie, M. Cousin et son état-major l’avaient façonnée une fois pour toutes à l’usage des lycées, lui avaient assigné des limites fixes et avaient décidé qu’elle n’irait pas plus loin ni moins loin. Le professeur devait donc démontrer la spiritualité et l’immortalité de l’âme par les moyens officiellement reconnus, prouver le libre arbitre par ordre, chercher la substance et trouver Dieu sur commande, enfin se livrer tout entier et livrer ses élèves à l’éclectisme et aux doctrines brevetées avec garantie du gouvernement[2]. »

Cette opinion, aujourd’hui universellement répandue, repose sur une connaissance insuffisante des faits, sur l’oubli de l’histoire et du passé. Nous croyons, au contraire, pouvoir établir les deux propositions suivantes : 1° Victor Cousin a fait pour l’enseignement de la philosophie ce que Descartes avait fait pour la philosophie elle-même, il l’a séparé et affranchi de la théologie ; 2° comme Descartes encore, il en a fini avec la scolastique et il a introduit dans les écoles l’esprit libéral de la philosophie moderne. Voilà la vérité ; et nous croyons que ces deux propositions ressortiront d’une manière évidente de l’historique exact et complet que nous allons présenter.

Demandons-nous d’abord ce qu’était l’enseignement de la philosophie sous l’ancien régime. Avant 1789, l’état était chrétien, et même exclusivement catholique. La loi était donc chrétienne et catholique. L’enseignement, expression de l’état et de la société elle-même, devait être aussi catholique et chrétien. Si nous consultons le cours de philosophie le plus célèbre et le plus éclairé de la fin du XVIIIe siècle, cours qui a conservé longtemps son empire même dans ce siècle-ci, la Philosophia Lugdunensis[3], nous y voyons exposée à la suite de la morale religieuse toute la théologie catholique, et cela non pour les séminaristes, mais pour les laïques : Cum inter philosophiœ candidates plurimi sint qui theologiœ limen nunquam adituri sunt, eos a scholis dimissos noluimus quin brevem religionis christianœ tractatum exceperint. Ce n’est pas d’ailleurs seulement à la fin de l’ouvrage et dans les conclusions de la morale, c’est dans le corps même du cours que le dogme théologique est partout présent. Nous y voyons enseignée par exemple l’angélologie, ou la théorie des anges, la doctrine de l’éternité des peines, la doctrine de la loi divine positive, c’est-à-dire l’autorité des lois ecclésiastiques. Ainsi, à n’en pas douter, en 1788 (car c’est la date de notre édition), l’enseignement de la philosophie était tout imprégné de la doctrine catholique[4].

Non-seulement la doctrine enseignée était la doctrine catholique ; mais tout le monde sait que l’enseignement en général était exclusivement entre les mains du clergé, et que, soit les congrégations enseignantes, soit l’université elle-même, étaient des corps ecclésiastiques. Enfin le caractère officiel de la religion dans l’enseignement résultait de la formule même imposée au baccalauréat ès arts : Juramenta prœstabit candidatus dextra supra Evangelium posita, genua flectens. — D. Juras te profiteri religionem catholicam apostolicam et romanam ? — B. Juro. Ce sont bien les laïques à qui cette obligation de jurer à genoux sur l’évangile était imposée, car précisément les ecclésiastiques en étaient exempts : nisi fuerit in sacris ordinatus.

Tel fut l’enseignement de la philosophie dans l’ancien régime. Que devint-il pendant et après la révolution ? Il dut d’abord naturellement disparaître avec tous les établissemens d’instruction publique. Il y eut quelques velléités d’organisation nouvelle dans ce qu’on appela les écoles centrales. Dans ces écoles, on vit la philosophie se cacher sous le nom d’idéologie et de grammaire générale. Mais on sait combien ce genre d’établissemens laissaient à désirer. Les écoles centrales échouèrent presque partout et laissèrent très peu de traces. Il est vraisemblable d’ailleurs que ce ne fut que dans un petit nombre d’entre elles que le cours de grammaire générale fut organisé. Ce qui est certain, c’est que, dans les commencemens de l’université, quoique l’existence d’une classe de philosophie fût établie en principe, elle n’exista d’abord presque nulle part. Nous avons vu Cousin, en 1819, entrer à l’École normale au sortir de rhétorique, sans avoir fait de classe de philosophie : c’est qu’il n’y en avait point. Il en fut de même probablement de Jouffroy : autrement il n’aurait pas été aussi étonné qu’il nous le dit du problème de l’origine des idées. M. Mignet nous a attesté lui-même qu’en 1819, au lycée d’Avignon, où il a terminé ses études, il n’y avait pas de classe de philosophie ; et il en était de même à Marseille, où M. Thiers a fini les siennes. Il devait en être de même à peu près partout. Cependant la création de l’École normale et la haute direction de M. Royer-Collard, nommé conseiller de l’université, donnèrent une forte impulsion à cet enseignement. Il fut organisé d’abord à Paris ; il fut représenté au concours général ; les jeunes élèves de l’école commencèrent à se répandre en province. Il est évident que si ce mouvement eût duré, l’honneur d’avoir fondé un enseignement libre de la philosophie appartiendrait à Royer-Collard et non à Victor Cousin ; et même une part de cet honneur revient nécessairement au premier pour avoir donné le premier élan. Mais combien de temps dura cette action de Royer-Collard ? M. Dubois, dans ses articles du Globe, la réduit à deux ou trois ans tout au plus[5]. En mettant les choses au mieux, elle a duré au plus cinq ans, de 1815 à 1820. A cette époque, commença la réaction religieuse. M. Royer-Collard est écarté. En 1822, l’Ecole normale est supprimée. Le ministère de l’instruction publique passe entre les mains de l’évêque d’Hermopolis. L’abbé Nicole est le recteur de l’académie de Paris. Les rectorats, les professorats, les directions des collèges communaux, les inspections sont en grande partie et presque partout confiés à des prêtres. La prétention de rendre l’enseignement au clergé et de le mettre en possession de l’université, est partout affichée. La religion catholique étant la religion de l’état d’après la charte, l’enseignement devait être catholique. En même temps, on rétablissait l’ancienne scolastique. L’enseignement de la philosophie devait se faire en latin. Le programme portait parmi les questions de morale celle-ci : de Definitione et Necessitate religionis : ce qui ne pouvait s’entendre que de la religion catholique, religion de l’état. Cependant, sous ce régime même, un progrès important fut accompli : ce fut l’établissement d’une agrégation de philosophie. Mais veut-on savoir quels étaient les juges du concours ? C’étaient M. l’abbé Daburon, inspecteur-général, président, assisté de M. l’abbé Burnier-Fontanelle, doyen de la faculté de théologie[6].

Ce qui résulte de ces faits, c’est que l’œuvre d’un enseignement libre, d’un enseignement séculier de la philosophie, séparé de toute théologie et de toute influence ecclésiastique, était, en 1830, une œuvre encore toute neuve et à peine entamée. A cette époque, vingt ans à peine s’étaient écoulés depuis la création de l’université française ; et ces vingt ans avaient été remplis d’abord par cinq années de despotisme impérial, puis par quinze ans d’existence disputée et en grande partie subjuguée par l’élément clérical. Tout était donc à faire. Le gouvernement de juillet était né principalement de la réaction contre le clergé. La plus considérable modification apportée à la charte avait été la suppression de l’article qui déclarait la religion catholique religion de l’état. L’état étant sécularisé, l’enseignement devait l’être aussi, et l’enseignement de la philosophie également. Telle a été l’entreprise de Victor Cousin, son but unique et constant ; tel a été aussi le résultat obtenu. Il a voulu fonder et il a fondé en France l’enseignement laïque de la philosophie.

Pour juger de l’importance d’une telle entreprise, mesurons-en les difficultés. Ces difficultés nous paraissent peu de chose maintenant que l’œuvre est accomplie. Plus le succès a été grand, plus nous oublions les efforts qu’il a fallu pour y arriver. Nous devrions cependant nous rendre compte de ces difficultés, en les voyant se reproduire sous nos yeux dans un autre domaine. Encore ne s’agit-il aujourd’hui que d’une extension ou application nouvelle du principe, tandis qu’en 1830 il s’agissait du principe lui-même. Il s’agissait de déposséder au nom de l’état le clergé d’un privilège qu’il avait exercé exclusivement pendant tant de siècles ; il s’agissait de substituer à un corps célibataire, respecté à cause de sa robe, couvert de l’autorité religieuse toujours si sacrée, en possession d’une doctrine fixe, de lui substituer, dis-je, un corps mêlé au monde, partagé entre la famille et l’école, composé d’hommes de tous les cultes et même sans culte, dont chacun individuellement est inconnu au moins quand il débute ; il s’agissait, non plus, comme sous la restauration, de marier les deux élémens avec subordination de l’élément laïque à l’élément religieux, mais d’exclure absolument celui-ci (ou du moins de l’isoler dans sa sphère), pour assurer à l’autre l’indépendance. Était-ce donc là un problème si facile qu’il y ait lieu à tant de hauteur et de dédain envers ceux qui l’ont résolu ?

Si l’établissement de l’université en général était déjà une si grande difficulté, cette difficulté n’était-elle pas doublée quand il s’agissait en particulier de cet ordre d’enseignement que l’on appelle la philosophie et qui touche de si près à la théologie ? Pouvait-on être assuré d’avance, avant toute preuve, qu’on aurait partout des maîtres circonspects, éclairés, délicats, attentifs à ne pas confondre la neutralité de- l’état avec la prédication antireligieuse ? Était-il donc si facile d’assurer la liberté de penser des maîtres sans mettre en péril la liberté de conscience des familles et des élèves ? Et, lorsque nous voyons aujourd’hui la plus légère imprudence, presque aussitôt réparée, mettre tout en feu et amener des conflits dangereux, n’a-t-on pas pu, à cette époque, avoir des inquiétudes du même genre ? N’était-il pas possible qu’un professeur peu exercé, peu maître de sa parole et de sa pensée, fût amené en parlant de l’immortalité de l’âme, à combattre l’éternité des peines ; en parlant de l’origine du mal, à traiter du péché originel ; en parlant de Dieu, à toucher au dogme de la trinité ? Précisément, parce qu’à cette époque la séparation n’avait pas encore eu lieu, on se tenait à quatre pour ne pas parler de ces choses. Toutes ces difficultés ont disparu aujourd’hui. Il s’est fait une tradition que nos jeunes professeurs possèdent naturellement parce qu’ils l’ont reçue de leurs maîtres. Il y a un tact professionnel qui s’est formé de soi-même avec le temps et qui n’a plus besoin d’être enseigné. Mais, en 1830, on était en présence de l’inconnu. Pour la première fois on envoyait des jeunes gens, à peine sortis des bancs de l’école, enseigner sur les matières les plus délicates et les plus hautes à d’autres jeunes gens, à peine moins âgés qu’eux, et cela à huis-clos, non sous l’œil du public comme dans nos facultés, mais dans des classes fermées où personne ne pénétrait qu’une fois par hasard. On avait bien les cahiers des maîtres, mais non leur parole, leurs conversations, les discussions avec les élèves, toujours si habiles à tendre des pièges au maître et à l’attirer sur le terrain défendu. Et cette jeunesse du maître, qui était un si grand péril, était une nécessité : car il faut entrer jeune dans la carrière, autrement elle n’est plus une carrière ; et toutes les fois qu’on a voulu prendre des précautions contre l’âge, on a arrêté le recrutement.

Nous n’avons pas dit encore la difficulté la plus grave qui pesait alors sur l’université : c’était le monopole. On a oublié généralement qu’à cette époque on ne pouvait se présenter au baccalauréat ès-lettres sans avoir fait un an de rhétorique et un an de philosophie dans un lycée de l’état. Or, comment imposer, d’une part, aux familles l’enseignement universitaire et, de l’autre, leur enseigner des doctrines que l’on pût appeler irréligieuses ? Ne serait-ce pas à la religion de l’état substituer l’irréligion de l’état, et faire de l’état l’instrument d’une propagande antireligieuse ? Toutes ces questions que nous voyons s’agiter sous nos yeux d’une manière si ardente en matière d’enseignement primaire, étaient alors discutées avec la même passion à propos de la philosophie dans l’enseignement secondaire.

Enfin, ce qui compliquait le plus la question, c’étaient les doctrines exposées précédemment soit dans les cours, soit dans les journaux, soit dans les livres par ceux qui prenaient possession de la direction de l’instruction publique et de la philosophie. Pour la religion, c’était Jouffroy, qui avait écrit : Comment les dogmes finissent ; c’était Cousin, qui avait dit que la philosophie, bien loin de détruire la foi, l’éclairé et la féconde, et l’élève doucement du demi-jour de la foi chrétienne à la grande lumière de la pensée pure. Pour la philosophie, c’était encore Jouffroy, disant que le problème de l’âme est un problème prématuré ; c’était Cousin, disant que si Dieu n’est pas tout, il n’est rien. Les deux grands maîtres de la philosophie officielle représentaient donc, l’un un demi-scepticisme, une sorte de quasi-positivisme, l’autre un demi-panthéisme, sinon un panthéisme absolument déclaré. Comment concilier ces doctrines hasardées avec les nécessités d’un enseignement pratique de la philosophie ?

Quelques esprits libéraux et même avancés diront peut-être aujourd’hui qu’il était facile d’éviter ces difficultés et de concilier la neutralité religieuse ayec l’indépendance absolue due à la science philosophique : c’était de supprimer la philosophie dans les lycées et de la renvoyer à l’enseignement supérieur. Nous ne voulons pas traiter ici cette grosse question. Restant sur le terrain.historique, contentons-nous de dire qu’à l’époque dont nous parlons, personne, absolument personne, parmi les libéraux, n’aurait eu une telle pensée : c’était le parti catholique et non le parti philosophique qui demandait la suppression ou la restriction de l’enseignement de la philosophie, et c’est à ce parti que la concession a été faite en 1852. Pour les libéraux, l’établissement d’un enseignement philosophique indépendant n’était pas seulement la conséquence de l’état laïque ; il était en même temps un instrument de propagande pour leiprincipe.de la laïcité. Le même besoin qui a fait créer de nos jours dans les écoles primaires le cours de morale a fait créer ou développer en 1830 dans les établissemens secondaires le cours de philosophie. Par cela seul que l’état se séparait de la religion, il se devait à lui-même de ne pas se désintéresser du gouvernement spirituel des esprits. Les lettres et les sciences ne vont pas jusqu’au fond de l’âme. Les plus grands intérêts de la vie sont représentés par la philosophie. L’idéal était de créer une société qui reposât sur des principes communs et fraternels, sans exclure la diversité des opinions et des croyances. L’unité de la raison commune était le principe : la divergence des convictions ne devait venir qu’après. Telle était la doctrine de ce temps-là.

Ce fut donc au milieu des difficultés de toute nature que nous venons de résumer que Victor Cousin s’attacha à cette grande entreprise, à savoir l’établissement d’un enseignement laïque de la philosophie. Mais peut-être se demandera-t-on si ce fut bien là son entreprise, si nous ne lui prêtons pas après coup des idées d’un autre temps, si, peut-être involontairement et par une partialité excusable, nous n’essayons pas de lui faire une popularité posthume à l’aide des passions de notre temps. Il faut donc recourir aux sources et aux textes, invoquer ses propres déclarations, répétée à plusieurs reprises, dans les occasions les plus solennelles, et qu’il n’a jamais démenties : nous les tirerons de la grande discussion qui eut lieu en 1844, à la chambre des pairs, à l’occasion de la loi sur la liberté de renseignement, loi votée par cette chambre après deux mois de savantes et profondes délibérations, ; mais qui ne fut pas transportée à la chambre des députés. Dans cette discussion mémorable, Victor Cousin, avec une éloquence supérieure et une ténacité infatigable, tint tête à lui seul non-seulement à son jeune et brillant adversaire, le chef de la droite, M. de Montalembert, mais même au parti ministériel, à ses anciens amis Villemain, Guizot, le duc de Broglie, qui essayaient alors de tenir la balance égale entre l’université et le clergé. Voici comment Cousin s’exprimait sur le principe de la laïcité dans l’enseignement secondaire, et en particulier dans l’enseignement de la philosophie :

« L’enseignement de la philosophie est donc un enseignement nécessaire. Mais, pour qu’il remplisse sa grande et salutaire mission, précisément pour qu’il serve et la religion et la société, il faut qu’il ne repose point sur les dogmes particuliers d’aucun des cultes reconnus, car autrement il ne les sert pas tous, il n’en sert qu’un seul, il ne s’applique qu’à une certaine partie de la jeunesse, il n’est plus fait pour la société tout entière. Il ne peut donc plus être donné au nom de l’état, mais au nom seul de la religion catholique ; il ne peut être institué que par elle et ne peut être surveillé que par elle à tous ses degrés. Il faut alors, pour être conséquent, remettre au clergé la direction des concours d’agrégation en ce qui concerne la philosophie ; il faut lui remettre l’enseignement philosophique de l’École normale, qui y prépare, et encore le droit d’interroger au baccalauréat ès-lettres sur la partie philosophique de l’examen,.. c’est-à-dire qu’il faut bouleverser de fond en comble l’université. — Pourquoi pas ? dira-t-on. Eh bien ! à la bonne heure. Mais voici une autre conséquence un peu plus embarrassante, car elle n’atteint plus seulement l’université, mais la société tout entière, telle que nous l’ont transmise la révolution et l’empire. Encore une fois, qu’a voulu la révolution et qu’a fait l’empire ? Une société où tous les membres de la mère pairie, quel que soit leur culte, servant dans la même armée, portant les mêmes charges, sont également admissibles à tous les emplois, doivent être imbus du même esprit civil, et par conséquent recevoir à peu près la même éducation. Tel est le fondement sur lequel est établi l’université… L’unité de nos écoles exprime, confirme l’unité de la patrie… Pour maintenir donc l’esprit de notre société, il faut maintenir celui de l’université et le caractère séculier de l’enseignement de la philosophie[7]. »

Cette idée d’une éducation civile et humaine, commune à tous les cultes, était si profondément ancrée dans l’esprit de Victor Cousin, qu’elle lui faisait même repousser « avec indignation, » c’est son expression, le principe de la liberté d’enseignement : « Il faut alors, dit-il et c’est ce que j’entends demander avec indignation, il faut des collèges différens pour les différens cultes, des collèges catholiques et des collèges protestans, des collèges luthériens et des collèges calvinistes, des collèges juifs et bientôt des collèges musulmans. Dès l’enfance, nous apprendrons à nous fuir les uns les autres, à nous renfermer dans des camps différens, des prêtres à notre tête, merveilleux apprentissage de cette charité civile qu’on appelle le patriotisme ! » C’est là, — reconnaissons-le aujourd’hui, — une sorte d’intolérance, mais c’est de l’intolérance en sens inverse de celle qu’on impute d’ordinaire à Victor Cousin ; c’est l’intolérance de l’esprit rationaliste, de l’esprit laïque contre l’esprit catholique ; c’est la subordination de l’église à l’état, de la foi à la raison. Je ne juge pas la doctrine ; je me contente de constater historiquement le point de vue auquel Cousin était placé, et c’était celui d’une philosophie entièrement affranchie de toute autorité théologique.

A plusieurs reprises, et toujours avec plus de force, il revint dans cette discussion sur ce principe de l’enseignement laïque de la philosophie. « Au fond, disait-il, ce n’est pas l’étendue excessive des cours de philosophie qu’on regrette… Non, ce qui irrite certaines prétentions contre les cours de philosophie, c’est leur caractère laïque et séculier… On s’en va répétant, moitié sérieusement, moitié plaisamment : Qu’est-ce que l’enseignement philosophique que donne l’université ? C’est un enseignement qui n’est pas juif, qui n’est pas protestant, qui n’est pas non plus catholique. Qu’est-il donc ? Je réponds simplement : C’est un enseignement philosophique, et la réponse est très bonne. Les professeurs de philosophie n’enseignent point et ne doivent point enseigner la théologie. Il y a, pour cet enseignement particulier, des maîtres spéciaux et éprouvés, présentés et surveillés par les autorités religieuses compétentes. Les professeurs de philosophie n’usurpent point sur le domaine religieux confié aux ministres des différens cultes. Ils se renferment dans le domaine des grandes vérités naturelles qui, grâce à Dieu, sont communes à tous les cultes et n’appartiennent à aucun en particulier. Voilà ce qu’on voudrait changer, et voilà pourquoi on prétendait hier[8] qu’il fallait appuyer l’enseignement de la philosophie, vous l’avez entendu, sur le dogme catholique… Toutes les fois que nous entendons accuser l’enseignement philosophique d’être vague, vaporeux, sans caractère religieux déterminé, sachez que ce qu’on vous demande, c’est que le caractère religieux soit si bien déterminé que ce soit celui d’une communion particulière qui repoussera les élèves des autres communions… L’état, disait M. Guizot, l’état est laïque ; l’université, qui représente l’état, doit être laïque. Donc, messieurs, les enseignemens que donne l’université doivent être laïques aussi… L’université a voulu et veut toujours que l’enseignement philosophique de ses écoles ait un caractère séculier. » Telle était la doctrine de Victor Cousin, et cela non en 1830, le lendemain d’une révolution où tout le monde était plus ou moins entraîné par le mouvement et la fièvre de la bataille, mais quatorze ans après, en 1844, dans la pleine possession de son autorité philosophique, quelques années à peine avant sa chute, et au moment où le clergé reprenait une attitude offensive et où le gouvernement lui-même hésitait et n’était pas éloigné de se prêter à une réaction. A la vérité, en affirmant si hautement le caractère laïque de l’université, Cousin ajoutait « qu’elle respecte tous les cultes et même qu’elle les fortifie, qu’elle les sert tous sans se mettre au service d’aucun, qu’elle est profondément morale et religieuse ; » enfin, qu’elle fait pénétrer dans les âmes les convictions qui font l’honnête homme et a les croyances générales qui servent d’appui à tous les enseignemens religieux. » En un mot, il n’entendait pas la philosophie laïque comme le font aujourd’hui beaucoup d’esprits, en ce sens qu’il faudrait exclure de la philosophie toute idée religieuse, même naturelle. Mais à cette époque, personne, absolument personne, dans le parti libéral, n’aurait eu l’idée de demander une philosophie sans théodicée. C’est un point, d’ailleurs, sur lequel nous reviendrons. Disons seulement que Victor Cousin entendait par laïque un enseignement affranchi de tout caractère confessionnel, et c’est là le vrai sens du mot de laïcité.

Voilà donc ce que Victor Cousin a voulu faire ; voyons maintenant ce qu’il a fait. Inutile de dire que le programme de philosophie n’avait aucun caractère théologique, j’entends par là (ce qui était alors parfaitement clair), aucun caractère qui indiquât l’intervention du dogme révélé. Même cet article équivoque et susceptible d’être interprété dans le sens d’une religion d’état : de Necessitate religionis, fut supprimé. Mais ce n’était pas tant du programme qu’il s’agissait que du personnel enseignant. Par cela seul que ce personnel ne se recrutait plus dans le clergé, et surtout qu’il n’était plus surveillé par le clergé, toutes les croyances religieuses y étaient représentées. On vit alors ce qui scandalisait le marquis de Barthélémy à la chambre des pairs, « des protestans enseignant l’histoire aux catholiques, des israélites enseignant la philosophie à des chrétiens. » Le jour où M. Ad. Franck fut reçu agrégé de philosophie, M. Cousin dit : « La philosophie est sécularisée[9]. » Plusieurs professeurs étaient protestans. Non-seulement les professeurs n’étaient pas choisis dans un culte particulier, mais encore, ce qui en est la conséquence, ils pouvaient dans la pratique n’appartenir à aucun culte. Le personnel se recrutait à la fois parmi les croyans et les non croyans ; et nous sommes obligé d’ajouter que le nombre de ceux-ci l’emportait de beaucoup sur ceux-là. Avons-nous le droit de parler ainsi et d’entrer dans l’intérieur des consciences ? Oui, sans doute ; car cette indépendance à l’égard de la religion révélée se manifestait extérieurement et publiquement par des écrits et relève par conséquent de l’histoire et de l’opinion. C’était, par exemple, Fr. Bouillier traduisant et publiant avec une introduction franchement rationaliste, le livre de Kant intitulé : de la Religion dans les limites de la raison. C’était Bersot engageant à Bordeaux une vive polémique contre le père Lacordaire et disant : « On n’a pas le droit de me demander une profession de foi ; je n’en ferai pas. » C’était Vacherot, qui, dans son premier volume de l’École d’ Alexandrie, couronné par l’Institut, expliquait à tort ou à raison l’origine du dogme chrétien par l’influence platonicienne. C’était Emile Saisset, le plus circonspect, le plus équilibré des disciples de Cousin, et auquel on reprochait de tenir la balance trop égale entre la religion et la philosophie, qui écrivait dans la Revue en 1845 : « Nous tenons la distinction des vérités naturelles et des vérités surnaturelles pour une distinction parfaitement artificielle. Il n’y a pas deux ordres de vérités, il n’y a que des formes diverses de la vérité. » Il disait encore, dans un autre travail, explicatif du précédent : « Nous ne nous attendions pas, il faut l’avouer, à être accusé d’exprimer une ambition médiocre au nom de la philosophie. Que lui proposons-nous en effet ? La conquête pacifique du genre humain. » Ces doctrines libérales et hardies étaient celles de presque toute l’école. A quelle époque, nous le demandons, avait-on vu en France dans l’enseignement public une telle liberté d’opinion, une telle franchise de langage ? Enfin, ce qui met hors de doute le caractère de la philosophie d’alors, ce sont les attaques redoublées et véritablement furibondes dont elle était l’objet. Je ne parle pas des ouvrages sérieux et de haute polémique tels que celui de Gioberti et celui de l’abbé Maret. Mais, à côté et au-dessous de cette controverse élevée et respectable, paraissaient d’indignes pamphlets, dont le principal : le Monopole universitaire, par le chanoine Desgaret, mit en feu le monde philosophique et libéral, amena les représailles de Michelet et de Quinet, et accusait l’université de panthéisme, d’athéisme et des immoralités les plus immondes, en faisant retomber surtout sur Cousin la principale responsabilité. Même à la chambre des pairs, ses adversaires le prenaient à partie personnellement, et l’un d’eux, s’adressant à lui en face, lui disait : « Oui, monsieur, nous vous connaissons bien, nous vous connaissons trop bien, car nous savons tout le mal que vous avez fait… nous proclamons funeste la direction que, depuis plus de quatorze ans, vous vous efforcez avec tant de persévérance, avec tant d’ardeur, d’imprimer à l’enseignement philosophique en France[10]. » Que lui reprochait-on donc ? Était-ce d’enseigner un déisme officiel ? Non, mais bien au contraire d’avoir répandu et protégé un enseignement panthéiste et antichrétien.

La doctrine d’une philosophie laïque et indépendante était bien loin, à cette époque, d’avoir rallié tous les esprits ; au contraire, elle étonnait même les plus modérés et les plus sages. Un des hommes les plus éclairés et les plus considérés d’alors, que personne ne peut accuser d’esprit réactionnaire exagéré (nous l’avons vu finir comme sénateur républicain), M. le comte de Montalivet se montrait si étonné de cette doctrine que, sans aucune préparation et tout en reconnaissant son incompétence sur ces hautes questions, il ne pouvait s’empêcher d’intervenir : « L’honorable M. Cousin, disait Montalivet, a fait une déclaration nette et explicite, qui n’avait encore été faite nulle part, à savoir que, de peur d’inquiéter une seule conscience, il fallait que l’enseignement philosophique fût entièrement étranger au dogme, de telle sorte que l’université ne pourrait pas même se dire chrétienne aujourd’hui. » Remarquez ces expressions. En 1844, c’était, aux yeux de M. de Montalivet, une déclaration entièrement nouvelle et dont il n’avait jamais entendu parler, que l’enseignement philosophique devait n’avoir aucun rapport avec le dogme chrétien ; et, pour lui, c’était M. Cousin qui faisait cette déclaration pour la première fois, et cela avec assez d’énergie pour amener M. de Montalivet à la tribune et le faire parler sur un sujet où il se déclarait lui-même incompétent. Ainsi, à cette époque, des hommes pratiques, consommés dans les affaires, d’une éducation toute moderne, sans aucune connivence avec la droite cléricale, n’avaient pas encore prévu cette attitude de la philosophie et cette conséquence de la sécularisation de l’état. Ils reculaient même devant cette conséquence, quoiqu’il semblât bien que la charte eût tranché la question en abolissant la religion d’état. Mais un pair de France, M. le marquis de Barthélémy, faisait remarquer que l’article 38 du décret de 1808, constitutif de l’université, n’avait pas été abrogé. Or cet article portait que « les écoles universitaires devaient avoir pour base les préceptes de la religion catholique. » Il concluait que, jusqu’à une nouvelle loi, tout dans l’université doit être orthodoxe ; tout doit respirer l’orthodoxie. » Et cependant, ajoutait-il, « on sait que l’université nomme non-seulement des hommes de toute religion, mais des hommes sans religion, » Ainsi parlait la droite ; mais M. de Montalivet lui-même, dont la parole avait d’autant plus de poids qu’on le savait ami particulier du roi Louis-Philippe, venait apporter à cette opinion l’appui de sa parole. Il disait que, selon lui, le maintien de l’article 8 du décret de 1808, imposant la religion catholique comme base de l’éducation, n’était pas en contradiction avec l’abolition de la religion d’état ; car, en 1808, il n’y avait pas plus de religion d’état qu’en 1830. Il ajoutait que les mots de la charte : religion de la majorité devaient avoir un autre sens que celui de constater un fait, car on ne constate pas un fait dans une constitution. Cet article, selon M. de Montalivet, imposait à l’état « certains devoirs particuliers envers les catholiques. » Par ce biais, la religion d’état pouvait revenir tout entière. Aussi cette théorie amena-t-elle immédiatement les récriminations d’un membre protestant de la chambre des pairs, M. le baron Daunant : M. de Montalivet, reculant devant les conséquences qu’on évoquait contre lui, expliquait alors qu’il avait seulement voulu dire qu’il fallait respecter les scrupules des catholiques.

Qu’un homme d’administration et de pratique comme M. de Montalivet se montrât assez peu touché des intérêts de la philosophie, il n’y avait là, à vrai dire, rien de bien étonnant. Mais ce qui nous prouve combien la situation était alors délicate, glissante, peu assurée, combien la philosophie était en péril et que de prudence il fallait joindre à la fermeté pour la sauver, c’est de voir de quelle manière l’illustre rapporteur de la loi, bien autrement compétent dans la matière que M. de Montalivet, le feu duc de Broglie, philosophe lui-même, de quelle manière, dis-je, il jugeait l’enseignement de la philosophie dans les lycées. Il consentait sans doute à le maintenir dans les programmes de l’université, mais avec tant d’objections que la vraie conséquence de ses paroles eût été de le supprimer. Il faisait remarquer que, nulle part, en Europe, on ne fait une aussi grande part à la philosophie dans l’enseignement secondaire. Quelle est d’ailleurs cette philosophie ? M. le duc de Broglie, bien plus au courant de l’état des choses que les adversaires aveugles de l’université, savait bien que la philosophie enseignée n’était pas celle de M. Cousin, du moins dans le sens des doctrines de 1826 et 1828 ; ce n’était pas l’éclectisme, si ce n’est par le côté de largeur et d’impartialité qu’il avait répandu. C’était, et ce devait être, disait-il, le cartésianisme, car « c’est la seule vraie philosophie. » Mais cette philosophie même, si vraie qu’elle pût être, combien glissante, combien dangereuse pour de jeunes esprits ! Quelle en est, en effet, la méthode ? C’est le doute. Quel en est le principe ? L’indépendance réciproque de la philosophie et de la religion. M. le duc de Broglie était trop philosophe lui-même pour ne pas reconnaître que ces deux principes fondamentaux de toute philosophie sont « des vérités ; » mais ces vérités sont de bien grands dangers pour de jeunes esprits, « qu’il ne faut pas troubler et auxquels il faut laisser la sérénité de la première jeunesse. » Ajoutez à cela l’histoire de la philosophie, c’est-à-dire « le tableau des aberrations humaines ; » n’est-ce pas une école de scepticisme ? Cependant le rapporteur ne concluait pas à la suppression de cet enseignement, comme il semble qu’il eût dû le faire ; mais pourquoi ? C’est qu’en France cet enseignement est une tradition et que la philosophie y a toujours fait partie des écoles secondaires. Ce ne serait d’ailleurs, ajoutait-il, « qu’avec des ménagemens infinis qu’il faudrait procéder à cette réforme afin de ne pas avoir l’air d’agir par des raisons de circonstance. » En attendant, on devrait se borner à « la logique, à la morale, à quelques notions de psychologie élémentaire. » C’était d’avance indiquer à peu près le plan de réformes qui eut lieu plus tard, après le coup d’état.

En lisant ce rapport, qui émanait d’un des esprits les plus éclairés et plus généreux de ce temps, on voit combien les jeunes générations d’aujourd’hui, qui transportent dans le passé leurs propres idées, comprennent mal ce qu’était alors la situation des choses. Même le cartésianisme paraissait encore une doctrine dangereuse à enseigner ; même l’indépendance réciproque de la philosophie et de la religion était une hardiesse qui étonnait et effrayait. Introduire et acclimater le cartésianisme dans l’école eût donc été déjà par soi-même une entreprise des plus libérales ; mais nous verrons que l’enseignement était bien loin de se borner au pur cartésianisme, que l’esprit du XVIIIe et du XIXe siècles entrait pour une grande part dans cet enseignement, que l’introduction de l’histoire de la philosophie ouvrait une large porte, et sans danger, à l’esprit de liberté. Mais nous reviendrons sur ce point quand nous nous demanderons quel était le contenu de cet enseignement. Remarquons seulement que, si restreint que le supposât le duc de Broglie, en le confondant exclusivement avec le cartésianisme, il aurait encore voulu le restreindre en le réduisant à la logique, à la morale et à quelques notions élémentaires de psychologie.

Ce plan, que le duc de Broglie avait indiqué sans le traduire en résolution ferme et en formule législative, un pair de France, M. de Ségur-Lamoignon, se chargea de le transformer en amendement, et la chambre manifesta sa défiance contre l’enseignement philosophique en renvoyant l’amendement à la commission. La commission le rejeta : mais pourquoi ? Pour raison de forme. C’est que c’était un programme, et que le droit de programme n’appartenait qu’au ministre, assisté du conseil de l’instruction publique. L’amendement était donc écarté ; mais, en le rejetant, la commission le remplaçait par un autre bien plus dangereux encore et dont voici la teneur : « La matière et la forme des examens du baccalauréat ès-lettres seront déterminées par un règlement arrêté en conseil royal de l’instruction publique. Ledit règlement sera soumis à l’approbation du roi et converti en ordonnance royale rendue dans la forme des règlemens d’administration publique. » Sous cette forme technique et administrative se cachait une révolution des plus graves. Que signifiait, en réalité, cet amendement ? Il signifiait que le pouvoir de faire des programmes, qui, en principe, appartient souverainement au conseil de l’instruction publique, présidé par le ministre, était transporté au conseil des ministres et au conseil d’état. Le pouvoir pédagogique était sacrifié au pouvoir politique. La question des limites de la philosophie était renvoyée à un cabinet dont le président était le maréchal Souk et où se trouvaient, par hasard, deux membres de l’université, M. Villemain et M. Guizot, mais pas un philosophe. En entendant cette proposition, Victor Cousin bondit, et, sous l’empire de la plus vive émotion, il fit un de ses plus éloquens et plus spirituels discours, qui eut alors un grand retentissement :

« En vérité, je marche d’étonnement en étonnement. Hier et avant-hier, j’avais vu mettre en suspicion le règlement et le programme du conseil relatif à l’enseignement philosophique. Aujourd’hui je vois mettre en suspicion la puissance même qui a fait les programmes, qui a fait les règlemens et qui peut les réformer. Enfin je viens d’entendre M. le ministre de l’instruction publique adhérer à l’amendement… Je résiste de toutes mes forces à cette innovation. Vous livrez l’instruction publique à la politique. Un pouvoir politique fera le programme du baccalauréat ès-lettres. Ce programme entraînera tous les règlemens d’étude, et voilà le vent de la politique agitant tous nos établissemens. Citez-moi un seul cas où l’état se soit adressé au conseil d’état pour faire un règlement d’études ou un programme d’examen. Grâce à cet amendement, voilà les questions philosophiques transportées de l’humble conseil de l’université dans le grand conseil des ministres. Il faudra que MM. les ministres délibèrent sur ces questions. La tâche est nouvelle pour eux et quelque peu singulière. On verra donc MM. les ministres et, entre autres, un illustre personnage devant lequel je parle et dont la responsabilité sera particulièrement engagée, débattre l’ordre, la convenance, la clarté, l’exactitude, la parfaite précision dans l’idée et dans les termes des questions philosophiques. Je ne me permettrai pas de donner un conseil à MM. les ministres ; mais il s’agira de n’insérer aucune question qui puisse de près ou de loin exciter l’inquiétude de l’orthodoxie la plus sévère ; il faudra au conseil des ministres un théologien comme en avait autrefois la république de Venise. Quel sera le théologien du conseil des ministres ? Je l’ignore ; mais j’affirme qu’il y en aura un. On consultera quelqu’un, un peu dans l’ombre peut-être. Il faudra aussi un philosophe en qui on ait confiance pour éclairer le conseil et son illustre président sur la portée souvent cachée, sur la portée de ces malheureuses questions qui en contiennent beaucoup plus qu’elles n’en disent et sous lesquelles d’habiles gens, ces tyrans du conseil de l’université, auront caché un imperceptible venin. La discussion qui aura lieu à cet égard entre MM. les ministres sera certes d’un grand intérêt. Je ne suis pas curieux ; mais j’avoue que je voudrais bien assister à la séance du conseil où l’on rédigera définitivement le programme des questions philosophiques. »

Malgré les efforts et l’éloquence de Cousin, l’amendement proposé par la commission, accepté par le ministre, fut voté par la chambre des pairs. Ainsi, en 1844, un des grands corps de l’état reculait devant une philosophie laïque et cartésienne ! Car c’était bien là le sens du vote précédent. A coup sûr, ce n’était pas pour augmenter la liberté philosophique que la chambre des pairs renvoyait au roi et au conseil des ministres le programme de philosophie. Bien loin de là ; le rapporteur demandait au contraire que « l’enseignement de la philosophie fût, non-seulement réservé, mais uniforme ; » il disait que, « l’université, étant un corps, devait répondre de ses professeurs et en rester le législateur et l’arbitre. » C’était dans un sens de restriction que l’on voulait exclure la philosophie de Victor Cousin. Ce que l’on condamnait dans cette philosophie, c’était de toucher aux matières religieuses sans relever de la religion. Ne pouvant pas avoir une philosophie catholique, on aimait mieux ne pas en avoir du tout ou n’en avoir que très peu.

Telle fut la mémorable discussion de 1844, où Cousin défendit non-seulement sans faiblesse et sans fléchir un instant, mais peut-être même avec exagération et quelque intolérance le principe de la laïcité. Serait-il revenu plus tard sur cette doctrine lorsqu’une grande crise politique, poussant à l’extrême le principe de la démocratie et faisant apparaître d’une manière subite le gouvernement républicain, précipita tant d’esprits éclairés et libéraux du côté de la réaction religieuse ? On le croit généralement. Voyons les faits. La révolution de février trouva Victor Cousin à l’état de disgrâce. La rupture avait été en s’accusant de plus en plus entre ses amis et le ministre. Il était alors avec M. Thiers dans l’opposition ; et il eût fait partie du ministère de la régence au 24 février si la régence eût été proclamée. L’année précédente, en 1847, soit volontairement, soit plus ou moins contraint, il avait renoncé à la présidence du concours d’agrégation pour la philosophie. M. Carnot, le ministre républicain, n’eut pas de raison pour le rappeler à cette présidence. Victor Cousin reprit seulement un moment de faveur sous le général Cavaignac. Cependant la réaction faisait des progrès. La présidence de Louis Bonaparte débuta avec l’appui du parti catholique, de M. de Falloux, de M. de Montalembert, en un mot, du parti que Cousin avait combattu si énergiquement à la chambre des pairs. Que va-t-il faire ? Va-t-il, comme son illustre ami, M. Thiers, alarmé pour la sûreté des grands principes sociaux, demander à la religion et au clergé l’appui de leur haute autorité ? C’était le cas, à ce qu’il semble, de faire céder quelque peu les principes abstraits de la laïcité et de la sécularisation de l’état devant des intérêts plus pressans. Voyons quelle fut l’attitude de Cousin en cette circonstance.

M. de Falloux, avant de présenter à la chambre la fameuse loi de 1850, l’avait fait préparer à l’avance dans une commission extraparlementaire, où étaient représentés tous les personnages les plus importans du parti catholique : M. de Montalembert, M. Dupanloup, M. Laurentie, M. de Riancey, M. Cochin, M. de Corcelles, M. Fresneau, M. de Melun. Deux grands laïques, s’il est permis de s’exprimer ainsi, en faisaient partie : M. Thiers et M. Cousin. Ce qui se passa dans cette commission nous a été transmis par un membre dont le nom nous est inconnu, mais qui avait certainement assisté aux débats. C’est le sujet d’un Mémoire, non destiné à la publicité, adressé au pape et aux évêques, mais qui fut cependant publié le 11 septembre 1849 dans le journal l’Ami de la religion[11]. Voici maintenant ce que cette pièce nous apprend sur la participation de Victor Cousin aux travaux de la commission.

« Dès le premier jour et jusqu’à la fin, la lutte de M. Thiers contre M. Cousin fut constante. Nul de ceux qui en furent les témoins ne peut l’avoir oublié. Il y eut là souvent entre ces deux hommes dans la vive familiarité de ces solennelles discussions, des scènes inattendues, involontaires, d’une émotion, d’une force supérieure et qui demeureront un souvenir ineffaçable pour tous. Et, toujours M. Cousin défendait l’université à outrance et reprochait à M. Thiers de ne plus la défendre, de la livrer au clergé, lorsque M. Thiers ne voulait en réalité qu’une chose : sauver la société à l’aide de l’église. Tout se personnifiait dans ces deux hommes : l’un peut-être étonné de son rôle, mais trouvant dans sa riche nature tout ce qu’il fallait pour s’y élever noblement et le remplissant jusqu’au bout, avec une admirable droiture et une vigueur d’esprit et de bon sens invincibles : c’était M. Thiers ; — l’autre, moins étonné du sien, le soutint aussi jusqu’à la fin avec une constance indomptable, avec une force et une souplesse prodigieuses, avec des ressources inépuisables d’esprit, d’éloquence et d’habileté : c’était M. Cousin.

« Nous rendons à M. Cousin, en présence de toute l’université, encore et pour longtemps peut-être vivante en France, grâce à lui et au vote du 7 novembre[12], nous lui rendons cet hommage qu’il a vaillamment combattu contre nous. Rien n’a pu lasser son courage ; il a fait durer la lutte quatre mois entiers ; il n’a pas déserté un seul jour, un seul moment, sa cause. Il l’a soutenue par tous les moyens : les plus faibles dans ses mains devenaient forts. Il n’y a rien qu’il n’ait défendu, même après l’avoir abandonné ; rien qu’il n’ait essayé de sauver, rien surtout où il ait déployé plus de zèle que pour empêcher l’institution des conseils départementaux et délivrer le recteur de la présence redoutée de l’évêque. Enfin, M. Cousin fut vaincu ; il l’avoua, car il avoue tout ; mais le dernier jour même, il fit un dernier effort pour empêcher sa défaite d’être constatée. Et aujourd’hui, il est vainqueur ; tout lui a réussi. »

On voit par ce témoignage désintéressé, qu’en 1849, même dans cette grande crise sociale qui avait changé les idées de M. Thiers, Victor Cousin était resté inflexible : il continuait à défendre contre le clergé la cause de l’université, c’est-à-dire la cause de l’enseignement laïque et séculier tel qu’il l’avait entendu et défendu en 1844. Car on ne supposera pas que c’est par un esprit étroit de corporation qu’il était animé. Il avait assez dit quel principe l’université représentait à ses yeux : c’était le principe d’une éducation nationale et commune, non séparée par des passions religieuses : et c’était la philosophie à ses yeux qui était le principal agent de cette éducation : c’était donc la philosophie qu’il défendait en défendant l’université. Qu’il défendît cette cause avec exagération, qu’il ne fît pas une part suffisante au principe de liberté, nous pouvons le penser aujourd’hui ; mais, à cette époque, dans le parti libéral, on voyait dans la loi nouvelle non une loi de liberté, mais une loi de réaction ; on n’y voyait pas l’église affranchie d’un monopole excessif, mais l’université soumise à son tour à un joug humiliant. C’était donc l’affranchissement de la raison qui était en péril, on le croyait du moins : et c’était pour garantir cet affranchissement conquis en 1830, que Victor Cousin combattit jusqu’au bout.

Cependant, malgré les faits décisifs que nous venons de signaler, on croit généralement que Victor Cousin a été complice de la réaction de 1850, et qu’il a contribué pour sa part à l’abaissement, à l’asservissement de la philosophie à cette époque. Un épisode de peu d’importance en lui-même a singulièrement contribué à répandre et à maintenir cette opinion. Ce fut l’exclusion de M. Taine à l’agrégation de 1851, la dernière qui eut lieu, le concours ayant été supprimé l’année suivante. M. Taine, dont le talent précoce et l’esprit original avaient été des plus remarqués, même à l’École normale, et qui jouissait déjà à cette époque d’une petite célébrité, se présentait cette année-là à l’agrégation. Il fut refusé. De là un grand scandale qui pèse encore sur le nom de Cousin. « Est-il vrai, nous dit-on, que M. Cousin ait fixé ou plutôt figé l’enseignement de la philosophie quand il présidait le concours d’agrégation ? Voilà toute la question ; et je trouve que l’exemple de M. Taine est assez frappant[13]. » Eh bien ! cet exemple si frappant ne prouve rien du tout ; et M. Taine lui-même pourrait répondre à son jeune défenseur qu’il parle de ce qu’il ne sait pas. Si M. Taine a été refusé à l’agrégation, M. Cousin en fut tout à fait innocent ; car il n’y était pas. Cette année-là, en effet, Victor Cousin, beaucoup plus suspect lui-même que M. Taine (lequel était absolument inconnu), avait été écarté du bureau d’agrégation et remplacé par M. Portails, qui n’avait d’autre titre pour cet honneur que d’être le fils du célèbre rédacteur du code civil. S’il y eut une injustice commise, ce que nous ne pouvons pas savoir, s’il y eut un abus de réaction, ce qui est possible, c’est à M. Portalis et à ses collègues qu’en revient la responsabilité ; et même il serait beaucoup plus simple de dire que les juges ne surent pas apprécier le talent du jeune candidat, ou que peut-être lui-même ne sut pas se mettre au niveau d’un examen classique[14]. Toujours est-il que cette preuve d’intolérance si souvent invoquée contre Victor Cousin pèche entièrement par la base puisqu’elle repose sur un fait faux. Que d’ailleurs Cousin fût si hostile au jeune talent indépendant, c’est ce qui p ’ut être réfuté par cet autre fait que, l’année précédente, ou deux ans auparavant, au plus fort de la réaction commençante, le premier agrégé fut un jeune homme qui ne le cède à M. Taine ni pour l’audace de la pensée, ni pour l’indépendance du caractère : c’est M. Challemel-Lacour ; et le jugement que M. Cousin formula dans son rapport sur ce brillant esprit mérite d’être cité ici, car il est à l’honneur de l’un et de l’autre : « M. Challemel a de l’élévation dans l’esprit et dans la parole ; mais il paraît animé d’un feu intérieur qu’il doit s’appliquer à modérer, en portant sans cesse et en tenant sa pensée dans les régions sereines des vérités éternelles. C’est à la paix qu’elle met dans l’âme comme à l’évidence souveraine dont elle brille que la vraie philosophie se fait sentir. » En caractérisant ainsi le talent de M. Challemel-Lacour, en y signalant l’élévation et le feu intérieur, Victor Cousin ne devinait-il pas l’éminent orateur que l’on a connu depuis ? ne devinait-il pas aussi qu’une autre passion que celle d’une philosophie sereine dévorait cette âme ardente ? Et est-ce là après tout le jugement d’un esprit timoré et intolérant ?

Cependant les événemens marchent : la république succombe au 2 décembre. Le ministère de l’instruction publique passe entre les mains de M. Fortoul. Qu’advient-il de la philosophie ? qu’advient-il de M. Cousin ? La philosophie subit un crise nouvelle semblable à celle de 1822. Elle est remplacée par la logique, et le concours d’agrégation est supprimé[15]. En même temps, Victor Cousin est mis à la retraite, remplacé au conseil supérieur de l’instruction publique. Ainsi l’enseignement philosophique qui était né avec lui succombe avec lui. Il avait été victime de la réaction de 1820, il le fut aussi de celle de 1852. Son œuvre fut donc interrompue et, en apparence, supprimée ; mais il avait créé une tradition vivace et profonde qui ne demandait que l’occasion favorable pour reparaître. Ce fut l’honneur de M. Duruy, rénovateur et initiateur en tout, de renouer ce fil avant qu’il fût tout à fait brisé. En 1863, l’agrégation fut rétablie, et si la philosophie a si facilement repris sa place dans l’enseignement, si elle a pu y concilier l’indépendance et la sagesse, c’est qu’elle a trouvé le problème déjà résolu par les maîtres, qui avaient survécu à l’orage. Je suis bien loin de nier que la philosophie ne soit entrée en même temps dans des voies nouvelles, souvent heureuses, souvent aussi contestables ; mais ces progrès, réels ou non, supposaient un problème antérieurement résolu, à savoir l’affranchissement théologique de la philosophie. Sur ce point, nos jeunes professeurs ont trouvé un lit tout fait, un oreiller commode. Exempts des crises et des épreuves qu’ont traversées leurs aînés, ils se sont enorgueillis d’une liberté sans péril, et ils l’ont retournée contre ceux qui la leur avaient procurée.

II

Nous croyons avoir démontré sans réplique notre première proposition, à savoir que Victor Cousin a fait pour l’enseignement philosophique ce que Descartes a fait pour la philosophie elle-même, qu’il l’a séparé et affranchi de la théologie. Il nous reste à chercher ce qu’a été cet enseignement en lui-même, quel a été son objet, son contenu. C’est là qu’on nous attend pour signaler cet enseignement dogmatique, figé, d’une orthodoxie étroite et intolérante, que l’on appelle la philosophie de M. Cousin. Ici encore nous n’avons rien de mieux à faire que de consulter et rappeler les faits.

En général, pour savoir quel est le caractère d’un enseignement philosophique, il faut consulter ses programmes. Sans doute, ce n’est pas là un critérium absolu, car les programmes ne sont pas toujours exactement suivis, mais ils indiquent au moins la tendance générale, la moyenne des idées et surtout la pensée de celui qui les fait et la direction qu’il entend imprimer à l’enseignement. Nous étudierons donc le programme de philosophie voté par le conseil de l’université en 1832, et qui a servi de règle pendant tout le temps de l’enseignement philosophique de M. Cousin ; mais voyons d’abord ce qui l’a précédé.

Il n’y eut pas de programme de philosophie dans l’université jusqu’en 1823. Jusque-là, en effet, l’enseignement avait été tellement irrégulier qu’on ne pensa pas d’abord à lui fixer sa loi ; on crut qu’il n’y avait qu’à reprendre les traditions du passé, représentées, nous l’avons vu, par la Philosophie de Lyon. Mais déjà une philosophie nouvelle, celle de Royer-Collard et de Cousin, commençait, avec celle de Laromiguière, à se glisser dans les classes, grâce aux jeunes générations qui sortaient de l’École normale. On voulut couper court à ces tentatives d’indépendance et de nouveauté. L’École normale, nous l’avons dit, fut dissoute ; l’enseignement de la philosophie dut se faire en latin, l’argumentation scolastique fut rétablie et la philosophie fut assujettie à un programme sous ce titre : Theses logicœ, metaphysicœ et ethicœ. Il fut rédigé par le doyen de la faculté de théologie, M. l’abbé Burnier-Fontanelle, et reproduisait en général les divisions et la matière de la Philosophia Lugdunensis. A la suite de la révolution de 1830, Victor Cousin, après avoir aboli l’usage du latin dans l’enseignement philosophique, fit rédiger par le conseil de l’université un nouveau programme qui ne fut promulgué qu’en 1832[16]. Ce fut ce programme qui dura sans aucun changement important jusqu’à la chute de Victor Cousin et de la philosophie en 1852. Il a donc duré vingt et un ans et peut servir à donner l’idée exacte de l’enseignement que Cousin voulait fonder.

Ce programme était divisé, comme le précédent, en trois parties ; mais ces parties n’étaient pas les mêmes. Au lieu de la logique, la métaphysique et la morale, c’étaient la psychologie, la logique et la morale. Il y était ajouté, en outre, une partie complémentaire et nouvelle : l’histoire de la philosophie. En comparant ce programme au précédent, on y est frappé tout d’abord d’une nouveauté capitale ; à savoir l’apparition de la psychologie, nouveauté dont le caractère était encore relevé par la place donnée à cet enseignement. En effet, la psychologie était presque entièrement absente du programme précédent, au moins la psychologie expérimentale. C’est ainsi qu’on n’y rencontrait ni l’analyse des sens, ni celle de la conscience, dont le nom n’était pas même prononcé, ni celle de la mémoire, de l’imagination, des sentimens et des passions, ni enfin de la volonté. L’établissement d’une psychologie séparée, indépendante, servant de base à la science, telle fut la révolution principale opérée dans l’enseignement par Victor Cousin, et la réforme opérée sur ce point est restée définitive. Rendons-nous bien compte de ce changement et mesurons-en l’importance. La création d’une psychologie expérimentale avait été l’œuvre du XVIIIe siècle. Elle avait été fondée par Locke dans son Essai sur l’entendement humain, développée après lui par Berkeley (Principes de la connaissance humaine), puis par Hume, par Hutcheson, par Adam Smith ; puis reprise, à un point de vue différent, mais avec la même méthode, par l’école écossaise, par Reid et par Dugald-Stewart. En France, elle avait engendré Condillac, et l’école idéologique ; et la nouvelle école, celle de Royer-Collard, de Cousin, de Jouffroy, même de Maine de Biran, tout en se séparant de Condillac sur le fond des choses, maintenait cependant la méthode psychologique et en faisait même la base de la philosophie. Au fond, c’était la méthode d’observation, d’analyse et d’examen appliquée aux faits mentaux. Elle consistait à partir en philosophie non de notions préconçues, mais de faits, c’est-à-dire des choses données. Or se soumettre à ce qui est donné, prendre pour base les choses telles qu’elles sont, les faits avec leurs caractères réels, c’est le fond même de l’esprit scientifique et de l’esprit moderne.

On a dit que la psychologie éclectique n’était pas une vraie psychologie parce qu’elle séparait artificiellement les faits psychologiques des faits physiologiques auxquels ils sont associés, qu’en insistant sur cette séparation elle obéissait elle-même à des idées préconçues et à des préoccupations sous-entendues ou même affichées de spiritualisme dogmatique. C’est là un tissu d’erreurs et de préjugés. La séparation de la psychologie et de la physiologie n’est pas l’œuvre de l’école éclectique ; elle est l’œuvre de l’école sensualiste du XVIIIe siècle ; elle est l’œuvre de Locke. Je ne traiterai pas, dit-il, de la nature de l’âme en physicien. Était-ce donc par ignorance que Locke écartait les recherches physiques ? Non, car il était médecin. Était-ce par préjugé mystique et spiritualiste ? Pas davantage, car c’est lui qui a dit que Dieu avait bien pu donner à la matière la puissance de penser. C’était par scrupule de méthode. Cette tradition a persisté dans l’école sensualiste du XVIIIe siècle. Ni Hume en Écosse, ni Condillac en France, n’ont fait le moindre effort pour expliquer les faits de l’âme par l’organisation. Au contraire, c’est un leibnizien, un spiritualiste, un chrétien, Ch. Bonnet, qui a perpétué au XVIIIe siècle la méthode de Descartes, c’est-à-dire la méthode physiologique. L’école de Reid, plus spiritualiste sans doute que celle de Locke, est aussi plus physiologiste. En France, le spiritualiste Maine de Biran introduit dans la psychologie beaucoup plus de physiologie que Tracy et Laromiguière, qui appartenaient à l’école sensualiste. Enfin, Jouffroy lui-même n’a jamais demandé une séparation absolue entre les deux sciences. Il a dit, au contraire, « qu’elles ne doivent pas demeurer et n’ont jamais été étrangères l’une à l’autre, et qu’elles doivent se prêter des secours mutuels. » Que la philosophie ait fait du progrès dans ce sens depuis ce temps, rien de plus naturel, car cinquante années sont quelque chose dans l’histoire d’une science ; mais l’important était d’abord de constituer la psychologie subjective, sans laquelle il ne peut pas même y avoir de psychologie objective : doctrine si peu liée à des préjugés métaphysiques. que celui qui l’a le plus fortement soutenue de nos jours est M. Stuart-Mill, que personne n’accusera de préjugés de ce genre. Toujours est-il qu’en tenant compte des époques, c’était alors la psychologie écossaise qui représentait l’esprit expérimental : c’était donc ouvrir l’école à l’esprit moderne que d’introduire comme un enseignement à part et de placer en tête du cours la psychologie.

Passons à la logique. Ici encore nous allons trouver de notables différences entre le programme de 1832 et celui de 1823. Celui-ci, conforme en tout à la tradition, ne faisait guère que reproduire le plan de la Logique de Port-Royal et de toutes les logiques classiques. La logique y était divisée en quatre parties : 1° l’idée ; 2° le jugement ; 3° le raisonnement ; 4° la méthode. Si nous jetons maintenant les yeux sur le programme Cousin, ce qui frappe tout d’abord, c’est que les trois premières parties semblent avoir disparu et que le premier article est rédigé ainsi : de la Méthode ; analyse et synthèse. Sans doute, les questions de la logique formelle reparaissent plus ou moins dans les paragraphes suivans, mais toujours au point de vue de la méthode ; et, à considérer l’ensemble, on voit que les questions concrètes et pratiques (méthodes, langage, erreurs) l’emportent de beaucoup sur les questions théoriques : la logique formelle a été détrônée par la méthodologie. Quelle est la signification de ce fait ? Ici encore se manifeste la substitution de l’esprit moderne à l’esprit scolastique. Toute la révolution scientifique du XVIIe siècle s’était faite en opposition avec l’esprit de la scolastique. Bacon et Descartes s’étaient accordés pour déclarer stérile et funeste la logique des écoles, et ils avaient remplacé cette logique par des recherches sur la méthode. Tous les grands savans et penseurs de ce siècle, Pascal, Newton, Spinoza, Malebranche (Art de persuader, Regulœ philosophandi, de Emendatione intellectus, Recherche de la vérité) s’étaient fait une logique nouvelle et avaient remplacé la logique d’Aristote par la méthodologie. Il en fut de même au XVIIIe siècle. Ce furent alors l’analyse et la synthèse qui eurent tous les honneurs. On avait aussi beaucoup étudié les erreurs (Malebranche et Bacon) ; on avait attaché une grande importance au langage et aux signes (Condillac). La logique du programme de 1832 était donc l’expression de la logique du XVIIe et du XVIIIe siècle, de Descartes, de Bacon, de Malebranche, de Locke et de Condillac. Elle résumait cette nouvelle logique non-seulement dans ses progrès, mais encore dans ses préjugés : car c’est un fait curieux et caractéristique que, dans le programme de 1832, on n’avait pas même osé introduire le nom et la théorie du syllogisme[17], tant on craignait de retomber dans la scolastique. En un mot, substitution de la méthodologie moderne à la logique d’Aristote : tel était le caractère de la seconde partie du programme.

Venait enfin la troisième partie, c’est-à-dire la morale. Ici encore, même caractère que précédemment. La morale était présentée sous une forme toute psychologique ; bien plus, elle était entièrement séparée et affranchie de la métaphysique. Les deux articles essentiels concernant la morale théorique étaient résumés en ces termes : « Des divers motifs de nos actions ; peut-on les réduire à un seul ? — Décrire les phénomènes moraux sur lesquels repose ce qu’on appelle conscience morale, sentiment ou notion du devoir, distinction du bien ou du mal, obligation morale, etc. » Toute la morale était exposée, même avec la notion de sanction, même avec l’énumération des devoirs individuels et sociaux, sans mention d’aucun principe métaphysique, pas même de l’existence de Dieu. C’était seulement à l’occasion de la morale religieuse, et comme préambule aux devoirs envers Dieu qu’intervenaient les principales questions de la théodicée, qui n’était pas encore désignée sous son propre nom. La théodicée ne formait pas un chapitre à part ; elle n’était qu’un appendice de la morale, et elle ne servait en aucune manière à en établir les principes. Qu’est-ce maintenant qu’une morale qui s’expose et se développe tout entière, théoriquement et pratiquement, sans aucune théodicée, c’est-à-dire avant toute théodicée, si ce n’est ce qu’on a appelé depuis une morale indépendante, et indépendante non-seulement d’une théologie révélée, puisque toute la philosophie l’était déjà en ce sens, mais même d’une théologie naturelle ? car enseigner la morale ayant toute théologie naturelle, c’est bien dire qu’on n’en a pas besoin pour en établir les principes. On peut donc dire que la morale indépendante, dont on a fait tant de bruit depuis, a été précisément l’œuvre de l’école éclectique. Rappelons-nous les doctrines morales de Victor Cousin, qui n’étaient autres que celles de Kant et de Fichte. Elles reposaient sur le fait de la liberté et non sur l’autorité divine. Quant à Jouffroy, il suffit de lire le Cours de droit naturel pour voir qu’il fait reposer la morale sur la psychologie et non sur la métaphysique. Le programme de 1832 rappelle beaucoup plus la pensée de Jouffroy que celle de Cousin ; mais enfin ni l’un ni l’autre n’ont suspendu le sort de la morale à des questions spéculatives.

Rien n’étonnera plus les jeunes philosophes que d’entendre dire que c’est Victor Cousin et son école qui ont inventé la morale indépendante, car si nous consultons le critique que nous avons déjà cité, nous voyons que ce qu’il reproche le plus « aux vieux programmes, » c’est d’avoir subordonné la morale à la métaphysique. « La métaphysique, dit-il, dominait la morale ; car on avait eu soin de placer les questions de morale après la théodicée, qui devait leur servir de préface… Ce qu’on voulait, c’était non pas une morale indépendante, mais au contraire une morale très dépendante, liée à de véritables dogmes… Le simple changement introduit par le récent programme (celui de 1880) dans la distribution des matières, marque un esprit nouveau, un esprit de liberté. » Nous n’avons aucune raison pour repousser les éloges accordés au dernier programme de philosophie, car nous avions l’honneur de présider la commission qui l’a rédigé ; et, quant à l’interversion dont il s’agit, c’est nous-même qui, par souvenir des traditions de notre jeunesse, avons proposé à la section permanente du conseil supérieur et avons fait voter l’ordre actuel, qui place la morale avant la théodicée. Mais, en cela, nous n’avions aucune prétention de faire une révolution et nous ne pensions pas accomplir un aussi grand changement que le proclame notre jeune critique. Ce qu’il appelle « les vieux programmes » n’avaient, en réalité, en cette matière, que six ans de date. C’est seulement en 1874, sous l’influence de la réaction conservatrice qui eut lieu à cette époque, que la théodicée fut mise avant la morale pour lui servir de base. Voici, du reste, l’histoire de cette question. Dans le programme de 1823, sous l’évêque d’Hermopolis, la théodicée précédait la morale, et Dieu y était présenté comme législateur. Que, pour cela, on fût en droit d’accuser ce programme « d’avoir craint la libre pensée et le libre examen, » je n’en sais trop rien ; car c’est un procédé bien expéditif d’éliminer les doctrines qui gênent sous le prétexte vague de non-libéralisme ; mais, après tout, cela ne regarde que le conseil de 1823 et non celui de 1832. Si la simple transposition des matières marque, comme on nous le dit, « un esprit nouveau, un esprit de liberté, » l’honneur en revient évidemment à ceux qui ont proposé cette transposition pour la première fois, et non à ceux qui l’ont rétablie ; c’est donc le programme de Cousin qui, en cette question, a introduit un esprit nouveau, un esprit de liberté. Or ce programme a duré autant que lui ; il n’y a jamais rien changé. C’est celui que nous avons appliqué lorsque nous avons commencé à enseigner la philosophie. Le même ordre a été maintenu jusqu’en 1874. Il avait donc eu plus de quarante ans d’existence, et à peine six ans d’interruption, lorsque le programme récent l’a de nouveau rétabli.

Beaucoup d’autres critiques adressées par l’auteur du même travail à l’enseignement philosophique de Victor Cousin ne s’appliqueraient en réalité, en supposant qu’elles ne fussent pas très exagérées, qu’aux programmes qui ont suivi le sien, c’est-à-dire aux programmes de 1864 et de 1874. Par exemple, on nous dit que la métaphysique envahissait la psychologie : « On passait rapidement sur les faits, on les dédaignait pour se perdre dans des discussions toujours ouvertes et fatalement stériles, pour aborder les problèmes de la substance de l’âme, du matérialisme et du spiritualisme. On était psychologue a priori. » Ces objections, vraies ou fausses (beaucoup plus fausses que vraies), ne pourraient s’appliquer, à la rigueur, qu’aux programmes ultérieurs, et non à celui de Cousin, dans lequel toute la métaphysique de l’âme se réduisait à une seule ligne : « Du moi ; de son unité et de son identité. Distinction de l’âme et du corps. » Pas un mot de matérialisme et de spiritualisme ; pas un mot sur la substance de l’âme. On ajoute : « De même la métaphysique se mêlait à la logique. On commençait par traiter du scepticisme et de la certitude, et par disserter sur l’essence de la vérité. » Comment appliquer une pareille critique à un programme qui commence par « la méthode, l’analyse et la synthèse ; » qui traite ensuite « de la définition et de la division, de la classification, » qui se borne à demander que l’on parle « de la certitude en général et de ses différentes espèces. » Est-ce là ce qu’on peut appeler disserter sur l’essence de la vérité ? Et, après tout, de quoi parlera-t-on en logique, si ce n’est de la vérité ?

N’oublions pas une dernière nouveauté ajoutée au programme de l’enseignement philosophique : c’est l’histoire de la philosophie. Cette nouveauté est, avec la psychologie, ce qui souleva alors le plus d’objections. C’était enseigner le scepticisme à la jeunesse que de dérouler devant elle « ce tableau des aberrations humaines. » L’histoire de la philosophie n’est pas une école de scepticisme, mais une école de libéralisme. De même que l’observation des faits, de même la connaissance des systèmes ouvre l’esprit et l’affranchit des préjugés et de l’intolérance. En apprenant que les plus grands hommes se sont trompés, on apprend à croire que l’on peut se tromper soi-même ; on apprend aussi à respecter la pensée d ’autrui, à admirer les efforts de l’esprit humain, dans ses entreprises même infructueuses ; mais on apprend encore quelque chose de plus, c’est qu’en dépit de la diversité et de la contradiction des systèmes, il y a des vérités communes et des vérités qui s’accroissent avec le temps, que chacun peut avoir une portion de la vérité qui n’exclut pas la vérité chez les autres ; enfin qu’il y a quelque chose à prendre dans toutes les écoles, et que toutes ont servi la cause de la raison humaine : c’est donc une école d’équité, de bienveillance, de fraternité en même temps que de liberté. Aussi a-t-elle disparu dans la réaction de 1852 : preuve manifeste du libéralisme de cet enseignement.

On voit quelle faible part occupent dans le programme de Victor Cousin les prétendus dogmes imposés, officiels, autoritaires auxquels on soutient que la science tout entière était subordonnée et comme suspendue. Mais ces dogmes qui occupent si peu de place quant à la matière, ne s’imposaient-ils point néanmoins par la forme ? Le programme a-t-il ce caractère impérieux, autoritaire, dogmatique qu’on lui impute et qui constituerait, dit-on, une orthodoxie philosophique substituée à l’orthodoxie religieuse ?

Oui, sans doute, nous trouvons dès les premières lignes du programme un ou deux articles qui ont un caractère très autoritaire : par exemple : « De la vraie méthode philosophique. » Il y a donc une vraie méthode ? Les méthodes ne sont donc pas libres ? Une philosophie est- elle libre quand la méthode ne l’est pas ? Quelle est d’ailleurs cette vraie méthode ? La voici résumée dans un autre article en termes qui ne sont pas moins impérieux : « Nécessité de commencer l’étude de la philosophie par l’étude de la psychologie. » Ainsi, non-seulement, un tel ordre est établi en fait ; mais on en fait une obligation. Nous reconnaissons qu’il y a là une entreprise contre la liberté ; et dans notre programme de 1880, tout en maintenant le même ordre, on a demandé (et c’est nous-même qui avons fait cette proposition), que le professeur fût libre dans la distribution des matières. Maintenant, après avoir reconnu le fait, cherchons à l’expliquer. Pourquoi le programme de 1832 a-t-il été si impératif sur la question de méthode ? C’est que là était la révolution. Toute révolution qui veut détruire un abus est obligée pour un temps de limiter la liberté qui ramènerait cet abus. Par exemple, la révolution française ayant détruit le droit d’aînesse a dû limiter la liberté de tester et imposer l’égalité des partages, parce que la liberté de tester aurait ramené le droit d’aînesse. Eh bien ! que voulait-on dans le programme de philosophie de 1832 ? On voulait en finir avec la scolastique, qui, jusqu’en 1830, avait dominé l’enseignement, qui plaçait la logique formelle en tête de la philosophie, l’ontologie abstraite en tête de la métaphysique, et enfin qui subordonnait à la métaphysique elle-même toute la philosophie. On voulait substituer à la scolastique une philosophie moderne, animée de l’esprit de Descartes et de Bacon, de Locke, de Reid et de Kant, et même de Condillac, une psychologie fondée sur l’analyse, sur l’observation et sur l’expérience. Il fallait donc réagir contre de vieilles habitudes. Tous les cours qui se faisaient alors étaient faits dans l’esprit du programme de 1823 ; tous les manuels suivaient le même ordre. Sans doute les élèves de Laromiguière avaient sauvé quelque peu l’esprit philosophique ; mais ils étaient eux-mêmes asservis aux formules du programme. Pour couper court à la méthode traditionnelle, il fallut imposer d’autorité la méthode nouvelle. Aujourd’hui de tels dangers ne sont plus à craindre ; nous n’avons pas à redouter trop de métaphysique, ni trop de logique ; la méthode expérimentale est suffisamment garantie ; elle n’a plus besoin d’encouragement ni de protection. Libre donc aux jeunes maîtres de faire prédominer s’ils le veulent la logique et la métaphysique ; la liberté n’a plus de dangers.

Si vous exceptez ces prolégomènes, où les prescriptions par trop impératives du programme pourraient être légitimement critiquées, mais qui n’étaient, après tout, que les précautions de l’esprit moderne contre la scolastique, nous ne rencontrons dans aucun autre texte ces doctrines officielles et brevetées que l’on dénonce aujourd’hui. Voyez, par exemple, la question de l’origine des idées. C’était là cependant, à cette époque, le grand champ de bataille entre les condillaciens et les éclectiques, les uns partisans de l’expérience, les autres de la raison pure. Cependant aucune doctrine particulière n’est, je ne dis pas imposée, mais même indiquée dans le programme. Nous n’y voyons que ces mots : « Origine et formation des idées. Prendre pour exemple quelques-unes des plus importantes de nos idées. » Peut-on deviner par là si l’auteur du programme est partisan des idées innées ou partisan de la table rase ? Peut-être croira-t-on que la solution est indiquée plus loin, car il y a un paragraphe « sur la raison. » Eh bien ! non, car la raison n’était pas entendue dans le sens de Kant, c’est-à-dire comme raison pure, comme fournissant des principes et des formes a priori ; mais elle était définie « la faculté de connaître, » et c’est à elle qu’on rapportait toutes les facultés intellectuelles : conscience, attention, mémoire, etc., sans même que, dans cette énumération particulière, la raison proprement dite fût mentionnée. Dans ce sens, M. Laromiguière, M. de Cardaillac[18] et leurs disciples pouvaient très bien accepter la différence de la sensibilité et de la raison. Ainsi neutralité sur la question fondamentale qui divisait les deux écoles ; voici le premier point. En voici un second. Sans doute, la doctrine était spiritualiste, et, sur ce point, il n’y avait pas de différence entre Laromiguière et Cousin. Mais le spiritualisme pouvait-il se manifester sous une forme plus sage et plus discrète que dans les mots que nous avons déjà cités : « Distinction de l’âme et du corps ? » C’est à peine si cela même est de la métaphysique, car la distinction de l’âme et du corps est donnée, même empiriquement, par la distinction de la conscience et de la non-conscience. Enfin ces termes mêmes n’impliquaient pas une solution plutôt qu’une autre. Sans doute, la question, en fait, était résolue par l’affirmative ; mais le programme n’imposait rien.

Si nous passons à la morale, au lieu de trouver le programme de 1832 trop dogmatique, nous le trouvons, au contraire, tellement élastique et tellement empirique qu’il laisse presque disparaître l’idée d’une morale et la réduit pour ainsi dire à la psychologie. Ce n’est plus qu’une analyse des motifs de nos actions, une description des phénomènes moraux. La loi morale n’est pas même affirmée en tant que loi : ce n’est guère « qu’un sentiment et une notion. » Sans doute, il n’y a pas à soupçonner que l’enseignement de la morale ait été débilité dans l’école de Cousin et de Jouffroy : soit le Cours de droit naturel, soit le Vrai, le Beau et le Bien nous présentent les doctrines les plus fortes et les plus pures ; mais enfin le programme, en morale, est si peu autoritaire qu’il mériterait plutôt le reproche contraire. Passons enfin à la théodicée, qui, nous l’avons dit déjà, ne paraissait pas même sous son nom et servait seulement d’appendice à la morale. J’y trouve cet article : « Enumération et appréciation des preuves de l’existence de Dieu. » Quoi ! c’est là un dogme ! Enumérer des preuves n’est guère qu’une affaire de statistique et d’histoire : les apprécier, n’est-ce pas l’œuvre du libre examen ? Dans aucun des programmes qui ont suivi, une aussi large part n’a été faite à la liberté des professeurs sur cette question souveraine[19].

Ainsi une psychologie expérimentale, terminée par les vues les plus discrètes sur la distinction de l’âme et du corps, une logique presque réduite à la méthodologie de Bacon, de Descartes et de Condillac, une morale indépendante, séparée de la théodicée, enfin une théodicée restreinte considérée, non comme la base, mais comme le couronnement de la science, tel a été le plan que M. Cousin a préparé et fait accepter pour l’enseignement philosophique pendant vingt années.

Bien loin de trouver dans le programme de 1832 cette prédominance exclusive et intolérante des questions métaphysiques et doctrinales, ce qu’on pouvait plus justement lui reprocher, c’est de les avoir trop effacées et de les avoir trop réduites à un rôle subalterne. Et, en effet, à cette époque, c’était une marque d’indépendance et une sorte de révolte que de réclamer pour les questions métaphysiques et religieuses une part plus importante et une place plus élevée. En veut-on la preuve ? — Voici deux cours de philosophie de ce temps : celui de M. Gibon (1842), et celui de M. Patrice Laroque (1838, 2e édition). Ces deux philosophes étaient l’un et l’autre des adversaires personnels de M. Cousin. C’étaient aussi deux esprits libres et avancés, nullement suspects, bien au contraire, d’esprit clérical et théologique. Que reprochaient-ils cependant l’un et l’autre au programme de philosophie ? C’est précisément l’omission des questions religieuses. Que signalent-ils dans leurs préfaces comme une preuve d’originalité et d’indépendance ? C’est d’avoir donné à la théodicée une plus grande importance et de l’avoir placée avant la morale. Voici comment s’exprimait M. Gibon : « J’ai donné à la théodicée et à la morale plus d’extension qu’elles n’en ont d’ordinaire dans l’enseignement, la théodicée forme dans ce cours une partie distincte et n’est plus comprise comme complément de la morale… En développant cette partie importante de mon cours, j’ai toujours agi dans la persuasion que j’avais à exercer auprès de la jeunesse un véritable sacerdoce[20]. » C’est dans le même esprit d’opposition qu’était écrit le manuel de M. Patrice Laroque. Il se plaignait des progrès du panthéisme, qui « était descendu des chaires supérieures jusque dans les humbles chaires de nos collèges.. Prémunir les élèves contre ses atteintes (c’est-à-dire contre la philosophie de Cousin) me semble aujourd’hui un des premiers devoirs de l’enseignement philosophique. » En conséquence, il revendiquait pour la théodicée une place plus élevée dans le programme : « J’ai mis en relief la théologie comme une des parties les plus importantes de l’enseignement… Je tiens plus que jamais à ce qu’on ne la relègue pas dans un coin obscur d’un chapitre de morale, comme le font les philosophes écossais et leurs serviles imitateurs… Il faut ramener notre époque à de fortes croyances… La philosophie d’aujourd’hui doit être essentiellement religieuse. »

On voit par ces paroles (et nous en pourrions citer beaucoup d’autres) quelle étrange méprise commettent les critiques d’aujourd’hui, qui, antidatant des opinions postérieures, croient que le vice de l’enseignement de Cousin a été l’excès du dogmatisme théologique. C’était le contraire que lui reprochait l’opinion libérale, ainsi qu’à Jouffroy, au moins pendant la première partie du règne de Louis-Philippe[21]. Au contraire, c’étaient alors les catholiques qui reprochaient à la philosophie de s’avancer sur le terrain religieux et qui réclamaient la suppression de la théodicée. On l’a vu par l’amendement de M. de Ségur-Lamoignon, presque adopté par la chambre des pairs, et qui réduisait la philosophie à la logique, à la morale et à quelques élémens de psychologie. L’auteur de cet amendement, en le développant, disait expressément qu’il s’agissait de retrancher « les hautes questions de métaphysique comprises dans la théodicée qui traite des attributs de Dieu, » A la vérité, il n’osait pas dire expressément que l’existence de Dieu serait écartée des cours ; mais cela résultait évidemment de la suppression de la théodicée. Étrange revirement des temps et des tactiques politiques ! le parti qui proteste aujourd’hui contre la loi athée était alors celui qui voulait retrancher l’idée de Dieu du programme universitaire et prétendait imposer à l’état un enseignement athée !

Il est très vrai qu’à partir de 1842, Victor Cousin fut obligé, par la polémique du clergé, de faire ressortir de plus en plus le caractère spiritualiste de l’enseignement universitaire. Pour donner plus de garanties aux croyances religieuses, il dressa une liste d’auteurs classiques en philosophie, qui devaient servir de modèles, et, en même temps, de limites à l’enseignement. Mais cette liste était-elle si exclusive et si illibérale ? Non, sans doute ; car, à côté des cartésiens (et Malebranche déjà n’est pas un penseur si timoré), on y voyait figurer Bacon, Locke, Condillac, Ferguson, Charles Bonnet. Si Kant n’y figurait pas, ce n’était pas par suspicion de doctrine (car nous eûmes à l’étudier, en 1848, dans notre concours pour l’agrégation des facultés) ; mais on le trouvait alors trop difficile pour les élèves, car on peut appliquer à la philosophie ce que Sainte-Beuve disait un jour de la littérature : « Depuis ce temps-là, ô Taine ! vous nous avez appris à digérer des pierres ! » Nous en dirions volontiers autant à tel philosophe de nos jours. Ce fut pour répondre à ce catalogue d’auteurs officiellement désignés que les jeunes maîtres d’alors : Jules Simon, Emile Saisset, Amédée Jacques, publièrent l’utile et populaire collection Charpentier, qui comprenait les principaux de ces philosophes. Ici encore nous ferons remarquer que cette entreprise fut conçue dans un esprit si peu sectaire que ce fut dans cette collection que parut la première traduction française de Spinoza, par Emile Saisset, traduction que Cousin offrit lui-même à l’Académie des sciences morales. Ainsi, cette école officielle est précisément celle qui, la première, a fait connaître et popularisé en France la philosophie de Spinoza.

Cependant, quand un mouvement est donné, il ne s’arrête pas. Victor Cousin avait été contraint par la polémique religieuse à interpréter, à retirer peu à peu, et enfin à refondre tout entière sa philosophie première. Ce travail, que nous aurons à étudier en détail et qui ne fut pas tout d’abord très remarqué, finit cependant par lasser et, si j’ose dire, agacer de jeunes esprits que commençaient à tourmenter l’esprit critique, l’esprit voltairien, le besoin d’une philosophie plus concrète, et en même temps, dans un autre sens, le retour aux conceptions allemandes, trop oubliées, mille causes enfin qui devaient amener un renouvellement de la pensée. Tandis que Victor Cousin succombait sous la réaction religieuse et politique, il se préparait contre lui une insurrection, venue d’un côté opposé, qui, s’emparant des griefs précédens, les traduisait en sens contraire. Ainsi la philosophie officielle reprochée à Cousin sous Louis-Philippe signifiait panthéisme, fatalisme, antichristianisme ; les mêmes mots répétés depuis signifièrent théisme obligatoire, spiritualisme de commande. Cette nouvelle objection a fait oublier l’ancienne. Antidatée par les jeunes générations qui ne savent pas l’histoire, elle s’applique aujourd’hui à tout le règne de Cousin, tandis que tout au plus pourrait-elle se justifier pour les dernières années de son gouvernement, et qu’elle a surtout pour raison d’être les écrits qui ont suivi sa chute.

Nous reconnaissons volontiers qu’à partir de 1830 Victor Cousin, préoccupé de son œuvre pratique, a cessé de pousser son école dans les recherches de théorie et l’a trop exclusivement renfermée dans l’étude de l’histoire de la philosophie, fort utilement d’ailleurs. Mais la philosophie n’est pas seulement une science, elle est aussi un moyen de culture intellectuelle et morale, une école d’examen, de tolérance, de réflexion, d’ouverture d’esprit, en un mot, un puissant engin de civilisation libérale : or la philosophie ainsi entendue est entrée pour la première fois, par Victor Cousin, dans l’enseignement public et, par son énergique volonté, elle a été mise à l’abri de tout contrôle et de toute tutelle du clergé. Par lui aussi, l’esprit de la philosophie moderne, de Bacon et de Descartes, de Locke et de Leibniz, de Montesquieu et de Rousseau, de Reid et, en une certaine mesure, de Kant, s’est introduit dans les écoles, dégagé de toute scolastique, à moins qu’on n’entende par scolastique la philosophie elle-même. Tout en fixant des limites qui étaient dans la nature des choses et du temps, et sans lesquelles il n’y aurait pas eu de philosophie du tout, il a cependant établi des cadres qui rendaient possibles et faciles tous les progrès futurs au fur et à mesure des besoins et du progrès naturel des esprits. Il est donc permis de dire qu’en fondant au prix de sa popularité une œuvre si importante, il a rendu à la France un service qu’aucun patriote ne doit oublier.


PAUL JANET.

  1. Voyez la Revue du 1er du 15 janvier et du 1er février.
  2. Voir la Revue internationale de l’enseignement, 15 novembre 1881.
  3. La Philosophie de Lyon date de 1782. Elle n’était pas destinée aux ecclésiastiques, mais aux écoles. Le titre porte : ad usum scholarum, sans restriction.
  4. On le voit, d’ailleurs, également par d’autres cours ou manuels du même temps : par exemple, le cours de l’abbé Hauchecorne, professeur au collège des Quatre-Nations, le cours d’un nommé Caron, chirurgien-major à l’hôtel des Invalides, et dont le manuel a pour objet la préparation au baccalauréat. Ce sont là des manuels infimes, mais : qui résument par là d’autant mieux l’état moyen des études et les idées consacrées : nous y retrouvons en abrégé les mêmes points de doctrine ecclésiastique que dans la Philosophie de Lyon. Notamment, nous remarquerons dans le cours de l’abbé Hauchecorne la réfutation de l’indifférentisme en matière religieuse, en d’autres termes de la doctrine de la tolérance.
  5. Fragmens, t. II, p. 157 : « Nous osons à peine compter deux ou trois années de répit. »
  6. A ces deux personnages, qui garantissaient l’orthodoxie du concours, étaient adjoints trois membres laïques, MM. Laromiguière, Cardaillac et Bousson. Cette liste nous révèle un détail piquant} c’est qu’a cette époque il se fit une alliance entre le cléricalisme et le condillacisme. Néanmoins il faut reconnaître avec M. Damiron (la Philosophie au XIXe' siècle, t. II, p. 117), que c’est M. Laromiguière qui, seul, à cette époque, a maintenu quelque esprit philosophique dans l’enseignement.
  7. Discours du 21 avril 1844.
  8. Discours du marquis de Barthélémy.
  9. Que ce fût là une vraie conquête, comment ne pas le croire, lorsqu’on vit plus tard en 1850 la philosophie interdite à un professeur parce qu’il était israélite ?
  10. Discours de M. de Ségur-Lamoignon.
  11. Cette pièce a été réimprimée récemment dans le Journal général de l’instruction publique, novembre 1880.
  12. Vote de l’assemblée législative qui avait renvoyé la loi au conseil d’état, et dont le parti catholique s’exagérait la portée.
  13. Revue internationale de l’enseignement, p. 294, 15 mars 1882.
  14. Cette dernière hypothèse est probablement la vraie, si j’en crois les souvenirs qu’avait conservés un des juges du concours, M. Ad. Garnier.
  15. Ajoutez que, la loi de 1S50 ayant supprimé le certificat d’études, la classe de philosophie ne fut plus obligatoire, et qu’elle fut à peu près abandonnée.
  16. On trouvera ce programme, ainsi que celui de 1823, dans l’appendice du volume de Victor Cousin, intitulé : Défense de l’université et de la philosophie, 1844.
  17. Ce fut seulement en 1840 que Victor Cousin, ministre, l’introduisit dans le programme par un article complémentaire.
  18. Nous incitions à croire que M. de Cardaillac a collaboré à la confection du programme et qu’il aura été rédigé en commun.par Jouffroy et par lui : ce qui explique le caractère de circonspection et de neutralité qui s’y remarque, et qui est absolument différent de ce que l’on croit aujourd’hui. Si notre conjecture est fondée, il serait vrai de dire que Cousin, aussitôt en possession du pouvoir, aura fait rédiger le programme par ceux-là même qui ne partageaient pas ses idées. Quelle étrange intolérance !
  19. Si l’on veut se rendre compte de l’esprit hautement philosophique dans lequel cette question était traitée par l’école éclectique, il faut lire le très beau chapitre d’Emile Saisset sur les preuves de l’existence de Dieu, dans le Manuel de philosophie (par A. Jacques, Simon et Saisset). Saisset rejetait la preuve de Newton : il admettait la critique de Kant sur la preuve des causes finales et sur l’argument a priori ; quant aux autres preuves, elles n’étaient toutes, suivant lui, sous des formes logiques, que l’analyse « du mouvement naturel de l’intelligence humaine qui s’élève d’elle-même à son principe (p. 418) ; doctrine qui est précisément celle de Hegel : « Les preuves de l’existence de Dieu ne sont que des expositions, des descriptions de l’élévation du monde à Dieu. » (Logique, traduction française, page294-296, tome I.)
  20. Avertissement, p. VII.
  21. Lorsqu’on 1846 le Dictionnaire des sciences philosophiques vint donner un corps à l’ensemble de la doctrine spiritualité, c’était précisément pour répondre à l’objection, très répandue alors, que l’éclectisme était le scepticisme, et qu’on enseignait toutes les opinions sans en avoir aucune. Ce qui prouve d’ailleurs que ces doctrines étaient des doctrines de conviction, et nullement des dogmes imposés par M. Cousin, c’est par exemple lorsque nous voyons1 un philosophe aussi indépendant qu’Amédée Jacques, qui allait payer cette indépendance de la perte de sa carrière, républicain ardent et convaincu, ennemi personnel de Cousin et ayant fondé contre lui la Liberté de penser, lorsque nous voyons ce même philosophe, écrivant dans son recueil, en 1848, après la révolution de février, ces paroles caractéristiques : a Si l’on entend par philosophie d’état l’enseignement des grandes vérités sociales, nous ! e disons hautement, l’état n’a pas le droit de s’abstenir… L’état n’est pas athée. Il doit donc enseigner Dieu aux jeunes gens qu’il élève et l’enseigner au nom de la raison humaine et du cœur humain. » (P. 494.) Le même philosophe, dans la même Revue, défendait contre le panthéisme allemand le spiritualisme et le théisme cartésien. C’étaient les doctrines de ce temps-là. On peut les trouver superficielles si l’on veut (et peut-être sont-ce les critiques qui sont superficiels), mais on n’a aucun droit de les considérer comme serviles.