Victor, de la Brigade mondaine/Chapitre VIII
HUITIÈME CHAPITRE
la grande bataille du cambridge
I
Tout en reculant, Alexandra ne cessait de se débattre contre cette main crispée dont l’étreinte l’exaspérait. L’antichambre traversée, Victor ferma derrière lui la porte du boudoir. Aussitôt elle s’écria :
« C’est odieux ! De quel droit osez-vous ?… »
Il répéta lentement :
« L’hôtel est cerné par la police… »
Les ripostes qu’il avait prévues lui furent opposées :
« Et après ? Cela m’est indifférent.
— On relève la liste des Anglais… Ils vont être interrogés…
— C’est une question qui ne concerne pas la princesse Basileïef.
— Parmi ces Anglais, il y a M. Beamish. »
À peine eut-elle un battement de paupières. Elle affirma :
« Je ne connais pas M. Beamish.
— Mais si… mais si… c’est un Anglais qui habite cet étage… au numéro 337.
— Je ne le connais pas.
— Vous le connaissez.
— Vous m’espionnez donc ?
— Au besoin, pour vous secourir, comme à présent.
— Je n’ai pas besoin d’être secourue. Surtout…
— Surtout par moi, voilà ce que vous voulez dire ?
— Par personne.
— Je vous en supplie, ne m’obligez pas à des explications inutiles. Nous avons si peu de temps ! Pas plus de dix minutes… Dix minutes, vous entendez ? J’estime que, d’ici dix minutes au plus tard, deux inspecteurs entreront dans la chambre de M. Beamish et le prieront de descendre à la Direction où il se trouvera en face du commissaire Mauléon. »
Elle essaya de sourire :
« Je le regrette pour ce pauvre M. Beamish. De quoi donc est-il accusé ?
— D’être un des deux hommes qui se sont évadés du bar de la rue Marbeuf. L’autre étant Arsène Lupin.
— Son cas est mauvais, dit-elle toujours calme. Si vous avez des sympathies pour ce personnage, téléphonez-lui, avertissez-le… Il jugera ce qu’il doit faire.
— Les communications téléphoniques sont interceptées.
— Enfin, quoi ! fit-elle plus nerveuse, débrouillez-vous avec lui ! »
Il y avait, dans le ton de la jeune femme, une insolence qui irrita Victor. Il répliqua, sèchement :
« Vous ne comprenez pas bien la situation, madame. Des deux inspecteurs qui, dans huit ou dix minutes, frapperont chez Beamish, l’un le conduira à la Direction, mais l’autre restera dans la chambre et fouillera.
— Tant pis pour lui !
— Et pour vous peut-être.
— Pour moi ? »
Elle avait tressauté. Indignation ? Colère ? Inquiétude ?
Elle se domina encore et redit :
« Pour moi ? Quel rapport voyez-vous donc entre cet homme et moi ? Ce n’est pas mon ami.
— Peut-être, mais il agit de concert avec vous. Ne le niez pas, je vous en prie. Je sais… je sais plus de chose que vous ne croyez… Du jour où vous avez accepté la perte de votre agrafe et où vous m’avez tendu la main, comment n’aurais-je pas voulu savoir pourquoi vous attachiez si peu d’importance à des actes de cette sorte ?
— Et ce serait parce que j’en commettais moi-même ?
— En tout cas, parce que ceux qui en commettent vous intriguent. Et, un soir, je vous ai aperçue causant avec cet Anglais.
— C’est tout ?
— Depuis, j’ai pénétré dans sa chambre et j’ai trouvé…
— Quoi ?
— Une chose qui m’a renseigné sur vous.
— Quoi ? fit-elle avec agitation.
— Une chose que la police trouvera tout à l’heure.
— Mais parlez donc !
— Dans l’armoire du sieur Beamish… précisons, au milieu d’une pile de chemises, on découvrira un foulard de soie orange et vert…
— Quoi ? Que dites-vous ? dit-elle en se redressant.
— Un foulard de soie orange et vert, le foulard avec lequel fut étranglée Élise Masson. Je l’y ai vu… Il est à cet endroit, dans l’armoire de l’Anglais… »
D’un coup, la résistance de la princesse Basileïef s’effondra. Debout, encore, mais vacillante, effarée, les lèvres qui tremblaient, elle bégaya :
« Ce n’est pas vrai… ce n’est pas possible… ! »
Il continua, implacable :
« Je l’y ai vu. C’est le foulard que l’on cherche. Vous avez lu les journaux… le foulard qu’Élise Masson portait toujours au cou, le matin, chez elle. Découvert entre les mains de l’Anglais, il établit son intervention indiscutable dans le crime de la rue de Vaugirard, et l’intervention d’Arsène Lupin. Et, s’il y a ce foulard, n’y a-t-il pas aussi d’autres preuves qui dévoileront la personnalité réelle de l’autre personne, de la femme ?…
— Quelle femme ? dit-elle entre ses dents.
— Leur complice ? Celle que l’on a rencontrée dans l’escalier, à l’heure du crime… celle qui a tué… »
Elle se jeta sur Victor, et, dans un élan qui était à la fois un aveu et un cri de protestation violente, elle s’exclama :
« Elle n’a pas tué !… J’affirme que cette femme n’a pas tué… Elle a horreur du crime ! horreur du sang et de la mort !… Elle n’a pas tué !…
— Qui a tué, en ce cas ? »
Elle ne répondit point. Les sentiments se succédaient en elle avec une incroyable rapidité. Son exaltation se dissipa et fit place à un accablement soudain. D’une voix si faible qu’il pouvait à peine l’entendre, elle chuchota :
« Tout cela importe peu. Pensez de moi ce que vous voulez, je m’en moque. D’ailleurs, je suis perdue. Tout se tourne contre moi. Pourquoi Beamish a-t-il gardé ce foulard ? Il était convenu qu’il s’en débarrasserait d’une façon ou de l’autre. Non… je suis perdue.
— Pourquoi ? Partez. Rien ne vous empêche de partir, vous.
— Non, dit-elle, je ne peux pas, je n’en ai pas la force.
— Alors, aidez-moi.
— À quoi ?
— À le prévenir, lui.
— Comment ?
— Je m’en charge.
— Vous ne réussirez pas.
— Si.
— Vous reprendrez le foulard ?
— Oui.
— Et que deviendra Beamish ?
— Je lui donnerai le moyen de s’évader. »
Elle s’approcha, et Victor l’observa un instant. Elle reprenait courage. Ses yeux s’adoucissaient, et voilà qu’elle souriait presque devant cet homme, si âgé qu’il fût, mais sur qui elle croyait exercer son pouvoir de femme. Comment expliquer d’une autre manière ce dévouement qui s’offrait à elle sans conditions ? Pourquoi aurait-il risqué de se perdre pour la sauver ? »
Elle-même, d’ailleurs, elle subissait la domination de ces yeux calmes, de ce visage dur.
Elle lui tendit la main.
« Hâtez-vous. J’ai peur.
— Peur pour lui ?
— Je ne doutais pas de son dévouement. Mais je ne sais plus.
— M’obéira-t-il ?
— Oui… il a peur, lui aussi…
— Il se défie de moi, cependant ?
— Non, je ne crois pas.
— Ouvrira-t-il sa porte ?
— Frappez deux fois, à trois reprises.
— Vous n’avez pas entre vous quelque signe de ralliement ?
— Non. Cette façon de frapper suffit. »
Comme il la quittait, elle le retint.
« Que dois-je faire ? Partir ?
— Ne bougez pas d’ici. Quand l’alerte sera terminée, d’ici une heure, je reviendrai et nous aviserons.
— Et si vous ne pouvez pas revenir ?
— Rendez-vous vendredi, square de la Tour Saint-Jacques. »
Il réfléchit, en murmurant :
« Voyons, tout est bien réglé ? Je ne laisse aucune place au hasard ? Allons-y. Et ne bougez pas d’ici, je vous en conjure. »
Il épia, dehors. Le couloir n’était plus désert, comme d’habitude. Il y avait des allées et venues qui marquaient le début de l’agitation dans l’hôtel.
Il attendit, puis se risqua.Une première étape le mena devant la grille de l’ascenseur. Personne. Il courut jusqu’au numéro 337, et vivement frappa, selon le rythme convenu.
Un froissement de pas, à l’intérieur. La serrure fonctionna.
Il poussa le battant, vit Beamish, et lui dit ce qu’il avait dit à la jeune femme :
« L’hôtel est cerné par la police… On perquisitionne… »II
Il n’en fut pas avec l’Anglais comme avec Alexandra. Il n’y eut ni résistance d’une part, ni effort de l’autre pour imposer une volonté agressive. Entre les deux hommes, ce fut l’« accrochage » immédiat. La situation apparut à l’Anglais telle qu’elle était, et la peur le courba aussitôt sans qu’il cherchât à deviner pourquoi Victor l’avertissait. D’ailleurs, s’il comprenait bien le français, il le parlait à peine.
Victor lui dit :
« Il faut m’obéir, et tout de suite. On visite toutes les chambres, car on croit que l’Anglais du bar de la rue Marbeuf se cache dans l’hôtel. Vous serez un des premiers interrogés, comme suspect, à cause de votre prétendue foulure. Entre nous, le prétexte n’était pas très malin. Il fallait, ou bien ne pas revenir ici, ou bien ne pas vous enfermer dans votre chambre. Avez-vous des papiers dangereux, des lettres ?
— Non.
— Rien qui puisse compromettre la princesse ?
— Rien.
— Farceur ! Donne-moi la clef de cette armoire. »
L’autre obéit. Victor démolit la pile des chemises, saisit le foulard de soie et l’empocha.
« C’est tout ?
— Oui.
— Il est encore temps. C’est bien tout ?
— Oui.
— Je te préviens que si tu essayes de trahir la princesse Basileïef, je te casserai la gueule. Prépare tes bottines, ton chapeau, ton pardessus. Tu vas décamper.
— Mais… la police ? fit Beamish.
— Silence. Tu connais la sortie de l’hôtel sur la rue de Ponthieu ?
— Oui.
— Il n’y a qu’un agent qui la garde. »
L’Anglais fit signe qu’il « boxerait » cet agent et passerait de force.
Victor objecta :
« Non. Pas de bêtises. Tu serais pincé. »
Il prit sur la table une carte-correspondance avec l’inscription de l’hôtel, écrivit : « Laissez passer », data et signa « Commissaire Mauléon ».
« Montre cette carte à l’agent de faction. La signature est exacte, j’en réponds. Et alors, file sans broncher et sans te retourner. Au coin de la rue, le pas de gymnastique. »
L’Anglais montra l’armoire pleine de son linge et de ses effets, ses objets de toilette, et eut un geste de regret.
« Eh bien, vrai, ricana Victor, qu’est-ce qu’il te faut encore ? une indemnité ? Ouste ! apprête-toi… »
Beamish prit ses bottines, mais, au même instant, on frappa. Victor s’inquiéta :
« Crénom !… Si c’était eux ? Tant pis, on se débrouillera. »
On frappa de nouveau.
« Entrez ! » cria-t-il.
L’Anglais jeta ses bottines au bout de la chambre et s’allongea sur un canapé. Comme Victor allait ouvrir, on entendit le bruit d’une clef. C’était le valet d’étage qui se servait de son passe-partout. Deux inspecteurs l’accompagnaient, des collègues de Victor.
« Au revoir, cher monsieur, dit-il à l’Anglais en exagérant son accent de sud-américain. Ravi que votre jambe se porte mieux. »
Il se heurta aux agents. L’un d’eux lui dit avec beaucoup de politesse :
« Inspecteur Roubeau, de la Police judiciaire. Nous faisons une enquête dans l’hôtel. Puis-je vous demander depuis quand vous connaissez monsieur ?
— M. Beamish ? Oh ! depuis quelque temps… Dans le hall… il m’a offert un cigare… Depuis qu’il s’est foulé le pied, je viens le visiter. »
Il déclina son nom :
« Marcos Avisto.
— Péruvien, n’est-ce pas ? Vous êtes sur la liste des personnes auxquelles le commissaire désire poser quelques questions. Voulez-vous avoir l’obligeance de descendre au bureau ? Vous avez vos papiers sur vous ?
— Non, ils sont dans ma chambre, à cet étage.
— Mon collègue va vous accompagner.
L’inspecteur Roubeau regardait, sur le canapé, la jambe de l’Anglais, la cheville bandée, et, sur la table voisine, les compresses toutes prêtes. Il dit, d’un ton plus sec :
« Vous ne pouvez pas marcher, vous ?
— No.
— Le commissaire va donc venir ici. Préviens-le, dit-il à son collègue. En attendant qu’il arrive, je vais examiner les papiers de l’Anglais. »
Victor suivit le collègue. Il ricanait en lui-même. Pas une fois l’inspecteur Roubeau, cantonné dans la mission qu’on lui avait confiée plus spécialement à l’égard de l’Anglais, n’avait eu l’idée de l’examiner, lui, Victor, avec un peu d’attention. Et pas un instant non plus, certainement, l’inspecteur Roubeau ne songea qu’il restait seul, enfermé avec un homme suspect, et sans doute armé.
Victor y songea, lui. Et, tandis qu’il recueillait dans l’armoire de sa chambre les papiers authentiques qui l’accréditaient en tant que Marcos Avisto, il se disait en observant son gardien :
« Que vais-je faire ? D’un croc-en-jambe je le jette à terre, je l’enferme ici… et je me glisse dehors par la rue de Ponthieu ? »
Mais était-ce bien utile ? Si Beamish, directement visé, se débarrassait ainsi de Roubeau et s’évadait grâce à la fausse carte signée de Mauléon, que pouvait redouter Victor, lui ?
Il se laissa docilement conduire.
L’hôtel, cependant, s’agitait. En bas, le hall et le large vestibule se remplissaient de voyageurs ou de clients, curieux, bruyants, indignés si on les priait de ne pas sortir. Malgré tout, il y avait du désordre. Et dans son bureau, le commissaire Mauléon, qui commençait à être débordé, montrait de l’humeur. À peine s’il jeta un coup d’œil sur Victor, qu’il adressa tout de suite à l’un de ses assistants. Il ne se souciait évidemment que du sieur Beamish, contre qui s’élevaient de fortes présomptions.
« Eh bien, et l’Anglais ? demanda-t-il à l’agent qui avait accompagné Victor, tu ne l’amènes pas ?
— Il ne marche pas… à cause de sa foulure…
— Des blagues ! Il me semble louche, ce bonhomme-là. Un gros, n’est-ce pas, figure rouge ?
— Oui. Et une moustache en brosse, très courte.
— Très courte ? Pas d’erreur… Roubeau est resté avec lui ?
— Oui.
— J’y vais… Accompagne-moi. »
L’intrusion furieuse d’un voyageur, que pressait l’heure du train et qui était inscrit sur la liste, retarda Mauléon. Il perdit là deux minutes précieuses, et deux autres encore, à donner des ordres. Enfin il se leva.
Victor, qui en avait fini avec l’examen de ses papiers, et qui ne demandait d’ailleurs aucun laissez-passer, le retrouva dans l’ascenseur avec l’inspecteur et un autre agent. Les trois policiers ne parurent même pas le remarquer. Au troisième étage, ils se hâtèrent.
Mauléon frappa fortement au 337.
« Ouvre-moi, Roubeau ! »
Il recommença, aussitôt irrité.
« Ouvre-moi donc, nom d’un chien ! Roubeau ! Roubeau ! »
Il appela le valet de chambre, le sommelier d’étage. Le valet déboucha de l’office, sa clef en main, Mauléon le bouscula, de plus en plus inquiet. La porte fut ouverte.
« Nom de D… ! s’écria le commissaire. Je m’y attendais… »
On apercevait dans la chambre, par terre, attaché avec des serviettes et un peignoir de bain, bâillonné, l’inspecteur Roubeau, qui se débattait contre ses liens.
« Pas blessé, hein, Roubeau ? Ah ! le bandit, ce qu’il t’a ligoté ! Mais, crebleu ! comment t’es-tu laissé faire ? Un gaillard comme toi. »
On délivra l’inspecteur. Roubeau grinçait de rage.
« Ils étaient deux ! mâchonna-t-il, hors de lui. Oui, deux. D’où sortait l’autre ? Il devait être caché. Il m’a attaqué par derrière, d’un coup sur la nuque. »
Mauléon agrippa le téléphone et commanda :
« Que personne ne quitte l’hôtel ! Pas d’exception ! Vous entendez ? Toute personne qui essaierait de s’enfuir doit être arrêtée. Aucune exception n’est admise. »
Et il proférait dans la chambre :
« Ainsi, ils étaient deux ici ! Mais d’où sortait l’autre ? le second ? Tu ne t’es douté de rien, dit-il au collègue de Roubeau ? Cherche donc, bouffi… Avez-vous visité la salle de bains ? C’est là qu’il se cachait, pour sûr.
— Je crois, dit Roubeau… j’en ai eu l’impression… je tournais le dos à la salle de bains… »
On la visita. Aucune indication. Le verrou de la porte qui la faisait communiquer, à l’occasion, avec la chambre voisine, était poussé normalement.
« Qu’on fouille ! ordonna le commissaire. Qu’on fouille à fond. Roubeau, tu viens ? C’est en bas qu’il faut agir. »
Il écarta les gens attroupés dans le couloir, et il marchait à gauche vers l’ascenseur, lorsque des clameurs arrivèrent du côté droit. Le couloir desservait le vaste quadrilatère que dessinait l’hôtel, et il était probable, comme le fit remarquer Roubeau, que Beamish avait choisi le côté droit pour gagner la façade postérieure, qui domine la rue de Ponthieu.
« Oui, mais Larmonat est de garde, dit Mauléon, et la consigne est formelle. »
Les clameurs augmentaient. Dès le premier tournant, ils virent des groupes, à l’extrémité. Ou leur fit signe. On les appela. Dans un renfoncement, qui formait comme un salon d’hiver, encombré de palmiers et meublé de fauteuils, des personnes étaient penchées sur un corps étendu, que l’une d’elles venait de découvrir, entre les caisses de deux palmiers.
Roubeau déclara :
« L’Anglais… je le reconnais… Il est couvert de sang…
— Comment ! Beamish ? Mais il n’est pas mort, hein ?
— Non, dit quelqu’un, qui, à genoux, auscultait la victime. Mais sérieusement touché…, un coup de couteau à l’épaule.
— Alors quoi, Roubeau, s’écria Mauléon, ce serait l’autre ? Ce serait celui qui était caché et qui t’a frappé dans le dos ?
— Parbleu ! il a voulu se débarrasser de son complice. Heureusement qu’on l’aura, puisque toutes les issues sont interdites. »
Victor, qui n’avait pas quitté les deux policiers, n’attendit pas, et, à la faveur, du tumulte, s’échappa vers le second escalier, qu’il dégringola rapidement.
Au rez-de-chaussée, la sortie de la rue de Ponthieu était proche. Des domestiques de l’hôtel en encombraient les abords, où veillaient Larmonat et deux inspecteurs. Victor fit signe à Larmonat qui manœuvra de façon à pouvoir lui parler.
« Impossible de passer, Victor… La consigne…
— T’inquiète pas. Je me débrouillerai sans toi… On t’a présenté une carte ?
— Oui. Un faux, tout probable.
— Cré bon sang !
— Le type a filé ?
— Dame !
— Son signalement ?
— Pas fait attention… Jeune d’allure.
— Alors, tu ne sais pas qui c’était ?
— Non.
— Arsène Lupin. »III
La certitude de Victor, tout de suite elle s’imposa spontanément à tous ceux qui vécurent ces minutes d’affolement où se mêlait, comme d’habitude avec Lupin, un côté comique, de la bouffonnerie, et des airs de vaudeville.
Mauléon, blême et déconcerté, affectant un calme que démentait sa pâleur, siégeait en permanence dans le bureau de la Direction, ainsi qu’un chef d’armée en son quartier général. Il téléphonait à la Préfecture, réclamait des renforts, expédiait des estafettes d’un bout à l’autre de l’hôtel, donnait des ordres contradictoires qui faisaient perdre la tête à tout le monde. On criait : « Lupin !… C’est Lupin !… Il est bloqué ! On l’a vu… »
L’Anglais Beamish passa, couché sur un brancard. On le portait à l’hôpital Beaujon, et le médecin de service affirma :
« La blessure n’est pas mortelle… Demain il pourra être interrogé… »
Puis ce fut Roubeau qui arriva de la rue de Ponthieu, très agité.
« Il s’est enfui par derrière. Il a remis à Larmonat une carte signée de vous, chef ! »
Mauléon protesta violemment :
« C’est un faux ! Je n’ai pas signé une seule carte ! Fais venir Larmonat !
Roubeau repartit comme une flèche.
— C’est un faux ! La signature n’est même pas imitée ! Il n’y a que Lupin pour avoir un culot pareil. Monte dans la chambre de l’Anglais… examine l’encrier, la plume, et s’il y a des cartes de l’hôtel. »
Roubaud repartit comme une flèche.
Cinq minutes plus tard il revenait :
« L’encrier est encore ouvert… le porte-plume n’est pas à sa place… il y a des cartes de l’hôtel…
— Donc, le faux a été commis à cet endroit, tandis que tu étais ficelé.
— Non. Je l’aurais vu. L’Anglais a mis ses souliers. Et puis ils se sont trottés.
— Mais ni l’un ni l’autre ne savaient qu’on enquêtait ?
— Peut-être.
— Par qui ?
— Quand je suis entré dans la chambre, il y avait quelqu’un avec l’Anglais… un type du Pérou…
— Marcos Avisto… Qu’est-il devenu, celui-là ? »
Nouvelle envolée de Roubeau.
« Personne, dit-il à son retour… La chambre est vide… trois chemises… un costume… des objets de toilette… une boîte de maquillage dont on vient de se servir et qui n’est même pas refermée. Le Péruvien a dû se grimer avant de filer.
« Un complice certainement, dit Mauléon. Ils étaient donc trois… Monsieur le directeur, qui habitait la chambre située à côté de la salle de bains occupée par Beamish ? »
On consulta le plan de l’hôtel. Le directeur déclara, très étonné.
« Cette chambre était louée à M. Beamish.
— Comment cela ?
— Depuis le début de son séjour. Il avait pris les deux chambres. »
Ce fut de la stupeur. Mauléon résuma :
« Ainsi donc, selon toute vraisemblance, on peut affirmer que les trois compères habitaient les uns près des autres au même étage. Marcos Avisto au numéro 345, Beamish au 337, et Arsène Lupin dans la chambre voisine qui lui servait de retraite depuis sa fuite du bar de la rue Marbeuf, et où il se remettait de sa blessure, soigné, gardé et nourri par Beamish, avec tant de discrétion et d’habileté que le personnel de l’étage ne s’est même pas douté de sa présence. »
Toute cette situation fut exposée devant M. Gautier, le directeur de la Police judiciaire, qui venait d’entrer, et qui avait écouté l’exposé de la situation fait par le commissaire Mauléon. M. Gautier approuva, se fit donner quelques explications supplémentaires, et conclut :
« Beamish est pris. Si ce n’est pas Lupin qui a usé de la carte, il est encore dans l’hôtel. Et, en tout cas, le Péruvien s’y trouve, lui. Les recherches sont donc singulièrement plus faciles, et toute consigne peut être levée. Un inspecteur, à chaque entrée, surveillera les allées et venues. Mauléon, veuillez visiter les chambres… visites courtoises, sans perquisition ni interrogatoire. Victor vous assistera. »
Mauléon objecta :
« Victor n’est pas ici, chef.
— Mais si.
— Victor ?
— Parfaitement, Victor, de la Brigade mondaine. Quand je suis arrivé, nous avons échangé quelques mots. Il causait avec ses collègues et avec le portier de l’hôtel. Appelez-le, Roubeau. »
Victor se présenta, guindé dans son veston trop étroit, l’air renfrogné comme à l’ordinaire.
« Vous étiez donc là, Victor ? demanda Mauléon.
— J’arrive, répondit-il. Juste le temps de me faire mettre au courant. Tous mes compliments. L’arrestation de l’Anglais, c’est un gros atout.
— Oui, mais Lupin ?…
— Ça, Lupin, ça me concerne. Si vous n’aviez pas précipité les choses, je vous le servais tout rôti, votre Lupin.
— Que vous dites ! Et son complice, Marcos Avisto, un Brésilien ?…
— Tout rôti également. C’est un de mes bons amis, ce Marcos, un garçon charmant ! Et rudement fort. Il a dû vous passer sous le nez. »
Mauléon haussa les épaules.
« Si c’est là tout ce que vous avez à dire…
— Ma foi, oui. Cependant, j’ai fait une petite découverte… oh ! insignifiante… et qui n’a peut-être pas de rapport avec notre affaire.
— Quoi encore ?
— Sur votre liste, n’y a-t-il pas un autre Anglais, du nom de Murding ?
— Oui, Hervé Murding. Il était sorti.
— Je l’ai vu qui rentrait. J’ai questionné le portier à son propos. Il occupe une chambre au mois, où il couche rarement et où il ne vient qu’une fois ou deux par semaine, l’après-midi. Une dame, toujours la même, élégante, soigneusement voilée, l’y rejoint, et ils prennent le thé ensemble. Cette dame, qui l’attend parfois dans le hall, est venue tantôt avant que Murding fût arrivé, et, devant l’agitation et le tumulte qui régnaient ici, elle est repartie. Peut-être serait-il bon que l’Anglais Murding soit convoqué.
— Roubeau, vas-y. Ramène-nous l’Anglais Murding. »
Roubeau s’élança et ramena un monsieur qui n’avait certainement pas le droit de se faire appeler Hervé Murding, et qui n’était certainement pas Anglais.
Mauléon, qui le reconnut aussitôt, s’écria, fort surpris :
« Comment ! c’est vous, Félix Devalle, l’ami de Gustave Géraume ! le marchand de biens de Saint-Cloud ! C’est vous qui vous faites passer pour Anglais ? »
Félix Devalle, l’ami de Gaston Géraume, le marchand de biens de Saint-Cloud, avait l’air assez penaud. Il essaya bien de plaisanter, mais son rire sonnait faux.
« Oui… n’est-ce pas ?… ça m’est commode d’avoir un pied-à-terre à Paris… quand je vais au théâtre.
— Mais pourquoi sous un autre nom ?
— Une fantaisie… Et vous avouerez que cela ne regarde personne.
— Et la dame que vous recevez ?…
— Une amie.
— Une amie, toujours voilée ?… Mariée peut-être ?
— Non… non… mais elle a des raisons… »
L’incident paraissait plutôt comique. Mais pourquoi cette attitude embarrassée ?… ces hésitations ?
Il y eut un instant de silence, puis Mauléon, qui avait consulté le plan, prononça :
« La chambre de Félix Devalle est également au troisième étage, tout près du petit salon d’hiver où l’on a frappé l’Anglais Beamish. »
M. Gautier regarda Mauléon. La coïncidence les frappait tous les deux. Devait-on voir en Félix Devalle un quatrième complice ? et la femme voilée, qui lui rendait visite, n’était-elle autre que la dame du Ciné-Balthazar et que la meurtrière d’Élise Masson ?
Ils se tournèrent du côté de Victor. Celui-ci haussa les épaules et formula avec ironie :
« Vous allez trop loin. Je vous ai dit que l’incident était secondaire. Un hors-d’œuvre, pas davantage. Tout de même, il faut l’éclairer. »
M. Gautier pria Félix Devalle de se tenir à la disposition de la justice.
« Parfait, conclut Victor. Maintenant, chef, je vous demanderai de me recevoir un de ces proches matins.
— Du nouveau, Victor ?
— Certaines explications à donner, chef. »Victor, qui se dispensa d’accompagner le commissaire Mauléon dans l’exploration de l’hôtel, jugea prudent d’avertir la princesse Basileïef. L’arrestation de l’Anglais Beamish pouvait amener, en effet, des révélations dangereuses pour elle.
Il se glissa donc dans la pièce du standard téléphonique, et, toutes consignes étant levées, pria la demoiselle de lui donner la communication avec le numéro 345.
Le numéro 345 ne répondit pas.
« Insistez donc, mademoiselle. »
Nouvel appel inutile.
Victor alla s’enquérir auprès du portier.
« La dame de l’appartement 345 est-elle sortie ?
— La princesse Basileïef ? Elle est partie… il y a une heure environ. »
Victor en reçut un choc désagréable.
« Partie ?… tout d’un coup ?
— Oh ! non, tous les bagages ont été enlevés hier, et sa note payée dès ce matin. Il ne lui restait qu’une valise. »
Victor n’en demanda pas davantage. Après tout, n’était-il pas naturel qu’Alexandra Basileïef s’en fût allée, et que l’on ne se fût pas opposé à son départ ? Et, d’un autre côté, qu’est-ce qui la contraignait à attendre son autorisation à lui, Victor ?
Tout de même, il enrageait. Lupin évanoui… Alexandra disparue… Où et comment les retrouver ?