Victor, de la Brigade mondaine/Chapitre VII


SEPTIÈME CHAPITRE

COMPLICES


I


Victor se frotta les mains.

« Ça y est ! Que me veut-elle ? Vais-je trouver une femme inquiète, effrayée, avide de secours, et prête à se confier ? Peu probable. Nous n’en sommes qu’à la seconde étape, et il y en aura sans doute une troisième, et même une quatrième, avant que je n’atteigne mon but. Mais n’importe ! L’essentiel, c’est qu’elle ait éprouvé le besoin de me voir. Pour le reste, patience. »

Il se contempla dans une glace, rectifia son nœud de cravate, et soupira :

« Quel dommage !… Un vieux monsieur de soixante ans… Certes, l’œil est vif et le thorax bombe encore sous le plastron empesé. Mais, tout de même, soixante ans… »

Il glissa la tête dans le couloir, puis marcha vers l’ascenseur. Devant la porte de la princesse, il bifurqua vivement. Elle était entre-bâillée. Il entra.

Une petite antichambre, puis le boudoir.

Au seuil, Alexandra l’y attendait debout.

Elle lui tendit la main en souriant, comme elle l’eût fait, dans un salon, à un parfait gentilhomme.

« Merci d’être venu », dit-elle en le faisant asseoir.

Elle avait un peignoir de soie blanche, très ouvert, qui laissait à nu ses bras et ses belles épaules. Son visage n’était pas le visage un peu trop pathétique, un peu trop fatal, qu’elle offrait au public. Il n’y avait en elle ni hauteur, ni indifférence distraite, mais un souci de plaire, et l’expression aimable, gentille, amicale, d’une femme qui vous admet d’un coup dans son intimité.

Le boudoir était celui de tous les grands palaces. Cependant, il se mêlait à celui-ci une atmosphère d’élégance qui provenait de la lumière plus discrète, de quelques bibelots de prix, de quelques livres bien reliés, et d’un doux parfum de tabac étranger. Sur un guéridon, les journaux.

Elle dit, ingénûment :

« Je suis un peu embarrassée…

— Embarrassée !

— Je vous ai fait venir, et je ne sais trop pourquoi…

— Je le sais, dit-il.

— Ah ! et pourquoi ?

— Vous vous ennuyez.

— En effet, dit-elle. Mais l’ennui dont vous parlez, et qui est le mal de ma vie, n’est pas un ennui que peut dissiper une conversation.

— C’est un ennui qui ne cède qu’à la violence des actes, et en proportion des dangers courus.

— Alors, vous ne pouvez rien pour moi ?

— Si.

— Comment ? »

Il plaisanta :

« Je puis accumuler sur vous les dangers les plus terrifiants et déchaîner les catastrophes et les tempêtes. »

Il se rapprocha d’elle, et, d’une voix plus grave :

« Mais est-ce bien la peine ? Quand je pense à vous — et j’y pense souvent — je me demande si toute votre vie n’est pas un danger ininterrompu. »

Il lui sembla qu’elle rougissait légèrement.

« Qu’est-ce qui vous fait supposer ?…

— Donnez-moi votre main… »

Elle lui offrit sa main. Il en examina la paume longuement, penché sur elle, et il prononça :

« C’est bien ce que je pensais. Si complexe que vous paraissiez, vous êtes au fond une nature facile à comprendre, et ce que je savais déjà par vos yeux et par votre attitude, j’en ai la preuve par les lignes très simples de votre main. Ce qu’il y a d’étrange, c’est cette association de hardiesse et de faiblesse, cette recherche continuelle du péril et ce besoin d’être protégée. Vous aimez la solitude, et il y a des moments où cette solitude vous effare et où vous feriez appel à n’importe qui pour vous défendre contre les cauchemars créés par votre imagination. Il vous faut dominer, et il vous faut un maître. Vous êtes faite de soumission et d’orgueil, forte devant les épreuves et désemparée devant l’ennui, devant la routine, les habitudes quotidiennes, la tristesse, la monotonie de la vie. Ainsi, tout en vous est contradiction, votre calme et votre ardeur, votre raison qui est saine et vos instincts qui sont violents, votre froideur et votre sensualité, vos désirs d’amour et votre volonté d’indépendance. »

Il avait abandonné sa main.

« Je ne me trompe pas, n’est-ce pas ? Vous êtes bien telle que je vous vois. »

Elle détourna les yeux, gênée par le regard aigu qui pénétrait si loin dans le secret de son âme. Elle alluma une cigarette, puis se redressa, et, changeant de conversation, elle montra les journaux et ft, d’un ton si dégagé qu’il comprit que c’était là justement où elle voulait en venir :

« Qu’est-ce que vous en dites, de toute cette histoire des Bons ? »

Première allusion, entre eux, à l’aventure qui, sans doute, pour l’un comme pour l’autre, constituait la réalité même de leurs pensées et de leurs préoccupations. Avec quel frémissement contenu Victor la suivit sur ce terrain !

Aussi nonchalant qu’elle, il répondit :

« Histoire bien obscure…

— Très obscure, dit-elle. Mais, tout de même, voici des faits nouveaux.

— Nouveaux ?

— Oui. Par exemple, le suicide du baron d’Autrey est un aveu.

— En êtes-vous bien sûre ? Il s’est tué parce que sa maîtresse le trahissait et parce qu’il n’avait plus l’espoir de retrouver son argent. Mais est-ce bien lui qui a tué le père Lescot ?

— Qui l’aurait tué ?

— Un complice.

— Quel complice ?

— L’homme qui s’est enfui par la porte, et qui peut être aussi bien Gustave Géraume que l’amant de cette femme qui se sauvait par la fenêtre.

— L’amant de cette femme ?…

— Oui, Arsène Lupin… »

Elle objecta :

« Mais Arsène Lupin n’est pas un criminel… il ne tue pas…

— Il a pu y être obligé… pour son salut. »

Malgré l’effort que chacun d’eux faisait pour se dominer, l’entretien qui se continuait sur un ton indifférent prenait peu à peu tout son sens dramatique, dont Victor jouissait profondément. Il ne la regardait pas. Mais il la devinait toute frissonnante, et il sentit l’intérêt passionné avec lequel elle posa cette question :

« Que pensez-vous de cette femme ?

— La dame du cinéma ?

— Vous croyez donc que c’est la même femme qui était au cinéma et à la Bicoque ?

— Parbleu !

— Et que l’on a rencontrée dans l’escalier de la rue de Vaugirard ?

— Certes.

— Alors vous supposeriez ?… »

Elle n’alla pas plus loin. Les mots devaient lui être intolérables à prononcer. Ce fut Victor qui acheva :

« Alors, il est à supposer que c’est elle qui a tué Élise Masson. »

Il parlait en homme qui émet une hypothèse, et la phrase tomba dans un silence où il l’entendit qui soupirait. Il poursuivit, avec sa même intonation détachée :

« Je ne la vois pas clairement, cette femme… Elle m’étonne par ses maladresses. On dirait une débutante… Et puis, c’est trop bête de tuer pour rien… Car enfin, si elle a tué, c’est pour voler les Bons de la Défense. Or, Élise Masson ne les avait pas. De sorte que le crime fut absurde, bête comme tout ce qui est inutile. En vérité, pas bien intéressante, la dame…

— Qu’est-ce qui vous intéresse, vous, dans l’affaire ?

— Deux hommes. Deux vrais hommes, ceux-là ; non pas comme un d’Autrey, ou un Géraume, ou comme le policier Mauléon. Non. Deux hommes d’aplomb, qui suivent leur chemin sans gaffe et sans esbrouffe, le chemin au bout duquel ils se rencontreront : Lupin et Victor.

— Lupin ?…

— C’est le grand maître, lui. La façon dont, après le coup manqué de Vaugirard, il a redressé sa partie en retrouvant les Bons de la Défense, est admirable. Chez Victor, même maîtrise, puisqu’il est parvenu, lui aussi, jusqu’à la cachette de l’auto. »

Elle articula :

« Croyez-vous que cet homme aura raison de Lupin ?

— Je le crois. Sincèrement, je le crois. J’ai déjà suivi, dans d’autres occasions, et à travers les journaux, ou par le récit de gens qui y furent mêlés, le travail de cet homme. Jamais Lupin n’a eu à se défendre contre ces sortes d’attaques ténébreuses, dissimulées, têtues, acharnées. Victor ne le lâchera pas.

— Ah ! vous croyez ?… murmura-t-elle.

— Oui. Il doit être plus avancé qu’on ne le suppose. Il doit être sur la piste.

— Le commissaire Mauléon aussi ?…

— Oui. La situation est mauvaise pour Lupin. On le prendra au piège. »

Elle demeura taciturne, les coudes sur les genoux. À la fin, essayant de sourire, elle chuchota :

« Ce serait dommage.

— Oui, dit-il, comme toutes les femmes, il vous captive. »

Elle dit, plus bas encore :

« Tous ceux qui ont une existence à part me captivent… Celui-là… tous les autres… doivent éprouver des émotions puissantes.

— Mais non, mais non, s’écria-t-il en riant, ne croyez pas cela… Ce sont des émotions auxquelles on s’habitue… On finit par agir aussi tranquillement qu’un brave bourgeois qui fait sa partie de manille. Évidemment, il y a des minutes pénibles, mais c’est rare. Presque toujours, pour peu qu’on y ait la main, ça se passe en douceur. Ainsi on m’a indiqué… »

Il s’interrompit, et se leva, prêt à partir.

« Excusez-moi… j’abuse de vos instants… »

Elle le retint, tout de suite animée et curieuse :

« On vous a indiqué ?…

— Oh ! rien…

— Si, racontez-moi…

— Non, je vous assure… Il s’agit d’un malheureux bracelet… Eh bien, d’après ce qu’on m’a dit, je n’aurais qu’à le cueillir… Aucune émotion… Une simple promenade… »

Il allait ouvrir la porte. Elle lui saisit le bras. Il se retourna, et elle demanda, les yeux hardis, avec toute la provocation d’une femme qui n’admet pas de refus :

« À quand la promenade ?

— Pourquoi ? vous voulez en être ?

— Oui, je le veux… je m’ennuie tellement !

— Et ce serait une distraction ?

— En tout cas, je verrais… j’essaierais… »

Il prononça :

« Après-demain, deux heures, rue de Rivoli, dans le square Saint-Jacques. »

Sans attendre la réponse, il sortit.

II


Elle fut exacte au rendez-vous. En la voyant arriver, il dit, entre ses dents :

« Toi, ma petite, je te tiens. De fil en aiguille, j’arriverai bien à ton amant… »

L’air d’une toute jeune fille, allègre, impatiente d’action, heureuse comme si elle venait à une partie de plaisir, elle s’était transformée, sans pourtant se déguiser. Une petite robe de lainage gris, assez courte, une toque toute unie qui laissait à peine voir ses cheveux… rien en elle n’attirait l’attention. Elle n’avait plus son allure de grande dame, et sa beauté éblouissante était soudain devenue discrète, adoucie et comme voilée.

Victor demanda :

« Décidée ?

— Toujours décidée à m’échapper de moi.

— Quelques mots d’explication d’abord, dit-il.

— Est-ce nécessaire ?

— Ne fût-ce que pour calmer vos scrupules.

— Je n’en ai pas, dit-elle gaîment. Nous devons tout bonnement nous promener, n’est-ce pas ? et cueillir… je ne sais plus quoi.

— Exactement. Au cours de la promenade, nous rendons visite à un brave homme, qui exerce en réalité le vilain métier de recéleur… Avant-hier, on lui a remis un bracelet volé, qu’il cherche à vendre.

— Et que vous n’avez pas l’intention de lui racheter.

— Non. D’ailleurs il dormira… C’est un individu très régulier. Il déjeune au restaurant, rentre chez lui, et fait sa sieste de deux à trois. Sommeil de plomb. Rien ne le réveillerait. Vous voyez que la visite ne présente aucun aléa.

— Tant pis. Où habite-t-il, votre dormeur ?

— Venez. »

Ils quittèrent le petit jardin. Cent pas plus loin, il la fit entrer dans son auto qu’il avait placée le long du trottoir, et de façon qu’Alexandra ne pût en voir le numéro.

Ils suivirent la rue de Rivoli, tournèrent à gauche, et pénétrèrent dans un dédale de rues où il se dirigeait sans hésitation. La voiture était basse et le toit ne permettait point qu’on pût apercevoir le nom de ces rues.

« Vous vous défiez de moi, dit-elle, vous ne voulez pas que je sache où vous me conduisez. Toutes les rues de ce vilain quartier me sont inconnues.

— Ce ne sont pas des rues, ce sont des routes merveilleuses, en pleine campagne, dans des forêts magnifiques, et je vous mène dans un château merveilleux. »

Elle sourit.

« Vous n’êtes pas Péruvien, n’est-ce pas ?

— Parbleu, non !

— Français ?

— De Montmartre.

— Qui êtes-vous ?

— Le chauffeur de la princesse Basileïef. »

La voiture s’arrêta devant une voûte cochère. Ils descendirent.

Une grande cour intérieure, pavée, avec un bouquet d’arbres au milieu, formait un vaste rectangle bordé de vieilles maisons dont chaque escalier était marqué par une lettre. Escalier A… Escalier B…

Ils montèrent l’escalier F. Leurs pas résonnaient sur des dalles de pierre. Ils ne rencontrèrent personne. À chaque étage une seule porte.

Tout cela délabré, mal entretenu.

Au cinquième et dernier étage, qui était très bas de plafond, Victor tira de sa poche un trousseau de fausses clefs et un papier sur lequel il y avait le plan du logement, et où il montra à sa compagne l’emplacement de quatre petites pièces.

Il n’eut aucun mal à forcer la serrure. Sans bruit il ouvrit.

« Vous n’avez pas peur ? » murmura-t-il.

Elle haussa les épaules. Cependant, elle ne riait plus. Son visage reprenait sa pâleur ordinaire.

Une antichambre, avec deux portes en face.

Il désigna celle de droite et chuchota :

« Il dort ici. »

Il entre-bâilla celle de gauche, et ils pénétrèrent dans une petite pièce pauvrement meublée de quatre chaises et d’un secrétaire, et séparée de l’autre chambre par une baie étroite que masquait un rideau.

Il écarta un peu ce rideau, regarda, et fit signe à la jeune femme de regarder.

Sur le mur opposé, une glace reflétait un lit-divan où un homme, dont on n’apercevait pas la figure, reposait. Il se pencha sur elle et lui dit à l’oreille :

« Restez là. Au moindre geste, avertissez-moi. »

Il toucha l’une de ses mains, qui était glacée. Les yeux, fixés sur le dormeur, brillaient de fièvre.

Victor recula jusqu’au secrétaire, qu’il mit un certain temps à fracturer. Plusieurs tiroirs s’offraient à lui. Il fouilla, et découvrit le bracelet, replié dans un papier de soie.

À ce moment, il y eut un léger bruit à côté, le bruit de quelque chose qui heurte un parquet.

Alexandra laissa retomber le rideau. Elle chancelait.

S’étant approché, il l’entendit qui balbutiait :

« Il a bougé… Il s’éveille… »

Il mit la main à sa poche-revolver. Elle sauta sur lui, bouleversée, et lui saisit le bras, en gémissant :

« Vous êtes fou !… Cela, non, jamais !… »

Il lui ferma la bouche.

« Taisez-vous donc… écoutez… »

Ils écoutèrent. Il n’y eut plus aucun bruit. La respiration du dormeur scandait le grand silence. Il attira sa compagne vers la sortie. Pas à pas ils reculaient. Quand il ferma la porte, il n’y avait certes pas cinq minutes qu’ils étaient entrés.

Sur le palier elle respira largement, et, redressant sa haute taille qui semblait s’être voûtée, elle descendit, assez calme.

Remontée dans l’auto, la réaction se produisit, ses bras se raidirent, sa figure se crispa, et il crut qu’elle allait pleurer. Mais elle eut un petit rire nerveux qui la soulagea, et elle dit, comme il lui montrait le bracelet :

« Il est très beau… Et rien que des diamants admirables… Bonne affaire pour vous… Tous mes compliments ! »

L’accent était ironique. Tout à coup, Victor la sentit loin de lui, comme une étrangère, presque une ennemie. D’un signe, elle le pria d’arrêter, et le quitta, sans un mot. Il y avait une station de taxis. Elle en prit un.

Il retourna vers le vieux quartier d’où il venait, de nouveau traversa la grande cour et de nouveau monta l’escalier F. Au cinquième étage, il sonna.

Son ami, l’inspecteur Larmonat, ouvrit.

« Bien joué, Larmonat, lui dit Victor joyeusement. Tu es un dormeur de premier ordre, et ton appartement est tout à fait propre à cette petite mise en scène. Mais qu’est-ce qui est tombé ?

— Mon lorgnon.

— Un peu plus, je t’envoyais une balle dans la tête ! Et cette perspective a paru effrayer la belle dame. Elle s’est jetée sur moi, au risque de te réveiller.

— Donc elle ne veut pas de crime ?

— À moins que le souvenir de la rue de Vaugirard ne la terrifie, et que cette expérience ne lui suffise.

— Tu crois, vraiment ?…

— Je ne crois rien, dit Victor. Ce que je démêle en elle me laisse encore assez indécis. Ainsi, nous voilà complices, elle et moi, comme je le voulais. En l’amenant ici, avec moi, je me rapproche de mon but. Eh bien, j’aurais dû lui offrir, ou lui promettre sa part du butin. C’était mon intention… Je n’ai pas pu. J’admettrais qu’elle eût tué… Mais cette femme… une voleuse ?… je n’imagine pas cela… Tiens, reprends-le, ce bracelet, et remercie le bijoutier qui te l’a confié. »

Larmonat se divertit.

« Tu en emploies des trucs !

— Il faut bien. Avec un type comme ce Lupin, il faut recourir à des procédés spéciaux. »

Au Cambridge, avant de dîner, Victor reçut de Larmonat un coup de téléphone.

« Ouvre l’œil… Il paraîtrait que le commissaire Mauléon a des indications sur la retraite de l’Anglais… On prépare quelque chose… Je te tiendrai au courant. »

III


Victor demeura anxieux. La voie qu’il avait dû choisir l’obligeait, lui, à n’avancer qu’avec beaucoup de prudence, et pas à pas, sans quoi toute la bande se fût effarouchée. Mauléon, au contraire, n’avait pas de précautions à prendre : la piste découverte, il foncerait droit à l’ennemi. Or, l’Anglais capturé, c’était Lupin en danger, Alexandra sans doute compromise, et toute l’affaire qui lui échappait, à lui, Victor.

Il s’écoula quarante-huit heures désagréables. Les journaux ne faisaient aucune allusion à l’alerte annoncée par Larmonat. Celui-ci cependant téléphona que, s’il n’en savait pas davantage, certains détails le confirmaient dans son impression première.

L’Anglais Beamish restait invisible. Il ne quittait pas sa chambre, soi-disant immobilisé par une foulure.

Quant à la princesse Basileïef, elle ne parut qu’une fois, dans le hall, après le dîner. Plongée dans la lecture des revues illustrées, elle fuma des cigarettes. Elle avait changé de place et ne salua pas Victor qui, d’ailleurs, ne l’observa qu’à la dérobée.

Elle ne lui sembla pas inquiète. Mais pourquoi se montrait-elle ? Était-ce pour signifier à Victor que, si elle ne le saluait pas et ne lui parlait pas, elle était toujours là, et prête à reprendre contact ? Elle ne soupçonnait évidemment pas que les événements la menaçaient d’une manière si pressante, mais elle devait tout de même, avec son intuition de femme, sentir autour d’elle, et surtout contre l’homme qu’elle aimait, le souffle du danger. Quelle force donc la retenait dans cet hôtel ? Et quelle raison aussi y retenait l’Anglais Beamish ? Pourquoi l’un et l’autre ne cherchaient-ils pas un refuge plus sûr ? Pourquoi, avant tout, ne se séparaient-ils pas ?

Peut-être attendait-elle cet inconnu que Victor avait remarqué, un soir, en compagnie de l’Anglais, et qui n’était, qui ne pouvait être qu’Arsène Lupin ?…

Il fut tout près d’aller vers elle et de lui dire :

« Partez. La situation est grave. »

Mais qu’eût-il répondu, si elle lui avait demandé :

« Grave pour qui ? Qu’ai-je donc à craindre ? En quoi la princesse Basileïef peut-elle être tourmentée ? L’Anglais Beamish ? Je ne le connais pas. »

Victor attendit. Lui non plus ne quittait pas l’hôtel qui était, en tout état de cause, le lieu où tout faisait prévoir que se produirait le choc, si l’ennemi ne se décidait pas à la retraite, et si le commissaire Mauléon parvenait jusque-là. Il réfléchissait beaucoup. À chaque instant, il reprenait toute l’affaire, cherchait à vérifier certaines solutions auxquelles il s’était arrêté, et les confrontait avec ce qu’il savait d’Alexandra, de sa conduite et de son caractère.

Il déjeuna dans sa chambre et rêvassa longtemps. Après quoi, se penchant sur l’avenue du haut de son balcon, il avisa la silhouette fort reconnaissable d’un de ses collègues de la Préfecture. Un autre vint en sens opposé. Ils s’assirent sur un banc, en face du Cambridge. Il ne s’adressèrent pas la parole. Ils se tournaient le dos, mais ne quittaient pas des yeux le péristyle de l’hôtel. Deux autres inspecteurs s’établirent de l’autre côté de la chaussée, et deux autres plus loin. En tout, six. L’investissement commençait.

Le dilemme se posa pour Victor. Ou bien redevenir Victor, de la Brigade mondaine, dénoncer l’Anglais, et atteindre ainsi plus ou moins directement Arsène Lupin, — mais c’était sans doute démasquer Alexandra. Ou bien…

« Ou bien quoi ? se dit-il à mi-voix. Ne pas prendre le parti de Mauléon, c’est prendre celui d’Alexandra, et lutter contre Mauléon. Pour quel motif agirais-je ainsi ? Pour réussir l’affaire moi-même, et atteindre moi-même Arsène Lupin ?… »

Il y a des moments où il vaut mieux ne pas réfléchir et se laisser mener par son instinct sans savoir où il vous mène. L’essentiel était de s’introduire au cœur même de l’action et de conserver toute sa liberté d’agir suivant les fluctuations de la lutte. Se penchant de nouveau, il aperçut l’inspecteur Larmonat qui débouchait d’une rue voisine et se dirigeait en flânant vers l’hôtel.

Que venait-il faire ?

En passant devant le banc de ses collègues, Larmonat les regarda. Il y eut un imperceptible mouvement de tête entre les trois hommes.

Puis, toujours d’un pas de promeneur, Larmonat traversa le trottoir et entra dans l’hôtel.

Victor n’hésita pas. Quoi que vînt faire Larmonat, il fallait lui parler. En bonne logique, même, Larmonat devait escompter cette rencontre.

Il descendit.

L’heure du thé approchait. Beaucoup de tables déjà étaient occupées, et dans le hall et dans les larges couloirs qui l’entouraient, les gens circulaient assez nombreux pour que Victor et Larmonat pussent s’aborder sans être remarqués.

« Alors ?

— L’hôtel est cerné.

— Qu’est-ce qu’on sait ?…

— On est à peu près sûr que l’Anglais est ici depuis l’attaque du bar.

— La princesse ?

— Pas question d’elle.

— Lupin ?

— Pas question de lui.

— Oui, jusqu’à nouvel ordre. Et tu es venu pour m’avertir ?

— Je suis de service.

— Allons donc !

— Il manquait un homme. Je rôdais du côté de Mauléon. Il m’a expédié ici.

— Il arrive ?

— Le voici qui parle au portier.

— Bigre ! ça ronfle.

— Nous sommes douze en tout. Tu devrais décamper, Victor. Il est encore temps.

— Tu es fou !

— Tu seras interrogé… S’il te reconnaît comme étant Victor ?

— Et après ? Victor s’est camouflé en Péruvien et fait son métier d’inspecteur dans l’hôtel où justement la police enquête. T’occupe pas de moi. Va te renseigner… »

Larmonat se hâta vers le vestibule d’entrée, rejoignit Mauléon, et le suivit dans les bureaux de la Direction ainsi qu’un brigadier venu du dehors.

Trois minutes. Larmonat reparut et obliqua du côté de Victor. Quelques phrases seulement furent échangées.

« Ils compulsent le registre. On y relève les noms des Anglais qui séjournent seuls, et même les noms de tous les étrangers.

— Pourquoi ?

— On ignore le nom du complice de Lupin et il n’est pas absolument certain qu’il soit Anglais.

— Ensuite ?

— Ensuite on les convoque, les uns après les autres, ou bien l’on monte chez eux, et on examine leurs papiers. Tu seras probablement interrogé.

— Mes papiers sont en règle… trop, même. Et si quelqu’un veut sortir ?

— Six hommes veillent. Les suspects sont amenés à la Direction. Un inspecteur écoute les conversations téléphoniques. Tout se fait en ordre. Pas de scandale.

— Et toi ?

— Il y a par derrière, rue de Ponthieu, une sortie réservée au personnel et aux fournisseurs, mais que des clients empruntent à l’occasion. Je suis chargé de la garder.

— La consigne ?

— Ne laisser passer personne avant six heures du soir, sans un permis signé par Mauléon, sur une carte de l’hôtel.

— À ton avis, combien de temps ai-je pour agir ?

— Tu veux donc agir ?

— Oui.

— Dans quel sens ?

— Zut ! »

Ils se quittèrent.

Victor prit l’ascenseur. Il n’avait aucune hésitation, et il ne songeait même pas qu’il fût possible d’en avoir, et qu’une décision différente pût être adoptée par lui.

Il se disait :

« C’est cela, et ce n’est pas autre chose. Il est même curieux de constater à quel point les circonstances jouent en faveur de mes projets. Seulement, il faut se dépêcher. J’ai quinze minutes devant moi… vingt tout au plus. »

Dans le couloir, la porte d’Alexandra s’ouvrit, et la jeune femme apparut en toilette de ville, comme si elle descendait pour le thé.

— Il marcha sur elle, la prit à l’épaule, et la repoussa dans son appartement.

Elle résista, irritée. Qu’y avait-il donc ?

« L’hôtel est cerné par la police. On perquisitionne. »