Librairie Henry du Parc (p. 127-144).


xi


Les matinées d’avril sont parfois douces, brillantes, échauffées par le soleil tout nu au milieu du ciel bleu, dans certaines vallées du Périgord, notamment aux Andrives. On se croirait à l’été, et les arbres, tout à coup, semble-t-il, se couvrent de feuilles qui étalent leur vert tendre parmi les fleurs neigeuses des pommiers et des cerisiers plantés en bouquets énormes çà et là. Les avoines font des nappes d’herbes hautes et flottantes ; les blés, encore ras, gazonnent la terre partout au loin.

Les haies dressent leurs broussailles ajourées, comme un capricieux réseau d’épines tendu au long des prés, au-dessus de la masse verdoyante et pressée des violettes sauvages et des primevères des champs, déjà écloses pour sonner le printemps avec toutes leurs clochettes d’or.

Autour du château des Andrives, le renouveau a jeté tout son éclat et tout son tumulte. Des rumeurs galopent, portées comme par un coup de vent et qui viennent des bois où craquette le bois mort, sous la poussée des tiges nouvelles, où des passées de vols rapides annoncent le travail des nids, où déjà, sous les fougères tendres, tout un monde au réveil met des frissons de vie. Les troupeaux en émoi piétinent au fond des étables avec des bêlements doux et des mugissements prolongés et plaintifs comme des sanglots d’amour.

Au bord des toits de la maison trop blanche sous le soleil qui resplendit et met une flambée dans toutes ses vitres claires, toute la pigeonnée s’est abattue, roucoulant et voletant dans la poursuite éperdue de ses incessantes tendresses.

Tandis qu’en la basse-cour tiède et ensoleillée, dans le caquetage des poules et le chant héroïque des coqs en bataille, et le pépiement des poussins courant tout blonds et fous dans la mêlée, et le bourdonnement des abeilles qui s’essayent à rôder sur les premières roses, Victoire ligottait sur un banc, contre un mur, un porc qu’elle allait saigner.

Maintenant les cris déchirants de la bête égorgée dominaient tous les bruits ; elle faisait craquer les cordes qui la liaient aux jambes et au cou sur la planche où elle était étendue avec un couteau planté dans la gorge. Ses flancs se tordaient avec des frissons terribles, mais elle ne pouvait échapper au supplice, et son sang coulait, fumant et vif, dans un baquet où Victoire accroupie plongeait ses bras et remuait les mains.

Ce cri aigu, lamentable, qui devenait plus haut et terrible quand Victoire d’un nouveau coup élargissait la plaie, avait jeté un silence parmi la basse-cour effrayée et jusque sur les toits où les roucoulements cessaient. On eût dit que l’effroi de la mort avait passé parmi ces bêtes, avec comme une angoisse qui les tenait immobiles.

Quand le porc égorgé vint à râler plus bas, on entendit la Victoire qui chantonnait distraitement. Sa face très-pâle, tranquille et comme endormie n’avait pas un émoi, tandis qu’elle tournait et retournait dans le baquet le liquide pourpré qui lui tombait chaud et fumant sur les doigts. Le soleil caressait ardemment sa nuque rousse et l’engourdissait dans un bien-être où il y avait la volupté du repos. Sans pensée, les yeux à demi fermés, les mains lentes maintenant, elle s’oubliait dans une paresse heureuse, grisée de sang, de lumière et de soleil.

Quelqu’un marcha derrière elle, puis on lui toucha l’épaule. Elle se tourna et vit un gendarme à ses côtés. Un autre à cheval, barrant la porte d’entrée, tenait un autre cheval en main.

Elle se mit debout un peu inquiète, et ses mains rouges s’égouttèrent sur sa jupe.

— Vous vous nommez Marie-Eugénie Victoire ?

Elle ne répondit rien, regardant sournoisement le gendarme de ses petits yeux doux clignotants.

— Voulez-vous me répondre ? dit-il rudement ; et il lui posa de nouveau la main sur l’épaule. Elle eut peur et balbutia :

— Bien sûrement que je m’appelle Victoire.

— Au nom de la loi, je vous arrête.

Elle eut l’air de ne pas comprendre et fit mine de se faire lâcher pour continuer sa besogne. Il y eut entre eux une courte lutte. Toujours plus pâle, elle se défendait, ne comprenant pas. Elle répétait :

— Eh ben, eh ben, lâchez-moi donc…

M. et madame Maleyrac, qui achevaient de déjeuner, accoururent au bruit et demeurèrent plantés sur le perron, stupéfaits, regardant leur servante, éclaboussée de sang et qu’un gendarme poussait vers eux. Même madame Maleyrac, l’esprit encore brouillé par la lecture de son feuilleton, ne se souvenant plus qu’elle faisait tuer un porc, s’imagina tout à coup que la Victoire venait d’assassiner quelqu’un.

L’autre cavalier avait mis pied à terre, et il s’approchait.

Maintenant il se tenait derrière Victoire qui ne se défendait plus, mais dont les paupières battaient plus vite avec un tremblement de tout son corps. Par la porte demeurée ouverte sur le chemin, on voyait un groupe de paysans, les femmes devant, le cou tendu, les mains jointes, curieuses et épeurées, se parlant bas avec des hochements de leurs têtes roulées dans des fichus de couleur.

— Mandat de perquisition, dit le brigadier à M. Maleyrac. Infanticide. Nous devons faire des recherches. Conduisez-nous à la chambre de cette fille.

Madame Maleyrac fit un cri :

— Victoire ! infanticide ! chez nous ! Allons donc, monsieur ! il y a erreur. Mais parlez donc, grosse bête ; vous ne comprenez pas ? Elle est idiote, monsieur, mais elle est honnête… Chez moi, d’ailleurs, je n’aurais pas toléré…

Mais en parlant, elle regardait Victoire, et tout à coup sa langue s’embarrassa. Victoire, debout, les mains pendantes, les jupes collées au corps, lui apparut maigre, efflanquée, avec son ossature énorme d’où toute la chair semblait partie, la poitrine diminuée. Sous le tablier taché de sang, le gonflement grotesque avait disparu.

Le brigadier reprit sévèrement :

— Il n’y a donc que vous, madame, qui n’ayez rien vu. Tout le village en parle, demandez à ces gens. Il y a une quinzaine environ que Victoire a dû accoucher. Et l’enfant a disparu.

Le visage de madame Maleyrac s’empourpra de fureur ; elle cria :

— Misérable ! chez moi ! serait-il possible ! Mais répondez donc…

— Elle ferait mieux d’avouer, continua le brigadier plus doucement en lui tapotant l’épaule. On aurait égard, on trouverait peut-être des circonstances… Tandis que si elle persiste, on saura la vérité tout de même, et dame, ça sera plus dur ensuite devant les juges. Les travaux forcés, ce n’est pas gai, hein ? Allons, dites, qu’avez-vous fait de l’enfant ?

Victoire baissa la tête, de son air farouche de bête acculée ; mais elle ne répondit rien, entêtée à se taire, à se laisser tuer plutôt que de dire un mot.

— Chez moi ? répétait madame Maleyrac, se prenant la tête à deux mains, furieuse surtout de perdre sa servante et enragée contre elle, de ce malheur, à ce point qu’elle l’eût accablée si elle avait su comment. Elle cria tout à coup :

— Allez, ne cherchez pas. C’est une brute. Elle l’aura tué, son enfant, comme elle saigne un poulet, sans pitié, férocement. Elle est capable de tout, cette sauvage-là. Je voudrais la voir sur l’échafaud.

Madame Maleyrac ne se connaissait plus. Le brigadier la regarda, clignant de l’œil, puis il dit d’un ton apitoyé :

— Après cela, on peut se tromper. C’est peut-être par accident que l’enfant est mort. Cela s’est vu. Il n’y a peut-être pas de sa faute, à cette pauvre fille, qui sait ?

Victoire avait fait un mouvement, et ses paupières s’étaient levées ; elle regardait le gendarme. Il continua, tout à fait bonhomme :

— Hein ! pas vrai ? Mais il vaudrait mieux le dire, pour vous, dans votre intérêt. Tout le monde vous croira coupable si vous ne dites rien. Voyez madame Maleyrac. Allons, soyez bonne fille, contez-nous cela, bien franchement. On aura pitié de vous, et qui sait ? peut-être, on vous laissera libre.

Il lui parlait très-bas, très-près, la voix douce.

Toute la roideur de Victoire tomba. Elle s’attendrissait dès qu’on paraissait bon pour elle. Jamais son cœur n’avait pu résister à un semblant de caresse. Elle mollissait tout de suite. Ses yeux se mouillèrent, puis les larmes se mirent à tomber.

C’était fini : elle s’abandonnait.

Le brigadier la tira un peu en arrière ; d’un geste amical, il continua à l’interroger tout bas. Elle balbutiait, ne comprenant pas toujours. Enfin, elle allongea la main dans la direction des bois en faisant un sanglot qui s’entendit jusqu’à la porte où les paysans regardaient. Les femmes, entendant pleurer, sortirent leurs mouchoirs, tandis que madame Maleyrac haussait brutalement les épaules.

Maintenant Victoire marchait tranquillement entre les deux gendarmes.

La foule des paysans s’était grossie des gens qui passaient, les uns allant au travail, la bêche sur l’épaule, et tout le monde suivait, traîné par la curiosité de ce drame. Cela remplissait le chemin étroit qui menait, à travers champs, dans la direction des taillis dont on apercevait les branches claires déjà toutes mouchetées d’un vert tendre.

Dans la splendide tombée du soleil et la gaieté du renouveau, et l’odeur fraîche des terres reverdies, sous les pommiers qui neigeaient, faisant la jonchée blanche, la Victoire passait, sinistre dans ses jupes éclaboussées de rouge, les mains sanglantes, entre les deux gendarmes dont l’équipement reluisait.

Ils entrèrent dans le bois, et là, Victoire s’arrêta un peu, regardant autour d’elle. Puis elle se dirigea vers un bord, non loin d’une terre ensemencée.

Il y avait là une haie, au ras d’un fossé dans lequel elle s’affalait ces derniers temps, quand elle venait travailler et qu’elle n’en pouvait plus de sa grossesse arrivée à terme.

Elle raconta qu’elle y demeurait des heures, comme cela, accroupie, levée sur ses mains pour voir si on ne la surprenait point dans ce repos qui eût exaspéré les Maleyrac. Elle se cachait. Et un jour…

Elle parlait maintenant comme avec un plaisir de soulager son cœur, de conter son malheur à des gens qui ne la rudoyaient point, qui ne lui disaient point d’injures, et qui l’écoutaient avec tant d’intérêt qu’elle se laissait parler.

Elle ne voyait point les visages qui s’allongeaient, curieux, derrière les arbres, les regards luisants de ceux-là mêmes qui l’avaient dénoncée, par bavardise seulement, et qui éprouvaient comme une peur aujourd’hui que les gendarmes étaient là. Elle ne voyait que le fossé béant, tapissé de broussailles et d’herbes nouvelles, avec comme un éboulement de terre dans le milieu.

Elle disait qu’elle était venue là, en courant, un jour que les douleurs lui tordaient les entrailles. Elle ne savait pas où aller, ni à qui demander aide. Elle n’osait pas, d’abord, on l’aurait huée. Elle pensait à demeurer là, cachée, comme une bête en son trou, tant qu’elle pourrait. Elle n’avait pas d’idée autrement, bien sûr. Et voilà que l’enfant était venu.

Elle n’avait pas crié. Elle s’était roulée, en mordant les pierres. Et cela avait duré toute une matinée, pendant que les Maleyrac la pensaient à semer dans le champ à côté. Mais l’enfant était là, tout nu, par terre, et il criait.

Elle lui voulait du mal, bien certainement, pour ce qu’il était venu lui causer du malheur. Mais elle n’avait pas pensé à le tuer, jamais. Elle n’y touchait pas seulement, elle le regardait. Elle n’avait pas l’idée d’en rien faire. Elle ne savait pas. Maintenant qu’elle ne souffrait plus, elle aurait voulu s’en aller et n’y plus penser. Mais il criait, et cela lui faisait peur. On eût dit qu’il appelait les gens pour faire voir qu’il était là.

Tout à coup, elle avait entendu venir quelqu’un, par là, devers le bois. C’était un homme : il sifflait. Puis il s’était arrêté comme pour écouter : sans doute le petit. Alors elle s’était levée pour voir ; elle était comme cela, retournée, et comme il n’y avait pas de feuilles aux arbres, elle voyait loin. L’homme approchait. Le petit criait plus fort. Pour le faire taire, pendant que l’homme passait, elle avait posé son pied nu sur la petite bouche ouverte, comme cela.

Et la Victoire, la face au bois, le regard dilaté par le souvenir de l’effroi et du crime, se tenait immobile, le pied allongé et posé raide devant elle, comme elle avait fait. Elle avait senti, disait-elle, comme si un serpent s’était roulé autour de son pied, les petits bras qui remuaient et tout le corps qui se tordait sous son talon. Puis quand l’homme avait eu passé, reprenant sa chanson qui faisait siffler les merles, elle avait retiré son pied ; mais le petit ne bougeait plus : il était mort.

Elle l’avait regardé longtemps, ne comprenant pas bien d’abord. Ensuite, elle avait eu une joie d’en être débarrassée.

Et elle l’avait caché là, sous de la terre qu’elle avait fait couler, avec des pierres par-dessus, et elle s’en était revenue à la maison, où elle avait travaillé tout le jour pour qu’on n’y vît rien.

Pendant qu’elle achevait, l’un des gendarmes avait déterré le petit cadavre, et l’avait enveloppé dans le tablier défait de Victoire, qui regardait cela les yeux secs. Elle éprouva le besoin de répéter qu’elle n’avait jamais eu l’idée de le faire mourir, qu’elle avait fait cela sans penser, comme elle avait dit, bien vrai…

— Mais c’était votre enfant, malheureuse ! s’écria enfin le brigadier, qui ne pouvait plus cacher son indignation.

Maintenant, il la rudoyait, et cela donna un saisissement à Victoire. Elle se croyait délivrée, et on l’emmenait. Elle ne comprenait plus. Alors pourquoi l’avait-on fait parler, si on ne la croyait pas ? Si elle avait su, elle n’aurait rien dit.

Et elle reprit son silence farouche, le regard en dessous, haineux, coulé vers les gens qui la suivaient encore au retour.

Les gendarmes avaient demandé une carriole, qu’ils trouvèrent attelée à l’entrée du château. On y fit monter Victoire, avec son petit près d’elle, roulé dans le tablier. L’homme qui conduisait claqua son fouet, la charrette branla et dévala lentement le chemin, entre les deux gendarmes à cheval, tandis que les paysans, groupés, regardaient encore et tant qu’ils purent voir la Victoire qui s’en allait en prison.

Et comme le jour était clair, tout vibrant de lumière, et la Victoire haute, assise de côté, bien en vue, ils la regardèrent longtemps, terrifiés par ce grand corps immobile.

Et ils disaient, la trouvant si robuste avec ses bras roux, ses cheveux flambants, et toute hideuse dans ses jupes éclaboussées, les mains sanglantes, ils disaient que l’on voyait bien qu’elle était née pour le crime, celle que l’on appelait sinistrement la Rouge.