Librairie Henry du Parc (p. 115-126).


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Au bout d’un mois, le dragon n’avait pas répondu. Victoire pensait que, sans doute, Versailles était très-loin, et qu’il fallait un bon temps pour en recevoir les lettres. Cependant elle recommençait à s’affoler, dans la peur que la réponse n’arrivât trop tard.

Chaque matin, maintenant, à l’heure du facteur, elle tournait autour de la maison pour le voir venir par la montée du chemin.

Et dès qu’elle l’entrevoyait, sous le clair des arbres nus, avec, sur l’épaule, un cabas enfilé dans un bâton, son sac en travers, sa blouse bleue qui passait sous le burnous jauni par les pluies, et sa grosse canne en bois noué qui frappait les pierres à la cadence régulière et pressée de sa marche, la Victoire devenait pâle, avec un étranglement qui lui arrêtait le souffle. Malgré ça, elle s’arrangeait pour lui venir au-devant sans qu’on la vît de la maison, et elle lui répétait :

— C’est-il pour aujourd’hui que vous me donnerez quelque chose ?

— Non, pas encore, mademoiselle Victoire. Il n’y a que le journal de madame Maleyrac.

Elle s’efforçait de rire en disant :

— C’est pour demain.

Mais elle s’en allait les jambes cassées.

Un jour, après six semaines d’attente, elle demanda au facteur :

— Combien ça met de temps, une lettre, pour aller à Versailles ?

Il répondit :

— Deux jours.

— Deux jours !

Elle demeura plantée, la bouche ouverte, n’y voyant plus clair.

Deux jours ! Mais alors le dragon ne répondrait pas !

Depuis qu’elle s’était accrochée à cet espoir, elle avait sans cesse devant les yeux et dans la pensée le beau soldat qui avait causé son malheur.

Elle s’était accoutumée à l’attendre, à songer à lui, comme à un véritable amoureux qui lui aurait promis le retour. Il n’y avait plus que lui dans sa vie, lui, le père de cet enfant qui lui sautait dans la poitrine. Elle ne lui en voulait pas, elle s’était mise à l’aimer.

Quand tout le monde était couché, le soir, elle entrait dans le salon, doucement, avec sa lampe de cuisine à la mèche basse et fumeuse qu’elle posait sur un coin de la table. Et, dans l’album de madame Maleyrac, elle cherchait le portrait du dragon. Il était là, campé sur une jambe, l’autre en avant, avec sa botte qui lui montait au genou, la taille fine, le buste bombé, la tête de côté comme pour affiler son regard qui était galant et moqueur avec une pointe de tendresse. Et son casque le haussait, tandis que la crinière noire qui pendait lui faisait comme une longue chevelure sur les épaules. Il était beau et charmant, et Victoire demeurait des heures parfois à soupirer devant lui, tout attendrie et se souvenant.

Le ventre énorme, la gorge débordante, malpropre et ébouriffée sous son fichu de couleur déteint, avec ses petits yeux doux et sa grosse bouche gourmande, elle eût été grotesque à soupirer devant le dragon beau et fin, n’étaient sa pâleur de mère et ses larmes de fille abandonnée.

Pourtant elle pensait quelquefois qu’il n’était pas possible qu’il fût demeuré insensible s’il avait lu sa lettre.

Alors elle cherchait des raisons pour l’excuser et pour espérer encore. Un soldat, il était peut-être à la guerre ! Est-ce qu’elle savait ? Sa pensée travailla sur un autre objet.

Maintenant elle écoutait ce que M. Maleyrac lisait tout haut, tous les matins après son déjeuner, dans le journal de madame Maleyrac. C’était le sien parce qu’elle s’y était abonnée pour le feuilleton, un drame horrible, où l’on racontait comment des gens très-adroits volent, tuent, empoisonnent, violent et assassinent, le tout avec des ruses très-intéressantes pour échapper à la justice et à la loi. Cette lecture édifiante, madame Maleyrac l’absorbait dès son lever, tandis qu’elle prenait son café, les pieds sur une chaufferette.

Et quand on venait à table pour le déjeuner de midi, madame Maleyrac brandissait fiévreusement son journal que M. Maleyrac attendait, ses lunettes sur le nez. Mais elle ne le lâchait pas qu’elle n’eût raconté tout le feuilleton avec des gestes tragiques, et multipliant, pour l’effet, le nombre des victimes ce matin-là égorgées, à la grande peur de Victoire, qui pensait que tout cela était arrivé, puisque c’était écrit, et qui s’en allait en murmurant des :

— Las ! mon Dieu ! Y a-t-il des gens qui valent pas grand’chose !

Enfin, M. Maleyrac attrapait la feuille, et, à son tour, il faisait la lecture des articles politiques.

Jusque-là, Victoire n’y comprenait rien, n’écoutait pas. Maintenant, les mots de soldat, guerre, canon, lui revenaient dans la tête, et elle se disait qu’en s’efforçant de comprendre, elle arriverait peut-être à avoir des nouvelles de son dragon.

Madame Maleyrac eût été bien surprise si elle avait pu voir sa servante, l’oreille collée à la porte, écoutant gravement la lecture du journal.

Le sens continuait à lui échapper absolument, et malgré tous ses efforts. Cela même lui faisait l’effet d’une langue inconnue. Seuls les mots de guerre, canon, soldat, qui revenaient de temps à autre, comme il est d’usage dans tout article politique bien compris, afin de caresser le chauvinisme du lecteur, ou de lui donner la petite mort s’il est poltron, ces mots seuls lui étaient clairs et signifiaient pour elle que son dragon faisait la guerre, et c’est pourquoi il ne répondait pas. Parfois aussi le mot de « paix » revenait dans les lectures de M. Maleyrac, et Victoire en reprenait courage. Elle pensait pendant toute la journée à sa lettre, qu’il allait enfin trouver au retour de la guerre et à laquelle il répondrait.

Et les jours alternaient ainsi pour elle. Mais c’étaient les plus mauvais qui revenaient le plus souvent, car le temps passait. Et Victoire, sanglée dans ses cottes, bridée dans son corsage, étouffait et s’éreintait à porter, en le cachant, un ventre énorme qui grossissait toujours. Elle avait imaginé d’être enrhumée pour se tenir empaquetée, et elle faisait la malade, s’asseyant vite dans ses jupes dès qu’une personne étrangère à la maison la regardait.

En même temps, elle pensait : Le temps approche, encore huit jours peut-être, et si « lui » n’est pas revenu, qu’est-ce que je vais faire ?

Avec cela que le mois de mars finissait, on faisait les pommes de terre, on semait les petits pois et les fèves de marais. Et c’était Victoire qui faisait les trous, les sillons, la ramenée de terre sur les grains posés un à un, se baissant et se levant tout à coup.

Elle se traînait, quand elle était seule, elle râlait, elle s’affalait sur ses genoux, en pleine terre mouillée ou gelée, et elle demeurait là, les yeux vides, la tête sans pensée, écoutant battre ses flancs. Parfois elle les empoignait à deux mains furieuses comme si elle eût voulu étouffer ce fruit de ses entrailles qui la poignait et semblait vouloir la crever pour montrer sa honte à tout le monde.

Même une haine lui était venue pour cet enfant qui lui causait tant de malheurs et de souffrance. Si elle avait pu l’arracher de ses flancs et le jeter loin d’elle, comme on fait d’une bête qui se colle à vous et vous ronge, elle l’aurait fait sans pitié. De la pitié ! Qui donc en avait jamais eu pour elle ? Et savait-elle même ce que c’était ?

Elle devenait farouche comme un animal sauvage et traqué. Ses regards en dessous luisaient de douleur et de haine. Une révolte la tenait sans qu’elle sût contre qui, sinon contre la vie elle-même qui l’avait faite si misérable et abandonnée, avec des appétits de brute, qu’elle se gardait cependant d’assouvir, et qui, pour une fois qu’elle s’y abandonnait, sans savoir encore, la jetait à la honte, la livrait aux injures, la chassait hors des foyers honnêtes où son ventre maudit portait le déshonneur.

Dans ces heures de colère et d’effroi, où elle se tenait accroupie, tassée et comme acculée à la haie qui la cachait, semblable à une bête énorme, avec son poil fauve qui lui tombait sur les yeux, et ses mamelles lourdes, et ses mains crispées sur la terre comme des griffes sanglantes au bout d’un bras roide et roux, guettant pour n’être pas surprise, — quelquefois passait au loin, vers la coudée des prés, quelque vache lente et rêveuse, broutillant, la tête retournée vers le petit blond et tendre, qui la suivait en piquant du nez sa mamelle pendante. La Victoire attachait sur eux ses yeux agrandis ; elle soufflait plus fort, en regardant, sans lâcher, l’allure rhythmée de la vache paresseuse, tranquille et fière en sa maternité, battant ses flancs féconds de sa queue doucement balancée, ou s’arrêtant, la jambe écartée, pour livrer son pis gonflé à son petit, qui mordillait et tiraillait, la tête penchée, flageolant sur ses longues jambes fines de nouveau-né.

Et Victoire s’oubliait à crier, le poing en avant, tout aveuglée de larmes :

— Elle est heureuse, au moins, celle-là !