VERSAILLES
LEGENDE

III. — LA REINE[1]


I


Le feu, la pique et le marteau
Ont forcé toutes les armoires ;
Les satins, les velours, les moires,
Couvrent la place du château.

Quelle cohue et quel spectacle !
On enterre la royauté.
Partout le peuple est en gaîté,
C’est le grand jour de la débâcle !

Le jour entre les jours prédits,
Le jour fameux, le jour suprême
Où le peuple se décarême
D’un long passé de vendredis.

Puisqu’elle est morte, joie insigne !
La royauté de droit divin,
Nous allons vendanger son vin
Et dévaster un peu sa vigne !

Huit cents ans près elle a vécu !
Elle a trépassé, bonne dame !
Que le diable donc ait son âme,
Et le chiffonnier son écu !

Hier le bourgeois et la bourgeoise,
Avec leurs enfans ahuris,
Ont été conduits à Paris.
L’émeute féroce et grivoise

Aujourd’hui ravage leur toit.
La rage et l’insulte à la bouche,
On pille l’alcôve et la couche ;
On rit, on pousse, on hurle, on boit.

On souille surtout, on se vautre !
Chacune saute avec chacun,
Puis on fait danser les Lebrun
Sur les terrasses de Le Nôtre !

Les Boule aussi, les Lesueur,
Les Coustou, volent en cadence !
Il faut que tout le monde danse
Lorsque le peuple est en sueur !

Par les balcons et les fenêtres
Sautez, fauteuils et traversins ;
Dans l’eau stagnante des bassins
Disparaissez, bustes des traîtres !

En pièces donc les cabarets
Du Japon, — à sac les richesses !
A la lanterne les duchesses,
A la flamme leurs tabourets !

Ici l’émeute dévalise,
Enfonçant la pioche et le pal ;
Là le pouvoir municipal
S’assied, saisit et verbalise !

Pillage en haut, encan là-bas !
La boutique et le champ de foire
Dans ce palais où votre gloire,
O grand Louis, prit ses ébats !

II


Du fond de vos apothéoses,
Roi-Jupiter, roi-Jéhovah,
Regardez comme tout s’en va
Et ce que deviennent les choses !

Regardez, et peut-être bien
Que dans cette immense défroque
Vous trouverez quelque breloque
Du siècle capitolien !

Quelque relique familière
De Saint-Cyr ou de Trianon,
Une coiffe de Maintenon,
Une boucle de La Vallière !

La plume qui signa l’arrêt
Qui révoqua l’édit de Nantes,
La bague aux flammes rayonnantes
Dont votre doigt se décorait

Quand, pour déjouer la surprise,
Volage amant, fragile époux,
Vous demandiez un rendez-vous,
Pour la nuit prochaine à Soubise[2].

Regardez, sire, tout se vend,
Vos soleils ont éteint leurs disques,
Et voilà de vos odalisques
La pantoufle qu’on jette au vent !

Louis Quinze morne et funèbre,
Flânant tantôt de ce côté,
Tranquillement s’est arrêté
Pour voir la fête qu’on célèbre.

De magasin en magasin,
L’œil glacé, le visage pâle,
Il a traversé cette halle
Comme un bourgeois, comme un voisin.

Arrivé devant une échoppe,
Une Manon à l’œil narquois,
Tirant avec ses jolis doigts,
Un bijou de son enveloppe :

« L’éventail de la Pompadour !
A-t-elle dit. — Êtes-vous folle ?

Je n’en veux pas pour une obole ;
A d’autres, mignonne, et bonjour ! »

Et dans la tempête profonde
A disparu le vieux seigneur.
Que lui fait à ce promeneur
L’écroulement de tout un monde ?

Ce vacarme et ce désarroi
Sont jeux pour son indifférence ;
Il oubliait déjà la France
Jadis, quand il était le roi !

Pourquoi viendrait-il, à cette heure
Où ses destins sont révolus,
S’attrister de ce qui n’est plus ?
Le trône a fait son temps, qu’il meure !

« Que m’importe le lendemain ?
Rien ne me fut ma vie entière,
Aujourd’hui dans ce cimetière
Je passe la canne à la main ! »

III


Mais vous, ô monarque superbe,
Vous qu’on peut maudire et railler,
Mais en qui nul ne peut nier
Que la France n’eût mis son verbe,

Vous qui n’avez jamais plié,
Nature puissante, infléchie,
Vous, au sort de la monarchie
Indissolublement lié !

Qu’avez-vous dit, majesté grande ?
Quelle horreur en voyant cela
Du sein de votre Walhalla,
Versailles que l’on vilipende !

Versailles dégradé, flétri
Dans ses retraites les plus chères,
Tous vos trésors mis aux enchères,
Tous vos portraits au pilori !

A tant cette chaise percée,
Où le grand roi, le roi-soleil,
Trônait dans le simple appareil,
Devant une cour empressée !

Cette perruque de gala,
Ce jabot de rare guipure
Où peut-être une larme pure
Des yeux de Madame coula.

A tant ces vieux fonds de culottes,
Cette mitre et ce goupillon !
A qui les veut ce cotillon,
Ces pastels et ces bergamotes !

Ce Céladon, ce cordon bleu,
Ce ciboire dont les hosties,
Ouvrant leurs ailes, sont parties,
Papillons envolés vers Dieu !

Spectacle affreux, leçon suprême,
A vous mettre le rouge au front !
Encor si l’insulte et l’affront,
Sire, n’atteignaient que vous-même !

Mais cette femme, ô roi héros,
Cette victime expiatoire,
Que les crimes de votre histoire
Accablèrent d’un poids si gros !

Quelles larmes d’ecclésiaste,
Vous oubliant pour une fois,
N’avez-vous pas dû, Sur sa croix,
Répandre à cette heure néfaste !

J’ai lu dans un auteur ancien
Ou moderne, — le fait n’importe, —
Qu’un père, sa fille étant morte,
Douta qu’un tel deuil fût le sien.

Immobile et comme de pierre,
Livide, le poil hérissé,
Sur ce jeune corps trépassé
Il fixait sa morne paupière.

Il voulait pleurer, ne pouvait,
La douleur tordait ses entrailles ;
Il conduisit les funérailles,
Puis revint s’asseoir au chevet.

Et ce fut alors, à la vue
D’un pauvre soulier trouvé là,
Que la source des pleurs coula,
Profonde, abondante, imprévue.

Ainsi votre cœur dut saigner,
Monarque affectueux, honnête,
Devant un chiffon d’Antoinette,
Et votre œil de pleurs se baigner.

Car si l’orgueil gonflait votre âme,
Il vous fut donné, frère, amant,
D’oublier le roi par moment
Aux pieds de quelque jeune femme.

La faiblesse fut pour moitié
L’attrait de bien des masques roses ;
Sans vouloir du souci des choses,
Vous en avez eu la pitié !

Sensible ? votre cœur auguste
Ne le fut guère, mais humain.
Le malheur, sur votre chemin,
Vous trouvait sympathique et juste,

Et sans jamais vous départir
De ce qu’on se doit à soi-même,
Quand on est un grand roi qui s’aime,
Vous saviez de haut compatir.

« J’ai failli, disiez-vous, attendre. »
Sire, on pourrait presque assurer
Que vous avez failli pleurer
Et jusqu’aux larmes condescendre.

Si le monde vous ignorait,
La Vallière, et surtout Madame,
De ces faiblesses de votre âme
Ont eu peut-être le secret.

Et que furent ces deuils sublimes
Dont Bossuet épouvanté
Poussa le cri — tant répété ?
Que furent ces nobles victimes ?

Même à l’heure où Dieu les frappait,
Leur mort semble une idylle presque
Près de l’atrocité dantesque
De vos destins, veuve Capet !

IV


Veuve Capet ! nom fatidique,
Qu’on croirait de l’Alighieri !
Vous à qui l’aube a tant souri,
Frais bouton d’un lis héraldique !

Vous d’une mère sans égal
La fille adulée et charmante,
Que Mozart enfant complimente
Avec son premier madrigal !

Princesse bonne au pauvre monde,
Ne dédaignant aucun appel,
Entre tous les astres du ciel,
Étoile gracieuse et blonde !

Vous arrivez, et devant vous
Déjà s’amassent les ténèbres,
Et dans les profondeurs funèbres
Grondent les oracles jaloux.

« Autrichienne, qui, de la France
Aujourd’hui franchissez le seuil,
Préparez vos habits de deuil,
Et laissez ici l’espérance ! »

Parmi la fanfare et les cris,
Les éblouissemens magiques,
Comment saisir ces mots tragiques ?
Et pourtant ils étaient écrits !

C’était écrit que l’étrangère,
Vouée aux expiations,

Dans un nimbe d’illusions
Apparaîtrait blanche et légère ;

Qu’elle aurait la fierté des rois,
L’élégance et l’étourderie,
Et cet esprit de moquerie
Dont sur le trône on meurt parfois.

Je dis esprit, qu’on me comprenne,
Et non intelligence, hélas !
Dons qui ne se ressemblent pas !
Elle avait de l’esprit, la reine !

Marie, aux temps d’Elisabeth,
En eut aussi, l’infortunée !
Non moins charmante et bien tournée,
Celle dont la tête tombait !

On dit : « Elle naquit coiffée,
Dès le berceau lui vint l’esprit ; »
Ce fut par là qu’elle périt.
L’esprit, c’est le don de la fée

Qu’au baptême on n’invita point,
L’aimant qui scintille, éphémère,
Tandis que la foudre agglomère
Toutes ses rages sur ce point !

V


La foudre aussi devait l’atteindre,
La noble dame aux fiers regards ;
On l’acclamait de toutes parts,
Un seul cria : « Qu’elle est à plaindre ! »

Et cet homme était presque un fou ;
Jung Stilling, un visionnaire[3].
Il criait : « J’entends le tonnerre,
Et je vois du rouge à son cou ! »

Et tous riaient du faux prophète,
Car pendant ce temps dans Strasbourg
Marie-Antoinette Habsbourg
Entrait au bruit des chants de fête.

Les salves grondaient sans cesser,
On lançait dans l’air des colombes,
Et lui voyait s’ouvrir les tombes,
Et des ossemens s’entasser !

Jetant l’épouvante et l’éclipse
Dans cet éclat éblouissant,
Soudain se dressait hennissant
Le cheval de l’Apocalypse

Avec son cavalier jaloux,
Le spectre à l’horrible faucille,
Qui, saisissant la jeune fille,
La décapitait devant tous,

Au bruit de cantates sublimes,
De refrains sanglans, inouis,
Dans le peuple entendus depuis
Aux jours de terreurs et de crimes,

Et dont ce gibier d’hôpital,
Ce pauvre fou, comment dirai-je ?
Durant la pompe et le cortège,
Eut le pressentiment fatal !

VI


Elle n’est que dauphine encore,
Le drame en sa vie est entré ;
Que sera le soir éploré,
Quand si morne apparaît l’aurore ?

Que seront l’automne et l’hiver,
Quand il a neigé sur les roses ?
Les causes succèdent aux causes,
Aujourd’hui valait moins qu’hier,

Et demain vaudra moins encore !
« Dieu nous aime, il nous sauvera ! »
On vole au nouvel opéra ;
On s’oublie, hélas ! on ignore,

Et quand on sait, il est trop tard.
En attendant, le peuple gronde.
On se déguise, on fait la ronde,
Et l’on joue à colin-maillard !

On est l’adorable fermière
Qui porte du lait au château !
On dit aux bergers de Watteau :
« Mon trône pour une chaumière ! »

Chez la comtesse Jule, on court,
Au sortir d’un conseil suprême,
Faire du fromage à la crème,
En mule rose, en jupon court !

On jase, on persifle, on regrette,
On verse des pleurs dans le sein
De son amie, — au clavecin
On s’accompagne une ariette !

Le temps a fui des Montespan,
Et des ripailles de Gamache ;
La reine joue à cache-cache
Sous l’œil de madame Campan !

Badinage, gaîté champêtre,
Passe-temps trop calomniés !
Plaisirs aimables et derniers
D’un monde qui va disparaître,

Et dont alors furent témoins
Ces arbres des lointains parages ;
Trianon, sous vos frais ombrages,
La reine joue aux quatre coins.

Et la reine, affreuse disgrâce
Qui laisse l’esprit confondu,
La reine de France a perdu,
Elle pleure : on a pris sa place !

VII


« Nous n’irons plus au bois ! » doux air,
Chanté sur l’herbe au clair de lune !

Voici que devant l’infortune
S’ouvrent les portes de l’enfer

Vous n’irez plus au bois, madame ;
Hélas ! le rossignol se tait ;
Adieu les rondes ! « Il était
Une bergère ! » Pauvre femme !

Il était une reine, un roi,
Un Trianon plein de rocailles,
Il était un fameux Versailles,
Plein des lauriers de Fontenoy !

Palais comme jamais les Sforze
Ni les Médicis n’en ont eu,
Immense et partout revêtu
Des grandeurs de Louis Quatorze,

Où venaient les ambassadeurs
S’incliner devant notre histoire,
Où Condé promena sa gloire,
Et Montespan ses impudeurs,

Où Racine pleura ses larmes
Sans être vu de Maintenon,
Où Bossuet grava son nom
Dans les vieux ifs et les grands charmes,

Où Louis Quinze plus badin,
Passant de poupée en poupée,
L’âme sans cesse inoccupée,
N’ayant que fatigue et dédain,

Entre sa cour et sa famille,
Ennuyé, mécontent de tout,
Aima, régna, vécut sans goût :
Papillon qui devint chenille ;

Ce Versailles où, hier encor,
Jeune belle, rieuse et blonde,
La plus grande dame du monde
Trônait dans la pompe et dans l’or,

Fêtée, obéie, adorée
De ses sujets, tous amoureux,

Heureuse parmi les heureux,
Et de sa puissance enivrée ;

Ce Versailles assyrien,
Ce palais d’un conte de fées,
On met à l’encan ses trophées,
Et toutes ses splendeurs à rien !


VIII


On vide comme une masure
Tous ses appartemens royaux,
On vend les meubles, les joyaux
Du sanctuaire, ô flétrissure !

L’histoire avec ses vanités,
Ses larmes et son épouvante,
L’histoire est là toute vivante,
Vous la voyez, vous la sentez !

A l’éblouissement des lustres,
Dans le bal et ses tourbillons,
Ont étincelé ces paillons
Parmi les cordons bleus illustres ;

Ces jupes et ces falbalas,
Ces fins tissus, ce linge rare
Que la revendeuse accapare,
Ont émerveillé les galas ;

Ce haillon suant la misère
A déguisé la royauté,
Cet éventail déchiqueté
Fut un présent d’anniversaire !

A l’ouverture des états,
Madame avait ce pour qui traîne ;
Dans les cheveux d’or de la reine
A mordu ce peigne en éclats !

Souvenirs d’horreur et d’opprobre,
C’est dans les bras du roi déchu
Que, sur le lin de ce fichu,
Ont coulé les larmes d’octobre !

Ce bonheur-du-jour à secret
Dans ses tiroirs de bois de rose
Garde peut-être quelque chose…
Des lettres ? qui sait, un portrait ?

La fleur qu’en signe d’espérance
Cueillit Mirabeau, le tribun,
L’aigrette du duc de Lauzun,
Des cheveux des enfans de France !

Ce médaillon dans ce fouillis,
Et qui d’un lacs d’or s’enguirlande,
C’est le beau Fersen, ô légende !…
Passez, roses et fleurs de lis !

Collier de rubis qu’au théâtre
Le chevalier Gluck, pâlissant,
Prit pour une ligne de sang
Sur ce cou de neige et d’albâtre ;

Passez, éventails fracassés,
Émeraudes et perle fine,
Bracelets d’or de la dauphine,
Écrins de la reine, passez !

Influences pernicieuses,
Causes de tant de pleurs versés,
Rubis et diamans, passez !
Passez, ô pierres précieuses !

Vous par qui chacun la trompait,
Cailloux semés sur son calvaire,
Hélas ! de vous n’a plus que faire
Le cou de la veuve Capet !

Ce cou qui sous sa croix s’incline
Et qui n’aura plus à présent
Qu’un seul collier, affreux présent
De la mort sur la guillotine !

Elle a ou toutes les douleurs,
Essuyé tous les anathèmes,
Et dans les angoisses suprêmes,
Vu se tarir ses derniers pleurs.

Les bourreaux ont dit : Qu’elle meure
Fouquier-Tinville ainsi le veut.
Mais pour elle rien ne l’émeut ;
Elle sort du Temple : c’est l’heure

La charrette va l’emportant
Vers l’échafaud, dernière honte !
Magnanime et fière elle y monte ;
C’est là que l’histoire l’attend !


IX


Heureuse, brillante, adorée,
Entre Polignac et Lauzun,
Elle eût passé comme un parfum,
Et l’histoire l’eût ignorée.

Tant d’autres ont eu cet attrait,
Ce cœur léger, ces sens frivoles,
Tant d’autres vécurent idoles,
Qu’on oublie et qu’on blâmerait

Elle eût glissé, svelte et folâtre,
Avec sa couronne de lis,
Dans ce chœur d’illustres willis,
Que Versailles a vu s’ébattre !

Elle eût, triomphante Junon,
Guidé la ronde sous les arbres,
Elle eût régné parmi les marbres,
Les cascades, les Trianon !

Mais la victime altière et grande
Répond pour la reine en défaut ;
Son malheur fit son échafaud,
Son échafaud fait sa légende !


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1866 et du 1er octobre 1867.
  2. Quand le roi désirait un rendez-vous de Mme de Soubise, il mettait un diamant à son petit doigt ; si elle l’accordait, elle mettait des boucles d’oreille d’émeraude. (Voyez Saint-Simon.)
  3. Esprit extatique, avide de merveilles, de miracles, traversé de tous les vagues orages du moment, ce Jung Stilling est très connu dans la camaraderie de Goethe à Strasbourg. Voyez aussi comme éclair prophétique la scène de l’hôtel de ville dans les mémoires de Goethe (Dichtung und Wahrheit).