VERSAILLES
LEGENDE

II.
LE PAVILLON DE LUCIENNES.[1]


I

« Saute Choiseul, saute Praslin ! »
La nymphe aux oranges, prends garde
A l’œil de Dieu qui te regarde
Dans ta grotte de kaolin.

En attendant que Dieu labeure,
Le roi Louis travaille seul.
« Saute Praslin, saute Choiseul ! »
Rions au caprice de l’heure !

« Rions ; Omphale, à ses genoux,
Voit Hercule qui s’humilie ;
Rions, tout est joie et folie,
Les dieux conspirent avec nous !

« Mars à mes appas rend les armes,
Bacchus sur nous tord ses raisins,
Apollon, pour nos clavecins,
Compose des airs pleins de charmes,

« Et Mercure prend son essor
Pour aller, d’une main vaillante,
Au ciel de l’Europe galante
Clouer mon nom, étoile d’or ! »


II


En effet, ô magicienne,
Tout sourit à votre destin ;
Le soleil de juin, ce matin,
S’est levé si doux sur Lucienne !

Vivez, la nature vous fit
Charmante et d’un si frais visage !
Vivez ! qu’importe qu’on soit sage ?
Être jeune et belle suffit !

Aux reines la pudeur morose,
La sainte vertu, l’air grognon !
A vous, gentil péché mignon,
Le sourire éclatant et rose !

A vous cet attrait qu’on défend,
Ce regard d’Eve perdant l’homme,
Et pour mordre en plein dans la pomme,
L’émail d’une bouche d’enfant !

Être belle, — voyez l’antique, —
Est la vertu, la seule loi :
Morceau charmant, morceau de roi !
Honni soit donc qui vous critique !

Honnis soient-ils tous ces pasquins
A la plume insolente et vile,
Ces fabricans de vaudeville,
Ces escrocs, ces gueux, ces coquins,

Rimailleurs de choses abjectes,
Damnés suppôts de Maurepas,
Qui s’en vont poursuivant vos pas,
De leurs bourdonnemens d’insectes !

Eux vous ménager ? Vous seriez
Vraiment, comtesse, la première !
Où brille la pure lumière,
Où croissent les sacrés lauriers,

Où fleurit (vous osez vous plaindre)
Sur sa tige un lis enchanteur,
Que leur souffle exterminateur
N’ait cent fois essayé d’atteindre ?

Ce Voltaire, singe d’enfer,
Qui vous chante aujourd’hui l’aubade
Et sur votre chemin gambade,
Oubliant ses pamphlets d’hier,

Qu’a-t-il fait de votre grand’-tante,
La pucelle de Vaucouleurs ?
Quelle vertu, quel sang, quels pleurs
Respecta sa verve insultante ?

Et vous voulez qu’en bon chrétien
On vous épargne, vous ! Mensonge !
Rêvez, car la vie est un songe !
Et tout est bien qui finit bien !

Qui finit bien ! grave problème
Dont Dieu tient la solution.
Que savons-nous de l’action,
Avant le dénoûment suprême ?

Des profondeurs du bois plaintif,
Des mystères du vert bocage,
Que sait l’écureuil dans la cage
Où l’oiselier le tient captif ?

Il se remue et se travaille,
Tourne et retourne incessamment ;
Ainsi de cet oiseau charmant,
Dans son gai palais de rocaille.

Bercé par l’aile des zéphirs,
Inconscient, irresponsable,
Aiguisant son bec dans un sable
De diamans et de saphirs,

Du perchoir d’or à la mangeoire,
Et de la mangeoire au perchoir,
Il va, promenant jusqu’au soir
Ce joli rien qui fait sa gloire.

Le maître vient, s’en réjouit,
Et l’oiseau fredonne et minaude ;
Pour un baiser, une émeraude,
Un royaume pour une nuit !


III


Qu’elle règne donc et commande
De Versailles à Trianon !
Que tous les amours, à son nom,
Se trémoussent en sarabande !

Car jamais corps plus enchanté,
Plus adorable créature,
De vos chastes mains, ô nature,
Ne sortit pour la volupté !

Pajou sera le Praxitèle
De ce beau chef-d’œuvre accompli ;
Hébé, dans le marbre assoupli,
Apparaîtra, jeune immortelle !

Et pour cet œil d’émérillon,
Dont la langueur rit et badine,
Pour cette joue incarnadine,
Cette bouche de vermillon,

Pour ces roses, pour cette neige,
Cette vie et cette couleur,
Fête de la jeunesse en fleur,
Un Greuze naîtra, son Corrége !

Pompadour, qui régna seize ans,
Eut Watteau, Boucher et Natoire.
A chaque règne son histoire,
Ses peintres et ses courtisans !

A d’autres maintenant la vogue :
Vernet, Fragonard, Vien, Drouais !
Combien sont-ils, — bons ou mauvais,
Les Raphaëls de cette églogue ?

Sur la laque des paravens,
En camaïeu, sur porcelaine,

Bergère, fée ou châtelaine,
Narine ouverte, et gorge aux vents,

Taille qui se cambre et se guinde,
Dans la nue et sous les lilas,
En jupe courte, en falbalas,
Fanchon la Vielleuse ou Clorinde,

Tous ont reproduit tour à tour,
Aimé le gracieux modèle ;
Tous ont voulu caresser d’elle
Ce que l’art dérobe à l’amour !

Mais Greuze en fit, de sa palette,
L’enchantement, l’illusion.
Partout l’aimable vision :
Jeanne fut Chloris et Colette.

Elle fut ce minois exquis
De villageoise déguisée
Que chiffonne dans la rosée
Un Lubin vicomte et marquis.

Elle fut cette fiancée
Des accordailles du hameau ;
Elle fut ce divin trumeau :
La fille à la cruche cassée !

Qui ne l’a vu, ce frais bouquet,
— Lilas, églantine et tulipe ? —
Qui n’a rêvé, moderne OEdipe,
Devant ce sphinx doux et coquet ?

OEil ingénu qu’un trouble voile,
Instant d’oubli mal réparé !
Elle a ri, puis elle a pleuré,
Une ombre a glissé sur l’étoile !

Voyez sous le pli du linon
Cette gorge encor tout émue, —
Confusion d’oiseau qui mue !
Étonnement ! repentir ? Non.

On a rêvé, quel joli somme !
Mais il faut rentrer cependant ;

Et cette cruche, autre accident !
Qui s’est cassée, on ne sait comme !

Car, hélas ! on ne peut nier
Que l’humble grès soit en souffrance,
Si cette cruche était la France,
Qu’en dis-tu, Jeanne Vaubernier ?


IV


La courtisane en tête-à-tête,
Dans son petit appartement,
Soupe avec le roi son amant :
Tout est en fleurs, tout est en fête.

Tout ce monde brimborion
Éclate au feu des girandoles,
L’amour conduit ses farandoles
En jouant du psaltérion.

Les bergers, la flûte à leurs lèvres,
Soufflent un motif du Devin ;
Le cristal qu’empourpre le vin,
La vaisselle d’or et de Sèvres,

Ont des irradiations
Qui vibrent comme des musiques ;
Les laques et les mosaïques
Étalent leurs profusions

D’oiseaux, de fleurs et de féeries,
Leurs nacres où file un bateau,
Leurs palais d’azur dont Watteau
Peupla les sveltes galeries.

Puis régnant sur le tourbillon,
Brochant sur ces ors, sur ce linge,
La perruche verte, le singe,
Le carlin et le négrillon !

Le négrillon[2], gnome bizarre,
Que le Destin, sombre banquier,

A placé là, sur l’échiquier,
Près de la Dame à la tiare !

Est-ce un valet, un espion,
Un majordome, un porte-queue ?
Près de la Reine rose et bleue
Pourquoi faire ce vilain pion ?

Mais le Destin sait qu’il entame
La partie en bon tacticien,
Et, souriant, ne répond rien,
Laissant le Fou près de la Dame.

Il est ingrat et libertin,
Mais on s’en amuse, on l’attife ;
Il a des turbans de kalife
Et des parasols de satin.

Le Bengale, une tragédie,
Ont produit ce monstre à souhait.
Prends ce fils, ô grand Arouet,
L’esprit des temps te le dédie !

Ton Zamore fut le parrain
De cet aimable petit drôle.
Zamore ! un joli nom bien drôle,
Fait pour le vers alexandrin !

Chantez, la belle Bourbonnaise,
Vivez, riez, faites l’amour ;
Tout se paie ! Il aura son tour,
Le nain charmant de Véronèse.

Où vous régnez, il régnera[3].
Quatre-vingt-treize, en sa défroque,
Trouvera bien quelque autre loque
Pour ce moricaud d’opéra !

Il l’habillera, ce fantoche,
En officier municipal.
Autres temps, autre carnaval !
Mouche noire du rouge coche,

Carmagnole au dos, pique en main,
Il sera l’acteur de la pièce.
Ce négrillon vous met en liesse :
Madame, attendez à demain !


V


En attendant, le roi qui soupe
Regarde Zamore courir,
Et comme il s’ennuie à mourir,
Au valet le roi tend sa coupe.

L’aï glacé tombe en grésil,
Louis Quinze boit, boit encore,
Tire un peu l’oreille à Zamore,
Puis bâille et fronce le sourcil.

Langueur, désuétude immense !
Partout se dire : « en bien ! , après ? »
Voir la tombe et l’affreux cyprès
Derrière tout ce qui commence !

Sans aimer rien, jouir de tout,
Vivre en désœuvré solitaire,
Fourrager les biens de la terre
Dans l’impuissance et le dégoût !

— Cette enfant est belle : on me l’offre ;
Ce vin est rare : j’en ai trop !
Et l’or va ruisseler à flot
Si du pied je heurte ce coffre !

La gloire ? mais je suis le roi,
Et j’ai son illusion bue !
Les honneurs ? je les distribue ;
Rien n’est qui n’émane de moi !

De Versailles à Louvecienne,
Et de Bellevue à Marly,
Il va, triste et le front pâli,
Menant sa lassitude ancienne.

L’action l’entoure pourtant,
Le siècle à l’œuvre le convie ;

Jamais le flambeau de la vie
Ne rayonna plus éclatant !

Jamais dans un air plus sonore
Ne s’entendit plus grand concert !
Voltaire, Buffon, d’Alembert,
Diderot ! et combien encore ?

Languir dans un pareil émoi,
Mourir d’ennui quand tout veut naître !
« Élargissez Dieu ! » dit un maître ;
Élargissez plutôt le roi !

Dissipez le noir crépuscule
Où sa pauvre âme se confond ;
Faites, en ce château profond,
Que l’air de la France circule !

Vivifiez, assainissez,
Qu’un souffle du dehors l’inonde ;
Qu’il aime quelque chose au monde,
Fût-ce son peuple ! C’est assez.

Élargir le roi ? Téméraire,
Qui prêcherait de tels exploits !
« Élargissez ! « disait la voix ;
On le rétrécit au contraire !

De jour en jour, du ciel ouvert
Il se retire davantage ;
Étiquette, jeu, tripotage,
Menus plaisirs, petit couvert,

Chiffons, pagodes et rocailles,
Retraits étroits où vivre seul !
C’était bon pour le grand aïeul
Ce vaste palais de Versailles !

Mais lui s’y perd dans l’abandon !
De là, près de la Seine bleue,
Sur les coteaux, de lieue en lieue,
Tous ces Choisy, tous ces Meudon.

S’amoindrir, faire la débauche
En gentilhomme libertin,

Vivre avec l’amour clandestin
Qu’on épouse de la main gauche ;

Encor s’il trouvait à ce jeu
Quelqu’illusion, quel qu’ivresse
Qui de sa machine en détresse,
Remontât le ressort un peu !

Mais non ! l’abattement livide
Aux courts plaisirs a succédé ;
Ses sens à peine ont maraudé,
Que son âme retourne au vide !

Empoisonneur du sang des rois,
Locuste en jupe violette,
Fleury, lève-toi, vieux squelette,
Évêque de Fréjus, et vois !

Comme ce saint Bonaventure,
Qui mort, défunt et trépassé,
Pour finir l’œuvre commencé,
Se levait de sa sépulture,

Lève-toi, prêtre, du tombeau,
Et viens contempler ce mirage !
Voilà ce qu’a fait ton ouvrage
De cet enfant vermeil et beau !

Voilà ce qu’aux mains de tes Gesvres
Est devenu ce blond Louis,
Né dans les lis épanouis,
L’azur aux yeux, le miel aux lèvres !


VI


Tout à l’heure il est apparu,
Presque joyeux pour une altesse ;
Svelte et mignonne, la comtesse
Vers lui, par les fleurs, a couru.

On eût dit un père et sa fille !
Lui, calme, un peu haut, l’air Bourbon,
Superbe, mais aimable et bon ;
Elle, caressante et gentille !

Dans les aubépines en fleurs
Vocalisait l’oiseau nocturne ;
La cascade, épanchant son urne,
A la chanson mêlait ses pleurs !

Loin de sa remise égarée,
La biche bramait aux abois,
Et plus leste qu’un daim sous bois,
Plus svelte, mais moins effarée,

L’aimable reine du logis,
Ramenant son prince à l’alcôve,
A bondi dans sa robe mauve,
Ses doigts par les fraises rougis,

Et pour ce roi que rien ne touche,
Cueillant à foison, sans cesser,
Fleurs et fruits que dans un baiser
Elle lui tend avec sa bouche.

Ils sont rentrés ! — Le frais recoin
Les a reçus. Louis et Jeanne
Ont un moment, sur l’ottomane,
Causé, badiné sans témoin !

Puis en rajustant sa coiffure,
Saisissant l’heure du berger :
« Eh quoi ! sire, — d’un ton léger
A dit l’adorable figure, —

Eh quoi ! sire, vos yeux n’ont rien
Vu de neuf dans cet ermitage ?
— Non, vraiment. — Cherchez davantage.
Allons, allons, regardez bien

« Sur ce panneau qui nous fait face,
Parmi mes Teniers, mes Vanloo…
— En effet, un nouveau tableau…
— Que j’ai pour vous, à cette place,

Mis tout exprès, sire, un Van Dyck,
Dont je veux, moi, votre servante,
Que sous vos yeux, toujours vivante,
L’œuvre vous soit un pronostic ! ..

— Un pronostic ? — Oui, salutaire,
Un avis formel du devoir…
— Et le sujet ? Peut-on savoir ?…
— Charles premier, roi d’Angleterre !

— Ah ! celui que son parlement…
A dit le roi d’une voix sèche.
— Oui, sire, et rien ne vous empêche,
D’attendre un pareil dénoûment !… »

Comme Louis allait répondre,
Zamore, en pourpoint jaune et vert,
A lancé ces mots : « Le couvert ! »
Et Lucienne a remplacé Londre.


VII


N’importe ! sur le tendre azur
A glissé l’ombre solennelle ;
L’entretien ne bat que d’une aile,
Des mots sanglans rayent le mur.

Vainement l’oiseau continue
Son frais et charmant gazouillis,
Un vent de mort courbe les lis,
L’orage gronde dans la nue.

Louis, qui boit pour s’étourdir,
Fredonne : « Il pleut, il pleut bergère ! »
Fausse voix, gaîté mensongère,
D’un cœur qui ne sait rebondir !

Le néant a repris sa proie,
La vision fut un éclair ;
Ce grand seigneur de si bel air,
Ce gentilhomme en bas de soie,

A talon rouge, à cordon bleu,
Tout parfumé d’iris et d’ambre,
Qui tout à l’heure, en cette chambre,
N’était que tendresse et que feu,

A soudain pris, noir phénomène,
Cette mine d’enterrement.

On dirait, pour l’accablement,
Thésée écoutant Théramène.

L’ennui, l’irrémissible ennui,
L’invincible ennui le gouverne !
Plus rien dans cet œil gris et terne ;
Ce qu’il veut, il l’ignore, lui !

Ou plutôt il le sait, mais n’ose ;
« Saute Choiseul, saute Praslin ! »
Dit en jouant d’un air malin
L’aimable fée aux doigts de rose !

Et tandis qu’elle raille ainsi,
La jolie et galante idole,
Lançant, comme une mousse folle,
Sa verve au nez du roi-souci ;

Le moricaud de Véronèse,
Le gnome pervers et bourru,
Dont les affreux instincts ont crû,
Contemple la scène à son aise.

Tout marche, et voilà cette fois
Qu’au flambeau du temps qui s’approche
Le carnavalesque fantoche
Juge des peuples et des rois !

« Pourquoi ce gaspillage infâme
Quand la misère est à côté ?
Pourquoi ce régal effronté ?
Que vaut cet homme, et cette femme ? »

Et sous le rideau de lampas,
Caché comme un tigre en sa jungle,
Singeant la Du Barry qui jongle
Avec les pommes du repas,

Il dit, rêvant à d’autres fêtes,
A d’autres banquets inouis :
« Saute Jeanne, saute Louis !
Après les oranges les têtes ! »


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1866.
  2. Zamore, le négrillon tant chéri que Louis XV, dans un jour d’humeur joviale (mai 1772), nomma gouverneur du pavillon de Luciennes avec cinquante louis de gages, ordonnance scellée par le chancelier de France.
  3. Chacun sait que Zamore devint un des grands agitateurs du club de Louveciennes et du district de Versailles. Dans sa déposition contre sa bienfaitrice devant le comité de sûreté générale, le drôle s’intitule l’ami de Franklin et de Marat !