Vers présentés au Roi sur sa campagne de 1676

Vers présentés au Roi sur sa campagne de 1676
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 304-307).

LXXXV

Vers présentés au Roi
sur sa campagne de 1676.

Granet, dans les Œuvres diverses, p. 97, dit que ces vers furent imprimés la même année (1676), dans le format in-4o, chez Guillaume de Luyne.


Ennemis de mon roi, Flandre, Espagne, Allemagne,
Qui croyiez que Bouchain dût finir sa campagne[1],
Et n’avanciez vers lui que pour voir comme il faut
Régler l’ordre d’un siège ou livrer un assaut,
Ne vous fatiguez plus d’études inutiles 5
À prendre ses leçons quand il vous prend des villes ;
N’y perdez plus de temps : ses François aujourd’hui
Sont les disciples seuls qui soient dignes de lui,
Et nul autre n’a droit à ces nobles audaces
D’embrasser son exemple et marcher sur ses traces. 10
Lassés de toujours perdre, et fiers de son retour[2],
Vous vous étiez promis de vaincre à votre tour ;
Vous aviez espéré de voir par son absence
Nos troupes sans vigueur, et nos murs sans défense ;
Mais vous n’aviez pas su qu’un courage si grand 15
De loin comme de près sur les siens se répand ;
De loin comme de près sa prudence les guide ;
De loin comme de près son destin y préside.

Les rois savent agir tout autrement que nous :
Souvent sans être en vue ils frappent les grands coups. 20
Dieu lui-même, ce Dieu dont ils sont les images,
De son trône en repos fait partir les orages,
Et jouit dans le ciel de sa gloire et de soi,
Tandis que sur la terre il remplit tout d’effroi.
Mon prince en use ainsi : ses fêtes de Versailles[3] 25
Lui servent de prélude à gagner des batailles,
Et d’un plaisir pompeux l’éclat rejaillissant
Dissipe vos projets en le divertissant.
Muses, l’aviez-vous cru, vous qui faites les vaines
De prévoir l’avenir des fortunes humaines, 30
D’en percer le plus sombre et le plus épineux ?
Aviez-vous deviné que ce parc lumineux,
Ces belles nuits sans ombre, avec leurs jours d’applique[4],
Préparoient à vos chants un objet héroïque ?

Dans ces délassements où tant d’art a paru, 35
Voyez-vous Aire prise[5], et Mastricht secouru ?
C’étoit là toutefois, c’étoit l’heureuse suite
Qu’y destinoit dès lors son auguste conduite.
Dans ce brillant amas de feux et de beautés,
Sa grande âme s’ouvroit à ses propres clartés : 40
Au milieu de sa cour au spectacle empressée,
La guerre s’emparoit de toute sa pensée ;
Et ce qui ne sembloit que nous illuminer
Lui montroit des remparts ailleurs à fulminer.
J’en prends Aire à témoin, et les mers de Sicile[6], 45
L’esprit de liberté qui règne en toute l’île,
L’âme du grand Ruiter, et ses vaisseaux froissés,
Sous l’abri de Sardaigne à peine ramassés[7].
Votre orgueil s’en console, ennemis de la France,
À revoir Philisbourg sous votre obéissance : 50
L’Empereur et l’Empire, unis à l’investir,
Enfin au bout d’un an ont su l’assujettir[8] ;
Mais l’effort d’une ligue en guerriers si féconde
Devoit y consumer moins de temps et de monde.
Il falloit, en dépit des plus hardis secours, 55
Comme notre Condé, le prendre en onze jours[9] ;

Et vous déshonorez vos belles destinées
Quand l’œuvre d’onze jours vous coûte des années.
Cependant à vos yeux, et dans le même été,
Aire, Condé[10], Bouchain n’ont presque rien coûté ; 60
Et Mastricht voit tourner vos desseins en fumée,
Quand ce qu’il vous en coûte auroit fait une armée.
Ainsi, bien que la prise ait suivi le blocus,
Que devant Philisbourg nous paroissions vaincus,
Si pour rendre à vos lois cette place fameuse 65
Le Rhin vous favorise au refus de la Meuse[11],
Si pour d’autres exploits il anime vos bras,
Pour un peu de bonheur ne nous insultez pas ;
Et surtout gardez-vous de le croire si ferme,
Que vous vous dispensiez de trembler pour Palerme[12], 70
Pour Ypre, pour Cambray, Saint-Omer, Luxembourg :
Tremblez même déjà pour votre Philisbourg.
Le nom seul de mon roi vous est partout à craindre :
À triompher de vous cessez de le contraindre ;
Et jusques à la paix, qu’il vous offre en héros, 75
Craignez sa vigilance, et même son repos.


  1. Bouchain fut pris par Monsieur, frère du Roi, le 11 mai 1676.
  2. Le Roi était revenu à Saint-Germain le 8 juillet 1676. Nous avons dit plus haut (p. 299, note 1) qu’il en était parti, pour aller en Flandre, le 16 avril.
  3. Il existe une relation fort détaillée de ces fêtes sous le titre suivant : les Divertissemens de Versailles donnez par le Roy à toute sa Cour, au retour de la conqueste de la Franche-Comté, en l’année 1674, aux pages 391-458 d’un Recueil de descriptions de peintures et d’autres ouvrages faits pour le Roy (par Félibien), à Paris, chez la veuve Sébastien Mabre-Cramoisy, M.DC.LXXXIX, in-12. Cette relation est divisée en six journées, comprenant les 4, 11, 19 et 28 juillet et les 18 et 31 août 1674. Les cinq premières journées se terminèrent par des représentations dramatiques, dans lesquelles on joua, entre autres ouvrages, l’Alceste de Quinault, le Malade imaginaire de Molière, et l’Iphigénie de Racine ; le 18 août il y eut après le spectacle un grand feu d’artifice sur le canal ; enfin le 31 août le sieur Vigarani en illumina tous les bords. « Ce qui donnoit tant de jour à ces superbes décorations pendant une nuit si obscure, dit Félibien, c’est qu’il y avoit plus de vingt mille lumières, sans compter plus de quatre mille autres feux qui éclairoient les fontaines et les parterres du petit parc. » (Page 458.)
  4. On appelle applique tout ouvrage par lequel on applique, on enchâsse une chose sur une autre. « Les jours d’applique » sont des jours artificiels produits par des appareils d’illumination. Voyez le Lexique.
  5. Aire fut prise le 31 juillet 1676 par le maréchal d’Humières, pendant que le prince d’Orange assiégeait Maestricht, qui fut dégagé le 26 août par le maréchal de Schomberg.
  6. Dans le combat du 2 juin, le maréchal de Vivonne, qui avait battu dès le 25 mars sept mille Espagnols près de Messine, acheva de détruire dans la Méditerranée la flotte espagnole et hollandaise.
  7. Duquesne battit deux fois la flotte hollandaise commandée par Ruyter, qui mourut à Syracuse, des suites d’une blessure reçue dans le combat du 22 avril.
  8. Philisbourg, investi depuis la fin de mars, capitula le 9 septembre, et se rendit le 17, après soixante-dix jours de tranchée ouverte.
  9. Le grand Condé, alors duc d’Enghien, avait pris Philisbourg en septembre 1644.
  10. Condé, investi le 17 avril par le maréchal de Créquy, fut pris dans la nuit du 25 au 26.
  11. La ville de Maestricht est, comme l’on sait, située sur la Meuse, d’où elle tire son nom ; Philisbourg est près du Rhin.
  12. Le duc de Vivonne brûla en 1676 la flotte hollandaise en vue de Palerme. Cambrai se rendit au Roi le 5 mai 1677 ; Saint-Omer à Monsieur, le 20 du même mois ; et Ypres au Roi, le 25 mars 1678. Le traité de Nimègue conclu la même année (1678) assura à la France la possession de ces trois places. Luxembourg fut pris par le maréchal de Créquy en 1684 ; Philisbourg ne fut repris qu’en 1688, par le Dauphin.