Chez l’auteur (p. 169-180).

XII

La circonscription électorale Olier-Lalemant, où Jules LeBrun allait croiser le fer de la bataille, est essentiellement une région agricole. À part Saint-Paul-du-Gouffre et Saint-Étienne, deux petites villes assez considérables, les autres agglomérations ne renferment que de menus villages, avec leurs rangs qui les prolongent dans la campagne. Saint-Loup-les-Bains, comme la dernière partie de son nom l’indique, est une station balnéaire très à la mode. Les touristes y abondent, ainsi qu’à Saint-Étienne, des touristes qui viennent de loin et qui ont gros à dépenser. Saint-François-Xavier s’étage le long du fleuve, tel un vol de mouettes, et s’abrite, au nord, derrière de hautes collines boisées et taillées à pic. Les autres paroisses nichent sur les plateaux, d’où le regard aperçoit un peu partout la masse des Laurentides pleines de mystère et le fleuve large comme une mer.

Mais la terre, souvent délaissée ou mal cultivée, suffit à peine à nourrir cette vaillante population d’honnêtes gens. Cependant la vaste forêt n’a jamais manqué de leur venir en aide. De grands chantiers s’y font tous les ans. De plus, beaucoup d’hommes vont louer leur travail pendant quelques mois, soit à Montréal, soit aux États-Unis. Et depuis quelques années, là peut-être plus qu’ailleurs, la confection radicale des routes a recruté une main-d’œuvre considérable. C’était un gagne-pain qui arrivait à son heure.

Le comté Olier a connu une longue période d’isolement, surtout en hiver, faute de voies ferrées. Mais en été, la navigation fluviale le mettait en contact avec le reste de la population. Maintenant cette pittoresque région est sur un pied d’égalité avec les autres. Avant la crise, la plus grande prospérité y régnait, grâce en partie à l’industrie des animaux à fourrure.

C’est donc dans les comtés Olier et Lalemant que Jules excursionne depuis son adolescence, soit depuis quinze ans. Il en connaît tous les lacs, rivières, ruisseaux et endroits giboyeux, car il est amateur passionné de pêche et de chasse. Il est très au courant de la vie sobre, honnête et hospitalière des familles qui habitent ces régions. Ses poumons se sont souvent remplis de l’air vivifiant des Laurentides. Il est heureux d’y vivre et a hâte de faire figurer sur le tableau d’honneur cette circonscription grande comme une province.

Il connaissait donc ce petit pays, comme une ménagère, les différentes pièces de sa maison. Il en avait exploré toutes les paroisses, fréquenté plusieurs fois les lieux où le gibier et le poisson abondent, les montagnes escarpées qui miroitent au soleil. Le sport de la pêche et de la chasse le hantait. Que d’excursions il avait faites sur cet immense territoire. Il l’avait traversé en long et en large, en voiture remorquée par un cheval, à pied, en automobile, en traîneaux tirés par des chiens, en raquettes, etc. Il l’avait parcouru en été, quand, le matin, les fils de la Vierge drapent d’argent les champs baignés de rosée, qu’une buée d’or à peine visible s’en élève, comme une prière fervente, que les premières flammes de l’aurore incendient les paysages. Il l’avait contemplé le soir lorsque le silence se fait, lorsque la nature, s’apprêtant au repos, se revêt de parure plus sombre, lorsque les arbres prennent des formes fantastiques. Il l’avait traversé en automne, alors que les giboulées accrochent des cristaux partout, en hiver, quand les forêts s’écrasent sous la neige, au printemps quand la saison des sucres anime les érablières, quand les torrents débordent leurs lits, etc.

À Saint-Paul-du-Gouffre, il aimait à aller jeter le filet à la mer, tendre une ligne à la Rivière des Mares, ou encore au Ruisseau des Monts. Sur la batture du fleuve à marée haute, trois ou quatre coups de filet suffisaient à emplir un tombereau de capelans, de sardines et d’éperlans. Tous les amis en recevaient une part. Son endroit favori était la Rivière des Mares. Quand il y allait, il disait qu’il se rendait à son « frisson ».

En effet, dans cette rivière en pleine forêt, aussitôt que l’hameçon était lancé à la surface du remous, la truite d’or le happait, la perche se courbait en arc. Le pêcheur joyeux n’avait qu’à donner un petit coup de gauche ou de droite pour accrocher sa proie frétillante, puis à lancer sa ligne en l’air, alors que le menu fretin s’agitait à l’extrémité et rebondissait de son propre poids, comme un pendule, entre les mains du pêcheur amusé. Jules avait connu toutes les émotions que peuvent faire éprouver la pêche et la chasse. Partout où il allait, on le voyait toujours accompagné du bon père Ben, le vieux serviteur de sa famille.

Cette année, il avait délaissé le sport des excursions pour la pratique active du droit et l’organisation politique de sa lutte. Depuis juillet, une fois la semaine, il tenait bureau d’avocat à Saint-Loup-les-Bains. C’était le vieux Dr Lemire, de cet endroit, qui l’avait engagé à prendre cette initiative, en lui apportant un jour une requête couverte d’une centaine de signatures. Il est permis et juste de croire que Mlle Clément avait inspiré cette démarche du docteur, désirant ainsi rapprocher d’elle le jeune homme.

Il s’était installé, face à l’église, dans un ancien magasin. Le propriétaire de l’immeuble habitait avec sa famille l’étage supérieur. La porte s’ouvrait sur la façade, à côté de la vitrine qu’on avait rendue opaque à demi. Au fond de la pièce très éclairée, un grand secrétaire plat, quelques chaises, et, au mur de droite, une bibliothèque remplie de livres de loi. Un tiers de l’appartement avait été converti en antichambre pour y recevoir ceux et celles qui venaient chercher ses lumières.

C’est dans ce bureau que, tous les jeudis de chaque semaine, il se rendait donner de nombreuses consultations. De plus en plus, le boudoir se bondait de clients attendant leur tour. Il refusait plus de causes qu’il n’en prenait. Et comme une partie de sa clientèle habitait le comté Lalemant, il se rendait souvent plaider à Saint-Étienne, même à Val-d’Espoir. Ses succès de prétoire commençaient à avoir du retentissement. Pour ses proches et ses intimes, il était déjà célèbre comme avocat.

Le soir de son jour de bureau à Saint-Loup-les-Bains, il se rendait à la villa Clément, sur le bord de la grève, où les baigneurs-touristes s’en donnaient à cœur joie, si la marée le permettait. Chaque fois qu’il apparaissait chez le vieux capitaine, c’était une fête pour toute la famille. Le père Clément aimait s’entretenir avec lui. À mesure qu’il le connaissait davantage, il prisait de plus en plus son extraordinaire savoir et sa brillante intelligence. Mme Clément disait souvent de lui :

— Un futur Laurier.

Les autres membres de la famille ajoutaient en regardant leur sœur :

— Le grand « monsieur » de Françoise.

Cette dernière en pensait autant, et même davantage. Comme il l’avait conquise ! Elle l’avait admiré et aimé depuis la première minute où elle apprenait son nom. Il y a des êtres humains nés l’un pour l’autre, dont les radiations sentimentales communiquent de l’un à l’autre dans le temps et l’espace. Au fond d’un des tiroirs de son secrétaire d’acajou, elle avait compilé toutes les découpures de journaux qui faisaient ses louanges. Et depuis quelques mois, sur ces dernières s’empilaient les belles lettres qu’elle avait reçues de lui. Elle était déjà rendue à ne plus imaginer une existence possible pour elle sans lui. Elle désirait ardemment voir sa vie s’unir à la sienne pour toujours !…

Si pris qu’il fût par la pratique de sa profession, il ne put résister, un jour, au plaisir de se donner de petites vacances. Du reste, le Dr. Lemire le lui conseillait fortement. Ses desseins d’amoureux le guidèrent dans la direction à prendre. À vingt milles de Saint-Paul-du-Gouffre, en pleine forêt vierge, sous le ciel des plus hautes Laurentides, un beau lac mirait sa surface d’argent : le lac des « Anges ». Comme membre du club de ce lac, il avait droit, chaque été, d’y passer une semaine et d’y amener quelques amis.

— Ce serait magnifique, se dit-il un matin en se rendant à son bureau de Saint-Loup-les-Bains, ce serait magnifique, si nous allions, ma mère, la famille Clément et moi, vivre quelques jours à ce beau lac. Il faut croire qu’il réalisa son rêve, car une semaine plus tard les deux familles prenaient leurs ébats au lac des « Anges ».

Quelles heures d’exercices à canoter ! Quels moments d’intimité et de griseries sentimentales Françoise et Jules vécurent ensemble ! Le soir, ils s’installaient tous deux derrière le moustiquaire de la véranda du chalet. M. Clément, que la longue marche fatiguait, se retirait vers les neuf heures. Dans la salle à manger, sa mère, Mme Clément, Mlle Simone et le frérot Henri faisaient la partie de cartes. Le ciel, cette semaine-là, était toujours rempli d’étoiles jusqu’au faîte. À l’est du lac, au-dessus de la cime des arbres, la pleine lune trouait d’or jaune le firmament bleuté. La surface du lac semblait un métal liquide à l’état de refroidissement. En présence de cette féerie, ils renouvelèrent leurs échanges suprêmes…

Au retour de ce voyage, Jules, frais et dispos, commença officiellement la lutte. Il savait que la circonscription électorale Olier-Lalemant est la plus vaste de toute la province. Pour un homme rompu à la tâche que tout candidat doit remplir en l’occasion, passe encore ; mais pour un novice, une première campagne politique faite sur un territoire si étendu peut le terrasser, ou encore le dégoûter à jamais.

Jules LeBrun entrait donc en lice. Son ardeur égalait celle de tout homme qui veut arriver. Il alla de paroisse en paroisse, semant la bonne nouvelle. Il expliquait à ses auditeurs émerveillés les moindres détails de son programme. Partout on l’acclamait. Et il faisait sa lutte sans y mettre d’argent. Cela serait possible dans un monde idéal. Un candidat indépendant qui est honnête perd en route plusieurs de ses partisans ou admirateurs. Il ne faut pas oublier que contre lui se liguent les partis adverses et aussi tous ceux qui ne voient que la couleur et qui n’agissent que pour l’argent.

Une personne incarnait ses futurs électeurs. C’était sa Françoise. Elle le suivait dans presque toutes les paroisses. Sa présence et son aide le réconfortaient et lui gagnaient des adhésions précieuses. Comme les femmes partout s’occupaient d’organisation, de cabale, et que la plupart d’entre elles assistaient aux assemblées, Françoise ne se déplaçait nullement en se comportant ainsi. Sa belle tenue, son aménité, sa bienveillance touchaient tout le monde. Elle s’efforçait de démontrer l’excellence de l’homme qui briguait les suffrages et de son programme. Grâce à sa passion pour lui, elle était vraiment éloquente.

Une autre femme faisait pendant à Françoise. C’était Mlle Élise Boisclair. Sa déception d’amour avait été si grande qu’elle voulait punir, semblait-il, le compagnon d’enfance qui lui avait préféré une autre. Elle volait de place en place. Accompagnant son père et l’autre candidat, elle se rendait dans presque toutes les maisons, à toutes les assemblées. Son rôle, l’inverse de celui de sa rivale, consistait à semer à pleine bouche la calomnie. À l’instar des quatre chefs, elle insinuait, mentait. Il fallait se venger de Jules et de Françoise.

De Françoise, parce que celle-ci lui avait enlevé son amour. De Jules, parce que s’il triomphait, son père serait privé du « gros fromage ».

L’enfant de cette immense circonscription, oui, l’enfant, l’adolescent, l’avocat dont les prodiges avaient émerveillé la population, le candidat que tout le monde désirait, baissait, perdait quelques admirateurs. Pourtant c’était le même homme, mais des adversaires qui avaient des intérêts personnels à sauvegarder le noircissaient pour être plus sûrs de le battre. Dans le feu de la bataille, les passions politiques ferment les yeux et les cœurs.

Jules fit une lutte de géant. Il tint une cinquantaine d’assemblées publiques, et partout il se manifesta homme de valeur inégalable. Mais en politique, c’est presque toujours d’un tel homme qu’on ne veut pas.

La lutte fut rude et le vigoureux orateur qu’était LeBrun se montra superbe. Que de chevauchées périlleuses ! Que de veilles prolongées ! Que de sueurs versées ! Que de paroles dites ou criées ici et là ! Que de chocs terribles. Cette élection complémentaire avait pris les proportions d’une mêlée générale. Pour le battre à tout prix, les chefs avaient mobilisé une armée de « forts-en-gueule » qui, comme une meute enragée, couraient les maisons en aboyant.

Jules y connut toutes les espèces d’hommes, tous les héroïsmes, toutes les bassesses, les flatteries, le plus plat « chiencouchantisme » qu’on puisse imaginer. La veille de l’ « appel nominal », son cœur éprouvait du dégoût et sa voix s’en était allée. Il était temps que la campagne prît fin.

Il était fatigué. Il avait parlé dans des maisons particulières où tous les fumeurs d’un rang s’entassent et battent des mains. Il avait parlé dans des salles bondées d’un monde houleux et tapageur, à la porte des églises, à des foules frondeuses qui comptent des adversaires agressifs et turbulents. Il avait parlé dans le grand vent, sous la pluie, dans des milieux de désordres incontrôlables. Il avait parlé à côté d’orateurs qui le calomniaient, le vilipendaient, prédisaient sa défaite !

Il avait donc connu les terribles émotions d’une lutte politique. Il avait encore présentes à l’esprit les frénésies, les ovations de ses amis, comme les huées de ses adversaires. Si ses nombreux admirateurs le tenaient au Capitol, il apercevait proche dans l’ombre la roche Tarpéienne, où s’apprêtaient à le fixer ses monstrueux adversaires. Mais cette tragique vision, au lieu de le troubler, décuplait son activité et son courage.