Vers la fée Viviane/Incarnations

Édition de la Phalange (p. 8-10).

III

Incarnations

Après les bleus vertiges des abîmes,
Tu sais vivre la poésie des coins perdus,
T’insinuer en les secrets les plus ténus
Des sorts monotones, des vies infimes.

Il te plaira d’habiter l’âme grise
D’un être mal distinct de l’animalité,
Et qui s’éveille à peine au sens de la Beauté,
Plein de terreurs et de joies imprécises.

Tu connaîtras les huttes basses
Sorties du sol rougeâtre et le continuant,
Encore informes et tassées
Comme les ruches d’un rucher bruyant.

Tu sauras de quels rêves se peint l’horizon
Qu’emprisonnent des murailles de boue

Et ce qui peut tenir des grands couchants de pourpre
Dans la vallée mesquine d’un sillon.

En l’espérance et l’angoisse confuses
Qui tressaillent, après les mornes sommeils lourds,
Tu vaincras ta chair exténuée qui refuse
D’obéir à l’appel tyranique du Jour.

Et, sous l’œil clair du rude maître qui arrache
Aux fleuves et aux bois leur vaporeuse et pâle
Et dorlotante écharpe de songes d’opale,
Tu iras, dans l’air cru, vers les ronces des Tâches,

Massif, rugueux, battu aux forges primitives,
Le fer mordra tes mains comme le sol saignant ;
L’effort tortionnaire et les repos souffrants
Pèseront même poids sur ta forme plaintive,

Mais, tandis que ton hâve compagnon, hanté
D’une présence bienveillante qu’il ignore,
S’enlizera, forçat de la glèbe, tenté
Par le sort calme des souches qu’un rayon dore,

Tu lui verseras le bonheur des visions

De vies futures sereines et lumineuses,
Où les blonds océans d’éternelles moissons
Rouleront doucement sous des caresses bleues.

Des soirs beaux comme des regrets
Pleureront de longues fleurs tièdes
Sur les franges dormantes des palmes.
Les pauvres membres torturés
Connaîtront de souples détentes d’ailes
Dans l’air berceur et enfin ami ;
Et par la chaude clarté rose, triomphale,
Un dieu chantera dans le serf meurtri
Qui devinera l’éclosion de la Femme
En le fauve mamelu rampant devant lui…
Et tu feras fleurir le printemps de son âme.