Vers (Clovis Hugues)/Les Marionnettes

Messageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine. Vol. 22) (p. 8-10).

LES MARIONNETTES


La chanson des petits est joyeuse et profonde :
Messieurs, connaissez-vous la chanson des petits ?
Nous nous la rappelons plus tard, quand sont partis
Les jours, les jours heureux de notre enfance blonde.
Je vais vous la chanter. Une larme est au fond
De ces chansons d’enfants que les mères ont faites :

Ainsi font, font, font
Les petites marionnettes ;
Ainsi font, font, font
Trois petits tours, et puis s’en vont.



Je remuais mes doigts, mes doigts tremblants et frêles,
Je riais, en chantant ce chant dans mon berceau.
Comme j’étais heureux ! Plus heureux qu’un oiseau
Doucement endormi dans la moiteur des ailes !
Mais, les nids durent peu, les enfants roses n’ont
Qu’un bonheur éphémère, et l’ombre est sur leurs têtes.

Ainsi font, font, font
Les petites marionnettes ;
Ainsi font, font, font
Trois petits tours et puis s’en vont.


À treize ans, j’oubliai la chanson enfantine.
On va vite, une fois que l’on est en chemin :
Je me mis à chérir d’un amour de gamin
Ma petite cousine et ma grande cousine.
L’une aimait un gendarme avec son cœur profond,
L’autre mourut dans la saison des pâquerettes :

Ainsi font, font, font
Les petites marionnettes ;
Ainsi, font, font, font
Trois petits tours et puis s’en vont.



À seize ans, je laissais ma vague rêverie
Errer le long des eaux jaseuses du moulin
De mon père, et j’avais le cœur tout plein, tout plein
D’une enfant de seize ans qui s’appelait Marie.
Elle venait, avec son joli chapeau rond,
Respirer dans nos bois l’âme des violettes.

Ainsi font, font, font
Les petites marionnettes ;
Ainsi, font, font, font
Trois petits tours, et puis s’en vont.



Je connus à vingt ans les morsures infâmes
Des fers sur les poignets, l’horreur des cachots sourds,
Les dalles s’éveillant au bruit des sabots lourds,
Et l’ennui d’être seul, loin du baiser des femmes.
Cela dura quatre ans. Comme le temps est long !
Que d’ennuis dévorés ! que de douleurs muettes !

Ainsi font, font, font
Les petites marionnettes ;
Ainsi font, font, font
Trois petits tours et puis s’en vont.



À peine délivré des tourments de la geôle,
J’ai repris mon labeur où je l’avais laissé,
Et quand le fardeau m’a trop lourdement pesé,
Je me suis contenté de le changer d’épaule ;
Mais il faut prendre, hélas ! les hommes comme ils sont,
Des gens m’ont diffamé dans les feuilles honnêtes.


Ainsi font, font, font
Les petites marionnettes ;
Ainsi font, font, font
Trois petits tours et puis s’en vont.



Que m’importe, après tout ? Je travaille, je lutte ;
Le peuple que je sers est mon robuste ami.
Ô modernes consuls, je ne suis point parmi
Vos sonneurs de buccin et vos joueurs de flûte !
Une femme au cœur fort s’incline sur mon front ;
Et notre enfant gazouille et nous fait des risettes.

Ainsi font, font, font
Les petites marionnettes ;
Ainsi font, font, font
Trois petits tours, et puis s’en vont.



Le jour où je mourrai, sans regret et sans haine,
Ayant conquis mon droit à l’éternel sommeil,
Vous tournerez mon front du côté du soleil,
Vous qui m’aurez connu dans la bataille humaine ;
Et je m’allongerai sous mon caveau de plomb,
Dans la sérénité des saintes choses faites.

Ainsi font, font, font
Les petites marionnettes ;
Ainsi font, font, font
Trois petits tours, et puis s’en vont.