Première livraison
Le Tour du mondeVolume 6 (p. 1-16).
Première livraison

Place et église de Saint-Marc. — Dessin de Guiaud d’après nature.



VENISE,

PAR M. ADALBERT DE BEAUMONT.
185… — TEXTE ET DESSINS INÉDITS.


Séparateur


Le campanile. — La place Saint-Marc.

Lorsque j’entrai pour la première fois dans la cité des Doges, ce fut par une chaude et pure soirée d’automne, à la clarté éblouissante de cette lune italienne dont les teintes rosées laissent encore aux objets une partie de leur couleur. Couché sur les coussins d’une gondole élégante, j’admirais en extase cette ville féerique, ces palais de la mer qui semblent la demeure de Neptune, de Vénus et de sa cour. On croirait que le hasard, en permettant la construction d’une ville dans ce lieu singulier, a voulu donner au monde un exemple de ce que peut produire de plus parfait l’union du beau et du pittoresque. Ici, la poésie s’exhale de partout ; elle est imprégnée dans les murs, comme le parfum dans les fleurs. Venise, reine des Arts, élevée entre le ciel et l’eau, semble ne rien devoir à la terre !

Dès le premier jour, je me sentis tellement enivré de ces merveilles, que je résolus de me fixer à Venise, et de me faire Vénitien. Parti de France pour y rester trois mois, j’y suis resté trois ans ! trois belles années de ma vie, les plus calmes et les plus heureuses, les mieux employées à vivre en artiste, à explorer, à peindre ces sites merveilleux qui n’ont d’égal en beauté que la ville des califes, le Caire, surnommée par les poëtes comme Venise : la reine des Nuits.

Après avoir parcouru toute la longueur du grand canal qui se contourne au milieu de Venise, comme un serpent, la gondole s’arrête au perron de marbre de la Piazzetta, entre les deux colonnes de granit rapportées d’Orient par le doge Michieli et que le Lombard Niccolo Barattieri éleva par son ordre en 1150. Le lion de Saint-Marc couronne l’une, et sur l’autre se dresse la statue de saint Théodore, l’auréole en tête, et son crocodile sous les pieds. On gravit l’escalier de marbre, qui de la mer monte sur la place, et passant entre ces deux pilastres, semblables aux montants d’une porte gigantesque, on a devant soi le plus merveilleux décor que l’imagination d’un peintre puisse rêver.

À gauche c’est la Zecca, le palais des Monnaies, construit par cet illustre Sansovino, dont le nom est attaché aux plus grandes œuvres de Venise. À droite le palais ducal, avec ses marbres roses et sa merveilleuse colonnade à jour. Puis Saint-Marc, la basilique immortelle, toute éblouissante de l’or et des pierreries de ses mosaïques. En face d’elle, se dresse à une hauteur de trois cents pieds le campanile gigantesque qui, loin de rapetisser ce qui l’entoure, semble au contraire, au milieu de cette forêt de monuments divers, montrer au spectateur étonné jusqu’où pourront s’élever les autres. Au fond de la place et regardant la mer, brille la tour de l’Horloge, avec son cadran d’or et d’azur et ses deux esclaves de bronze qui frappent le timbre gigantesque. À la fin du jour, les lueurs roses qui l’éclairent, en montant toujours, disent mieux encore que les aiguilles où en est le soleil qui se couche derrière les Alpes Juliennes.

Mais gravissons maintenant la pente douce qui permettrait de monter à cheval (s’il y avait des chevaux à Venise) jusqu’à la cime de ce campanile, véritable mât du grand navire de marbre amarré sur cette lagune tranquille. De là-haut nous pourrons jeter un regard sur ce merveilleux ensemble de palais, d’eau, de ciel et de montagnes, de navires, de barques et de piétons qui se mêlent et se confondent de telle sorte qu’il semble parfois que ce sont les barques qui circulent dans les rues, et les hommes qui marchent sur l’eau. À voir ce flux et ce reflux de vie et de mouvement, parti de cette place Saint-Marc et de ses quais, on dirait le cœur ou viennent aboutir les artères et les veines de cette ville étrange et splendide tout à la fois. Suivez du haut de ce balcon les contours gracieux du Canal Grande ou Canalasso qui coupe la cité en deux parties presque égales, reliées par le pont du Rialto. Regardez à ces deux extrémités, la mer, mare magnum !… Admirez cette île avec ses trente mille palais de marbre et ses églises qui ont pris les flots pour point d’appui. C’est Venise !

Cette ville immergée, ou les étrangers s’imaginent tout d’abord qu’on ne peut aller qu’en bateau, compte trois cent cinquante ponts en marbre rouge ou blanc, servant à relier ses ruelles étroites, qui sont au nombre de plus de deux mille. Ce dédale qu’il faut avoir souvent parcouru pour y retrouver son chemin, donne une circonférence de plus de six milles, partout baignée par la lagune ; il contenait jadis, plus de deux cent mille âmes.

De cette cime élevée, qui se douterait de sa décadence ? N’est-ce pas toujours la cité des Doges ? Ne vous apparaît-elle pas aussi riche, aussi belle, aussi parée, aussi brillante et aussi gaie qu’aux jours passés de sa gloire ? N’est-elle pas encore la ville aux doux mystères, adonnée toute la nuit aux plaisirs, et le matin s’endormant de fatigue, bercée sur les vagues d’azur, comme une beauté assoupie ?

Maintenant jetez vos regards plus loin, voyez cette ceinture de roches et de sables. C’est le Lido d’abord, puis Malamocco, Palestrina, les Murazzi et enfin Chioggia qui touche à la terre ferme. Liées ensemble par une digue formidable, ces îles forment la barrière qui protége Venise, non-seulement contre l’envahissement de la mer, mais aussi contre toute approche des navires ennemis. À l’exception de trois passes de navigation, admirablement défendues, le fond du golfe est fermé comme un lac. En avant, ainsi que des sentinelles perdues, se montrent les îles de San-Lazzaro des Arméniens, San-Cervolo, Saint-Pierre du Château, Saint-George Majeur et la Judecca.

À vos pieds, sous vos yeux, cette place Saint-Marc, véritable cour de tous ces palais, offre une variété de styles qui devrait convaincre les architectes modernes que leur système de régularité absolue est mortel pour l’art. Ici pas un des côtés n’est à angle droit, pas deux des monuments ne se ressemblent, et cependant cette place est autrement belle et majestueuse que ne le sera jamais le Carrousel. Ici c’est la tour de l’Horloge qui interrompt les Procuratie vecchie (le palais de gauche) et en diffère essentiellement comme époque et comme art. À côté, la petite Cour des Lions, formée par un renfoncement de la basilique, brise entièrement cet angle de la place ; puis vient la cathédrale, dont l’architecture byzantine transporte l’imagination dans un tout autre monde par l’admirable variété de ses dômes, de ses colonnes, de ses chapiteaux et surtout de ses couleurs. Tous les temples antiques de la Grèce et de l’Asie en ont fourni les matériaux amalgamés avec un vif sentiment de l’art pittoresque. Sur le pied même du campanile, comme un nain à côté d’un géant, s’appuie la Logietta, petit temple de la Renaissance en marbre rose et en bronze, si coquet et si fin, véritable bijou placé là bien plutôt pour y faire l’office d’un meuble précieux, que l’effet d’un monument. Puis la place tourne, se rétrécit et prend le nom de Piazzetta (petite place). Au milieu, à droite, à gauche, se dressant au hasard comme une végétation splendide, ou trouve des colonnes, des piliers de marbre et de bronze, des groupes de porphyre et des statues qui ajoutent à l’effet merveilleux de cette ville musée.

Qui donc, en abordant à ces rivages, n’a pas été frappé de cet aspect admirable ? Qui donc, et j’en appelle même aux architectes, a eu la pensée de blâmer ici l’absence complète d’unité et de symétrie entre tous ces palais qui n’en font qu’un, entre ces styles de toutes les époques, entre ces chapitres divers de l’histoire des temps passés, écrite en architecture ? Qui donc osera dire en face de tant de chefs-d’œuvres qu’il est fâcheux que la place Saint-Marc ne soit pas uniforme et regulière ? Et ce palais de fées avec sa double colonnade à jour, que Calendario a imité de l’Alkazar de Bagdad, nu le préférez-vous pas dans son irrégularité et d’un style tout autre que celui du palais royal qui est en face ? Là, au-dessus de ce balcon magnifique où le bourreau montra au peuple la tête de Marino Faliero, décapité pour ses crimes, vous apercevez les plombs, les fameux plombs qui, au dire de Casanova, faisaient sur les prisonniers, lorsque le soleil de juin les embrasait, l’office de bourreau ; c’était véritablement le bûcher de l’Inquisition, le gril de saint Laurent.


Saint-Marc.

Visitons maintenant le temple de Saint-Marc, assemblage merveilleux de tous les trésors de l’art, à toutes ses époques. Voyez sur la façade ces colonnes de porphyre asiatique et de marbre africain de toute couleur, de toute forme et de toute grandeur ; ils vous rappellent les conquêtes de Constantinople, d’Éphèse, d’Athènes ou de Sidon. N’est-ce pas la plus éloquente page de l’histoire vénitienne en même temps que de l’histoire des plus puissantes civilisations ? car Ninive, Babylone, la Grèce entière, Rome, Byzance, l’Égypte, la Perse du moyen âge et enfin l’ère chrétienne s’y sont donné rendez-vous. Ici, pour un archéologue, c’est la ville sainte, le lieu de pèlerinage par excellence, le tombeau du prophète San-Marco.

Lorsque le doge Pietro Orseolo conçut le plan de la basilique, il fit venir d’Orient les ouvriers les plus habiles ; chaque navire de la flotte, en parcourant la Méditerranée, reçut l’ordre de rapporter sa pierre à l’édifice sacré, qui devait surpasser en magnificence Sainte-Sophie de Constantinople. Celui-ci arrache aux temples de Corinthe, de Sparte et de Rhodes, leurs colonnes, leurs chapiteaux et leurs marbres précieux ; cet autre, les ivoires, les mosaïques, les tribunes, les lampes, les châsses, les ustensiles, les ornements de toute espèce. Alors, pendant les dixième et onzième siècles, se dressent les murailles, les voûtes et les colonnes, se percent des fenêtres, et s’arrondit le chœur. Une galerie voûtée, de 128 arcades, entoure le monument, qui offre dans sa longueur un développement de 220 pieds, sur une circonférence de 950.

La façade est divisée en dix voûtes superposées, sur deux rangs que sépare une galerie trilatère à colonnade de porphyre et de marbre. Puis cet assemblage cosmopolite est couronné par cinq coupoles dont la forme haute et bulbeuse rappelle celles du Caire, de Damas, de Teheran etd’Ispahan, plutôt que les dômes aplatis de Byzance.

À chaque conquête de la République, dans chaque alliance qu’elle contracte, dans chaque traité qu’elle signe, la métropole n’est jamais oubliée. Le Lion de Saint-Marc, le glaive au poing, songe à sa part, vraie part de lion. Que ce soit de l’art grec, romain, arabe ou persan, peu lui importe, il en charge ses navires, et rapporte, pour la maison de son maître, d’inestimables trésors.

Venise, avec son immense commerce en Orient, échange contre ses marchandises tous les objets d’art incompris des civilisations nouvelles et dont ses artistes savaient apprécier le mérite. Une porte de Sainte-Sophie décore l’entrée droite de Saint-Marc ; la fameuse palla d’oro, en argent émaillé, qui sert d’ornement au maître autel, fut enlevé aussi à l’église byzantine ; viennent ensuite les colonnes en serpentine et en rouge antique prises au temple de Salomon, à Jérusalem, aux palais de Sidon, de Tyr, de Saint-Jean-d’Acre, etc. ; tout l’Orient, en un mot, verse aux Vénitiens sa contribution volontaire ou forcée. Énumérer tant de richesses, ce serait compter les pierres, les mosaïques, les colonnes et les frises, ce serait écrire l’histoire même de Venise. On peut aisément se figurer toutes les merveilles que non-seulement Saint-Marc et le palais ducal, mais la ville entière tirèrent de la prise de Constantinople. Car c’est de Venise et sur ses 500 galères que part la croisade de 1202. C’est son doge, l’illustre Dandolo, qui conduit cette armée de quarante mille hommes, commandée par toute la fleur de la noblesse européenne ; c’est lui qui, le premier, plante sur les murs de Byzance l’étendard de Saint-Marc. Ce qui se détruisit d’objets d’art pendant le pillage de cette ville qui était devenue le musée de l’antiquité et du moyen âge, est incalculable et ne saurait se comparer au peu qui fut sauvé. Tous ces vainqueurs d’origines diverses s’arrachaient entre eux, les vases, les armes, les étoffes, les statues, les reliques et les bijoux. Ces dépouilles complétèrent les richesses de Saint-Marc ; mais malgré ses marbres précieux, malgré la science et l’éclat de ses mosaïques sur fond d’or, malgré sa structure disposée comme celle d’Aya-Sophia, elle entrerait aisément avec ses flèches et ses coupoles sous le dôme du temple de Byzance, ce type unique et grandiose de l’art oriental du moyen âge. Là, il est vrai, tout est sacrifié à l’effet intérieur ; ici l’extérieur avec ses voûtes superposées et émaillées, ses clochetons à jour, ses dentelures de marbre, ses ogives, ses colonnes de toute couleur et ses dômes étincelants complète le luxe architectural de ce pittoresque édifice où la philosophie de l’histoire et de l’art est si bien empreinte qu’on en peut lire couramment les pages.


Le palais ducal. — L’arsenal.

En sortant de l’église par le baptistère, nous entrons immédiatement sous la belle porte della Carta, due au ciseau de Bartholomeo en 1439. Le contact du temple de Dieu et du palais où se rend la justice est bien dans le caractère du gouvernement mystérieux et encore mal connu représenté par le Conseil des Dix et les trois inquisiteurs d’État, ces hommes qui rendaient des arrêts infaillibles comme ceux du juge suprême. Cet ensemble d’église et de prières, de tribunal et de prison, de juges et de bourreaux, ce souverain environné à la fois de tout le prestige des arts et du luxe, et de toute la terreur qu’inspirent les tortures, les délations secrètes, une police infernale, des cachots souterrains, invisibles et muets, tout ce pouvoir, en un mot, ne s’est jamais trouvé aussi centralisé que dans ce pays, dans ce palais oriental, à la fois palais de justice, palais de ville et palais du souverain. De même aussi, le Conseil qui rendait en ce lieu ses décrets, associait les fonctions royales et administratives à celles de juge et de bourreau.

Rien n’est plus saisissant que l’aspect du palazzo ducale. Ces hautes murailles de forteresse, ces fenêtres étroites et rares, qui ne laissent rien deviner de l’intérieur, rappellent de suite les séraï d’Orient[1]. De forme quadrangulaire, l’un de ses côtés s’appuie sur l’église, tandis que les trois autres font façade sur la Piazzetta, puis sur la mer, et enfin sur les prisons auxquelles le palais est relié par ce terrible pont des Soupirs jeté si hardiment d’un côté à l’autre, entre le ciel et l’eau.

Le pont des Soupirs. — Dessin de Thérond d’après M. A. de Beaumont.

L’Asie et l’Afrique se sont unies pour imprimer leur cachet à cette construction. Un premier ordre d’arcades aiguës, à colonnes sans base et à chapiteaux énormes, soutient une seconde colonnade dont la frise à jour supporte à son tour la muraille à damier de marbre blanc et rose qui forme le palais. Cette portion tout à jour, sur laquelle repose l’autre moitié pleine et massive, produit un contraste d’autant plus complet que la lumière en frappant les parties pleines rend encore plus sveltes et plus légers les trèfles, les balcons, les arcs qu’elle découpe et traverse de part en part. Dans cette merveilleuse structure, c’est le vide qui soutient le plein. Il semble que Calendario, à qui l’on doit ce chef-d’œuvre, ait voulu défier toutes les lois de statique en donnant pour point d’appui aux deux masses énormes qui forment l’angle du palais, une seule colonne isolée. Les balcons, ainsi que les sculptures des deux grandes fenêtres ouvertes sur la Piazzetta et le quai, sont dus à Sansovino.

Quai des Esclavons et palais ducal. — Dessin de Guiaud d’après nature.

Tous les noms illustres de Venise, qu’ils soient ceux de doges ou d’artistes, qu’ils répondent à Faliero, Morosini, Foscari, Sansovino, Vittoria, Tintoret ou Véronèze, tous ces noms restent attachés aux pierres de ce palais, le sanctuaire de Venise.

L’intérieur de la cour ne répond pas au grand aspect de l’extérieur. Là tous les styles se heurtent, arabe, gothique, renaissance et décadence. L’escalier des Géants, qui a pris son nom des deux statues colossales de Mars et de Neptune placées sur son palier, s’avance dans le carré de la cour comme une échelle appliquée au mur. Il conduit dans la galerie à jour où vient aboutir la scala d’oro, l’escalier d’or ; c’est lui qui mène aux grands appartements. Stucs de Vittoria, peintures de Véronèze, marbres antiques, portes, corniches et plafonds en bois de cèdre sculpté et doré, dallage en pierres précieuses, grilles magnifiques, cheminées grandioses, cadres merveilleux où se montrent la verve et le génie de ces infatigables artistes, tout est là réuni, non pas à la manière de nos collections et de nos musées qui ne sont qu’un hôpital pour les civilisations éteintes, mais avec un sentiment parfait du décor, où chaque chose faite pour une place déterminée vient concourir à l’harmonie de l’ensemble, sans entassement ni fatigue. Voyez cette belle salle de l’Anti collége ou des Ambassadeurs dont les boiseries encadrent cinq toiles célèbres, disposées pour la place et pour le jour qui les éclaire : c’est à droite et à gauche Mercure et les Grâces, la Forge de Vulcain, Pallas, Ariane, du Tintoret, et l’Enlèvement d’Europe, de Paolo Véronèze. Au milieu, voici la belle cheminée qui coûta dix mille écus d’or et fut exécutée par Scamozzi d’après les dessins du Titien. On assure que les deux colonnes de vert antique qui soutiennent la porte d’entrée du Conseil viennent du temple de Salomon. Tout cela n’est-il pas d’une richesse et d’une grandeur incomparables ?

L’escalier d’or du palais ducal. — Dessin de Thérond d’après M. A. de Beaumont.

Dans cette autre salle décorée par Antonio d’a Ponte et par Compagna sous la direction de Véronèze, voyez le siége du doge avec ses coussins affaissés, comme s’il venait à peine de les quitter. De chaque côté règnent les stalles des sénateurs ; c’est ici qu’on recevait les ambassadeurs en audience solennelle. De là on entre dans la salle des Cinq-Cents avec son merveilleux plafond auquel les plus grands peintres et les plus grands sculpteurs ne dédaignèrent pas de consacrer leur temps et leur savoir. En ce temps-là, on ne faisait pas encore de l’art pour l’art, comme on dit aujourd’hui, c’est-à-dire sans but, sans application, sans raison. Ces grands artistes italiens, les incomparables, surveillaient et dirigeaient les fabriques d’étoffes, d’armes, de bijoux et d’orfévrerie, de verrerie, de meubles et de décoration générale. Ils ne trouvaient pas que cela fût indigne de leur talent.

Salle du grand Conseil dans le palais ducal. — Dessin de Thérond d’après M. A. de Beaumont.

C’est à cette salle du grand Conseil qu’attient le pont des Soupirs ; par là, on allait vite aux prisons, c’est-à-dire à la mort. À côté se trouve aussi la salle de l’inquisition d’État ; une porte matelassée séparait seule les juges des bourreaux. C’est donc la le sanctuaire de cette justice terrible où trois hommes tenaient dans leurs mains la destinée de tout ce qui appartenait au territoire de la République. Le Conseil des Dix ne s’assemblait que la nuit ; les membres de ce Conseil étaient masqués, entourés d’une mise en scène effrayante, et les règlements, les condamnations, les hommes eux-mêmes, tout était secret. Le pont des Soupirs avec ses étroites fenêtres à grilles de marbre et ses exécutions mystérieuses, frappait de terreur les Vénitiens, bien plus que l’échafaud qu’on dresse en plein jour sur nos places publiques. Une lumière filtrant à travers les ouvertures de ce passage lugubre suffisait pour donner le frisson, et lorsque la barque à fanal rouge glissait dans l’étroit canal, pas une gondole n’aurait osé s’y montrer. Quelle terreur devaient éprouver les malheureux enfouis par un pouvoir implacable sous cette muraille épaisse, lorsque la petite porte à fleur d’eau, placée sous le pont, s’ouvrait tout à coup et qu’on les enlevait du cachot pour les coucher sous un linceul, dans la barque funèbre ! Pour un moment ils revoyaient le ciel étoilé, respiraient l’air embaumé des jardins, entendaient les rames, le clapotement des vagues, les bruits confus de la ville, les danses et les cris de joie, les chants et la voix des orchestres échappés des palais, en un mot, tous les reflets heureux de la vie et de la liberté. Puis peu à peu tout cela s’éteignait, et la grosse barque avec sa flamme rouge et ses rameurs masqués s’avançait lentement en dehors de la Judecca, dans la direction de Poveglia, vers ce canal Orfano dont les eaux profondes et les fonds boueux engloutissaient toute trace du supplice avec le corps des suppliciés. Défense aux pêcheurs de jeter là leurs filets ! Tel était l’ordre de la police. Alors la barque s’arrêtait auprès de ces rangées de pieux qui sont les jalons de ce désert humide. On voit encore, sur un de ces pilotis, avec sa lampe entretenue par les gondoliers, la petite chapelle qui recevait la dernière prière des condamnés. Quel spectacle ce devait être alors, de voir, se détachant en noir sur la pâleur argentée du ciel, cet homme, le bourreau, debout à l’arrière de la barque, et notant sur le livre rouge les détails de l’exécution, tandis que ses aides jetaient par-dessus le bord la victime avec une pierre au cou !

Le canal Orfano. — Dessin de Thérond d’après M. A. de Beaumont.

Mais avant de quitter le palais ducal, il nous reste à dire un mot de la salle gigantesque du grand Conseil, aujourd’hui bibliothèque. Elle a 154 pieds de long, 75 de large et 45 de haut. C’est la plus vaste du palais et nous ajouterons de toutes celles connues dans le monde. L’une de ses extrémités, est décorée par la Gloire du Paradis, de Tintoret, où le peintre a entassé plus de dix mille figures, tour de force qui dépasse entièrement le but que cherche l’art véritable. La corniche de cette salle est composée des portraits des doges encastrés dans la boiserie. À la place du cinquantième on ne voit qu’un cadre avec cette inscription menaçante sur fond noir : « Ici est la place de Marino Faliero, décapité pour ses crimes[2]. » Cette salle occupe à elle seule presque toute la façade qui regarde la mer. C’est à la belle fenêtre à balcon, sculptée par Tullius Lombardo, que se plaçait la dogaresse et sa cour pour jouir du beau spectacle de la Senza (fête de l’Ascension), où le doge, monté sur le Bucentaure, jetait à la mer son anneau de fiançailles. Vers midi, le Bucentaure sortait de l’Arsenal, remorqué par les célèbres Arsenalloti, balançant au-dessus des eaux ses flancs dorés et ses cordages de fleurs. À la proue se dressait la statue de la Justice. Il venait prendre le doge jusqu’au pied de son palais pour le conduire vers la passe du Lido, à l’entrée de la mer. Vêtu de sa robe d’or et le corno ducale sur la tête, le souverain de Venise lançait au loin dans la mer, en signe d’alliance, sa bague de saphir. Pendant cette cérémonie les batteries tonnaient depuis l’arsenal jusqu’au Lido, et le Bucentaure ramenait ensuite au palais le doge et toute la seigneurie. Le soir, le navire était illuminé ; puis il rentrait à l’arsenal sous le hangar construit pour l’abriter.

L’arsenal de Venise est digne de la haute idée qu’on se fait de la marine vénitienne au beau temps de la République. Il embrasse deux milles de circonférence. Des bastions et d’énormes murailles protégent ce magasin immense qui contenait jadis les approvisionnements de terre et de mer. Là les plus gros vaisseaux se dressaient sur leur quille, se gréaient de leur mâture, s’armaient de leurs canons, fondus et montés sur place, et au premier signal du doge, des flottes entières sélançaient tout armées, hérissées de fer et d’enthousiasme, pour aller au cri de : Vive San-Marco ! jusqu’aux extrémités du monde. La marine était pour Venise, comme pour l’Angleterre, le principal levier de la puissance. Dès 558, les Vénitiens avaient la seigneurie des mers : et 70 ans avant Charlemagne ils possédaient déjà des arsenaux, d’habiles ingénieurs et de grands navires, avec lesquels ils s’étaient rendus maîtres de la ville de Ravenne, malgré ses remparts. Au neuvième siècle, ils construisaient des navires à trois mâts et menaçaient la Dalmatie, la Grèce et le pays des Sarrasins. Mais à la fin du quinzième siècle, le commerce italien, et celui de Venise en particulier, fuient bouleversés par la découverte du cap de Bonne-Espérance, et les trente-six mille marins, les trois cents navires de guerre, sans parler des galères et des vaisseaux marchands, devinrent bientôt inoccupés, inutiles même ! La découverte de l’Amérique fut une blessure nouvelle et la décadence se précipita dès lors de plus en plus.

Lorsqu’on voit ces places de Venise, ces monuments aux proportions colossales, ces palais, ces édifices, cette richesse, cette gloire, tout cela reposant sur un sol factice, sur des vagues durcies, pour ainsi dire, par la main de l’homme à force d’art, de patience et de génie, on est stupéfié de la puissance d’expansion que peut trouver une population contenue dans de si étroites limites. Venise, après avoir inventé ou du moins importé en Europe, les glaces, les moulins à eau, les cheminées des maisons, l’agent magnétique, après avoir jeté ses voyageurs et ses produits, jusqu’aux confins du monde, n’est plus aujourd’hui qu’un entrepôt, un port franc où viennent s’étaler les marchandises étrangères. Excepté les verroteries, on lui apporte tout ce qu’elle fabriquait autrefois.


Les régates. — Jeux et rivalités des Vénitiens.

De toutes les fêtes vénitiennes, la Regata ou course de gondoles a toujours été la plus brillante. La République la considérait comme une fête nationale, et dans toutes les grandes occasions, telles que l’élection d’un doge, le gain d’une bataille, la visite de quelque prince étranger, elle ordonnait ce spectacle, comme le plus beau qui se pût voir : spectacle dont la mise en scène n’est possible que sur un théâtre semblable à celui qu’offre cette cité prestigieuse.

En effet, c’est sur ces lagunes, c’est dans ces canaux étroits et tortueux, c’est avec ces barques si longues et qu’on ne peut manœuvrer qu’en restant debout à l’arrière, c’est avec ces habiles gondoliers, qui depuis la plus tendre enfance jusqu’à la mort, et le jour comme la nuit, exercent leur profession, c’est, en un mot, de cette réunion des choses indispensables à une pareille fête, qu’est né ce divertissement. Il n’en est pas d’ailleurs qui s’unisse plus étroitement à la vie vénitienne, dont une partie se passe sur l’eau, ni qui permette de réunir un plus grand nombre de spectateurs aussi convenablement placés, soit sur les balcons et les quais, soit aux fenêtres des palais qui bordent de chaque côté et dans toute sa longueur immense le théâtre même de la lutte. On comprendra que cet ensemble, unique dans le monde, doit localiser impérieusement à Venise ces fêtes nautiques, et que toute imitation de fêtes prétendues vénitiennes, au Havre, au bois de Boulogne on à Londres, ne saurait en donner une idée même approximative. La beauté du ciel et du lieu, la pompe que les autorités et la population donnent à cette cérémonie, le luxe des barques et des costumes étincelants d’or, d’argent et d’étoffes aux plus riches couleurs, le bruit de la musique, la joie tumultueuse de la foule et la passion traditionnelle des deux partis qui divisent la ville en camps ennemis, non pas pour un jour comme dans nos courses de chevaux, mais pour la vie depuis des siècles, toutes ces causes donnent au spectacle un intérêt et une originalité extraordinaires.

Le peuple vénitien a toujours aimé le luxe et le plaisir ; ce goût s’explique par l’origine même de cette illustre nation. Les Vénètes, pour échapper aux calamités dont l’invasion barbare accabla un pays qui se trouvait la grande route suivie par ces hordes dans leur marche de l’est à l’ouest, se réfugièrent au milieu des lagunes : dédale inaccessible à quiconque ne l’avait pas souvent parcouru, et c’est là qu’ils fondèrent Venise, l’an 590 après Jésus-Christ.

C’était d’abord, comme bien on pense, un triste séjour, et les chefs, dès le principe, durent créer des divertissements pour soutenir le moral d’une population presque séparée du monde. Plus tard, ces fêtes devinrent une nécessité, afin d’occuper le peuple et détourner ses regards de la politique jalouse et soupçonneuse du gouvernement. À Venise, la liberté du plaisir fut aussi absolue que l’était la défense de se mêler des actes de la République. Ces habitudes pénétrèrent si bien dans les mœurs, que ce peuple ardent et énergique mit dans ses jeux la lutte, la passion qu’engendrent ordinairement la religion et la politique. Aujourd’hui presque comme jadis on retrouve cette même animation, ces mêmes haines entre les habitants de la rive gauche et de la rive droite du grand canal, ou, pour mieux dire, entre le quartier de Castello et celui de San-Nicolo, et la même insouciance sur tout le reste.

On voit dans les anciennes chroniques de Venise, que cette division entre les Castellani et les Nicolotti remonte à l’époque première de la création de la ville. Les habitants d’Héraclée et d’Aquilée, qui formaient déjà deux factions ennemies, en fuyant dans les lagunes, choisirent des quartiers opposés ; l’une occupa l’île de Castello, à l’extrémité orientale de la ville, et l’autre l’île San-Nicolo, de l’autre côté du Rialto. La première, à mesure que la population de la ville s’augmenta, s’étendit sur la rive des Esclavons, la place Saint-Marc, le commencement du grand canal, et s’arrêta au pont du Rialto, coupant ainsi la ville de l’arsenal au champ de Mars. La seconde prit tout le reste de la cité, qui est la partie la plus considérable, mais la moins brillante, puisque le doge, les sénateurs et les plus riches patriciens se trouvaient être Castellani par le quartier qu’ils habitaient. Aussi les Nicolotti formèrent-ils la faction démocratique, tandis que les Castellani furent les aristocrates.

On comprendra aisément la jalousie et les querelles qui en résultèrent. Pour apaiser ces dissensions, les Nicolotti furent autorisés à prendre parmi eux un doge spécial ; ses fonctions, comme bien on pense, se bornaient à présider les jeux et les délibérations de son parti, et le reste du temps il vivait et travaillait comme avant, au milieu de ses anciens compagnons. Nommé par élection, on entourait son élévation d’une certaine pompe, qui flattait le peuple, car c’était un gondolier connu pour son habileté et sa bonne conduite qui presque toujours était choisi. La cérémonie se faisait à l’église San-Nicolo, où le nouveau doge était consacré par la religion et revêtu d’un costume magnifique. Il portait le titre de Castaldo dei Nicolotti. La garde de l’étendard représentant san Nicolo brodé en or lui était confiée.

Les Nicolotti, satisfaits dans leur orgueil, narguèrent les Castellani, en leur jetant sans cesse ces paroles qu’on répète encore : Ti, ti voghi il Dose, e mi vogo col Dose. « Toi, tu rames pour le doge, et moi je rame avec le doge. »

C’était entre eux une lutte continuelle ; dans toutes les fêtes publiques, chaque parti reconnaissable à ses couleurs, les Castellani avec la ceinture et le bonnet rouges, les Nicolotti, noirs ou bleu foncé, cherchaient à triompher, soit dans les joutes de barques, soit dans les jeux de force, d’équilibre et d’adresse. Tantôt il s’agissait, comme au dernier jour de carnaval, d’abattre d’un seul coup de sabre la tête d’un taureau, tantôt de faire la pyramide humaine ou quelque autre construction de ce genre. Dix ou douze hommes formaient de leurs bras un plancher sur lequel s’élevaient huit autres qui en portaient quatre, puis deux, puis un, et enfin le tout était couronné par un enfant. Les plus habiles allaient ainsi jusqu’à huit superpositions ; et qu’on se figure les applaudissements et les huées de chaque parti vainqueur ou vaincu ! Parfois ces exercices de force et d’équilibre se faisaient dans des barques et en voguant sur le canal, comme on le voit dans les anciens tableaux. Il y avait aussi les danseurs de corde qui, hissés et soutenus par de doubles cordages, paraissaient descendre au moyen de leurs ailes, du sommet du campanile de Saint-Marc, et arrivaient à travers les airs jusqu’à la galerie du palais où se tenait le doge. Après l’avoir complimenté dans le spirituel dialecte vénitien, ils lui offraient un bouquet de fleurs qui semblait tombé du ciel, et jetaient en même temps sur la foule une pluie de sonnets et de poésies, dont on est prodigue à Venise.

Un des jeux les plus gais et où l’animosité des deux partis se montrait le mieux, était la guerra de pugni[3]. On choisissait un de ces ponts sans parapets, comme il s’en trouve parfois sur les petits canaux, et, à un signal donné, chacune de ces deux factions en masse compacte s’avançait des deux côtés pour passer ; alors c’était à qui, à grands coups de poing, pousserait l’autre dans le canal, et les rouges comme les noirs tombaient dans l’eau en véritable cascade, à la grande joie des spectateurs. Un de ces ponts, à San-Barnaba, conserve encore le nom de ponte de pugni.

Il entrait dans les plans de la République d’exciter plutôt que d’amortir ces rivalités, afin de maintenir l’énergie morale et physique des basses classes et de les opposer parfois à la puissance patricienne, la seule qu’elle redoutait. En somme, ces jeux, ces tournois, ces exercices gymnastiques dans lesquels chaque parti cherchait à écraser l’autre par son élégance ou sa force, tournaient au profit de tous. On accourait de toutes parts pour assister à ces fêtes splendides, et l’émulation, la vigueur et la souplesse développées dans ces luttes, se retrouvaient ensuite sur les flottes de la République, et faisaient de ces hommes, confiants dans leur force, les premiers matelots du monde.

Ces jeux et ces usages, comme tant d’autres choses, venaient des Arabes, des pays d’Orient, avec lesquels Venise était en si grande relation commerciale. Architecture, costumes, usages, mœurs même, furent imités des villes de Constantinople, du Caire, de Bagdad et de Damas, alors si avancées en civilisation ; on retrouve encore ici le cachet oriental qui donne à Venise un caractère tout à part en Europe.

Il n’y eut jamais sous la République d’autre parti avoué que ceux des Nicolotti et Castellani, partis qui n’avaient rien de politique, ainsi que l’atteste l’histoire vénitienne, dans laquelle on ne trouve aucune trace de guerre civile.

Les Vénitiens sont généralement d’un caractère bon et réfléchi, mais en même temps fin et moqueur ; et les gondoliers en particulier, qui semblent résumer en eux les instincts de la race, ont conservé plus que toute autre classe le caractère national primitif. Ils sont spirituels, gais et adroits, affectionnés, fidèles et secrets ; leur cœur est loyal et confiant. Ce n’est que dans les rivalités de parti qu’on trouve les Vénitiens turbulents et passionnés.

Nous ne saurions mieux donner idée de l’importance que chaque parti attache à son drapeau, qu’en citant quelques-uns des faits dont tous les jours nous étions acteur ou témoin.

Peu de temps après mon arrivée à Venise, j’étais dans le quartier San-Polo à peindre un petit canal extrêmement pittoresque. Un gondolier à demi couché dans sa gondole me servait de premier plan ; son bonnet noir ne se détachant pas sur l’eau, comme l’exigeait l’harmonie, je me permis de le faire rouge ; j’avais terminé et m’apprêtais à partir, lorsque le barcarolle se leva pour voir mon travail : « Patron benedetto ! s’écria-t-il, est-ce donc pour me faire injure que vous me mettez ce bonnet rouge ? de grâce, changez-le, afin qu’on sache bien que les gondoliers del sestiere San-Polo sont tous Nicolotti. »

Une autre fois j’allais en barque à Canareggio, qui est le quartier général des Nicolotti ; Marco, mon gondolier, un pur Castellan, avait gardé sa ceinture et son bonnet rouges ; j’étais tranquillement couché dans ma gondole, lorsque des cris féroces me firent regarder par une des fenêtres, et je me vis entouré de barques et de gondoliers, la rame levée sur mon pauvre Marco et le menaçant de lui faire prendre un bain ou de l’assommer s’il se refusait à ôter sa ceinture et son bonnet, comme une marque de déférence envers le parti qu’il était venu narguer. Je sortis à la hâte de dessous le felze de la gondole, afin d’arrêter cette dispute qui pouvait dégénérer en noyade ou en coltellata.

Mais l’anecdote suivante caractérise mieux encore que toutes les autres ces partis populaires.

Un des peintres les plus distingués et les plus spirituels de Venise, Eugenio Bosa, fit un tableau qui représentait le vainqueur de la dernière regata, un Castellan, le célèbre Naso revenant chez lui après le combat pour embrasser sa famille et ses amis ; et comme le dit lui-même le peintre dans une lettre pleine d’esprit poétique, que nous regrettons de ne pouvoir citer tout entière : « Le héros encore tout ruisselant de sueur et plein de l’émotion de cette lutte, soutenue valeureusement avec la rame, serre d’une main sa femme et de l’autre agite avec allégresse la bannière victorieuse. » E. Bosa, avant de livrer son œuvre au comte d’Arraches de Turin, son acquéreur, l’exposa à l’Académie des beaux-arts. Grande fut la rumeur parmi les Nicolotti. Quelle humiliation ! Un Castellan vainqueur peint par un artiste célèbre et exposé dans les salles de l’Académie ! Aussi y eut-il ce jour-la sérieuse délibération dans les tavernes de Canareggio ; on y rédigea une lettre qui fut envoyée au directeur du musée. Le style énergique et concis de cette missive, en dialecte vénitien, donnera une idée parfaite de l’importance que le peuple attache à ces rivalités. La voici :


« Sior lustrissimo,

« La se recorda lustrissimo che se non la fa tirarvia della Cademia el quadro del sior Bosa, con quel Castellan, con la so bandiera de… in mano ; Nù Nicolotti che con le bandière menemo la polenta, ghe lo sfondraremo. »


« Très-illustre monsieur,

Rappelle-toi, très-illustre, que si tu ne fais pas sortir de l’Académie ce tableau du sieur Bosa, avec ce Castellan, tenant sa bannière de… en main, Nous Nicolotti, qui avec nos bannières tournons la polenta, nous l’effondrerons. »


Il est presque impossible de traduire la dernière phrase ; en voici l’explication : pour faire la polenta (gâteau de maïs qui remplace souvent le pain), on se sert d’un morceau de bois qu’on jette ensuite. Le sens est donc : Nous Nicolotti, nous avons remporté tant de bannières, que chaque jour nous pouvons tourner la polenta avec une nouvelle. Comme les groupes augmentaient sans cesse à l’exposition, on fut obligé de retirer le tableau pour éviter un malheur. Ajoutons que le peintre, Castellan lui-même, n’avait pas été fâché de peindre le triomphe d’un des siens ; car les maîtres, souvent habiles rameurs aussi, épousent ardemment le parti de leurs gondoliers ; et le soir, à la promenade du freseo sur le grand canal, ce corso sans pareil en Italie, si, rencontrant quelque gondole de connaissance, vous causez bord à bord et qu’une barque rivale vienne à passer, vos bateliers s’élancent alors pour lutter avec elle, sans tenir compte de la conversation de leurs patrons, qui trouvent cela tout naturel.

Mais revenons à la fête qu’il nous occupe en particulier, à la regata, la plus intéressante et la plus chevaleresque de toutes les fêtes de Venise.

L’origine de la regata, remonte aux premiers temps de la République. Comme il était d’usage aux jours de fête d’aller à une certaine heure se promener au Lido, le gouvernement, pour faciliter la traversée, avait soin de tenir prêt, à la riva, un nombre suffisant de grosses barques à trente ou quarante rames. Ceux qui n’avaient pas d’autre moyen pour y aller prenaient la rame et s’exerçaient. Ainsi naquirent les défis ; ces grosses barques mises en rang, alignées, partaient à un signal ; de là ce nom de riga, rangée, et par suite regata. Cette lutte peu élégante pour le spectateur, était un exercice excellent pour développer les forces musculaires et habituer, les rameurs aux longues traversées.

Les sénateurs, songeant à l’utilité qu’on en pouvait tirer pour la marine, cherchèrent une manière de l’encourager. C’est pourquoi, par le décret promulgué à l’occasion de la grande fête qui fut établie pour rappeler l’heureuse délivrance des jeunes épouses enlevées par des pirates de Trieste, en 944, ils donnèrent que la regata, serait miser au rang de divertissement public.

Cet enlèvement est une des anecdotes les plus piquantes de l’histoire vénitienne. Chaque année l’État mariait douze jeunes filles, les plus belles et les plus pauvres, avec douze garçons choisis. Pour cette cérémonie, on leur prêtait des pierreries et des bijoux de grand prix, afin d’ajouter à l’éclat de la fête. Des pirates de Trieste, en guerre avec Venise, attirés par l’appât d’une prise si belle et si riche, vinrent s’embusquer aux environs de l’église ; puis, lorsque tout le monde y fut rassemblé, ils se précipitèrent dans le temple, et, les armes à la main, enlevèrent effrontément ces nouvelles Sabines sous les yeux de leurs fiancés, qui n’avaient pour se défendre que des guirlandes de fleurs.

Candiano III, qui à cette époque était doge de Venise, sensible à cet affront, fait armer de suite des barques, et poursuit les ravisseurs à la tête des époux et des frères offensés. Ils les rejoignent bientôt dans un petit port du Frioul, et après un combat acharné, ramènent en triomphe les fiancées avec leurs joyaux intacts, dit la chronique. En réjouissance, une cérémonie religieuse et des jeux publics furent ordonnés, et Venise, dans son amour pour les fêtes, y ajouta un luxe toujours croissant. Lorsque la République arriva à son plus haut degré de splendeur, le spectacle maritime de la regata prit un aspect éblouissant, unique dans le monde, et devint la grande fête nationale.

Les grandes régates ordonnées par le gouvernement étaient les jeux olympiques de la République. Elles ont sur ces derniers l’avantage d’être appropriées aux lagunes, de sorte que les étrangers ne peuvent essayer d’y ravir les prix aux enfants de la cité.

L’étendue de la course est de quatre milles vénitiens, environ une lieue. Commençant à l’extrémité orientale de la ville, près du jardin public, elle traverse tout le port le long de la riva, passe devant la Piazetta, entre dans le grand canal, le suit dans presque toute sa longueur jusqu’à Canareggio, et là, tournant autour d’un poteau planté au milieu de l’eau, elle revient par le même grand canal jusqu’au palais Foscari, où les prix sont distribués aux vainqueurs dans l’ordre de leur arrivée. Pendant les dernières années, cette fatigante course s’arrêtait au pont de Rialto, en face du palais de la municipalité ; maintenant l’estrade où les autorités distribuent les prix est construite comme jadis, entre les palais Balbi et Foscari, à l’angle que fait le grand canal.

Les gondoles qui joutent sont d’une construction particulière, et tellement légères et minces, qu’à l’endroit où le rameur pose ses pieds, on met une double planche afin que le fond ne crève pas sous lui. Des barres transversales empêchent même de poser le pied partout ailleurs. Ces bateaux sont montés chacun par deux hommes vêtus de couleurs éclatantes et parés de la ceinture et du bonnet des Castellani ou des Nicolotti. Chaque parti envoie là ses rameurs les plus forts et les plus adroits que de nombreuses épreuves ont mis en haleine. On ne saurait croire à l’émotion que produit dans la ville l’approche de la regata, les soins et les précautions dont sont entourés les lutteurs choisis. Ils se mettent en retraite, comme on dit au couvent, quinze jours à l’avance, évitant toute cause affaiblissante, et suivant rigoureusement l’hygiène indiquée. S’ils sont au service de quelque patricien, celui-ci les affranchit de tout travail ; ils cessent réellement d’être serviteurs et sont regardés comme les fils de la maison ; ils peuvent donc en pleine liberté se préparer au combat.

Le grand jour arrivé, chaque candidat reçoit la bénédiction paternelle, embrasse sa famille, met à son cou ses plus précieux reliquaires de saint Antoine et de saint Marc, et, accompagné de ses amis, va faire une prière à sa paroisse ou à l’église della Salulte ; souvent même, barque et rameur sont bénis suivant les rites du culte ; puis l’heure venue, saisissant sa rame de bois choisi, à l’aide de laquelle il espère ajouter un drapeau de plus à la gloire de son parti, il va se ranger devant la corde qui retient encore tous les impatients rivaux. Au coup de canon, la barrière tombe, et chacun se courbant sur cette barque si légère, la fait voler sur l’eau, d’un ferme coup de rame, plus vite que le goëland. Et comme dit la chronique : Spuma l’onda, sotto il replicato batter de remi. « L’onde écume sous le battement multiplié des rames. » Les voilà qui arrivent, et à peine les a-t-on vus passer qu’ils disparaissent déjà sous la grande arche du Rialto. Mais en attendant leur retour, les spectateurs ne resteront pas impatients, ne sachant que faire, comme il arrive à ce plaisir des courses de l’hippodrome. C’est à peine si les yeux suffiront pour voir en détail toutes les merveilles réunies dans ce lieu.

Ici, du balcon de cet illustre palais Foscari, dont nous donnerons plus loin la description, du haut de cette fenêtre même où, l’an 1574, Henri III de France assistait à une magnifique régate donnée en son honneur, et dont, avec une munificence toute royale, il voulut fournir les prix, nous voyons se dérouler à droite et à gauche ce vaste et magnifique Canalasso avec ses palais qui semblent s’agiter sous la foule qui les encombre, avec ses barques de toutes formes et de toutes couleurs, couvrant l’eau de telle sorte qu’on peut aisément traverser d’une rive à l’autre, comme sur un plancher. Entendez-vous cette musique et ces joies de la foule ; comme la nature et l’art sont en harmonie, et voyez comme leur union produit un ensemble plein de beauté pittoresque ! Ce jour-là, le noir, vêtement égalitaire des gondoles, disparaît sous les draperies de toutes couleurs des barques, sous les costumes éclatants et si divers des gondoliers. Il faut ce ciel et ce soleil pour harmoniser tous ces sons et toutes ces nuances.

Parmi les propriétaires anciens et nouveaux des palais, c’est à qui fera le plus de frais et de dépenses ; c’est à qui, par son goût et son luxe, obtiendra des regards approbateurs.

Pendant les fêtes du Congrès des savants, en 1847, le patricien Jiovanelli a dépensé à lui seul 800 000 zvandzigers.

Ici, c’est une gondole du quinzième siècle, comme on en voit dans les tableaux du Carpaccio ou de Jean Bellin. Là, ce sont des kaïks turcs avec leurs rameurs à demi nus ; puis des jonques chinoises, et aussi des livrées de toutes les époques.

On distingue parmi les gondoles, de petits esquifs à quatre rames, appelés ballottine, et d’autres à six rames, nommés malgherotte. Puis les bissone, grandes barques à huit rameurs, décorées à la manière du temps passé, surmontées d’une espèce de temple ou de baldaquin en gaze d’or ou d’argent, parfois rayée de couleurs vives, ayant à la poupe et à la proue des trophées d’armes et des groupes dorés, qui représentent des amours, des sirènes, des oiseaux et des fioritures de toute sorte. Ces bissone portent aussi le nom de grosso serpente, grand serpent, à cause de leur longueur, de leur proue aiguë, et surtout de leur agilité à serpenter au milieu de tous les embarras ; chose essentielle, car ces bateaux à huit et dix rames ont pour office de précéder les jouteurs, et de leur ouvrir un passage au milieu du concours immense de barques qui couvrent le grand canal, et de forcer la foule à se tenir le long des rives. Les jeunes patriciens qui équipent ces bissones s’agenouillent sur de riches coussins à la proue et un arc à la main, lancent des flèches dorées aux gondoliers qui ne se rangent pas assez vite ; manière gracieuse de faire la police, sans attrister par des rigueurs les joies de la fête.

On voit aussi une imitation du Bucentaure, ce fameux navire des doges, copié lui-même des anciens kaïks du sultan. En un mot, tout ce que l’imagination peut inventer pour décorer un bateau est mis en œuvre, et chaque société ou corporation fait les frais d’une de ces péotes somptueusement ornée de ses attributs caractéristiques.

Les Chiozottes, habitants de l’île de Chioggia, se font remarquer entre tous par leur barque, leur costume, leur musique et leur manière habile et toute particulière de ramer.

Enfin, Venise reparaît pendant cette fête telle qu’elle était à sa plus belle époque ; c’est encore la regata du temps de Henri III ; car les costumes sont les mêmes pour la plupart, ainsi que les palais avec leurs tentures armoriées brodées d’or et d’argent.

N’entendez-vous pas répéter aussi, sous l’atrio gothique, ces mêmes noms célèbres dans l’histoire éclatante de cette cité qui valait à elle seule plus qu’un royaume ? Ne semblent-elles pas se détacher des cadres, toutes ces belles têtes vénitiennes, dont le Titien et Paul Véronèze ont immortalisé le type ?

Oui, c’est toujours ce même peuple, plein de passion, d’adresse et de force dans ses jeux et ses plaisirs ! Oui, tout le passé se déroule dans le présent qui nous entoure, et prouve que rien n’est oublié de la gloire des ancêtres, que l’avenir est encore promis au phénix qui doit renaître de ces cendres.

Un peu d’air, un peu de liberté à cette nation si intelligente, et vous la verrez s’avancer à pas de géant dans la civilisation ; vous verrez cette noble Italie reprendre sa place providentielle à la tête des peuples. Dans ses sublimes élans vers le beau, vers la perfection, elle n’est pas, comme d’autres nations, arrêtée par les résistances fatales de la matière ; elle n’a pas à soutenir ces luttes mortelles avec un ciel ennemi et une terre avare. Tout dans cette nature en fête porte à la poésie, aux arts, aux études enfin qui élèvent l’esprit et civilisent les hommes.

Pendant que l’éloignement des combattants a permis à notre pensée de s’égarer dans ces souvenirs, tout à coup la fin de la course nous ramène au moment présent. Voici nos lutteurs qui reparaissent sous le pont du Rialto, ils arrivent, se serrant de près ; quelques-uns distancés, voyant toute chance perdue, vont cacher leur tristesse dans les petits canaux solitaires. Écoutez les frémissements, les applaudissements et les vivat ; cette immense acclamation annonce le moment de la victoire, jusqu’aux extrémités du grand canal ; encore quelques coups de rame et le vainqueur saisit le drapeau rouge. Le second a la bannière bleue, puis vient la verte et enfin la jaune. Sur cette dernière était autrefois brodé un petit porc qu’on donnait en prix, au lieu de la bourse qui accompagnait les trois autres bannières. Ce petit porc était, dit-on, un souvenir du tribut annuel que le patriarche d’Aquilée, fait prisonnier dans une rencontre sur mer, fut par dérision forcé de payer en échange de sa liberté ; trait de caractère national, où l’inévitable épigramme trouve toujours sa place.

À la gloire d’être vainqueur, à la gloire d’être le héros fêté de tout un parti, ajoutons aussi le bonheur de faire fortune : car en outre du prix, l’heureux gondolier saute de barque en barque, et reçoit des spectateurs une pluie de pièces d’argent. Puis le soir et le lendemain, il fait encore une collecte dans les quartiers qu’habitent ses partisans.

Après la course, qui a lieu vers les six heures du soir, chacun remonte en gondole et suit la musique qui parcourt le canal. C’est une confusion telle, une foule flottante si compacte, que les gondoliers ne se servent de leurs rames qu’afin de résister au choc des barques plus fortes, et tout cela marche, on ne sait comment, poussé par le courant et l’entraînement général.

Lorsque la nuit arrive, l’effet est plus magique encore : des feux de Bengale, roses, verts, violets ou blancs, illuminent de leurs nuances éclatantes ces palais doublés par les reflets de l’eau ; réalisant ainsi ces contes de fée où l’on ne voit que des châteaux d’émeraudes, de rubis et de saphirs. Ajoutez à cette décoration toutes les barques qui passent devant ces foyers étincelants, et projettent sur les façades leur gigantesque silhouette ; puis les sons harmonieux des orchestres, reproduits par les échos de marbre de cette cité sonore, cette belle nuit d’été scintillante d’étoiles ; ces femmes éclairées fantastiquement par des feux de couleur, et qui apparaissent sur les balcons pour aspirer la brise de mer, l’harmonie, les regards et les flatteries de la foule, et je ne crois pas qu’il soit possible de rêver un spectacle plus poétique et plus beau !


Le palais Foscari.

Pendant que la régate s’achève, visitons le palais Foscari, aussi intéressant par sa beauté architecturale, que par les souvenirs historiques qui s’y rattachent. Il fut construit à la fin du quatorzième siècle pour la famille Justiniana, par maître Bartholomeo Buono, architecte célèbre de cette époque.

Les Justiniani possédaient aussi le vaste palais contigu, qui est de la même date, du même style, et sans doute du même auteur.

En 1428, Bernardo Justiniano, homme très-illustre, le vendit au Sénat, qui en fit don au marquis de Mantoue ; mais, peu de temps après, le palais, ayant fait retour à l’État, on le mit en vente de nouveau, et ce fut alors que le doge Francesco Foscari l’acheta ; il fit ajouter un étage, afin de changer l’aspect de la Casa Justiniana, et d’avoir le droit de le nommer palazzo Foscari.

Ce palais se compose d’un rez-de-chaussée et de trois étages ; les galeries du premier et du second sont ornées de balcons de marbre blanc et de fenêtres en forme de trèfle, de ce style moitié sarrasin, moitié gothique, dont on ne trouve guère qu’à Venise l’heureux assemblage. L’aspect général en est imposant, et ses grandes proportions le font aisément torregiare, dominer sur les fabriques environnantes. Les détails sont pleins d’élégance ; les quarante-deux fenêtres et portes de la façade, à colonnes de marbre rouge, noir et blanc, avec leurs chapiteaux sculptés, les colonnettes et les petits lions des balcons, en font un des palais les plus beaux de Venise ; et il le serait pour longtemps encore, s’il n’était exposé à crouler par abandon, bien plus que par vétusté. Les fenêtres et les portes arrachées, ouvrant passage au vent, à la pluie, au soleil, aux animaux destructeurs, répandent un air de désolation qui contraste durement avec le luxe passé. On dirait qu’un incendie récent en a dévoré l’intérieur ; qui croirait que ces appartements déserts étaient, il y a peu d’années encore, de la plus somptueuse élégance ! la plupart des plafonds et des murs avaient été peints par Paris Bordone, peintre charmant dont les œuvres sont aujourd’hui bien rares, par Titien qui y travailla six ans, par Tintoret, Paul Véronèze et autres.

Les stucs du célèbre Vittoria ornent encore toutes les cheminées, les portes, les plafonds et les alcôves.

Mais entrons dans cet intérieur désolé : la première fois que j’y pénétrai, j’étais seul ; depuis le matin, parcourant à pied toutes ces ruelles tortueuses (dédale immense dont je n’ai connu le secret qu’après deux années de courses infinies), je m’étais perdu un peu volontairement ; car mon but était de fureter à droite et à gauche, de visiter tous ces intérieurs de cours, d’atrios et d’escaliers si intéressants pour un artiste ; de choisir enfin quelque recoin pittoresque, comme il y en a tant dans cette cité des arts. Je me trouvai devant une porte à grille de fer, dont la forme ogivale, sculptée, blasonnée et dentelée, avait le plus grand air ; elle ouvrait, chose rare à Venise, sur une vaste cour, dont deux côtés étaient fermés par une haute muraille crénelée, et les deux autres par un palais ; c’était l’entrée du palais Foscari du côté de terre. Trouvant toutes les portes ouvertes, je m’avançai sous l’atrio ou vestibule qui s’allonge jusqu’au canal ; au lieu des gondoliers, des tapis, des rames, des felses (dessus des gondoles), qu’on y trouve d’ordinaire, il n’y avait de tous côtés que des débris ; mais quelle couleur pittoresque avaient ces murailles, éclairées par le beau soleil de Venise ! quel aspect ce grand canal, fuyant à travers les fenêtres et la porta d’aqua, lesquelles se détachaient en ombre vigoureuse sur l’extérieur éblouissant ! C’était une véritable décoration. L’escalier qui monte à droite me conduisit dans la galerie du premier étage ouverte à ses deux extrémités, sur le canal et sur la cour. J’étais depuis quelques instants appuyé sur le balcon, admirant cette vue pittoresque, immense, originale et belle parmi les plus neuves et les plus belles, lorsque j’y fus accosté par un gondolier en costume débraillé, à l’œil méchant et aviné ; grand gaillard à cheveux rouges ; en un mot, vrai type de ce bravo dont les mélodrames et les romans nous ont barbouillé le portrait fantastique. Il me proposa du reste fort poliment de me « cicéroniser » dans tous les coins du palais, ce que j’acceptai.

Cour du palais Salviati. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. de Beaumont.


Adalbert de Beaumont.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Il ne faut pas confondre séraï, qui signifie palais, avec harem, qui veut dire lieu fermé, réservé aux femmes.
  2. Un de nos médecins les plus illustres, M. Jules Cloquet, possède un portrait de doge qu’on croit être celui de Marino Faliero.
  3. La guerre des poings.