Vengeance fatale/VIII — La lutte suprême
VIII
La lutte suprême
Darcy et ses amis étaient arrivés à une barrière de la partie ouest de la cité.
Darcy, très-bien connu de tous ceux qui recueillaient le droit de péage, tout en payant se mit à questionner l’homme qui était en charge de cette barrière.
— Avez-vous vu, demanda-t-il, beaucoup de monde prenant la direction de Lachine ? Auriez-vous remarqué quelques-uns de mes amis ?
— M. Hervart est un de vos amis ? je crois du moins l’avoir aperçu souvent avec vous et votre famille.
— En effet.
— Eh bien, il vient de passer avec deux autres personnes.
— Qui étaient-ils ?
— Je ne les connais pas du tout. L’un d’eux m’a paru un serviteur.
Nos trois personnages se regardèrent tous, un peu surpris. Ils se demandaient quel pouvait être cet individu qu’on leur avait représenté comme un domestique.
— Je serais curieux, dit Darcy, de savoir le nom de leur compagnon. Mais peut-être après tout n’est-ce qu’un serviteur en effet, ou quelqu’un qu’ils auront recueilli sur le chemin.
Nul ne pensait à Victor.
— Si cet homme ne les quitte pas, dit Puivert, cela leur donne un homme de plus.
— Après tout, reprit Darcy, nous n’en serons pas moins à nombre égal de chaque côté et comme ils ne s’attendent pas probablement à nous rencontrer sur leur route, nous ne pouvons manquer d’avoir l’avantage sur eux.
— Ils doivent tout de même être en éveil ; les scènes qui ont eu lieu aujourd’hui doivent avoir diminué quelque peu leur sécurité et ils ne sauraient entreprendre une pareille excursion, sans se munir, en même temps, de moyens de défense en cas d’une attaque.
— C’est ce que nous verrons, fit nonchalamment Darcy. Mais pourquoi vous arrêter ici ? continua-t-il en s’adressant à Edmond, qui conduisait le cheval.
— Parce que nous n’irons pas plus loin, répondit celui-ci.
— Comment ! entendez-vous passer l’après-midi dans cette sale auberge ? Pour moi, j’y renonce.
— Mais c’est justement ce qu’il nous faut. Nous devons nous dérober à leur surveillance quelque part. Nous les attendrons ici. Ils ne se douteront probablement pas que nous ayons choisi ce taudis pour nous y abrutir toute une après-midi, lors même qu’ils seraient instruits du fait que nous suivons le même chemin qu’eux. J’avoue que cette auberge n’est pas un agréable lieu de récréation, mais nous ne pouvons être mieux postés pour les surprendre, attendu qu’ils ne reviendront probablement de leur excursion qu’à une heure où il fera déjà sombre, et cet hôtel est, comme vous voyez, assez éloigné de toute habitation. Entrons immédiatement car l’on commence à nous remarquer, et il serait bon que notre présence ici fût ignorée autant que possible.
Darcy et Puivert entrèrent dans ce bouge fastueusement décoré du nom d’auberge, tandis qu’Edmond conduisait la voiture dans une remise et voyait aux besoins de leur cheval.
La salle où Darcy et son fidèle serviteur étaient entrés, infectée par la fumée d’une quinzaine de fumeurs, chiqueurs et cracheurs émérites, était encore plus remarquable par les nombreux jurements et la conversation tapageuse qu’y tenaient les consommateurs en ce moment. Pour nous servir d’une expression bien connue, on pouvait fendre la fumée avec un couteau.
À peine les deux complices y avaient-ils mis le pied, qu’un homme tranquillement assis dans un coin de la chambre sortit sans bruit, mais non sans avoir remarqué les pistolets, si bien cachés qu’ils fussent dans les poches des deux nouveaux arrivés. Évidemment, ces derniers étaient attendus par cet homme, qui avait probablement reçu l’ordre de les épier et de les surveiller avec soin. Il se rendit dans la cour où il put voir de loin Edmond sortant de la voiture les épées, enveloppées dans une large toile et les emportant avec lui.
— Plus de doute, fit cet inconnu, ils sont armés de pied en cap ; nous devrons donc ferrailler, et certes dans un sérieux combat. Allons donc avertir Lesieur et son ami. Quels bons payeurs que ces gens-là. Déjà cinquante dollars, et cela pour rien ; il est vrai que cet après-midi nous aurons une crâne besogne.
Il rentra à la sourdine dans l’auberge et put, sans être vu, se glisser auprès de l’hôtelier, et lui dire : Il faut que je parte à l’instant même, je n’ai pas le temps de payer mes consommations, ce sera pour une autre fois, père Pitou.
— Très bien, répondit celui-ci, qui suffisait à peine à répondre aux demandes des buveurs.
Victor, que nos lecteurs ont déjà reconnu dans l’espion blotti dans l’auberge du père Pitou, demanda aussitôt une voiture et en quelques instants il rejoignait Louis et Ernest, qui l’attendaient environ un mille plus loin.
— Te voilà déjà parmi nous, Victor, fit Ernest en l’apercevant. As-tu vu nos hommes ? Vraiment tu n’as pas été longtemps.
— Oui, je les ai vus, et comme je le croyais, ils attendront notre retour dans l’auberge du père Pitou.
— Sont-ils armés ?
— Crânement, je vous l’assure, j’ai remarqué qu’il y avait des épées, probablement pour Darcy et Edmond, car quant à Puivert, il est muni d’un lourd bâton. De plus chacun d’eux a un pistolet dans sa poche.
— Dis donc Louis, si nous avions suivi ton conseil c’est-à-dire de ne pas nous armer de notre côté, nous aurions eu bonne mine pour revenir à Montréal dans la soirée. Heureusement, mon programme a prévalu. Nous avons, nous aussi, trois révolvers et trois épées. Sans doute, en se servant d’épées, leur but est de n’attirer aucune attention sur le combat qu’ils comptent nous livrer. Eh bien, tant pis pour eux ! Ils s’apercevront que nous n’avons pas assisté en vain aux leçons de fleuret de notre ancien ami Louis Français. Chacun à sa tâche !
— Voilà sans doute, fit Louis, l’issue inévitable de cette aventure. Toutefois si tout pouvait encore s’arranger, sans que nous soyons forcés d’en venir aux mains, j’aimerais mieux cela. Je me demande ce qu’Hortense pensera de moi, si j’en viens jusqu’à croiser le fer avec son père.
— Mais cela est insensé, répliqua Ernest impatienté. Quoi ! nous savons que ces gens-là nous poursuivent de leur haine, que leur principal objet est de nous enlever la vie, et parce que tu aimes la fille de Darcy, tu vas oublier que cet homme a tué ta mère et qu’il t’a rendu orphelin à douze mois, bien plus tu vas lui livrer ta vie comme un agneau. Certes ! moi aussi ! j’aime Mathilde et je lui souhaite le plus grand bonheur qu’elle puisse désirer, mais ce n’est pas assurément une raison pour me laisser tuer par son père. D’ailleurs si tu ne veux pas croiser le fer avec Darcy, moi qui ai moins de scrupules que toi, ou Victor que voilà, nous nous chargerons de lui administrer une blessure qui l’empêchera de voir un autre lever d’aurore que celui de ce matin.
— Voilà comme on doit parler, fit Victor, cela me plaît de servir un homme tel que vous. Si vous les laissiez échapper cette fois, ce serait fini de vous. Monsieur Hervart, je vois bien que vous ne connaissez pas Marceau, tel que je le connais. Il vous a voué une haine féroce à cause de l’affection que vous portez à mademoiselle Hortense, et si vous ne voyez à votre défense, soyez persuadé qu’avant longtemps vos os ne vous pèseront pas. Vous êtes donc le plus en danger.
— Tu vois, Louis, tu es seul de ton avis. Au reste, je ne t’aurais pas accompagné à Lachine, si nous ne nous fussions pas munis d’armes pour nous défendre en cas d’attaque.
— Le messager qui devait porter mes lettres chez Darcy, sais-tu ce qu’il en a fait ?
— Cette pensée te vient-elle pour la première fois ? Tu étais si occupé, ma foi, que je n’ai pas cru devoir t’en parler, mais je vais t’en dire un mot maintenant. Tes lettres ont été portées chez Darcy par mon messager, qui là a pu entendre toute la conversation de Darcy avec Puivert. Il me l’a rapportée mot pour mot, et c’est ainsi que je savais en partant de la ville, que nos compères devaient parcourir le même chemin que nous et qu’ils seraient munis des meilleures armes connues pour nous assaillir.
— Que ne m’as-tu dit cela plus tôt ? Je n’aurais pas hésité.
— Tu n’aurais pas hésité, dis-tu ? Je pense, au contraire. que si tu avais su ce que je viens de t’apprendre tu n’aurais pas osé venir avec nous.
— Nous n’avons plus à revenir là-dessus. Maintenant si nous voulons être de retour cette nuit, il est temps de continuer notre route.
— Fort bien, dit Victor, mais je vous ferai remarquer que depuis notre départ, je n’ai bu qu’un verre de mauvaise boisson à la taverne du père Pitou. Si vous pouviez me faire perdre ce mauvais goût que je ressens encore par quelques gouttes d’une liqueur moins épicée…
— C’est vrai, fit Louis, nous allions t’oublier ainsi que nous-mêmes, car m’est avis qu’une légère consommation ne ferait tort à personne, cela ne peut que fortifier notre courage.
Après avoir dégusté chacun un grand verre de cognac, ils repartirent en remettant leur cheval à une allure très rapide.
Edmond ne s’était pas aperçu que Victor épiait ses mouvements dans la cour du père Pitou, lorsqu’il avait, enlevé les épées de sa voiture.
Après avoir mis les fleurets en un lieu sûr, il marcha assez longtemps, évidemment pour bien retrouver la trace d’un terrain qu’il devait bien connaître à le voir s’orienter de tous côtés, puis il traversa la rue devant la taverne du père Pitou, où on ne voyait aucune construction à cette époque et arriva enfin à un précipice longeant les belles terres de cet endroit. Ce précipice n’existe plus aujourd’hui ; il a été rempli. Arrivé à ce lieu qu’il avait cherché pendant une dizaine de minutes, il eut un moment de satisfaction, puis afin de le reconnaître en cas de besoin, il planta dans la terre un morceau de bois autour duquel il noua un petit linge. Il rejoignit alors ses complices dans la buvette, où ceux-ci l’attendaient avec impatience.
— Père Pitou, voudrez-vous, au premier signe que je vous ferai ce soir, ouvrir vos portes et les tenir ouvertes jusqu’à ce que je vous prie de les fermer ? demanda Edmond à l’aubergiste, en lui lançant un coup d’œil compris à l’instant par ce dernier.
— Je ferai tout selon votre désir, répondit Pitou, qui connaissait Edmond depuis longtemps.
— Maintenant, ajouta celui-ci, trouvez-nous une chambre convenable pour ces deux messieurs et moi, et veuillez nous servir une bouteille de ce cognac que vous tenez généralement en laisse pour vos vrais amis.
Et il entra avec ses deux acolytes dans l’appartement que l’on venait de mettre à leur disposition.
Puivert tremblait.
Pour stimuler son courage Darcy et Edmond lui firent boire trois verres de cognac, qui lui montèrent quelque peu à la tête.
Ce n’est pas à dire qu’ils furent eux-mêmes d’une tempérance complète ; peut-être aussi se sentaient-ils défaillir. Toujours est-il que sans se livrer à des libations telles qu’en prenait le fermier, l’aidèrent-ils puissamment à vider la bouteille du fameux cognac du père Pitou.
Tous les trois passèrent leur après-midi dans l’auberge et y prirent le repas du soir.
Edmond ne doutait pas du succès de leur guet-apens et paraissait très insouciant. Vers huit heures la fatigue eut raison de lui et il finit par céder au sommeil.
Puivert était immobile sur un siège de bois. Lui non plus ne disait pas un mot. Il songeait à la vie tranquille qu’il avait toujours menée à Ste-Anne et qu’il regrettait amèrement en la comparant à celle des dangers continuels, auxquels il était soumis depuis quelques jours.
Darcy semblait impatient. Il s’asseyait, se levait, puis marchait à pas précipités. L’appartement où étaient réunis ces trois hommes prenait un aspect lugubre ; l’obscurité y planait en entier.
Le père de Mathilde admirait le courage d’Edmond, qui dormait sans souci dans l’attente d’un combat aussi meurtrier, et n’avait que du mépris pour Puivert que le froid gagnait et que la peur faisait trembler encore davantage. Il le secouait rudement.
— Marche donc, frileux ! lui disait-il, tu te chaufferas demain au soleil ! Voyez cela, grelotter au mois de juillet. Ce soir, il s'agit de déployer ton courage.
— Je n’ai pas froid, fit le fermier.
— Non ! alors je me trompais, c’est de peur que tu trembles. Il faut tout de même que tu fasses ton devoir ainsi que nous.
Il se dirigea ensuite vers Marceau, qui dormait toujours.
— M. le dormeur, éveillez-vous, il est temps de faire le guet.
— Quelle heure est-il ?
— Neuf heures.
— Éveillez-moi dans une heure seulement ; ce sera encore assez tôt.
— Qui vous fait croire qu’ils ne seront pas de retour avant dix heures ?
— Rien de positif, mais d’après ce que vous m’avez laissé entendre, Hervart va régler certaines affaires l au moment de partir en enlevant Hortense, il voudra probablement mettre au fait de ses pas et démarches son notaire Durocher, qu’il compte en même temps parmi ses amis les plus intimes. La négociation sera nécessairement longue et c’est là ce qui me fait croire que nous ne les verrons pas d’ici à une heure. Mais comme vous ne paraissez pas tomber de sommeil, si vous remarquiez quelque chose de suspect, éveillez-moi alors.
Quelques instants après, Edmond s’était rendormi.
Darcy était très nerveux ; on eût dit que son énergie était émoussée par cette inactivité. Il sortit et marcha pendant une heure environ. Quand il rentra il était dix heures et cinq minutes. « Je crois, dit-il, que l’heure est arrivée d’éveiller Marceau. »
Il s’aperçut alors que Puivert dormait aussi. Il les secoua tous deux rudement. Le fermier commença par ouvrir difficilement les yeux puis se mit à les frotter de ses grosses et larges mains. Enfin, il se leva en disant, sans trop se rappeler la tâche qui lui incombait : « Me voilà prêt ». Quant à Edmond il se leva sur le champ, alla chercher les épées qu’il avait mises hors de portée, et guidant ses deux compagnons, il alla s’embusquer avec eux près du précipice de l’autre côté du chemin.
— Maintenant, ne bougeons pas, dit-il. Soyons sur le qui-vive. Ils ne peuvent tarder à arriver. Quand je crierai « en avant » nous nous précipiterons sur la voiture que nous devons renverser dans le précipice, si c’est possible, avant d’attaquer cette canaille dont il faut se défaire à tout prix.
— N’oublie pas Puivert, fit Darcy d’un ton sarcastique pour faire endêver le fermier, que tu dois payer de ta personne tout aussi bien que nous.
— Je suis prêt à faire mon devoir sans vos recommandations, soyez-en convaincu.
— Dix heures et quart, fit Edmond en sortant sa montre de son gilet ; nos hommes retardent encore plus que je ne pensais. M. Darcy, vous auriez pu dormir comme nous, vous en aviez amplement le temps.
— Dans des circonstances semblables je ne donne jamais de temps au sommeil ; dans ce cas en particulier, nous avions besoin d’une sentinelle au moins. Si Puivert se fût montré un peu plus énergique, il eût pu me remplacer, mais il a une triste apparence ce soir. Te voilà devenu bien taciturne, mon vieil ami, tu n’as pas dit un mot de la soirée.
— Je parlerai quand nous serons de retour à Montréal, sains et saufs.
— Taisez-vous, fit Edmond.
— Qu’y a-t-il ?
— J’entends une voiture qui vient au grand trot.
— Bah ! toutes les voitures sur cette voie ne sont pas censées contenir nos jouteurs.
— Celle-ci les contient, monsieur Darcy, cria une voix de la voiture et que tous reconnurent pour celle d’Ernest Lesieur.
— En avant ! cria Edmond, en avant !
Et lui, Darcy et le fermier se précipitèrent sur le cheval.
Mais en même instant, Louis, Ernest et Victor se précipitèrent hors de leur voiture que leurs trois ennemis ne purent renverser selon leur intention, et déjà couraient sus à leurs agresseurs, l’épée à la main.
Edmond reconnut le danger ; ils ne désirait plus qu’une chose, c’était que leurs trois adversaires le suivissent, lui et ses compagnons dans le précipice vis-à-vis l’hotel du père Pitou. Il feignit de fuir et se plaça de manière à pouvoir se défendre bravement, et il fut bientôt rejoint par Darcy et Puivert.
— Sus à Marceau, vociféra Victor, en poursuivant avec Ernest et Louis, leurs trois antagonistes dans leur refuge.
— Nous avons été trahis, s’écria Edmond, qui ne pouvait comprendre la présence de Victor au nombre de ses adversaires. Tu nous as épiés, traître.
— Rappelle-toi la nuit où vous avez tramé la mort de M. Hervart et la mienne, et votre complot, pendant lequel, comme un imbécile tu as laissé ta trappe tout le temps ouverte.
Edmond, furieux, regretta la trop grande complaisance qu’il avait montrée alors à l’égard du fermier de Ste-Anne.
Cependant la lutte était engagée entre les six adversaires, mais Louis et ses amis qui ne connaissaient pas le terrain, durent reculer d’abord et furent presque au moment de faiblir ; mais leur désavantage ne dura pas longtemps, dès que ce côté de la route leur fut plus familier. Edmond connaissait la valeur de Victor comme jouteur ; il crut devoir le pousser à l’attaque sur Puivert, pendant qu’il se mesurerait avec Louis. Ainsi dans ce terrible duel, chaque combattant avait à lutter contre un adversaire particulier. Pendant qu’Edmond s’escrimait avec Louis, Ernest chargeait Darcy et le fermier s’efforçait de frapper Victor de son lourd gourdin.
Après quelques instants d’une lutte indécise, Victor fit une feinte, mais elle fut habilement parée par Puivert qui, sans suivre les règles de l’art qu’il n’avait jamais apprises, brisa en deux avec son bâton l’épée de Victor. Celui-ci était dans une position désespérée, car avant de pouvoir se servir de son pistolet, il eût eu la tête fracassée par le bâton de son antagoniste. Ernest qui combattait à côté de Victor, déserta son poste et fut assez heureux pour traverser d’outre en outre le malheureux Puivert. Mais en rendant ce service à Victor, il avait perdu du terrain et Darcy allait en profiter.
Louis vit le danger qui menaçait son meilleur ami. Il abandonna Edmond, et poussant un grand cri, il courut sur Darcy et put détourner le coup d’épée que celui-ci destinait à Ernest. Ils continuèrent la lutte ensemble ; cependant Edmond, resté sans adversaire avait pointé son pistolet sur Victor, qui tomba roide mort, et il se ruait déjà sur Louis pour venir en aide à Darcy, lorsqu’il dut faire face à une attaque d’Ernest qui, délivré de son premier rival, allait porter à son ami le même secours que celui-ci lui avait rendu.
La position des combattants, après ces divers mouvements, n’était donc plus la même.
En effet, Ernest avait pour adversaire Edmond, l’ancien prétendant à la main de Mathilde, tandis que Louis semblait avoir été réuni à son mortel ennemi par la Providence, qui allait décider dans ce tournoi.
Le combat devait être et fut terrible.
Comme si le ciel n’eût attendu, pour ouvrir ses cataractes, que le moment où la terre fût rougie de sang humain, le tonnerre qui, jusque-là, avait grondé sourdement, éclata en faisant entendre un fracas épouvantable et une pluie torrentielle commença à tomber.
Le combat continuait des deux côtés avec un acharnement qui ne laissait aux rivaux ni trêve ni repos. Ils se portaient bien réciproquement quelques égratignures, mais nulles blessures sérieuses. On n’entendait à peine le choc des armes, grâce au bruit de la foudre et aux éclairs qui illuminaient parfois ce sinistre champ de bataille.
Enfin Edmond, dominé par l’impatience et la longueur d’une lutte qui l’accablait d’une fatigue excessive, déploya contre son adversaire une ardeur qu’il n’apportait jamais dans un combat singulier. Mais cette fureur même, en conseillant plus de calme à Ernest fut la cause de sa défaite. Au moment où il se croyait sûr d’une victoire tardive, il glissa sur ce terrain rendu humide par la pluie et, dès lors, Ernest put lui arracher une vie plus criminelle qu’inutile.
Les seuls combattants demeurés sur ce champ de carnage étaient Louis et le comte de Lagusse. Ernest voulait achever ce dernier tout de suite en lui perçant les reins de son épée encore toute trempée du sang d’Edmond, mais Louis lui ordonna de ne pas intervenir dans une querelle qu’il considérait, avec raison, toute personnelle.
Au reste l’issue ne devait pas se faire attendre longtemps. La jeunesse de Louis lui était d’un grand secours. Aussi était-il toujours ferme, tandis que Darcy, qui n’avait plus la même vigueur que Raoul de Lagusse, faiblissait constamment. La lassitude finit par le gagner tout à fait et à une dernière attaque de Louis, il ne put résister à ce dernier qui poussa rapidement son épée jusqu’au cœur du meurtrier.
— Amen ! fit Ernest soulagé. Évidemment, Dieu ne voulait pas que ce misérable mourut d’une autre main que la tienne, et le mal qu’il t’a fait souffrir, réclamait une vengeance solennelle.
Des six combattants qui avaient pris part à cette lutte sanglante, les coupables seuls avaient été punis. Raoul de Lagusse avait reçu le châtiment de tous ses forfaits, et son complice Puivert n’avait pas été épargné davantage. Edmond et Victor avaient été punis du vol des bijoux et de leur trahison réciproque.
Le doigt de Dieu était visible.