Vengeance fatale/Conclusion

La Cie d'Imprimerie Desaulniers, Éditeurs (p. 181-184).


CONCLUSION.


Aussitôt après l’issue de ce combat meurtrier, les deux amis continuèrent leur route vers la ville, en imposant à leur cheval une course presque vagabonde.

Dès leur arrivée, Ernest se rendit chez Mathilde pour l’instruire de son malheur, Louis était allé à son domicile où il croyait rencontrer Hortense. Ne l’y trouvant pas, il prit, en toute hâte, le chemin de la rue St-Alexandre et il arriva à l’hôtel Darcy au moment où Ernest terminait à Mathilde le récit du drame sanglant, qui avait eu lieu dans le cours de cette journée néfaste.

Tout en pleurant sur la mort tragique de son père, Mathilde ne pouvait méconnaître le doigt de Dieu dans cette triste épreuve.

— Mon Dieu ! s’écria-t-elle ! que dois-je donc attendre dans l’avenir ? Je reste sans défenseur et abandonnée de tous mes amis.

— Vous êtes injuste, jamais vous n’avez eu ni vous aurez un ami plus dévoué que moi.

La jeune fille fit voir au jeune homme un œil de reconnaissance dont celui-ci fut presque ébloui.

— Comment faire pour empêcher le déshonneur désormais attaché à mon nom ?

— À ce point de vue votre position est meilleure que la nôtre, jamais aucun méfait n’a souillé le nom de Darcy. Personne, à part Louis et moi, ne sait que Darcy et Raoul de Lagusse ne formaient qu’une même individualité, et vous n’avez rien à craindre de nous, sous ce rapport. Louis et moi, nous n’attaquerions la mémoire de votre père, que si nous avions à défendre notre vie dans un procès criminel, au cas où les soupçons se porteraient sur nous. Quoique la chose puisse vous paraître extraordinaire, ces soupçons seront probablement écartés, vu que le combat dont nous parlions a eu lieu dans la plus profonde solitude, et que nous n’avons été aperçus par personne dans la société de votre père et de ses amis. Le seul danger qui nous menace vient d’un nommé Victor Dupuis, qui a été vu avec nous, qui combattait à nos côtés, qui a été tué et dont le cadavre sera retrouvé avec ceux de nos adversaires. Toutefois, comme notre séjour ici ne pourrait nous accorder une vie sereine et tranquille, je compte, d’ici à deux ou trois mois, abandonner avec Louis ce pays pour faire un voyage en Europe, d’où probablement nous ne reviendrons jamais. J’ose aujourd’hui vous proposer une alliance pour cette époque et…

— Moi, partir avec les assassins de mon père !

— Vous vous trompez. Louis a, non pas assassiné, mais tué votre père dans un duel bien en règle, il n’y a que lui qui ait trempé son épée dans le sang de M. Darcy. Rien ne saurait donc empêcher notre union si vous m’aimez.

— Ô Ernest !

Le bonheur est toujours égoïste ; Ernest n’avait pas songé aux mêmes difficultés que Louis devait rencontrer auprès d’Hortense. On sait que les deux jeunes gens ignoraient que Darcy n’était pas le père de la fiancée de l’étudiant en droit.

C’est vers ce moment que ce dernier entra dans la maison qui avait appartenu au père de Mathilde Celle-ci lui dit de se rendre à la chapelle de la Providence, où il retrouverait Hortense. La mort de Darcy avait rendu inutile l’évasion des deux amoureux. Aussi Louis la ramena-t-il à son ancienne habitation de la rue St-Alexandre.

On conçoit les rumeurs de toutes sortes qui s’accréditèrent après le drame de Lachine. Dans l’enquête qui eut lieu sur les cadavres, Mathilde et Hortense ne connaissaient rien personnellement et ne furent pas interrogées.

Elles ne demeurèrent que peu de temps dans leur somptueuse demeure et en sortirent pour n’y plus rentrer.

Louis venait d’être admis à la pratique de sa profession ; il avait naturellement été instruit de la paternité d’Hortense, et rien ne s’objectait dès lors à l’union des deux fiancés. Le mariage d’Ernest avec Mathilde, et celui du nouvel avocat avec Hortense eurent lieu le même jour, avec une simplicité commandée par le deuil des deux jeunes filles.

Louis avait souvent parlé du désir d’un voyage en Europe qu’il entendait faire avant de commencer à pratiquer ; l’occasion ne pouvait mieux se présenter à lui de s’éloigner des rives du Canada, qui lui rappelaient des douleurs si récentes. Il résolut de mettre à exécution son ancien projet, dans lequel il fut secondé par Ernest, qui le suivit, accompagné de sa mère et de sa jeune épouse.

Malgré la générosité avec laquelle Louis avait voulu couvrir les incidents de la vie de Darcy, la vérité finit par se faire jour, grâce à l’indiscrétion de la mère de Victor, à qui ce dernier avait raconté continuellement toutes ses relations avec nos deux héros. Prudente, avant leur départ, elle ne manqua plus de dévoiler plus tard tout ce qu’elle savait de cette lugubre histoire, et c’est ainsi que l’on apprit que Darcy n’était autre que le célèbre comte de Lagusse, et qu’en l’exterminant, Louis n’avait fait que venger l’assassinat de sa mère, commis depuis vingt ans.

Après leur arrivée en Europe nos voyageurs canadiens se fixèrent à Paris. Louis devait passer de nouveaux examens pour avoir la faculté de pratiquer sa profession en France. L’ardeur qu’il avait toujours déployée à l’étude ne l’abandonna pas dans ce dernier travail et, avec l’âge, il est devenu un avocat brillant au barreau de Paris.

Ernest avait d’abord continué sa vie indolente d’autrefois, mais bientôt il se lassa de cette inactivité après la terminaison de certaines affaires — entre autres la vente du manoir de N., — qui le rattachaient à son ancienne patrie, et il s’enrôla dans l’armée française. Bientôt la campagne de 1859 pour la libération de l’Italie allait lui fournir l’occasion de se distinguer particulièrement. Depuis il a combattu dans toutes les guerres du second empire et en 1871, après le second siège de Paris, il obtenait le grade de colonel.

Nous dirons, en terminant, que la haute position sociale à laquelle sont parvenus les deux principaux héros de cette histoire est d’un grand prix aux voyageurs de notre pays dans la grande cité cosmopolitaine, d’où ils reviennent rarement sans mentionner les services précieux qu’ils doivent à l’hospitalité et aux qualités généreuses de ces compatriotes distingués.

Fin