Veillées bretonnes/Troisième veillée

Mauger (p. 87-144).


TROISIÈME VEILLÉE


« Aussi vrai que je suis ici, je l’ai vu !… Il fut un temps où, dès que le crâne était vide de cervelle, l’homme mourait, et tout était fini. Mais aujourd’hui, avec vingt blessures mortelles sur la tête, les morts ressuscitent et viennent nous chasser hardiment de nos sièges !… »
(Macbeth.)

I

« L’hiver sera long et triste. L’aspect de la nature n’est pas joyeux. Celui du monde social ne l’est guère. Vous craignez l’ennui des spectacles. Vous craignez surtout l’ennui des salons. C’est le cas de faire chez vous un grand feu, bien vif et bien pétillant, de baisser un peu les lampes, devenues presque inutiles, d’ordonner à votre domestique, si par hasard vous en avez un, de ne rentrer qu’au bruit de la sonnette ; et, ces dispositions prises, je vous engage à raconter ou bien à écouter des histoires, au milieu de votre famille, car je n’ai pas supposé que vous fussiez seul. Si vous êtes seul, cependant, racontez-vous des histoires à vous seul. C’est un autre plaisir encore, et il a bien son prix. J’ai goûté un peu de tout, et je ne me suis jamais réellement amusé d’autre chose. »

C’est ainsi que Charles Nodier, le conteur incomparable, prélude au récit de l’histoire d’Hélène Gillet, qui, sous certains rapports, ressemble à un véritable conte, et je ne saurais mieux faire, assurément, que de lui emprunter ce charmant début, pour cette troisième veillée.

Il y avait près d’une heure que l’on parlait charrois, chevaux, bœufs et vaches, et je commençais de m’ennuyer de voir la conversation continuer si longtemps sur ce chapitre.

— Allons, dit tout-à-coup Francès, assis comme d’habitude sur son escabeau, contre la pierre calcinée et luisante de suie du foyer, — c’est convenu : la jument blanche n’a pas sa pareille au monde pour la force ; — le bœuf noir ne vaut pas le diable, mange beaucoup et n’engraisse point ; — il sera vendu à la prochaine foire de Caraës (Carhaix). Les seigles ont été un peu endommagés par les nuées de corbeaux qui se sont abattus dessus, ces jours derniers ; mais les avoines et les froments s’annoncent bien, et les dernières gelées ne leur ont pas fait trop de mal. Tout présage une bonne récolte, et Dieu bénira vos travaux… Mais, causons un peu d’autres choses, maintenant. J’arrive avec mon éternel refrain : « Des histoires de revenants et d’apparitions nocturnes, des contes merveilleux, des gwerziou anciens et des soniou nouveaux. »

— Mais, nous t’avons déjà conté à peu près tout ce que nous savons, dit le vieux Gorvel : — veux-tu donc que nous recommencions à te refaire les mêmes récits, pour que tu nous traites de vieux radoteurs ?

— Non pas, Gorvel, vous n’avez pas vidé votre sac, mon vieux, quoique vous en disiez, et je ne vous tiens pas quitte. Mais ce n’est pas à vous que j’en veux, ce soir ; c’est à Pipi Ar Morvan, qui est encore notre débiteur. Il faut qu’il achève de payer sa dette, ce soir, car je le connais solvable, et ne lui laisserai paix ni trève que quand il aura payé. Ainsi donc, Pipi, à toi la parole ; et c’est une histoire de revenant qu’il nous faut. Nous connaissons suffisamment tes exploits africains et ta prise de Constantine, et tu nous les conteras encore plus d’une fois.

— Il n’est pas besoin de tant de prières et de précautions oratoires, dit Pipi ; tu sais bien que je ne suis pas homme à faire des façons, et que je ne ressemble point à Marianna et à Marc’harit là, qu’il faut toujours prier et supplier pendant une demi-heure pour leur arracher un Gwerz ou un Sône, quoique, au fond, elles brûlent d’envie de faire admirer leur belle voix ; mais, il est de mode de faire toujours un peu de façons.

— C’est bien, mon brave Constantine, je te reconnais là, et j’aime les gens francs et sans façons. Va, nous t’écoutons.[1].

— Nous bivouaquions une nuit dans la plaine de la Mitidja…

— Non, non ! pas de cela. N’allons pas si loin, s’il te plaît, restons en Basse-Bretagne.

— Quoi donc ? il faut me laisser vous raconter comment…

— Comment tu pourfondis un géant Arabe, n’est-ce pas ? ou dispersas, seul, et mis en fuite toute une armée de Bédouins, mon bel Amadis ? Non ; dis-nous tout simplement ce qui t’arriva, une nuit, en revenant du Vieux-Marché, où tu t’étais attardé à une table de jeu.

— Je n’aime pas beaucoup à parler de ces choses là ; cependant, pour vous faire plaisir, et pour avoir la paix…

— Nous t’en serons très-reconnaissants, et écouterons ensuite tes histoires africaines.

— Eh ! bien, c’était au mois de février de je ne sais plus quelle année, — 1836 ou 1837, je crois. Nous avions chassé toute la journée, à Pédernec, à Louargat et sur la montagne de Bré ; puis, nous étions revenus souper au Vieux-Marché, les carniers bien remplis, mais les estomacs vides. Au sortir de table, on se mit à jouer, et une fois qu’on est au jeu, on ne sait jamais bien quand on finira. Nous jouions le brelan. Je perdais, et je m’entêtais d’autant plus, et mon frère le notaire, qui m’attendait pour retourner à la maison, finit par s’impatienter et partit, seul, vers minuit. Il faisait bien froid, il gelait dur, et la nuit était claire. À peine était-il sorti du ravin de Goazcado, qu’il entendit le son d’une clochette, à côté de lui, dans le champ qui bordait le chemin. Il ne s’en inquiéta pas, pensant que c’était un mouton ou une vache égarée, et poursuivit sa route. Bientôt il quitta la grande route, et prit à travers champs un sentier qui devait le conduire au moulin du Pontmeur. La clochette semblait le suivre, et résonnait toujours à côté de lui ; mais, il ne voyait rien. Plusieurs fois, il regarda derrière les buissons, et les talus où il croyait entendre le son ; il n’apercevait ni mouton, ni vache, ni rien autre chose qui pût occasionner ce bruit. Cela lui paraissait bien extraordinaire, et, tout en se disant que ses oreilles tintaient, apparemment, il ne laissait pas d’avoir quelque peur. Enfin, il arriva à Guergarellou, sans encombre, se coucha aussitôt, dormit bien, et le lendemain, il ne pensait plus à la clochette de Goazcado, jusqu’au moment où je racontai ce qui m’était arrivé à moi-même. Or, voici ce qui m’était arrivé.

Notre jeu finit enfin, vers trois ou quatre heures du matin. Nous nous séparâmes, et chacun s’en alla dans sa direction ; les deux Huërou prirent le chemin de Kerarborn, François Le Rolland et deux ou trois autres m’accompagnèrent jusqu’à Goazcado. Là, je pris par les champs, comme l’avait fait mon frère, parti avant moi, et eux continuèrent vers le bourg de Plouaret. Avant de nous quitter, nous avions allumé nos pipes, et je m’en allais, seul, en fumant, et en songeant aux beaux coups de cartes par lesquels j’avais rattrappé mes pertes du commencement. Puis, voilà que tout-à-coup je me sens pris de frissons. Je les attribuai d’abord au froid ; et pourtant, je n’avais pas froid. Un instant après, je commençai de trembler et d’avoir peur. Et je ne pouvais m’expliquer ni pourquoi je tremblais, ni pourquoi j’avais peur ; car enfin, je ne voyais ni n’entendais rien d’extraordinaire et qui pût me faire peur. J’avais beau me dire à moi-même que c’était ridicule, je ne pouvais me rassurer, et bientôt je me sentis si impressionné, si troublé, si bouleversé, que je ne pouvais aller plus loin ; il fallut m’arrêter. J’allai m’adosser contre le pignon d’une pauvre chaumière, au bord de la route, et m’abritai contre le vent, qui était assez fort et très-froid. J’allumai encore une pipe, et résolus d’attendre là le jour. J’avais déjà moins de peur et je fumais tranquillement, en regardant les étoiles, qui scintillaient et en rêvant de choses et d’autres. Je ne songeais même pas à raisonner mon action et à me demander pourquoi je restais là, comme le dernier des poltrons, la nuit étant si belle et les chemins si beaux. J’agissais sous l’impression d’une influence secrète, un je ne sais quoi que je ne puis définir.

Tout-à-coup, j’entends le bruit argentin d’une clochette, sur la route, et pas loin de moi. Je dresse les oreilles. Le son avance, avance toujours, passe devant moi et continue en s’éloignant, vers le village du Vieux-Marché. Mais, je ne voyais rien, et la clochette semblait agitée par une main invisible. Un instant après, j’entendis un bruit de sabots sur les pierres et la terre durcie de la route : je me retourne, et je vois venir par le chemin, tranquillement, gravement, un paysan de haute taille, habillé de toile blanche, son chapeau à larges bords à la main et ses cheveux blancs tombant sur ses épaules et flottant au vent. Il pouvait avoir soixante ans, ou davantage. J’avais beau l’observer, je ne le connaissais pas, et je me disais : qui donc peut être ce vieillard. Il avançait toujours. Quand il passa devant moi, je lui adressai ainsi la parole : — Bonsoir, parrain ! Vous voilà en route de bien bonne heure ! Il ne détourna pas la tête, il ne répondit pas, et continua tranquillement sa route, comme s’il n’avait pas entendu. Un peu dépité, n’étant pas habitué à de pareilles façons d’agir, je repris, d’un ton assez arrogant :

— Eh ! Mais vous êtes bien fier, mon brave homme ! Serait-ce donc vous, par hasard, qui feriez lever le soleil !

Même silence ; et il disparut, au détour du chemin.

Au même instant, j’entendis le galop d’un cheval, qui arrivait à fond de train. Et, avec la rapidité de l’éclair, passa sous mes yeux un cavalier inconnu, la tête couverte d’un large feutre noir, enveloppé d’un manteau qui flottait au vent et monté sur un cheval noir qui, de ses quatre pieds faisait jaillir les étincelles des cailloux du chemin. Il était déjà loin de moi que j’entendais encore son galop sur la route glacée et sur le pavé du Vieux-Marché. Puis, tout rentra dans le silence.

Ce cavalier me préoccupait beaucoup, et je me tourmentais l’esprit pour savoir qui ce pouvait être. Il avait passé avec une telle rapidité, que je n’avais pu ni voir sa figure, ni lui adresser la parole. Je ne connaissais pas davantage le cheval. Quel magnifique cheval ! Jusqu’alors, je n’avais pas eu grand’peur, et je n’avais songé à rien de surnaturel. Mais, en réfléchissant, dans le silence, à tout ce que je venais de voir et d’entendre, insensiblement, je fus pris d’une telle frayeur, que j’étais comme pétrifié et n’avais aucun sentiment de rien. Comme presque toujours je n’eus peur qu’après.

— Et avant aussi, dit Ewenn, ne l’as-tu pas dit ?

— C’est vrai, j’avais eu peur avant aussi, avant d’avoir rien vu ni entendu, ce qui me semble étrange. Je ne saurais dire combien de temps je restai dans cet état. Mais, un coq chanta, dans le voisinage, et aussitôt je n’eus plus peur, et je me remis en route et j’arrivai à Guergarellou, au petit jour.

— J’ai souvent fait cette remarque, à propos de pareilles histoires, dit Francès : c’est que le chant du coq, ou le son d’une voix connue vous remet et vous rassure immédiatement, au moment de la plus grande frayeur. On dirait que notre âme voyage loin de nous, et que le corps, resté seul, a peur et tremble, comme un enfant abandonné dans les ténèbres. Mais au moindre bruit, à la moindre manifestation de la vie extérieure, elle revient promptement, et nous n’avons plus peur, parce que nous ne nous sentons plus seuls.

— En arrivant à Guergarellou, reprit Pipi, je me couchai aussitôt. J’eus un peu de fièvre, je ne le cache pas, et je dormis peu. Je me levai vers le soir, et je racontai ce qui m’était arrivé. Ce fut alors seulement que mon frère le notaire parla aussi de la clochette invisible qui l’avait suivi, à travers champs, jusqu’à Guergarellou.

Eh ! bien, maintenant, les esprits forts, les incrédules systématiques auront beau vouloir m’expliquer tout cela par leurs mots ordinaires : rêve, hallucination, trouble des sens… je réponds, moi, qu’il y a autre chose que cela, qui échappe à notre raison comme à leur science, mais qu’il m’est impossible de nier pour cela.

— J’aime ta franchise, et quoique, dans l’opinion de ces savants et de ces éternels douteurs dont tu parlais tout-à-l’heure, cet aveu et ces récits puissent paraître en contradiction avec ta bravoure bien connue et tes exploits dans un pays où tu as eu affaire à d’autres revenants, les Bédouins, sans jamais avoir peur, moi, je n’y vois qu’une preuve de plus de conviction et de sincérité de ta part. D’ailleurs, je soutiens que l’on peut avoir peur, sans être un poltron : et tu en es encore la preuve. Mais, as-tu essayé de trouver une explication à cette aventure étrange ?

— Ces choses sont tellement au-dessus de la portée de notre esprit, que le plus sage serait peut-être de ne pas essayer de les pénétrer. Voici, pourtant, ce qu’en pense notre recteur.

Un jour je dînais avec lui à Kerdanet. C’était quand je vins en congé de semestre, après la prise de Constantine. Après dîner, on joua un peu aux cartes, et je lui gagnai pas mal d’argent. Comme je le plaisantais sur sa perte, il me dit : — ce que je regrette le plus, ce n’est pas mon argent, mais bien l’usage que vous en ferez.

— J’entends bien, monsieur le recteur ; vous l’auriez si bien sanctifié, n’est-ce pas, par des aumônes bien placées, tandis que, dans mes mains, il est exposé à être dépensé dans les auberges, ou à courir le guilledou ! Soyez toujours certain qu’il ne moisira pas au fond d’une armoire.

Il en rit, parce que c’est un prêtre comme je les aime, estimant beaucoup la franchise qui, selon lui, rachète bien des défauts. Enfin, en causant, près du feu, on arriva, je ne sais comment, à parler de revenants. Tout-à-coup, se tournant vers moi, il dit : — mais, que faisons-nous donc là ? parler de revenants et d’histoires de bonnes femmes devant un artilleur qui vient de prendre Constantine ! Je m’étonne qu’il ne soit pas déjà parti d’un grand éclat de rire, en nous traitant de visionnaires et de superstitieux.

Alors, pour lui prouver combien j’étais loin de penser ainsi, je lui racontai ce que je viens de vous raconter, et quand j’eus fini, voici l’explication qu’il m’en donna.

— Eh ! bien, Pipi, voici ce que je pense de tout cela : le bonhomme que vous vîtes passer d’abord, précédé d’une clochette, était votre bon ange. S’il vous eût trouvé sur la route, il vous en eût écarté. Quant au cavalier qui vint après, c’était le diable, et s’il vous eût trouvé seul sur son passage, il vous eût broyé sous les pieds de son cheval.

— C’est une explication, qui en vaut une autre : est-ce la vraie ? je n’en sais rien.

— Je parie, monsieur le curé, lui dis-je alors, que vous croyez aussi aux revenants, aux apparitions surnaturelles, et sans doute vous en avez même vu ; je le devine, à la manière dont vous en parlez.

— Oui, Pipi, oui, je crois aussi aux apparitions surnaturelles ; mais, je n’y ai pas toujours cru, et, comme saint Thomas, et comme vous aussi, il m’a fallu voir pour croire. La jeunesse, voyez-vous, est présomptueuse, et ne croit pas facilement à ce qu’elle ne comprend pas ; et puis, l’amour-propre, la forfanterie s’en mêlent aussi, souvent. Un jeune homme croire aujourd’hui aux revenants ! — fi donc ! c’est bon pour les enfants et les femmes ; et encore !… Mais, l’âge vient, et avec l’âge, l’expérience, et l’expérience donne tous les jours de si terribles démentis à notre orgueil, à notre raison et à notre science, qu’il ne nous reste qu’à nous humilier devant celui qui fait lever le soleil, comme vous le disiez tout-à l’heure, et à dire, à chaque phénomène qui confond notre raison : Dieu est grand ! C’est le plus sage, je vous assure. Quiconque ne croit qu’à ce qu’il voit et comprend est un sot : mais, plus sot est encore celui qui croit indistinctement, aveuglément, à toutes les sottes histoires qu’il entend débiter à droite et à gauche.

— Je suis parfaitement de votre avis en ceci, M. le recteur, et il me tarde de connaître ce qui vous a converti sur ce chapitre.

— Volontiers, Pipi ; vous m’en avez donné l’exemple, et je parlerai avec autant de franchise que vous-même.

II

Quand j’étais recteur de Ploëzal, avant de venir à Plouaret, plus d’une fois déjà, des paysans, des hommes et des femmes, étaient venus me trouver, me priant de dire des messes pour le repos de l’âme de leur père, de leur mère, d’un parent ou d’une autre personne quelconque, qu’ils disaient leur être apparue, après sa mort. Moi, incrédule, alors, je plaisantais, je me moquais même un peu d’eux, leur disant qu’ils avaient rêvé tout cela, ou que leurs sens étaient troublés, qu’ils avaient sans doute bu trop de cidre ou d’eau-de-vie, et autres choses semblables, et je les renvoyais et leur défendais de croire à de pareilles sottises. Mais, ils revenaient presque toujours, pleurant et suppliant, disant qu’ils étaient obsédés par des apparitions et ne pouvaient plus dormir ni trouver aucune tranquillité d’esprit. Je restais inflexible, je les rebutais, et ils allaient s’adresser ailleurs.

Quand j’arrivai à Plouaret, la première messe qui m’y fut commandée, ce fut par une femme qui me dit avoir vu, à trois reprises différentes, sa grand’mère, morte depuis quelque temps déjà. Je la reçus suivant mon habitude en pareil cas, et fis de mon mieux pour lui persuader qu’elle n’avait point vu sa grand’mère et qu’il ne fallait pas ajouter foi à de pareilles superstitions. Elle s’en alla peu satisfaite, et nullement convaincue. Je réfléchis beaucoup sur ce sujet ; je consultai ma raison, mes livres anciens et nouveaux, la Bible, les pères de l’Église, et je vis que je pouvais être superstitieux, dans la bonne acception du mot, sans être en désaccord ni avec la Bible, ni avec les pères de l’Église, et aussi sans me trouver en trop mauvaise compagnie. La liste des grands hommes qui ont été superstitieux serait longue à faire, depuis César, et avant, jusqu’à Napoléon Ier. Je me demandais si une croyance pouvait être si généralement répandue, sans qu’il y eût quelque part de vérité. J’étais ébranlé.

Une nuit, je lisais dans mon lit la Somme théologique de saint Thomas. Je faisais des recherches pour un sermon que je devais prêcher le dimanche suivant. J’avais lu fort avant dans la nuit. Je venais de fermer mon livre et d’éteindre ma lumière, et je récapitulais, j’analysais ma lecture et cherchais à coordonner mon discours. Il faisait très-sombre. Tout-à-coup, j’entendis remuer les chaises, au pied de mon lit. Je crus que j’avais enfermé mon chien dans ma chambre, et je l’appelai. Mais, le chien ne vint pas à mon appel ; il n’était pas dans la chambre. Alors, je vis surgir de l’autre extrémité de l’appartement trois personnages, avec de longues robes noires, la tête nue et ressemblant à des prêtres. Ils tenaient chacun à la main une chandelle allumée, et leurs grandes manches, qu’ils tenaient à la hauteur de leurs têtes, m’empêchaient de voir leurs figures. Ils marchaient lentement, à la suite l’un de l’autre, et venaient vers moi. Je m’étais soulevé sur mon coude, et je les regardais venir, tout étonné, les yeux grands ouverts et la bouche aussi, je crois. Quand ils passèrent à raser mon lit, je pris ma chandelle sur ma table de nuit et voulus l’allumer aux leurs. Mais, j’avais beau l’approcher de leurs lumières, elle ne s’allumait pas, et, ce qui était plus étonnant encore, je ne sentais aucun corps résistant. Les trois fantômes défilèrent devant mon lit, s’éloignèrent lentement, et, arrivés à la porte, ils s’abaissèrent, s’abaissèrent graduellement, et passèrent par-dessous. Ils disparurent. J’étais fortement intrigué, vous devez le penser, mais, je n’avais pas peur. Peut-être vont-ils revenir, me disais-je, et s’ils reviennent, il faut que je fasse en sorte de voir leurs figures ; je les reconnaîtrai peut-être. Et je disposai des allumettes sur ma table de nuit, pour allumer ma chandelle, aussitôt que je les verrais reparaître. Mais, j’attendis en vain ; rien ne bougea, rien ne se montra. Je me mis alors à réfléchir, et à me demander ce que cela pouvait signifier. C’est peut-être, pensai-je, un avertissement que Dieu m’envoie de ne plus refuser d’écouter ceux qui viennent me commander des messes pour des personnes mortes, qu’ils disent leur être apparues ? J’ai, sans doute, tort de me moquer ainsi de ces pauvres gens, et de ne pas prendre au sérieux leurs demandes. Désormais, j’agirai autrement et je dirai toutes les messes qui me seront ainsi commandées. — Et si je n’étais pas encore entièrement convaincu, il s’en fallait de bien peu. Enfin, après y avoir longuement pensé et réfléchi, je dis un De profundis, et je m’endormis tranquillement.

Assez peu de temps après, Dieu m’envoya un second avertissement, qui finit de me convertir, entièrement.

Je revenais une nuit d’administrer une femme qui se mourait à Place-Keranrune. Il devait être bien tard, je ne sais pas au juste quelle heure. La nuit était calme et sereine et pas obscure : une belle nuit d’été. Je m’en revenais donc vers mon presbytère, seul, mon bâton à la main, et fumant tranquillement ma pipe. Tout-à-coup, j’entendis des cris terribles, des cris aigus et perçants que je ne pus bien définir. Je pressai le pas, dans la direction des cris, persuadé qu’il y avait là quelque chose, homme ou animal, qui avait besoin d’aide. Arrivé près d’une maison qui se trouve sur le bord de la route, j’aperçus, au milieu d’une grande mare d’eau de pluie, quelque chose de blanc et d’informe et qui me parut produire ces cris étranges. Ma première pensée fut que c’était un enfant, somnambule peut-être, sorti de la maison voisine, en chemise, et tombé dans cette mare d’où il ne pouvait se retirer. J’entrai sans hésiter dans l’eau, jusqu’aux genoux ; mais, arrivé près de ce que je croyais être un enfant, quand j’allai pour le saisir, je n’embrassai que le vide. Et quand je plongeais mes mains dans l’eau, je n’en retirais que de la boue ! Je me demandai si ce n’était pas un effet de la lune dans l’eau. Mais, il n’y avait pas de lune, il n’y avait d’autre lumière que cette obscure clarté qui tombe des étoiles. Et puis, les cris continuaient toujours. Je ne revenais pas de mon étonnement. Mais, je n’avais nullement peur. Enfin, après avoir barbotté assez longtemps dans la mare, voyant l’inutilité de mes efforts, j’en sortis, les mains et la soutane toutes souillées de fange, et du bord de l’eau, avant de m’en aller, je parlai ainsi : — S’il y a là quelqu’un à qui je puisse porter secours, je le prie de parler et de m’indiquer la manière dont je puis lui être utile. — Et je dis cela à deux reprises. Comme je ne recevais d’autre réponse que les cris que vous savez, qui se faisaient toujours entendre de plus en plus fort, je continuai ma route, la conscience tranquille, et me disant que j’avais fait mon devoir. Les cris se mirent à me poursuivre et à retentir à mes oreilles, d’une façon effrayante. Et quels cris ! jusqu’alors je n’avais pas eu peur ; mais j’en eus, dès ce moment, et une peur telle que je ne sentais plus mes pieds toucher la terre, et qu’il me semblait que je ne faisais que raser le sol, comme une ombre. J’avais souvent entendu dire aux conteurs d’histoires de revenants et généralement à toutes les personnes qui avaient éprouvé de grandes frayeurs : — Mes cheveux se dressèrent sur la tête, comme les dards d’un hérisson… — et j’avais toujours pris cela pour une grande exagération, une de ces hyperboles outrées, comme il en passe tant dans la conversation. Mais, en ce moment, je vis combien cette locution était rigoureusement vrai, car mes cheveux se dressaient réellement sur ma tête et si roides, qu’ils soulevaient ma calotte. J’arrivai, je ne sais comment, jusqu’au calvaire qu’a fait ériger Jean Bré sur le bord de la grande route, non loin des ruines de l’ancienne chapelle de Saint-Jean. Je m’agenouillai sur les degrés de la croix, je priai pour le repos de l’âme de la pauvre femme que je venais d’administrer, puis, pour le purgatoire en général ; et aussitôt, les cris cessèrent, ma frayeur s’évanouit, comme par enchantement, et je continuai ma route, tranquille et calme, et, en arrivant au presbytère, je me couchai et dormis aussi bien que jamais.

Ma conversion était complète, et je comptai, à partir de ce jour, comme vous, Pipi, je comptai, dis-je, parmi ceux qui ont la faiblesse de croire aux revenants, et ne haussent pas de pitié les épaules à ces récits de bonnes femmes. Voilà l’histoire de ma conversion.

— Le recteur, dit Ewenn, est un homme instruit ; il m’a l’air d’un esprit calme, froid et raisonnable, et je m’étonne fort de l’entendre parler de la sorte.

— C’est qu’il est sincère, dit Katel, c’est qu’il n’est ni exclusif ni systématique, et n’a pas honte d’avouer ses croyances, ni crainte de se trouver en désaccord les esprits forts.

— Voilà ce que j’aime, dit Pipi, la franchise et la bonne foi avant tout.


— Assez d’histoires de revenants comme cela, dit Francès. Gorvel va nous conter, à présent, un de ces beaux contes merveilleux comme il en sait tant, et pas trop long pourtant, car l’heure avance.

— Voulez-vous que je vous conte, dit Gorvel, le conte du Pêcheur qui avait vendu son âme au diable ? Vous y verrez des aventures bien extraordinaires et bien merveilleuses.

— Oui, c’est un joli conte, que j’ai déjà entendu, dit Francès.

Et Gorvel donna un rude assaut à l’écuellée de cidre à laquelle avait droit le conteur, puis, il commença ainsi :

III

LE PÊCHEUR
QUI VENDIT SON ÂME AU DIABLE


Il y avait autrefois, au Dourduff, près de Morlaix, un pêcheur nommé Kaour Gorvan, qui avait une femme et trois enfants en bas âge. Ses enfants se nommaient l’aîné, Robart, le second, Fanch, et le troisième, le plus jeune, Mabik, ainsi appelé parce que c’était l’enfant chéri de son père.

Ils vivaient assez misérablement, car, soit maladresse ou mauvaise chance, ou toute autre cause, le pauvre homme rentrait souvent sans avoir rien pris, ou si peu que c’était à peine assez pour nourrir sa famille, et très maigrement encore. Quant à aller au marché aux poissons, il ne fallait pas y songer ; de telle sorte qu’il n’y avait presque jamais le sou à la maison. La femme, voyant rentrer les autres pêcheurs avec leurs barques pleines, se dépitait et malmenait souvent son mari, l’appelant maladroit, paresseux, imbécile, et le reste. Le pauvre homme en était bien malheureux et redoutait tous les jours le moment de paraître devant elle.

Un jour, qu’il était en mer, comme à l’ordinaire, le soleil allait se coucher et il n’avait encore rien pris. Il déplorait son sort et n’osait rentrer. Tout à coup, il entendit un grand bruit, et, levant la tête, il vit venir, du côté du soleil couchant, un cavalier tout habillé de rouge et monté sur un beau cheval noir, faisant jaillir le feu de ses quatre pieds et de ses narines et qui marchait sur la mer comme sur une route bien solide. Cela l’étonna fort ; il n’avait jamais vu pareille chose. Le cavalier vint droit à la barque et parla ainsi au pêcheur. — Eh ! bien, compère, la pêche est-elle bonne ? — Non, sûrement, monseigneur. — Et vous craignez d’être grondé par votre femme, en rentrant, n’est-ce pas ? — Hélas ! il n’y a plus un morceau de pain à la maison ; le boulanger refuse de nous en donner à crédit, et je ne sais comment nous ferons pour souper, ce soir.

— Je puis te tirer d’embarras ; si tu veux m’obéir, il ne te manquera rien à toi et à ta famille, non seulement ce soir, mais pendant sept années de suite.

— Je suis prêt à vous obéir, monseigneur ; quelles sont vos conditions ?

— Donne-toi à moi, dans sept ans d’ici, et tu prendras du poisson autant que tu voudras, et nul autre pêcheur de tout le pays de Léon n’en pourra prendre un seul, pendant tout ce temps-là, de sorte que tu deviendras facilement riche.

— Jésus, mon Dieu ! que dites-vous là ? Vous êtes donc le Malin-Esprit ? Non, jamais je ne ferai cela.

— À ton aise ; mais, je te préviens, alors, qu’aujourd’hui et demain et tous les autres jours de ta vie, il n’y aura pas de poissons pour toi dans la mer, et que tu seras battu par ta femme, et que vous finirez par mourir tous de faim !

Le pauvre homme réfléchit, se gratta le côté de la tête, puis il dit :

— Eh ! bien, j’accepte le marché !

Le cavalier lui présenta alors un parchemin en lui disant :

— Signe ceci avec ton sang.

— Je ne sais pas écrire, dit Kaour.

— Une seule goutte de ton sang sur le parchemin suffira.

Et avec la pointe de son couteau, le pêcheur se piqua le bras et laissa tomber une goutte de sang sur le parchemin.

— C’est bien ; dans sept ans, jour pour jour, trouve-toi sur ce rocher que voilà, et je viendrai t’y prendre ; et n’y manque pas, car en quelque lieu que tu sois, une fois les sept ans expirés, je saurai bien te trouver, et malheur à toi, s’il me faut aller te chercher ! Maintenant, tu peux jeter tes filets à l’eau, quand tu voudras.

Le cavalier partit alors, au grand galop, emportant le parchemin.

Kaour Gorvan, impatient de vérifier ses promesses, jeta ses filets à l’eau, et les en retira chargés à se rompre. Il les jeta une seconde, une troisième fois, et toujours il amenait en abondance les plus beaux poissons. Sa barque en fut vite pleine, et il retourna à la maison, tout joyeux, ce qui ne lui était pas arrivé depuis bien longtemps, et ne songeant plus au sombre pacte qu’il venait de signer. Il sifflait et chantait, en se dirigeant vers sa pauvre cabane, située sur le rivage, et sa femme et ses enfants, en l’entendant, vinrent à sa rencontre, en se disant : — Il faut que le père ait fait une bonne pêche, aujourd’hui !

— Allons, femme, allons, enfants, à l’ouvrage ! aidez-moi à décharger le bateau, vous voyez qu’il est plein à couler ! cria Kaour, en abordant.

Et la femme et les enfants sautèrent dans le bateau, en poussant des cris de joie. — Voyez mère, comme il y en a ! et comme ils sont beaux ! s’écriaient les enfants.

Ce soir là, on soupa bien dans la cabane du pêcheur, et il n’y eut ni plaintes, ni larmes, contre l’habitude.

Le lendemain matin, Kaour Gorvan partit en mer de bonne heure, pendant que sa femme et ses enfants allaient en ville, pour vendre le poisson de la veille. Ceux-ci s’en revinrent, le soir, les poches lourdes de gros sous et apportant du pain blanc, un peu de viande et une bouteille de vin, toutes choses dont on n’avait vu depuis longtemps dans leur cabane. Kaour arriva aussi avec son bateau, encore rempli à couler bas, comme la veille.

Tous les matins, à présent, le vieux pêcheur allait en mer avec son fils aîné, et la femme et les deux autres enfants allaient vendre le poisson, à Morlaix ; et tous les soirs, ils rentraient, les uns avec le bateau plein de poissons, et les autres avec leurs poches pleines d’argent. De cette façon, Kaour se trouva être à l’aise, et même riche, en peu de temps. Et ce qui paraissait extraordinaire à tout le monde, c’est que les autres pêcheurs du pays ne prenaient plus rien. L’on en causait partout, et l’on croyait communément que Kaour avait quelque secret magique pour attirer le poisson dans ses filets et les éloigner de ceux des autres. Quelques-uns disaient même qu’il fallait qu’il eût vendu son âme au diable, pour avoir tant de chance. Enfin, il n’y avait pas de supposition qu’on ne fît.

Les trois fils, qui avaient alors de douze à quinze ans, furent envoyés à l’école, avec les enfants des bourgeois et des riches marchands de Morlaix. Un jour, l’aîné, voulant jouer à la toupie avec d’autres écoliers, fut repoussé par eux, et, comme il en demandait la raison, on lui répondit : — Nous ne voulons pas jouer avec toi, parce que tu n’es que le fils d’un pêcheur ; et si ton père est riche, c’est qu’il a vendu son âme au diable, pour avoir de l’argent.

Les trois frères furent bien étonnés de cette réponse, et, le soir, en arrivant à la maison, Robart dit à son père :

— Vous ne savez pas ce que m’a dit un camarade de l’école, mon père.

— Que t’a-t-il dit, mon fils ?

— Il m’a dit comme ça, que si vous êtes riche, c’est que vous avez vendu votre âme au diable, pour avoir de l’argent. N’est-ce pas ce n’est pas vrai cela, mon père ?

— Non, mes enfants, ce n’est pas vrai, répondit le vieux pêcheur. Mais, cette question parut le troubler, et il en devint triste et rêveur. Les deux aînés ne s’en inquiétèrent pas davantage ; mais le plus jeune devint aussi pensif, à partir de ce moment. À quelques jours de là, il dit à son père :

— Je vous ai entendu dire quelquefois, mon père, que vous avez un frère ermite.

— Oui, mon fils ; il habite dans la forêt du Crannou, où il est occupé nuit et jour à prier Dieu.

— Je voudrais bien connaître mon oncle l’ermite, mon père, et, si vous le permettez, j’irai le voir.

— Qu’irais-tu faire là, mon fils ? Mon frère, d’ailleurs, ne pourrait te recevoir convenablement. Tu n’as pas idée, à ce que je vois, de ce que c’est qu’un ermite. C’est un homme retiré du monde, qui passe toute sa vie à prier et à se mortifier, qui n’a pour toute nourriture que des racines d’herbes et quelques fruits sauvages, à l’automne, et qui couche sur la terre nue, avec une pierre pour oreiller. Vois, si ce genre de vie te conviendrait, car mon frère ne pourrait guère te traiter mieux que lui-même.

— Tout cela ne m’effraye pas, mon père, et je vous supplie de me permettre d’aller voir mon oncle, à son ermitage.

Le père ne put résister aux instances de son fils, et Mabik partit, un beau matin, pour la forêt du Crannou. Arrivé dans le bois, il le parcourut en tous sens et découvrit enfin une hutte construite avec des branches d’arbres, contre le tronc d’un vieux chêne. Sur le seuil était agenouillé un vieillard à longue barbe blanche, les mains jointes et les yeux tournés vers le ciel. L’enfant, à cette vue, s’arrêta, frappé d’admiration, et, comme le vieillard ne paraissait pas le voir, il s’agenouilla comme lui et pria aussi. La prière de l’ermite fut longue. Quand il se releva, Mabik s’avança vers lui, son bonnet à la main, et lui dit :

— Bonjour, mon oncle l’ermite.

— Bonjour, mon enfant ; mais suis-je bien ton oncle ?

— Oui : n’avez-vous pas, à Morlaix, un frère pêcheur nommé Kaour Gorvan ?

— C’est vrai, mon enfant, j’ai à Morlaix un frère pêcheur nommé Kaour Gorvan.

— Je suis son plus jeune fils, et je lui ai demandé la permission de venir vous faire visite.

L’ermite l’embrassa, en pleurant de joie, puis il lui demanda :

— Comment se porte mon frère Kaour ? Est-il heureux et aimé de Dieu ?

— Mon père se porte assez bien, mais, depuis quelque temps, il paraît avoir beaucoup de chagrin. Je ne sais pas bien qu’elle en est la cause, mais, je suis venu, mon oncle, vous prier de me garder auprès de vous quelque temps, pour m’instruire dans l’art de soulager les afflictions du corps et celles de l’âme, afin de pouvoir consoler mon pauvre père.

— Hélas ! mon pauvre enfant, la vie que je mène ici n’est pas faite pour toi. Jette un regard dans ma hutte et vois comme elle diffère des habitations ordinaires des hommes, même les plus pauvres.

— Mon père m’a déjà prévenu à ce sujet et n’a pu me retenir. Prier constamment, n’avoir pour toute nourriture que des racines d’herbes et quelques fruits sauvages, coucher sur la terre nue, tout cela ne m’effraye pas, mon oncle.

— Puisqu’il en est ainsi, mon enfant, tu peux rester.

Mabik resta donc auprès de son oncle l’ermite. Celui-ci, quand ils se promenaient ensemble, dans le bois, lui apprenait les vertus secrètes des herbes et des plantes, ainsi que maintes oraisons propres à guérir les maladies du corps et les infirmités morales. Quand le vieillard restait trop longtemps en prière, l’enfant s’amusait à aiguiser sur un galet qui était à la porte de l’ermitage un vieux couteau tout rouillé qu’il avait trouvé sur la route, en venant à la forêt.

Mais retournons un peu chez Kaour Gorvan, et voyons ce qui s’y passait, pendant ce temps.

Le terme fatal approchait, le jour où devaient s’accomplir les sept ans, et le vieux pêcheur devenait de jour en jour plus triste, et finit par tomber malade. Mais, sa maladie était d’un genre tout particulier. Il criait et se démenait, dans son lit, comme un véritable possédé. Ses cris et ses hurlements troublaient et effrayaient tout le voisinage. On avait fait venir tour-à-tour tous les médecins de la ville, puis ceux de Brest et de la ville d’Is, et aucun d’eux ne connaissait rien à sa maladie.

Un jour, le vieillard appela auprès de lui son fils aîné Robart, et lui dit :

— Mon fils, vous pouvez mettre un terme à un mal qui est terrible, comme vous le voyez ; seriez-vous disposé à faire ce qu’il faut pour cela ?

— Oui, mon père, je suis prêt à faire tout ce qu’il me sera possible, pour vous soulager.

— C’est le devoir d’un bon fils : prenez connaissance de ce qui est là-dessus.

Et il lui donna le parchemin fatal signé de son sang.

Robart le lut, avec effroi, et le vieillard lui demanda encore :

— Voulez-vous faire ce voyage pour moi, mon fils ?

— Mon père, répondit Robart, je suis prêt à donner ma vie pour vous, mais non mon âme.

Kaour Gorvan poussa un profond soupir et dit :

— Descendez et dites à votre frère Fanch de venir auprès de moi.

Fanch monta à la chambre de son père, lut le parchemin et fit la même réponse que son frère.

— Au moins, lui dit le vieillard, ne refuseras-tu pas d’aller trouver Mabik, qui est auprès de son oncle l’ermite, dans la forêt du Crannou, pour lui dire de venir me voir. Peut-être celui-là m’apportera-t-il quelque soulagement ?

— Oui, mon père, je ferai volontiers ce voyage pour vous, et je pars à l’instant.

Fanch prit deux chevaux dans l’écurie de son père, et partit aussitôt à la recherche de son oncle l’ermite et de son plus jeune frère.

Un jour que Mabik aiguisait son vieux couteau, selon son habitude, sur le galet qui était à la porte de l’ermitage, il fut étonné de voir venir vers lui un cavalier, avec deux chevaux, dont il montait l’un. Quand le cavalier ne fut plus qu’à quelques pas de la hutte, il reconnut son frère Fanch. Il s’avança vers lui, et dit :

— Est-ce toi, mon frère Fanch ?

— Oui, mon frère Mabik, c’est bien moi.

— Qu’est-ce qui t’amène ici, mon frère ? Comment est notre père ?

— Hélas ! bien mal, mon frère. Et Fanch lui conta tout.

— Te sens-tu le courage de faire ce voyage pour notre pauvre père, Mabik ?

— Oui, frère, je ferai volontiers ce voyage pour notre pauvre père, si notre oncle l’ermite consent à m’y accompagner.

— Où est notre oncle l’ermite ?

— Il prie, en ce moment, dans sa hutte ; il faut attendre qu’il ait fini.

Quand l’ermite eut fini de prier, ses deux neveux allèrent à lui, et Mabik lui présenta Fanch et lui fit connaître le sujet de son voyage ; il ajouta :

— Je suis prêt à faire ce que me demande mon père, si vous consentez à m’accompagner, mon oncle ?

Le vieillard, en apprenant la terrible nouvelle, poussa un profond soupir, leva les yeux et les mains au ciel, avec douleur, puis, il dit :

— J’ai besoin de consulter le ciel, avant de prendre une détermination, dans une si grave affaire ; demain matin, je vous donnerai ma réponse.

L’ermite passa toute la nuit en prières et à consulter ses livres, et, le lendemain matin, il dit à Mabik :

— Oui, mon enfant, je ferai avec toi ce redoutable voyage, et, si tu veux m’obéir de tout point, avec l’aide de Dieu, j’ai bon espoir que nous réussirons à sauver ton pauvre père ; mais, partons immédiatement, car il n’y a pas de temps à perdre.

L’ermite monta sur un des deux chevaux et prit Mabik en croupe derrière lui. Fanch était seul sur l’autre cheval.

Comme ils cheminaient ainsi, à travers la forêt, le vieillard demanda à Fanch :

— Regarde autour de toi, mon fils ; ne vois-tu rien d’extraordinaire ?

— Non, sûrement, mon oncle, répondit Fanch.

— C’est qu’alors tu ne marches pas dans la même voie que nous. Et toi, Mabik, ne vois-tu rien d’extraordinaire ? Regarde bien autour de toi.

— Je vois bien quelque chose, mon oncle, qui ne me paraît pas ordinaire.

— Que vois-tu, mon enfant ?

— Au milieu d’un buisson de coudrier, je vois une branche qui, différemment des autres, est dénudée de son écorce et s’élève, blanche et droite, comme un cierge.

— Tu es dans la bonne voie, mon enfant. Ton couteau coupe-t-il bien ?

— Je le crois, car je l’ai assez aiguisé pour cela.

— Eh ! bien, descends de cheval et va me couper cette branche ; mais, il faut la couper d’un seul coup et net.

Mabik descendit de cheval, se dirigea vers le buisson et coupa facilement la branche désignée, d’un seul coup de couteau : puis, il la présenta à l’ermite.

— C’est bien, mon enfant, lui dit celui-ci ; maintenant, coupe encore cette baguette en deux parties égales et conserve les sous ton bras, car nous en aurons besoin, plus tard.

Mabik fit ce que lui demandait son oncle, puis, ils continuèrent leur route.

Quand ils furent à environ une demi-lieue de Morlaix, l’ermite demanda encore à Fanch, qui marchait devant :

— N’entends-tu rien d’extraordinaire, mon enfant ?

— Non sûrement, mon oncle.

— C’est qu’alors tu ne marches pas dans la même voie que nous. Et toi, Mabik, n’entends-tu rien d’extraordinaire ?

— Si, mon oncle, répondit-il, d’un air triste.

— Qu’entends-tu, mon enfant ?

— J’entends les cris de mon père, sur son lit de douleur.

— Pressons le pas, pour lui porter quelque soulagement.

Ils mirent alors leurs chevaux au galop, et ne tardèrent pas à arriver au Dourduff.

L’ermite dit à son frère, en arrivant près de son lit :

— Hélas ! mon pauvre frère, dans quel état je vous trouve, et dans quelle société !

La chambre était toute pleine de diables hideux, qui tourmentaient le vieux pêcheur.

— Qu’on m’apporte, vite, un baquet d’eau et tout ce qu’il y a d’eau bénite dans la maison.

On apporta un baquet plein d’eau. L’ermite y versa une bouteille d’eau bénite, puis, prenant un balai, il le plongea dans le baquet et en aspergea toute la chambre. On entendit alors des cris étouffés et comme des bruits d’ailes, dans la cheminée : c’étaient les diables qui se sauvaient par là.

Aussitôt, le malade se trouva soulagé, et il cessa de gémir et de crier.

Le lendemain, au coucher du soleil, finissaient les sept ans, et, aux termes du pacte fatal, Kaour Gorvan devait se trouver au rendez-vous assigné, pour se livrer au diable. Cette pensée l’effrayait et le rendait malade. L’ermite le rassura et lui dit que, grâce à ses prières et au dévouement de son fils Mabik, il était encore possible d’éviter un si grand malheur. Le saint homme donna alors ses instructions à Mabik et lui dit :

— Tu te rendras, seul, sur une barque, jusqu’au rocher désigné. Tu emporteras les deux baguettes de coudrier que tu as coupées dans la forêt du Crannou, ainsi qu’une pierre à feu (silex), de l’amadou et un briquet. Arrivé au rocher, tu en feras trois fois le tour, sur ta barque, en traçant trois cercles sur sa base, avec une de tes baguettes. À chaque tour, il s’y produira une marche dans la pierre. Alors, tu monteras au sommet du rocher, tu t’y asseoiras et, prenant le silex, l’amadou et le briquet, tu tireras du feu et en approcheras tes deux baguettes, qui s’allumeront aussitôt, comme deux cierges. Tu les poseras debout sur le rocher, une de chaque côté de toi, puis, tu attendras tranquillement. Bientôt après, tu entendras un grand bruit, et tu verras arriver du côté du couchant, un cavalier tout habillé de rouge et monté sur un beau cheval noir, qui marchera sur l’eau comme sur la route la plus solide. Le cavalier s’approchera de toi et t’invitera à descendre et à monter en croupe derrière lui. Tu lui répondras que, s’il veut t’avoir, il vienne te prendre. Il descendra de son cheval, et voudra gravir le rocher. Mais, dès qu’il aura mis le pied sur la première marche, il poussera un cri terrible et il remontera sur son cheval et partira au grand galop. Un instant après, arrivera un autre cavalier, avec deux chevaux. Il te priera aussi de descendre du rocher et de monter sur le beau cheval qu’il aura amené exprès pour toi. Tu lui diras, comme au premier, de venir te prendre. Il montera jusqu’à la seconde marche. Mais, il ressentira aussi une telle douleur que, renonçant à monter plus haut, il s’en retournera, comme le premier. Enfin, viendra un beau carrosse, attelé de deux chevaux superbes. Le cocher te priera, le plus poliment du monde, de descendre et d’entrer dans ce carrosse que t’envoie son maître. Tu lui répondras, comme aux deux autres, que tu es prêt à le suivre, mais, qu’il faut qu’il vienne te prendre sur ton rocher. Il montera jusqu’à la troisième marche ; mais, ne pouvant aller plus loin, il s’en retournera aussi avec son carrosse, en poussant des cris épouvantables. Alors, tu seras sauvé. Tu pourras descendre de ton rocher. Tu me retrouveras sur le rivage, où je resterai en prière, jusqu’à ton retour. Fais exactement tout ce que je viens de te dire, aie confiance en Dieu, qui sera avec toi, et tu délivreras ainsi ton père de la damnation éternelle.

Mabik prit de l’eau bénite et se signa, comme doit le faire tout bon chrétien en se mettant en voyage, puis il se dirigea vers le rivage de la mer, accompagné de son oncle l’ermite qui, dans le trajet, lui faisait répéter ses recommandations, pour qu’il n’oubliât rien. Ils s’embrassèrent, avant de se quitter, puis le jeune homme (il avait à présent 17 ans) monta sur la barque et se dirigea vers le fatal rocher, pendant que le vieillard, à genoux sur la grève, priait, les mains jointes, les yeux tournés vers le ciel, immobile comme une statue de pierre.

Mabik arrive au rocher ; il en fait trois fois le tour, en traçant trois cercles à sa base, avec une de ses baguettes, et les trois marches s’y dessinent aussitôt. Il monte ensuite sur le sommet, allume ses deux baguettes, les place debout sur la pierre, une de chaque côté de lui, comme deux cierges, puis, il attend, avec confiance, en voyant que tout se passait, jusqu’alors, comme lui avait prédit le vieil ermite. Bientôt, il entend le bruit des pieds d’un cheval lancé au grand galop, et il voit venir à lui, du côté du couchant, un cavalier tout rouge et qui paraissait être au milieu des flammes, peut-être par l’effet du soleil couchant. Le cheval s’arrête au pied du rocher et le cavalier, ayant examiné Mabik, lui dit :

— Il me semble que tu n’es pas celui que je croyais trouver là ?

— Je suis venu à la place de mon père, si cela vous est égal ?

— Après tout, le père ou le fils, peu m’importe, et une âme en vaut une autre. Allons, descends, vite, de là ; viens ici, en croupe, et partons, car on t’attend là-bas.

— Je vous appartiens, je le reconnais, mais vous viendrez bien me prendre ici, si vous tenez à m’avoir.

Le diable, qui se doutait qu’on voulait lui jouer quelque tour, en voyant les trois marches dans le rocher et surtout les deux cierges allumés, ne se souciait pas de descendre de son cheval et, le prenant sur un autre ton :

— Il y a là-bas une grande fête, festin magnifique, musique, danses, le tout en ton honneur, et mon maître t’attend avec impatience ; hâte-toi donc de venir ici, et partons vite.

— Je suis vraiment touché de tout ce que vous me dites, mais, je vous le répète, si vous tenez à m’avoir à votre fête, vous viendrez bien me chercher jusqu’ici.

Le cavalier rouge, impatienté, sauta sur la première marche, poussa un cri de douleur, et ne pouvant aller plus loin, il remonta à cheval et partit, en faisant un vacarme de diable. Pour abréger, il en fut de même pour le second diable, à cheval comme le premier, et le troisième avec son beau carrosse attelé de deux chevaux superbes (c’était, dit-on, le diable boiteux, le plus malin de tous les diables), n’eut pas plus de succès que les deux autres. Il alla jusqu’à la troisième marche ; mais, ne pouvant monter plus haut, il s’en retourna aussi, furieux et tempêtant.

Dès lors, Mabik était sauvé. Il descendit du haut du rocher, posa ses deux baguettes de coudrier sur l’avant du bateau, en guise de cierges, pour l’éclairer (car la nuit était venue), et se dirigea tout joyeux vers le rivage, où l’attendaient l’ermite, son père, sa mère et ses deux frères. Comme il allait ainsi tranquillement, poussé par une bonne brise et exempt désormais de tout souci, le géant Pharaüs, qui passait au-dessus de lui, dans un nuage, l’aperçut. — Quel beau garçon ! s’écria-t-il. Et, s’abaissant jusqu’au jeune homme, il l’enleva et l’emporta à son château, situé dans une île, au milieu de la Mer Rouge.

Cependant, le bateau aborda au rivage. Quand on vit que Mabik n’y était pas, son père, sa mère et ses frères se mirent à pleurer et à pousser des cris de détresse.

— Ne vous désolez pas tant, leur dit l’ermite, car je puis vous assurer que le diable ne le tient pas ; je sais où il est, et je retourne à mon ermitage, pour prier Dieu, afin qu’il se tire heureusement des épreuves qui l’attendent.

Et le vieillard prit son bâton et se remit en marche vers la forêt du Crannou.

En arrivant au château de Pharaüs, Mabik fut émerveillé de tout ce qu’il y vit. Il soupa avec le géant, qui ne lui parut pas un méchant géant, de sorte qu’il s’enhardit et lui demanda :

— Qu’aurai-je à faire ici, tous les jours ?

— Soupons d’abord, lui répondit Pharaüs, puis, nous irons nous coucher, et demain matin, je te dirai cela. Mais, sois tranquille à ce sujet, ton travail ne sera pas bien pénible.

Le lendemain matin, comme ils déjeunaient ensemble, Mabik demanda encore au géant :

— Qu’aurai-je à faire ici, maître ?

— Rien. Tu n’auras qu’à te promener, boire, manger, dormir à ton gré. Rien ne te manquera dans ce château ; il te suffira de former un désir, quel qu’il puisse être, pour qu’il soit aussitôt accompli. Seulement, je te recommande de ne toucher ni aux statues de marbre, ni aux animaux de pierre que tu verras en grand nombre dans la cour du château, ni à une ânesse qui est dans l’avenue, autrement, tu serais toi-même changé, à l’instant, en statue de marbre ou en âne de pierre, et cela pour l’éternité. C’est la seule défense que j’aie à te faire. Promène-toi partout, dans le château, dans les jardins et dans le bois, jusqu’à la mer ; tu verras partout des choses merveilleuses. Je vais m’absenter, pour un long voyage que j’ai à faire, et tu resteras seul, pendant un an et un jour.

— C’est bien long, un an et un jour, pour être toujours seul !

— Tu trouveras ici tant de belles choses et de merveilles de toutes sortes, que le temps ne te paraîtra pas long : mais, je te le répète, ne touche à aucune des choses que je t’ai désignées, autrement, j’arriverai à l’instant, quelqu’éloigné que je sois d’ici, et alors, malheur à toi !

Le géant fit signe à un nuage, qui descendit aussitôt dans la cour du château ; il monta dessus et partit.

Mabik, resté seul, regarda les statues de marbre et les animaux de pierre dont Pharaüs lui avait parlé. Il y en avait un très-grand nombre, dans des niches, autour du château et autour de la cour. Il voulut commencer par vérifier si ce que le géant lui avait dit relativement aux désirs qu’il formerait n’était pas pour se moquer de lui. Il souhaita avoir du lard, des saucisses, du boudin, du bon cidre et du café. Et tout cela lui fut servi sur-le-champ, par des mains invisibles. — C’est bien, se dit-il, je crois que je ne m’ennuierai pas vite, si cela continue ainsi.

Quand il eut mangé et bu à discrétion, il alla se promener dans l’avenue de grands chênes qui était devant le château. Il poussa jusqu’au bout de l’avenue et y vit une ânesse maigre, décharnée, couverte de boue desséchée, comme si elle avait été roulée dans une mare. Devant elle était un fagot d’épines, en guise de foin. Il s’approcha, et ne put s’empêcher de dire : — Pauvre bête ! À peine si tu peux te tenir sur tes jambes ! Quelle faute si grande as-tu donc commise, pour être traitée de la sorte ? — Et, oubliant la recommandation du géant, il se mit à la caresser et à la débarrasser de la boue qui la souillait. Il remarqua que ses deux oreilles se touchaient par les extrémités, et, en regardant de plus près, il vit qu’elles étaient traversées par une grosse épingle. Il retira l’épingle, et aussitôt l’ânesse devint une belle princesse, qui lui dit : — Malheureux, qu’as-tu fait ? As-tu donc oublié si vite la recommandation du géant Pharaüs ? Il va arriver, dans un moment, et tu seras changé en bête, comme moi, ou en chien de pierre, ou en statue de marbre. Cependant, comme c’est la première fois que tu lui désobéis, et qu’il t’aime beaucoup, peut-être te pardonnera-t-il. Mets-moi vite l’épingle dans les oreilles, comme devant, puis cours te mettre à genoux sur le seuil de la cour, et quand le géant arrivera, demande lui pardon, pleure, supplie et promets de ne plus lui désobéir. Je suis fille du roi d’Écosse, et j’ai été enlevée, comme toi, par Pharaüs et changée en ânesse, pour lui avoir désobéi. S’il te pardonne, peut-être parviendrons-nous à sortir d’ici, et alors, je t’emmènerai en Écosse, à la cour de mon père, et nous serons mariés ensemble. Mais replace, vite, l’épingle dans mes oreilles, car le géant arrive. Ne vois-tu pas ce nuage noir qui s’avance vers nous ? il est là-dedans. »

Mabik remit l’épingle dans les oreilles de la princesse, qui redevint aussitôt ânesse, puis, il courut au château et s’agenouilla sur le seuil de la porte de la cour. Pharaus y descendit, au même moment, de son nuage.

— Pardon, maître, j’ai manqué ! dit le jeune homme, en tendant vers lui ses mains suppliantes.

— Oui, tu as manqué, et tu sais ce qui t’attend.

— Pardon, mon bon maître, pour la première fois ! je ne vous désobéirai plus jamais !

— Je n’ai pas l’habitude de pardonner, quand on me désobéit ; mais, comme tu es un joli garçon, et que tu me plais, je te pardonne, pour cette fois.

— Merci, maître, merci !

— Tu as interrompu mon voyage, mais j’y retourne, à l’instant.

— Pour combien de temps, maître ! Revenez le plus vite possible.

— Pour six mois.

— C’est bien long, six mois ! Donnez-moi au moins quelqu’un, homme ou femme, ou même un animal, pour me tenir société, pendant votre absence, car autrement je mourrai d’ennui, ici, ou ne pourrai observer vos recommandations.

— Je le veux bien. Tu trouveras, à l’extrémité de l’avenue de chênes, une ânesse maigre et décharnée et dont les oreilles sont traversées par une épingle, qui les réunit par les pointes. Tu retireras cette épingle, et aussitôt l’ânesse deviendra une belle princesse. C’est la fille du roi d’Écosse, qui a été punie ainsi de sa désobéissance. Tu pourras te promener et converser avec elle, à loisir, mais, sans jamais la toucher, même du bout des doigts, autrement, j’arriverai à l’instant, et alors, plus de pardon pour toi ; vous seriez changés tous les deux en deux chiens de pierre, un de chaque côté de la porte de la cour.

Le géant remonta alors sur son nuage, et partit. Mabik, de son côté, courut à l’ânesse. Il retira l’épingle de ses oreilles, et la belle princesse reparut, et lui dit : — Cela va bien ! Cherchons, à présent, les moyens de fuir d’ici, et ne perdons pas de temps. Allons au cabinet de Pharaüs, pour consulter ses livres de magie ; peut-être y trouverons-nous, quelque part, où réside sa vie, car c’est un corps sans âme, et sa vie ne réside pas dans son corps.

Et les voilà de courir au cabinet du géant, et de feuilleter avec ardeur les gros et les petits livres qui s’y trouvaient en grand nombre. Ils y voyaient des choses et apprenaient des secrets qui les faisaient trembler d’effroi et pâlir d’horreur. Mais, ils ne trouvaient pas le livre qui renfermait le secret de la vie de Pharaüs. Après plusieurs jours de recherches vaines, ils finirent pas découvrir un petit livre rouge, sous un tas d’autres livres. C’était celui-là ! — Nous sommes sauvés ! s’écrièrent-ils aussitôt. — Ils apprirent, dans ce petit livre, que la vie du géant résidait dans un vieil arbre de buis qui était dans le jardin du château. Pour le tuer, il fallait abattre cet arbre et en couper la principale racine, d’un seul coup de cognée, sans écorcher ni froisser trop rudement aucune des autres racines plus petites, sans quoi Pharaüs arriverait aussitôt, et tout serait perdu.

— C’est bien, se dirent-ils. La chose est difficile ; mais, nous avons six mois, moins quelques jours, pour dégager les racines de l’arbre de la terre qui les recouvre, et il faut espérer que cela nous suffira : ne perdons pas de temps, toutefois.

Et ils se rendirent au jardin et reconnurent facilement l’arbre désigné dans le petit livre rouge. C’était un buis magnifique. Ses branches couvraient près d’un arpent de terre. Pelles et pioches ! souhaita Mabik ; et deux pelles et deux pioches furent rendues sur-le-champ auprès d’eux. Ils se mirent alors au travail, avec ardeur. Ils commencèrent par ouvrir une tranchée profonde autour de l’arbre, assez loin du tronc, pour ne point rencontrer de racines courantes. Quand ils eurent pratiqué cette tranchée, ils se rendirent, suivant les instructions du petit livre rouge, à un grand étang, qui était au bas du jardin, et dont les bords étaient parsemés de plumes d’oies et de cygnes. Ils en rapportèrent, tous les deux, leur charge de ces plumes, et, avec elles, ils se mirent à défaire la terre peu à peu, en avançant lentement vers le tronc de l’arbre, et en évitant d’écorcher les petites racines. Travail long et ennuyeux, mais leur vie en dépendait.

La veille du jour où finissaient les six mois, et où le géant devait revenir, le travail était terminé, et, après avoir enlevé toute la terre qui recouvrait les racines, ils en découvrirent une bien plus grosse que les autres et qui plongeait en terre profondément et en droite ligne, sous le tronc. C’était là la maîtresse racine où résidait la vie de Pharaüs. — Une bonne cognée, bien aiguisée ! souhaita Mabik. Et la cognée arriva sur-le-champ. Otant, alors, sa veste, et retroussant les manches de sa chemise jusqu’aux coudes, Mabik réunit toutes ses forces et déchargea un coup vigoureux sur la racine. Il la trancha net, et l’arbre tomba, avec fracas.

Au même moment, on entendit un bruit épouvantable dans l’air. Un grand nuage noir rasa le château, en renversa une aile et alla tomber dans la mer, en faisant bouillonner l’eau. C’était le géant qui tombait dans le gouffre, pour ne plus en ressortir. Il était mort ! Alors, les statues de marbre, qui étaient autour, du château, descendirent de leurs piédestaux et devinrent autant de princes, de princesses, de ducs, de barons, qui vinrent remercier Mabik et la princesse d’Écosse ; puis, ils partirent, dans toutes les directions. De même des animaux de pierre qui étaient dans la cour, et des oies et des cygnes qui étaient sur l’étang. C’étaient autant de personnages enchantés.

La princesse d’Écosse, qui avait étudié les livres de magie du géant, dit alors à Mabik : — Ne perdons pas de temps, et partons tout de suite pour votre pays, afin de sauver votre père et votre mère, que le roi de Brest a condamnés à mourir sur l’échafaud, demain matin, parce qu’ils sont accusés de vous avoir vendu au diable.

Et ils s’élevèrent tous les deux en l’air, en se tenant par la taille, et arrivèrent, vite, par ce chemin, à Morlaix.

11 était temps ! l’échafaud était dressé sur la grande place et le père et la mère de Mabik montaient déjà à l’échelle, quand nos deux voyageurs descendirent du ciel, au milieu de la foule ébahie.

— Arrêtez ! cria aussitôt la princesse, en s’adressant au bourreau et aux juges ; — arrêtez, vous allez faire mourir deux innocents : voici leur fils, que le diable ne tient pas encore, et qui sera bientôt mon mari.

Les deux vieillards furent remis en liberté et ils se jetèrent dans les bras de leur fils, en pleurant de joie. Tous les spectateurs en étaient émus.

— Allons, à présent, en Écosse, à la cour de mon père, pour nous marier, dit alors la princesse à Mabik : votre père, votre mère et vos frères viendront aussi avec nous.

Et ils montèrent tous dans un beau carrosse, qui s’éleva en l’air et se dirigea vers l’Écosse, au grand étonnement des habitants de Morlaix.

Mabik et la princesse furent mariés ensemble, et il y eut, à cette occasion, des festins et des fêtes magnifiques, pendant un mois entier.

Le vieil ermite, averti par un ange que Mabik était de retour dans son pays, sain et sauf, cessa, alors seulement, de prier, et mourut de joie, à cette nouvelle. Son âme alla tout droit au paradis. Puissions-nous y aller tous la rejoindre, un jour !

IV

— J’ai entendu, à Plouaret, dit Jolory, plusieurs contes, où un père vend au diable, non pas sa propre âme, mais celle de son enfant encore à naître, et ordinairement sans le savoir. Le marché se conclut sous cette forme, par exemple : — Donne-moi, dit le malin esprit, ce que ta femme porte en ce moment, et je te ferai riche à souhait. — Le pauvre homme (car c’est presque toujours un pauvre malheureux comme moi), qui, en sortant de chez lui, a envoyé sa femme porter un sac de blé au moulin, ou chercher du bois mort au bois, est convaincu qu’elle porte sur son dos un sac de blé ou un faix de bois et promet facilement. Hélas ! sa femme est enceinte et c’est l’enfant qu’elle porte dans son sein qu’il a vendu au diable ! Heureusement que, comme dans le conte de Gorvel, un saint ermite se trouve toujours à point pour retirer l’âme des griffes de Satan, au moment où il s’apprête à l’emporter.

La fin du conte de Gorvel, à partir de l’enlèvement de Mabik par le géant Pharaüs, je l’ai également entendue, mais pas dans le même conte ; cela forme un conte à part.

— C’est vrai, dit Francès ; cet épisode appartient à un autre type, celui du magicien trompé par son valet, qui lui enlève sa fille et lui dérobe le secret de sa science ; ou bien encore au type du corps sans âme, dont il y a plusieurs versions, comme de l’autre. Gorvel a, sans doute, cru augmenter l’intérêt de son récit, en y ajoutant, de sa propre autorité, cet épisode, qui lui est étranger.

— Je l’ai entendu conter ainsi par mon père dit Gorvel, et je n’ai rien ajouté de mon cru.

— Je le crois, puisque vous l’affirmez, répondit Francès ; mais, c’est une habitude très-répandue parmi les conteurs que de coudre ainsi bout à bout, — et sans beaucoup d’art, ordinairement, — des épisodes empruntés à différentes fables, pour allonger le récit et le rendre plus émouvant. Par exemple, l’épisode de la jeune princesse que le héros délivre d’un serpent ou dragon à sept têtes, en tuant le monstre, est un de ceux dont on abuse le plus, et il est des conteurs qui trouvent moyen de l’introduire dans presque tous leurs récits.

— Qu’est-ce qu’un corps sans âme ? demanda le petit pâtre Ar Gwenedour.

— Un corps sans âme, lui répondit Francès, est un Être, un monstre dont la vie ne réside pas dans son corps, et qui ne peut être tué qu’en l’attaquant dans le lieu même où elle se trouve, ce qui n’est pas facile à découvrir. Vous avez vu que la vie du géant Pharaûs résidait dans la racine d’un arbre de buis. Qui se serait jamais avisé de l’aller chercher là ? Dans d’autres contes du même type, que j’ai entendu conter, la vie du monstre se trouve dans un œuf, lequel œuf est renfermé dans un canard ou un pigeon ; le pigeon ou le canard, dans un lièvre ; le lièvre, dans un loup ; le loup, dans un lion, et enfin le lion, dans un coffre cerclé de fer, au fond de la mer, ou sous les racines d’un vieux chêne, dans la forêt. Le héros doit d’abord trouver ce coffre, puis tuer successivement tous ces animaux renfermés les uns dans les autres, s’emparer de l’œuf et le briser sur le front du géant. Il est aidé dans cette recherche par différents animaux à qui il a d’abord rendu service et qui lui en témoignent ainsi leur reconnaissance. Le monstre s’affaiblit à chaque animal qui est tué de ceux qui cachent le principe de sa vie, et quand le héros lui brise l’œuf sur le front, il expire aussitôt et son château s’écroule et s’abîme avec lui, avec un vacarme et un fracas épouvantables. Alors, le héros et la fille du géant montent dans un carrosse fée, qui voyage par les airs, et se rendent à la cour d’un roi quelconque, où ils se marient ensemble.

— Il paraît qu’autrefois, dit Fancho, on vendait assez facilement l’âme de ses enfants au diable, ou même son âme propre, pour avoir de l’argent ; aujourd’hui, le cas est beaucoup plus rare.

— C’est-à-dire, dit Ewenn, qu’on ne croit plus autant au diable, qui perd tous les jours de son crédit, et dont les enfants même se moquent. Autrefois, on le voyait fréquemment, nous assure-t-on ; aujourd’hui, personne ne le voit plus.

— On lui a aussi joué tant de mauvais tours, sur la terre, que cela se comprend facilement, dit Ann Drane. Et puis, ce qui m’étonne, c’est que presque toujours il était joué et berné, quelque malin qu’on le dise pourtant.

— Ce n’est plus guère que sous la forme de chat noir, dit Katel, qu’on le voit de nos jours.

— C’est vrai, dit Jolory, il y a des bonnes femmes, — et des hommes aussi, — qui sont encore assez simples pour croire qu’il y a des chats noirs qui sont de vrais diables, produisent de l’argent à volonté et enrichissent leurs possesseurs, de cette façon.

— God Laz-Bleiz, de Kervran, avait un de ces chats-là, dit Ar Floc’h, qui la fit riche, en très-peu de temps.

— Il y a quelques années, dit Jolory, une curieuse affaire de chat noir de ce genre, qui se dénoua en justice de paix, fit du bruit à Belle-Isle-en-Terre et aux environs. Un homme du côté des bois, de Loguivy-Plougras ou de Lohufic, et qui croyait aux chats noirs qui font de l’argent (a gac’h arc’hant), acheta un animal de cette espèce, d’une vieille femme de Bégard, je crois, ou de Pédernec. Le marché fut conclu et le chat estimé et accepté par la partie prenante pour trois cents francs. Au jour dit pour la livraison de l’animal, la vieille se trouva à Belle-Isle avec son chat enfermé dans un sac et qu’elle livra, devant trois témoins, en échange de la somme convenue, trois cents francs, plus le sac. L’acquéreur emporta la précieuse bête chez lui, croyant tenir sa fortune dans le sac. Le chat fut enfermé dans un cabinet, d’où il ne pouvait s’échapper. Le lendemain matin, son nouveau propriétaire n’eût rien de plus pressé, en se levant, que d’aller s’assurer s’il avait fait son devoir. Mais, il ne trouva dans le cabinet la moindre pièce d’or, ni même d’argent. — Ce sera, sans doute, pour demain, se dit-il, car le chat doit être tout dérouté de ce changement subit de domicile, et il faut lui laisser le temps de se familiariser avec les lieux et son maître. — Et il déposa à sa portée une jatte pleine de lait doux, plus deux souris qui venaient d’être prises à la souricière. Mais, le lendemain, le résultat fut le même ; pas la moindre pièce d’or ni d’argent ; et le surlendemain, de même, et enfin pendant huit jours. Alors, notre homme, s’apercevant qu’il était joué, se rendit chez la commère qui lui avait vendu le chat, le lui rendit et réclama ses trois cents francs. Mais la vieille ne voulait pas rendre l’argent, prétendant que le chat était bon, qu’il faisait son devoir chez elle et qu’elle n’était pas cause s’il ne voulait pas le faire ailleurs. Bref, il fallut aller devant le juge de paix, qui condamna la femme à restituer l’argent.

— Faut-il qu’il y ait des gens assez simples pour ajouter foi à de semblables folies ! dit Pipi Ar Morvan.

— La croyance aux chats noirs qui produisent de l’argent est encore assez commune, dans le peuple, dit Jolory.

— Chantez-nous, à présent, un beau gwerz, Marc’harit, dit Katel.

— Savez-vous le gwerz de Katel-Gollet ? demanda Francès.

— Oui, je sais le gwerz de Katel-Gollet, répondit Marc’harit.

— Eh ! bien, chantez-le nous ; il y a longtemps que je ne l’ai entendu.

Et Marc’harit, tout en tournant son rouet, chanta le sombre gwerz que voici :

GWERZ DE KATEL-GOLLET[2]
(catherine-la-perdue)
(Traduction littérale)


Ceci est arrivé dans la ville d’Itara, dans les Indes-
Orientales, en l’an 1560

Combien de gens, hélas ! sont retenus dans les lacs du Malin-Esprit ! Combien de malheureux se damnent par des confessions sacrilèges !

En voici un bien triste exemple, arrivé dans les Indes. Vieillards, jeunes gens, écoutez-en le récit et tâchez d’en faire votre profit.

Une jeune fille appelée Katel, et servante chez une demoiselle, afin de vivre selon ses caprices, abandonna tout-à-fait la voie de Dieu.

Elle avait à peine quinze ans, qu’elle se livra aux errements de la jeunesse ; elle livra sa jeunesse à la vanité, à la danse et au Malin-Esprit.

Tous les dimanches et jours de fête, elle ne voulait que flâner, et, depuis la messe jusqu’au soir, les danses faisaient son paradis.

Quand elle allait à l’église, pendant l’office divin, elle ne faisait que jaser, rire et tourner sa tête légère, pour jeter des œillades à ses galants.

Jamais elle n’écouta d’un cœur fervent ni la messe ni le sermon ; et au lieu d’aller à vêpres, elle allait toujours dans les lieux de divertissements.

Elle allait encore aux soirées, à cette école cruelle des démons, et, en dépit de son évêque et de sa maîtresse, elle y dansait comme une petite tigresse.

C’est là qu’elle apprit mille péchés : oublier Dieu, plaire au monde ; c’est là qu’elle apprit des paroles libres et des pensées et des désirs malhonnêtes.

Le bon Dieu, fatigué de la voir souillée de tant de vices, eût tant d’horreur de sa conduite, qu’il ne put la souffrir davantage.

Il frappa de maladie la brebis égarée depuis longtemps ; pourtant, si elle eût voulu se convertir et se confesser, il avait l’intention de lui pardonner.

Sa maîtresse, bonne et compatissante femme, quand elle vit son état périlleux, lui dit : — « Katel, ma fille, votre maladie est terrible.

Examinez bien tout ce qui pourrait charger votre conscience ; nettoyez bien votre âme, afin d’aller sans crainte devant Dieu. »

On alla quérir un religieux, un homme humble et affectueux, et la jeune fille se confessa à lui, avant de partir de ce monde.

La nuit d’après, elle vit une grande clarté, et aussitôt une demoiselle blanche apparut et lui parla ainsi :

— « Écoutez et écoutez encore, Katel ! Votre vie s’en est allée, il faut mourir ! Je suis Marie Madeleine, l’avocate des pécheresses.

Confessez-vous encore, car vous avez nié un péché ; rejetez ce poison caché, ou bien vous serez damnée. »

On alla de nouveau chercher le père, pour confesser la jeune fille ; mais toujours sa langue resta liée par la honte et le Malin-Esprit.

Après cela, tout juste à minuit, comme Katel ne pouvait trouver de repos, Marie Madeleine retourna et lui dit :

— « Katel, qu’avez-vous fait ? vous avez caché un péché honteux : vous avez gardé sur le cœur un poison qui sera cause de votre damnation. »

Le lendemain, quand revint le jour, l’homme de Dieu revint aussi et lui apporta l’extrême-onction et le crucifix.

Quand le père entra dans la maison, il lui dit absolument ceci : — « S’il se trouve encore quelque chose sur votre conscience, dites-le, avec contrition ;

« Dites-le franchement, sans rien cacher ; le dernier terme est arrivé ; prenez garde, ma sœur Katel, dans une heure, il faudra mourir ! »

Pendant que le père était là, prêt, si elle le voulait, à la confesser, voici encore revenir Marie Madeleine, qui lui adressa ces paroles :

— « Katel, hélas ! vous avez commis un péché maudit et honteux ; confessez-le, avec un repentir sincère, et je vous promets le ciel. »

En ce moment, du côté gauche, s’élança un lion furieux ; sa face était celle d’un homme ténébreux ; il avait les pieds d’un animal.

Il avait dans sa main une épée, dont il menaçait Katel : — « Si tu te confesses, je te tuerai ; si tu te tais, je ferai ton bonheur ! »

O tromperie du Malin-Esprit ! la jeune fille meurt dans son crime, et aussitôt elle paraît devant Jésus, le cœur chargé d’un poids lourd et honteux.

La nuit après son enterrement, dans la maison où elle avait rendu l’âme, ô chose étrange ! personne ne put prendre de repos.

Tous les escabeaux qui étaient dans la maison, toute la vaisselle, tous les meubles, furent lancés de-ci, de-là, avec un vacarme épouvantable.

Le lendemain matin, quand se leva la seconde servante du manoir, elle fut tout étonnée de voir dans le jardin un spectre horrible.

Au milieu d’un grand feu cruel, elle vit distinctement une pauvre fille : son visage était plein de serpents, et ses yeux, de salamandres.

Bien que toute troublée, à cette vue, voici ce qu’elle dit : — « Au nom de Dieu, je t’en conjure, dis-moi ce que tu es ? »

L’autre répondit tristement, en répandant des larmes d’angoisse : — « Je suis Katel, ta camarade, condamnée aux flammes impitoyables !

« Voici ma main, cause de mon malheur, voici ma langue, cause de mon malheur ! Ma main a commis le péché, et ma langue l’a nié.

« Par Marie Madeleine j’ai été avertie douze fois qu’il fallait faire une confession sincère et complète, et que je serais pardonnée.

« Un more (un nègre) noir et gris, à longue queue, horrible avec ses pieds à longues grilles, en me menaçant de me casser la tête, m’a contrainte de tenir ma bouche close.

« Ma malédiction sur les mauvaises compagnies, sur les sorciers et les soirées ; ma malédiction sur les bals et les danses, qui m’ont fait tomber dans le péché !

« Qu’aucun chrétien ne prie pour moi, car je suis tombée au fond de l’enfer ! Hélas ! Satan m’a réservée pour brûler dans ses feux.

« Écoutez, chrétiens, et écoutez bien : ayez le courage de confesser tous vos péchés, car si vous écoutez le démon, vous serez damnés comme Katel[3]. »

— Voilà un gwerz bien sombre et bien triste, dit Francès ; chantez-nous un joli sone, Marianna, afin que nous allions nous coucher sur des idées un peu plus riantes.

— Je vous chanterai, si vous voulez, le sone de Marie Ar Moal ?

— Oui, chantez-nous le sone de Marie Ar Moal.

MARIE AR MOAL
(Traduction littérale)


I

Notre-Dame-des-Cieux,
Mon cœur est rempli de deuil[4].
Mon doux cloarec est allé recevoir les Ordres ;
Quand il s’en retournera, il sera prêtre !

Marie Ar Moal disait,
Un jour, à sa petite servante :
— Ma petite servante, apprêtez-vous,
Pour que nous allions à la rencontre du cloarec.


La petite servante disait,
En arrivant sur le grand chemin :
— Je vois venir le cloarec,
J’ai mille peurs qu’il ne soit prêtre :
Il a au cou un rabat
Comme en portent les prêtres.
Quand Marie Ar Moal entendit (cela),
Elle tomba trois fois à terre :
Elle tomba trois fois à terre,
Le prêtre Congar la releva.
— Marie Ar Moal, ne pleurez pas,
Et je vous donnerai quatre cents écus,
Et mon père vous en donnera trois cents,
Une bonne épargne pour une jeune fille ;
Puis, je vous marierai à mon frère Guillaume,
Et vous viendrez à ma maison comme gouvernante.
— Ce n’est pas pour avoir le fils aîné
Que je parlais au cadet.
— Marie Ar Moal, si vous m’aimez,
Vous n’assisterez pas à ma première messe ;
C’est demain que je célébrerai ma première messe,
Je crois que ce sera aussi ma dernière.

II

Marie Ar Moal demandait,
En arrivant (le lendemain), dans le cimetière :
— Femmes et jeunes filles, dites-moi,
La messe est-elle commencée ?

— Elle n’est ni commencée ni achevée,
Le prêtre ne peut pas la célébrer.
Marie Ar Moal disait,
En arrivant dans l’église :
— Femmes et jeunes filles, sortez de l’église,
Pour que le prêtre puisse célébrer sa messe.
Aussitôt que Marie Ar Moal eût parlé,
Il (le prêtre) reconnut sa voix ;
Il reconnut sa voix,
Et son pauvre cœur se brisa !
De l’autel à la porte principale,
On entendit éclater leurs cœurs !…
Le recteur de la paroisse disait
À ses paroissiens, là, en ce moment :
— Je jette ma malédiction sur les jolies filles,
Qui sont cause de la mort de mon jeune prêtre !

III

Ils sont allés faire leur paix avec Dieu,
Puissions-nous y aller aussi, un jour.
On les a mis dans la même tombe,
Puisqu’ils n’ont pas été dans un même lit ;
Puisqu’ils n’ont pas été dans un même lit,
Ils sont allés dans la même tombe !


Il était plus de dix heures et la veillée finit avec cette chanson de Marianna.


  1. Pipi Ar Morvan avait été artilleur et avait pris part comme tel à la prise de Constantine, où le général de Lamoricière le distingua pour sa bravoure. De là lui était venu le surnom de Constantine.
  2. Ped den, siouas ! a zo dalc’het
    Dre al lasou ann Drouk-Speret !
    Ped den a gav daonation
    Oc’h ober gwal gôvesion !

  3. Ce gwerz est attribué généralement au missionnaire breton Julien Maunoir, qui vivait de 1606 à 1683. Le sujet en est puisé dans l’ouvrage du jésuite espagnol Delrio : Magicae questiones. — Il a été imprimé chez M. Alex. Lédan, à Morlaix, où l’on peut s’en procurer encore le texte breton.
  4. Itron-Varia-ann-Nenvou,
    Ma c’halon ’zo leun a ganvou !