Veillées bretonnes/Cinquième veillée

Mauger (p. 217-291).


CINQUIÈME VEILLÉE


Præstet fides supplementum
defectui sensuum.

Que la foi vienne en aide
à l’infirmité de nos sens.

I

Qu’il est doux, qu’il est doux d’écouter des histoires,
Des histoires du temps passé,
Quand les branches d’arbres sont noires,
Quand la neige est épaisse et charge un sol glacé ;
Quand, seul, dans un ciel pâle, un peuplier s’élance,
Quand, sous le manteau blanc qui vient de le cacher,
L’immobile corbeau sur l’arbre se balance,
Comme la girouette, au bout d’un long clocher !


Voici une bonne nuit pour écouter des contes merveilleux et des histoires de revenants, auprès du feu. Il pleut, il fait un vent de diable ; les vitres sont ébranlées dans leurs châssis ; la girouette grince et piaule, au sommet de la tourelle ; le vent s’engouffre dans la cheminée et fait gémir la charpente du manoir ; la pluie fouette et bat les carreaux des fenêtres, comme un importun qui voudrait entrer ; les sorcières doivent passer dans l’air, à cette heure, enfourchant leurs balais et se rendant au sabbat, au carrefour de la grand’lande… Serrons nos rangs autour de ce bon feu qui flambe et pétille, dans le vaste foyer de la cuisine, et prêtons une oreille attentive aux récits de Garandel. Il trône fièrement sur l’escabeau du conteur ; il vient de donner un premier assaut à son écuellée de cidre doré, puis, il commence ainsi l’histoire des Finesses de Bilz, qui lui a été demandée :

LES FINESSES DE BILZ[1]


II


Na eus mar na marteze
Hen eus tri droad ann trebé.

Il n’y a ni si ni peut-être,
Un trépied a (toujours) trois pieds.


Il faut que chacun de nous, en venant au monde, ait sa destinée bien arrêtée, et qu’elle doive s’accomplir, quoiqu’il fasse pour essayer de s’y soustraire[2]. La destinée de Bilz était d’être voleur. Ecoutez son histoire ; elle est curieuse et amusante.

Il y avait autrefois une pauvre femme restée veuve avec un fils. Ils habitaient à Penn-an-Menez, dans la commune de Plouaret, une misérable hutte construite au bord du chemin avec des branchages d’arbres, des fougères sèches et des mottes de terre, et que l’on appelait pour cette raison le château des mille mottes. Ils vivaient d’aumônes, de la charité des bonnes âmes, et tous les jours, ils allaient ensemble mendier de porte en porte, dans les manoirs et les fermes de Plouaret et de Plounévez-Moëdec.

Le jeune garçon, qui se nommait Bilz, était éveillé et intelligent. Il arrivait souvent que, dans ses tournées, il dérobait des pommes et des poires, dans les courtils et les vergers, prenait les œufs dans les nids de poules et mettait lestement dans ses poches quelques crèpes de sarrazin, quand les ménagères n’avaient pas l’œil sur lui. Sa mère l’en gourmandait bien ; mais, c’était peine perdue. Il disait que ses mains seules étaient coupables, qu’il ne pouvait pas les retenir et qu’elles travaillaient toutes seules.

Cependant, on se plaignait de tous les côtés à la bonne femme, et, comme Bilz avait déjà douze ans ou davantage, on lui disait : — Vous voulez donc que votre fils mendie toute sa vie, Marc’harit ? Il y a assez de fainéants de cette sorte qui courent le pays. Faites-lui apprendre un métier, et qu’il travaille pour gagner son pain, comme tout le monde.

C’était partout de semblables reproches, et la pauvre Marc’harit rentrait avec son bissac plus léger de jour en jour. Si bien qu’elle dit un jour à son fils :

— Il n’y a pas à dire, il faut que tu te décides à travailler, pour gagner ton pain ; il faut apprendre un métier. Que veux-tu être, laboureur, charpentier, maçon, tailleur ?…

— Je sais un meilleur métier que tout cela, ma mère, et c’est celui-là que je veux prendre.

— Lequel donc, mon fils ?

— Voleur, ma mère.

La pauvre Marc’harit, à cette réponse, joignit ses deux mains, leva les yeux vers le ciel et s’écria :

— Jésus, mon Dieu, est-il possible ?

— Je ne connais pas de meilleur métier au monde, ma mère, et c’est celui que je choisis. D’ailleurs, vous avez un frère qui est grand voleur, vous le savez bien, et je veux aller apprendre le métier avec lui.

— Bienheureux seigneur saint Gily, et vous tous les vieux saints du pays, s’écria la vieille, vous ne permettrez pas que mon fils soit voleur de profession !

— Eh ! bien, ma mère, reprit Bilz, puisque vous avez tant de confiance en saint Gily, et qu’il ne se passe guère de jour que vous n’alliez lui rendre visite, dans sa chapelle, allez le consulter sur le métier que je dois prendre, et je ferai comme il dira. Mais, pour vous le rendre favorable, je pense que vous feriez bien de lui porter une couple au moins de bonnes crèpes aux œufs.

La vieille approuva le conseil de son fils. Elle alluma du feu, mit la poêle à crèpes dessus, prépara sa pâte et fit deux crèpes aux œufs qui avaient une apparence si appétissante, que l’eau en venait à la bouche de Bilz.

Elle les enveloppa dans un linge blanc et se dirigea ensuite vers la chapelle de saint Gily, par le chemin ordinaire. Mais, à peine fut-elle sortie, que Bilz, qui devait rester l’attendre à la maison, prit sa course à travers champs et arriva à la chapelle bien avant sa mère. Il se cacha derrière la statue du saint, dans sa niche. Quand la vieille Marc’harit arriva aussi, à son tour, elle s’agenouilla devant l’image du saint patron de son quartier, pour qui elle avait une dévotion toute particulière, et déposa une de ses crèpes à ses pieds. Elle pria quelque temps, les yeux baissés respectueusement ; puis, elle les leva d’un air suppliant sur la statue et remarqua que la crèpe avait disparu. C’était Bilz qui l’avait prise, et il en avait frotté la bouche du saint, de sorte qu’elle était toute luisante de graisse.

— C’est bien, se dit la vieille, en voyant cela, le saint a mangé la crèpe et l’a sans doute trouvée bonne ; je vais lui adresser ma demande, à présent :

— Bienheureux saint Gily, vous me connaissez bien et vous savez que nul autre, dans le pays, ne vous est plus dévot que moi, — dites-moi, je vous prie, quel métier doit prendre mon fils Bilz ?

— Voleur ! cria Bilz, à haute voix, de derrière la statue.

— Jésus mon Dieu ! s’écria la vieille avec douleur… Mais, j’ai sans doute mal entendu et elle reprit : — Bienheureux monseigneur saint Gily, je vous prie de vouloir bien me dire quel métier doit prendre mon fils Bilz !

— Voleur ! voleur ! cria encore Bilz, plus fort.

La pauvre femme, toute désolée, les larmes aux yeux, déposa sa seconde crêpe aux pieds du saint, et dit : — Tenez, bienheureux monseigneur saint Gily, voici encore une bonne crêpe aux œufs, que j’ai faite exprès pour vous, et j’y ai mis tout mon savoir-faire ; acceptez-la et donnez-moi une meilleure réponse, je vous prie.

Et elle marmotta encore une prière, les yeux baissés à terre. Bilz prit la seconde crêpe et la mangea comme la première. Marc’harit levant des yeux suppliants et remplis de larmes vers le saint, lui demanda de nouveau :

— Bienheureux monseigneur saint Gily, vous qui êtes aujourd’hui dans le paradis, en la présence de Dieu et dans la société de tous les vieux saints de la Basse-Bretagne, ayez pitié d’une pauvre vieille femme qui met toute sa confiance en vous et vient vous demander conseil. Dites-moi, je vous prie, quel métier doit prendre mon fils Bilz ?

— Voleur ! voleur !! voleur !!! — répondit encore une voix éclatante, toujours celle de Bilz.

La pauvre vieille tomba comme foudroyée, la face contre terre, et pleura à chaudes larmes. Puis, se résignant, elle se dit : — Puisque c’est la volonté de monseigneur saint Gily, c’est aussi, sans doute, celle de Dieu.

Et elle s’en revint à la maison, lentement et toute rêveuse. Quand elle y arriva, Bilz y était déjà, depuis longtemps, et il lui demanda :

— Eh ! bien, ma mère, que vous a dit le saint ?

— Le saint a mangé mes crêpes ; mais à toutes mes demandes il a toujours répondu : voleur ! voleur !…

— Quand je vous le disais, ma mère, qu’il n’y a pas de meilleur métier au monde ! Vous voyez bien que le saint lui-même est de mon avis.

III

Il fut donc décidé que Bilz irait apprendre le métier de voleur avec son oncle, et le lendemain, Marc’harit alla le lui conduire, à la forêt de Coat-an-noz, où il se tenait ordinairement. L’oncle promit de donner des leçons à son neveu, et Marc’harit retourna seule à sa pauvre hutte de Penn-an-Menez. Bilz lui promit pourtant qu’il ne la laisserait manquer de rien et qu’elle aurait de ses nouvelles, sans tarder.

Pour son coup d’essai, son oncle le chargea de dérober un bœuf gras de l’étable d’un seigneur des environs. Bilz s’en tira à merveille et amena le bœuf à son oncle, dans un champ de genêt, où il attendait. C’était la nuit. L’animal fut aussitôt tué, écorché et dépecé.

— Tiens, dit l’oncle à Bilz, voilà ta part. Et il lui donna la peau.

— Comment ! je n’aurai que la peau ? dit Bilz, lorsque c’est moi qui ai eu toute la peine et couru le danger ?

— Il me semble, répondit l’oncle, que tu devrais être satisfait, puisque je veux bien t’apprendre encore le métier.

— Donnez-moi au moins un peu de viande, pour ma mère.

— Eh ! bien, voilà les poumons ; porte-les lui et reviens, vite.

Bilz n’était pas content. Il prit la peau du bœuf avec les poumons, les chargea sur son dos, pour les porter à sa mère, et tout en allant, il maugréait et méditait une vengeance. En suivant le sentier qui traversait la genêtaie, l’idée lui vint de nouer deux à deux des branches de genêt prises des deux côtés, de manière à former des obstacles, des barrages qui feraient trébucher son oncle, quand il voudrait passer. Cela fait, il monta sur le talus qui entourait le champ, suspendit sa peau de bœuf à une branche d’arbre et se mit ensuite à la battre avec un bâton, en criant de toutes ses forces : au voleur ! au voleur !… L’oncle, en entendant ce vacarme, crut que tous les valets du château étaient à ses trousses. Il chargea un quartier de bœuf sur ses épaules, cacha le reste parmi les genêts et se mit en train de décamper. Mais, dès qu’il s’engagea dans le sentier, il trébucha et culbuta ; il se releva, mais, quelques pas plus loin, il tomba encore, sous son faix, si bien qu’il dut renoncer à rien emporter, pour se mettre lui-même en sureté. Bilz battait toujours la peau, à tours de bras, et criait : au voleur ! Enfin, quand il jugea que son oncle était déjà loin, il descendit de dessus le talus et porta à sa mère le quartier de bœuf abandonné par lui sur le sentier, après avoir caché le reste, qu’il vint prendre plus tard.

— Jésus ! mon fils, ne crains-tu pas d’être pendu ? s’écria la vieille Marc’harit, à la vue des provisions que lui apportait Bilz.

— Soyez tranquille, ma mère, répondit celui-ci, car bien fin sera celui qui me pendra.

IV

Bilz, se jugeant capable de travailler désormais seul, et pour son propre compte, ne retourna pas auprès de son oncle de la forêt de Coat-an-Noz. Il accomplit heureusement, dans le pays, quelques exploits dont il partagea les profits avec sa mère, qui vivait à présent à l’aise et commençait à croire que son fils n’avait pas tort, quand il lui disait qu’il n’y avait pas de meilleur métier que celui de voleur, à la condition pourtant d’être adroit et avisé.

Mais, bientôt des plaintes arrivèrent de tous côtés contre lui, la maréchaussée le surveillait de près et le contrariait dans l’exercice de sa profession, si bien qu’il crut prudent de s’éloigner et d’aller exercer ailleurs. Il se dirigea vers Morlaix. Comme il cheminait tranquillement et seul sur la grand’route, il rencontra, entre le Ponthou et Plouigneau, un cavalier de bonne apparence qui lui demanda :

— Où allez-vous ainsi, mon brave homme ?

— Chercher condition, lui répondit Bilz.

— Que savez-vous donc faire ? Quel est votre métier ?

Bilz le regarda en face, et voyant que l’homme ne sentait pas la maréchaussée, il répondit avec assurance :

— Je suis voleur de mon état.

— Ah ! vraiment ? reprit l’autre ; je suis le chef de la bande qui travaille dans ces parages, et si tu veux te joindre à nous, tu n’auras pas lieu de le regretter, car nous faisons de bonnes affaires, par ici ?

Bilz accepta, sans hésiter, et le chef de brigands le conduisit dans un vieux château, au milieu d’un grand bois. Il fut étonné de la grande quantité de butin et de richesses de toute sorte qu’il vit là. Le chef le présenta à ses hommes et l’on passa toute la nuit à boire, à chanter et à se raconter des exploits et des tours de finesse, tous plus forts les uns que les autres.

Le lendemain, pour éprouver l’adresse et la science du nouveau compagnon, le chef lui dit : — Il y a, non loin d’ici, un riche fermier qui doit se rendre aujourd’hui à Morlaix, pour payer sa Saint-Michel à son seigneur. Il aura sur lui une bourse de cinq cents écus. Tu iras le guetter au bord de la route, et tu m’apporteras cette bourse. D’après la manière dont tu mèneras cette affaire, qui n’est pas difficile, nous verrons quel compte nous devrons faire sur toi. Voilà un bon pistolet. Maintenant, le reste te regarde.

— C’est bien, répondit Bilz.

Et il prit le pistolet et alla se poster derrière un buisson, au bord de la route. Il vit, sans tarder, venir le fermier, monté sur un bon bidet. Il s’élança de sa cachette, comme un chat qui guette une souris, saisit la bride du cheval et, présentant le pistolet au cavalier, à bout portant, il lui cria : — La bourse ou la vie ! — Le pauvre homme, à demi-mort de frayeur, lui dit : — Au nom de Dieu, mon brave homme, laissez-moi poursuivre mon chemin, sans me faire de mal ; j’ai femme et enfants et je ne suis pas riche. Cet argent que je porte à mon seigneur est toute ma fortune, et si vous me l’enlevez, je suis ruiné, à tout jamais.

— La bourse ou la vie ! répéta Bilz, pour toute réponse.

— Eh ! bien, prenez mon argent et laissez-moi la vie.

Et le paysan donna sa bourse à Bilz. Celui-ci, qui avait bon cœur, quoique voleur, la prit et la vida dans son chapeau. Il mit la bourse dans sa poche et rendit l’argent au fermier, en lui disant :

— Prenez cet argent, puis partez, vite, et estimez vous heureux d’avoir eu affaire à moi.

Le fermier ne revenait pas de son étonnement. Il mit pourtant son argent dans ses poches et déguerpit, sans qu’on eût besoin de le lui dire deux fois.

Bilz, de son côté, retourna au vieux château, dans le bois.

— Eh ! bien, lui demanda le chef des brigands, en le voyant revenir, comment as-tu mené cette affaire ?

— À merveille, maître.

— Tu as la bourse du paysan ?

— Assurément ; la voici.

Et il tira la bourse de sa poche.

— Mais, et l’argent ? demanda le chef, en la voyant vide.

— L’argent ?… je l’ai remis au fermier. Vous m’aviez dit qu’il fallait demander la bourse ou la vie ; j’ai préféré la bourse, et je vous l’apporte. Vous ne m’aviez pas parlé de l’argent.

— Imbécile !… s’écria le chef, en frappant un coup de poing sur la table, où il était occupé à boire avec les siens.

— La belle recrue que nous avons faite là ! dit un brigand.

— Que ferons-nous de lui ? demanda un autre.

— Lui brûler la cervelle, pour qu’il ne nous trahisse pas, dit un troisième.

— Si nous en faisions notre cuisinier, pour voir, car notre cuisinier actuel ne vaut pas le diable, dit un autre.

— Ah ! pour cela, dit Bilz, qui n’était rien moins que rassuré sur son sort, vous trouveriez difficilement un meilleur cuisinier que moi. J’ai servi en cette qualité chez le curé de ma paroisse, et il ne se contentait pas de bouillie et de patates pour ses repas, celui-là.

Il fut donc décidé que l’on essaierait les talents de Bilz, comme cuisinier.

Le soir même, la bande partit pour une expédition importante, qui devait durer plusieurs jours, et Bilz resta seul au château. Il le visita et l’examina minutieusement, des caves au grenier, et partout il trouvait du butin provenant de pillages. À force de fouiller jusqu’aux moindres recoins, il finit par découvrir le trésor du chef. Il fut ébloui, à la vue de tant de richesses, or, argent, diamants et bijoux de toute sorte, et presque tous de grande valeur. Il conçut aussitôt le projet d’en emporter le plus qu’il pourrait, et de retourner avec chez sa mère. Un vieux cheval tout fourbu était resté seul a l’écurie. Il remplit un sac d’or et d’argent, le mit sur le cheval et partit, après avoir mis le feu au château.

V

Quand il arriva chez sa mère, la bonne femme était à genoux sur la pierre du foyer, soufflant péniblement sur quelques charbons presqu’éteints et essayant d’allumer un peu de feu, afin de cuire quelques pommes de terre pour son dîner. Elle avait le dos tourné vers la porte de la hutte, de sorte que Bilz entra sans qu’elle l’aperçut. Il vida à terre, derrière elle, son sac rempli d’or et d’argent. La vieille se détourna vivement, à ce bruit et, éblouie par la vue d’un pareil trésor, elle crut que c’était le diable qui venait la tenter, et voulut s’enfuir. Mais, Bilz la retint et la rassura. La pauvre Marc’harit ne revenait pas de son étonnement et s’extasiait à la vue de ce tas d’or et d’argent.

— Où as-tu pris cela, mon fils ? dit-elle enfin ; prends garde, ou tu finiras par être pendu.

— Ne vous préoccupez pas, ma mère, d’où vient ce trésor ; nous le tenons, et c’est là l’important ; et quant à ce qui est d’être pendu, je vous l’ai déjà dit, bien fin sera celui qui me fera pendre. En attendant, serrons tout cela dans ce vieux bahut de chêne, et faisons bonne chère et menons joyeuse vie, puisque nous en avons les moyens, à présent.

Ils entassèrent l’or et l’argent dans le vieux bahut placé près du foyer ; puis, Bilz prit une poignée d’or et alla acheter des provisions, à Lannion. Il acheta du pain blanc, de la viande, du lard, du vin et chargea le tout sur son cheval, celui qu’il avait enlevé du château des brigands. Ce fut fêtes et festins, tous les jours, alors, au château des mille mottes. Marc’harit faisait des emplettes, tous les mercredis, aux marchés et aux foires du Vieux-Marché, comme les fermières riches du pays. Elle avait renouvelé toute sa garde-robe, et n’allait plus mendier, de porte en porte. Tout cela faisait jaser et l’on était généralement d’accord qu’elle avait dû trouver un trésor, ou qu’elle avait quelque commerce avec des sorcières, peut-être même avec le diable. Un chat noir qu’elle possédait et affectionnait d’une manière toute particulière était aussi soupçonné de lui fournir de l’argent, à discrétion.

D’autres, plus sensés, attribuaient tout ce changement à la présence de Bilz. Plusieurs bœufs et chevaux venaient d’être volés au seigneur du château de Kerouez, en Loguivy-Plougras, et la rumeur publique soupçonnait Bilz de n’être pas étranger à ces larcins. Le seigneur du Kerouez, qui n’était pas des plus fins, et qui prétendait néanmoins avoir tout l’esprit du monde, dit un jour devant ses domestiques :

— On parle beaucoup, depuis quelque temps, des tours et des finesses de Bilz ; je veux savoir au juste à quoi m’en tenir sur ce point et demain, sans plus tarder, je veux aller chez lui et lui porter un défi. Nous verrons bien lequel de nous deux sera le plus fin.

Bilz eut vent, de quelque manière, des projets du châtelain du Kerouez, et il se prépara à soutenir la lutte avec lui, sans grande inquiétude sur le résultat, car il connaissait bien son homme. Il dit donc à sa mère :

— Aujourd’hui, le seigneur du Kerouez viendra ici me demander…

— Jésus, mon fils, tu es perdu, si le seigneur du Kerouez est contre toi ! interrompit la vieille.

— Ne craignez rien, ma mère, et écoutez bien ce que je vais vous dire, reprit Bilz. Le seigneur du Kerouez viendra donc me demander, aujourd’hui même. Je me cacherai dans cette vieille barrique défoncée que voilà, au bas de la maison, et quand il me demandera, vous lui direz que je suis absent et que vous ne savez pas où je suis allé. Du fond de ma barrique, j’entendrai tout ce qu’il dira. Ayez toujours les yeux tournés de ce côté et, quoiqu’il puisse vous dire ou vous demander, si vous voyez mon doigt au trou de la bonde, dites toujours oui et ne craignez rien.

La vieille promit de faire ce que lui dit son fils.

VI

Le seigneur arriva, dans l’après-midi. Bilz était dans sa barrique. Le seigneur demanda à la vieille :

— Votre fils Bilz est de retour à la maison, m’a-t-on dit ?

— Oui sûrement, mon bon seigneur, il est de retour à la maison, depuis quelque temps.

— On s’en aperçoit bien, et il doit savoir des nouvelles des bœufs et des chevaux que j’ai perdus ?

— Je ne l’ai jamais entendu en parler, monseigneur. Mais, pour sûr, ce n’est pas lui qui se permettrait jamais de rien prendre qui vous appartint, sans votre permission.

— C’est bon, c’est bon, la vieille ; mais, que votre fils prenne bien garde à lui, ou je le ferai pendre.

— C’est bien ce que je lui dis, tous les jours, mon bon seigneur ; mais, voyez-vous, il est si fin et si rusé, qu’il me répond toujours d’être tranquille à ce sujet.

— Eh ! bien, ma bonne femme, puisque votre fils est si malin et si adroit, moi aussi je ne suis pas un sot, et je veux le lui prouver. Dites-lui donc que si, dans les vingt-quatre heures, il n’a pas volé et enlevé ma haquenée blanche de mon écurie, je le ferai pendre au plus haut chêne de l’avenue de mon château.

La vieille regarda la barrique ; le doigt de Bilz était dans le trou de la bonde, et elle répondit :

— C’est bien, mon bon seigneur, je le lui dirai, et il vous volera sûrement votre haquenée blanche, car il est bien malin, le gars.

— C’est ce que nous verrons, répondit le seigneur. Et il partit là-dessus.

De retour à son château du Kerouez, il raconta à ses gens que Bilz devait, dans les vingt-quatre heures, enlever sa haquenée blanche de son écurie, sous peine d’être pendu haut et court, et il leur recommanda de bien veiller.

Deux valets d’écurie dirent que Bilz, quelque malin qu’il pût être, n’enlèverait rien du tout de l’écurie, et qu’ils en répondaient sur leur tête.

Les deux valets résolurent de passer la nuit sur pied, et après souper, ils se rendirent à l’écurie, avec un pot de cidre, et des cartes à jouer, afin de ne pas s’endormir. C’était la veille du mardi gras ; il y avait festin de boudins, cette nuit-là, dans une ferme voisine, où leurs bonnes amies devaient se trouver, et cette pensée leur trottait par la tête. Vers les dix heures, quand ils eurent vidé leur pot de cidre, l’un d’eux dit à l’autre :

— Il me semble qu’il n’est pas nécessaire que nous restions ici tous les deux, pendant toute la nuit ; Bilz ne viendra sans doute pas ; et puis, quand bien même il viendrait, un seul de nous suffirait bien pour l’empêcher de rien enlever.

— C’est aussi mon avis, répondit l’autre.

— Eh ! bien, reprit le premier, nous irons l’un après l’autre à la ferme, pour manger des boudins et danser avec nos bonnes amies, car l’on dansera et j’entends même le biniou.

On tira à la courte paille, pour savoir qui irait le premier. Le sort désigna le premier valet, nommé Iann-Vraz.

— Ne reste pas trop longtemps, lui dit l’autre.

— Dans une heure, une heure et demie au plus tard, je serai de retour.

La nuit était sombre. Bilz était à la porte de l’écurie, guettant une occasion favorable, et il avait tout entendu. Au bout d’une heure environ, il ouvrit la porte et se précipita dans l’écurie, en criant : — Quel froid de loup il fait ! — Il avait laissé la porte ouverte et le vent éteignit la lumière.

— Comment ! te voilà déjà de retour ? dit le second valet, croyant parler à son camarade.

— Ma foi, oui ; ma douce jolie Monic n’était pas là-bas, et après avoir mangé quelques boudins (ils sont excellents), comme rien ne m’y retenait, je suis revenu en toute hâte, pour que tu puisses y aller toi-même. Pars donc, vite, car ta douce y est et elle t’attend.

Dès qu’il fut hors de l’écurie, Bilz s’empressa de détacher la haquenée blanche du seigneur, celui de tous ses chevaux qu’il aimait le plus et que madame la marquise montait, pour aller à la grand’messe, au bourg de Loguivy. Puis, il mit à sa place une broie à broyer le lin, plaça une selle dessus, et partit alors, en emmenant la haquenée blanche.

Quand le second valet arriva à la ferme et qu’il vit son camarade qui était toujours là, mangeant, buvant et chantant gaiement, il fut bien étonné !

— Pourquoi es-tu venu avant mon retour ? lui demanda Iann-Vraz.

— Comment !… Mais, n’es-tu pas venu toi-même me dire de partir ?

— Moi !… Je n’ai pas bougé d’ici, imbécile !

— Mais, alors, qui donc a pris ma place là-bas ?

— Hélas ! ce ne peut être que Bilz lui-même ; nous sommes joués ! Partons, vite !

— Attends que je boive au moins un peu de cidre.

Et il vida coup sur coup trois ou quatre chopines de cidre, autant de verres d’eau-de-vie, puis, ils partirent, ivres-morts tous les deux. Ils allèrent à travers champs, trébuchant et roulant à tout moment dans les douves. Enfin, ils arrivèrent, malgré tout, et ne trouvèrent personne dans l’écurie. Ils se dirigèrent à tâtons, dans l’obscurité, vers la place où était attachée la haquenée blanche du seigneur. Iann-Vraz, posant la main sur la selle placée sur la broie à broyer le lin, s’écria :

— Tout va bien, la haquenée est encore ici !

— Eh ! bien, montons dessus tous les deux, dit son camarade, et, de cette façon, Bilz ne pourra pas l’enlever, sans que nous nous en apercevions.

Et les deux valets montèrent sur la broie sellée, et crurent être sur la haquenée blanche. Comme ils avaient bu abondamment, ils s’endormirent bientôt.

Le lendemain, le seigneur se leva de bonne heure et courut à son écurie, pour s’assurer si Bilz avait enlevé sa haquenée. Il ne faisait pas encore bien clair.

— Eh ! bien, cria-t-il en entrant, Bilz est-il venu ?

Les deux valets, éveillés en sursaut, répondirent :

— Non ! non ! monseigneur, Bilz n’a pas osé s’approcher.

— À la bonne heure ! Alors, la haquenée est toujours là ?

— Certainement, monseigneur.

— Mais, où donc est-elle ? Je ne la vois pas.

— Nous sommes sur son dos, monseigneur, afin de la mieux garder.

Le seigneur s’approcha et voyant ses deux valets sur la broie à broyer le lin et sa haquenée absente, il comprit que le tour était joué. Furieux, il saisit un fouet et en cingla de conséquence les deux imbéciles. Puis, il monta à cheval, et courut chez la mère de Bilz.

Bilz avait prévu la visite, et il avait dit à sa mère, le matin, en se levant : — Le seigneur du Kerouez viendra encore, aujourd’hui, et il sera en colère, parce que je lui ai enlevé sa haquenée blanche, qu’il aime tant. Je me cacherai dans la barrique, comme l’autre fois, et quoiqu’il demande, si vous voyez mon doigt, au trou de la bonde, dites hardiment oui.

— C’est bien, répondit la vieille ; mais prends garde, mon pauvre fils, ou tu finiras pour sûr par te faire pendre.

— Soyez donc tranquille à ce sujet, ma mère, car, comme je vous l’ai déjà dit, bien fin sera celui qui me pendra, et ce ne sera certainement pas le seigneur du Kerouez.

Le seigneur arriva, comme l’avait dit Bilz. Il entra brusquement et l’air mécontent.

— Bilz est-il à la maison ? demanda-t-il à la vieille.

— Non vraiment, mon bon seigneur ; il est sorti, ce matin, de bonne heure, et ne m’a pas dit où il allait.

— Le mauvais drôle ! Malheur à lui, si je le trouve !

— Jésus mon Dieu ! mon bon seigneur, que vous a-t-il donc fait, le mauvais garnement ?

— Il m’a volé, la nuit dernière, ma haquenée blanche de mon écurie.

— Voyez donc le mauvais sujet ! si vous saviez, mon bon seigneur, le mal que j’ai eu à élever cet enfant-là, et comme j’ai prié le bon Dieu et le bienheureux saint Gily de faire de lui un bon chrétien et un honnête homme !

— Eh ! bien, la mère, vous avez joliment perdu votre temps, car c’est le plus méchant polisson de tout le pays ; si je mets la main sur lui, je le ferai pendre devant la porte de mon château.

— Ah ! mon bon seigneur, qu’une mère est malheureuse d’avoir un tel enfant ! Mais, ayez pitié de moi et ne soyez pas tant en colère contre lui tout de même. Je vous assure qu’il a bon cœur, après tout, et qu’il ne vous veut pas de mal.

— C’est bon, c’est bon. Dites-lui que je lui pardonne, à la condition qu’il vole, avant demain matin, un pâté de lièvre que l’on doit faire cuire, cette nuit, dans le four du château.

La bonne femme regarda la barrique. Le doigt de Bilz était dans le trou de la bonde, et elle répondit :

— Je le lui dirai, mon bon seigneur, et soyez sûr qu’il le fera, puisque vous le lui demandez.

— C’est ce que nous verrons bien, — répondit le seigneur. Et il partit.

Dès qu’il fut hors de la maison, Bilz sortit aussi de sa barrique et, prenant un panier, il se rendit au Vieux-Marché et acheta deux bouteilles d’eau-de-vie et des liqueurs, se munit d’un chien de chasse et d’un lapin et retourna avec tout cela à Penn-an-Menez. Puis, vers le soir, il alla rôder autour du château et, quand il en trouva l’occasion, il pénétra dans le fournil, y déposa son panier de liqueurs et sortit ensuite.

Vers les huit ou neuf heures, on mit le pâté au four, et deux valets armés de bâtons et de fusils furent chargés de monter la garde dans le fournil. Il faisait un beau clair de lune. Bilz se tenait cache derrière une haie, ayant avec lui son chien de chasse et son lapin. Les valets commencèrent bientôt à parler haut et à chanter, ce qui indiquait qu’ils avaient visité le contenu du panier. Quand Bilz jugea le moment favorable, il lâcha le lapin. Et le chien de courir après, en aboyant, et lui de crier : — Au lièvre ! au lièvre !… Les deux hommes, qui étaient des chasseurs passionnés, sortirent précipitamment et poursuivirent le lapin, sans songer au pâté.

Bilz, qui guettait ce moment, entra aussitôt dans le fournil, ouvrit le four, enleva le pâté et déposa à sa place, dans la terrine, un autre pâté de sa façon et qui ne sentait pas la rose.

Quand les deux valets, fatigués de poursuivre le lapin, revinrent au fournil, ils burent d’abord un coup, puis, ils songèrent à s’assurer si Bilz n’était pas venu, pendant leur absence. Mais, voyant la bouche du four bien close, avec la pierre qui la fermait garnie d’argile sur les bords, pour empêcher l’air de pénétrer (car Bilz avait tout remis en l’état où il se trouvait auparavant), ils se dirent : — Nous avons de la chance que Bilz n’ait pas profité de notre absence, pour enlever le pâté ; à présent, il peut venir, quand il voudra, c’est trop tard.

Et ils burent encore un coup.

Le lendemain matin, le seigneur et sa dame vinrent ensemble au fournil, pour avoir des nouvelles du pâté.

— Eh ! bien, dirent-ils aux valets, Bilz n’est pas venu ?

— Non certainement, monseigneur, et il a bien fait, car nous l’eussions reçu comme il le méritait.

— C’est bien. Alors, le pâté est dans le four ?

— Oui, il est dans le four.

— Voyons-le, car il doit être assez cuit.

Et l’on ouvrit le four. Il y avait bien un pâté, mais non de lièvre, dans la terrine.

— Mon pâté était beaucoup plus grand que cela, dit la dame, en le voyant.

— Il aura diminué, en cuisant, comme toujours, madame, dirent les valets ; c’est l’effet de la chaleur.

La dame y porta la main, et ses doigts y pénétrèrent aussi facilement que dans du beurre frais.

— Il n’est pas cuit, dit-elle. Puis, ayant porté un doigt à sa bouche, elle fit une horrible grimace et se mit à cracher, en criant : — Kaoc’h ! kaoc’h !

— Ah ! ce gredin de Bilz m’a encore joué ! s’écria le seigneur, en jurant ; mais, je me vengerai !…

Il courut, de bon matin, chez la vieille Marc’harit.

— Où est ce pendard de Bilz, s’écria-t-il, en entrant dans la chaumière, furieux.

— Il n’est pas à la maison, mon bon seigneur ; il est parti, aussitôt le soleil levé, sans me dire où il allait, ni quand il reviendra. Est-ce qu’il vous aurait encore joué quelque mauvais tour, mon bon seigneur ?

Bilz était encore dans la barrique, et prêtait l’oreille.

— Ce gibier de potence, cet imbécile s’imagine sans doute Être plus fin que moi ; mais, je lui prouverai qu’il n’est qu’un sot, et il verra bientôt à qui il a affaire !

— Bien sûr, mon bon seigneur, qu’il se trompe, s’il croit être plus fin que vous ; mais, c’est jeune encore, voyez-vous, et plein de présomption ; daignez l’excuser, mon bon seigneur, car il a bon cœur, après tout, et ne vous veut pas de mal.

— C’est bien, c’est bien, Marc’harit ; je l’excuserai, pour cette fois encore, mais, à la condition qu’il enlève, cette nuit même, les draps du lit où je serai couché avec ma femme.

La vieille regarda la barrique. Le doigt de Bilz était au trou de bonde, et elle répondit :

— Il le fera, mon bon seigneur, soyez-en assuré, puisque vous le désirez.

Le seigneur partit là-dessus.

Le soir venu, il disposa autour du château ses valets et tous ses gens, armés de bâtons et de fourches de fer, afin d’empêcher Bilz d’approcher. Puis, on détacha les chiens de garde. Mais Bilz s’était déjà glissé dans le jardin, sur lequel donnaient les fenêtres de la chambre à coucher du seigneur, et il s’y tenait blotti parmi les buissons de groseilliers et les hautes herbes. Il avait avec lui un homme de paille fixé au bout d’une longue perche et accoutré du pantalon, de la veste et du chapeau qu’il portait ordinairement. Vers les dix heures, il vit de la lumière dans la chambre du seigneur et il se dit : — Les voilà qui vont se coucher. — Quand il jugea qu’ils devaient être au lit, il sortit de sa cachette et éleva l’homme de paille à la hauteur de la fenêtre. La dame l’aperçut et cria :

— Voilà Bilz ! voilà Bilz !…

— Où donc ? demanda le seigneur, en sautant du lit et en saisissant ses pistolets, qu’il avait posés tout chargés sur la table de nuit.

Bilz avait retiré son homme de paille.

— Il vient de regarder par la fenêtre, répondit la dame, mais, il s’est retiré, quand il vous a vu prendre vos pistolets.

Le seigneur se cacha derrière un fauteuil, un pistolet dans chaque main, et attendit. Bilz éleva de nouveau son homme de paille contre la fenêtre et la dame cria encore : — Le voilà ! le voilà ! Tirez dessus !…

Le seigneur fit feu de ses deux pistolets, et Bilz laissa tomber à terre son homme de paille, en poussant un cri, comme s’il eût été atteint mortellement.

— Je l’ai atteint ! il doit être mort ! s’écria le seigneur. Et il sortit précipitamment, pour s’en assurer, n’ayant que sa chemise et son pantalon, quoiqu’il fît bien froid.

— À moi ! à moi, les gars ! Je l’ai tué ! criait-il.

Et il se mit, avec ses valets, à la recherche du cadavre de Bilz.

Cependant Bilz, profitant du désordre et de l’émotion, s’était glissé dans le château, dont la porte était restée ouverte. Il monta, vite, l’escalier, pénétra dans la chambre à coucher du seigneur, où sa dame était restée seule au lit, sans lumière, et dit, en contrefaisant la voix du maître :

— Le voilà enfin pris, ce polisson de Bilz !

— Est-ce qu’il est mort ? demanda la dame.

— Non, il n’est pas mort, mais, il est blessé grièvement. Demain, nous le ferons pendre à l’arbre le plus élevé de l’avenue. Mais, comme il fait froid ! hou ! hou ! hou !…

— Couchez-vous, vite, pour vous réchauffer.

Et Bilz se mit au lit avec la dame.

— Dieu ! comme vous êtes glacé !… s’écria celle-ci ; vous attraperez un rhume, pour sûr.

— Oui, il gèle dur, dehors.

Et il se démenait et tirait les draps à soi, les roulant autour de son corps, si bien que la dame lui dit :

— Vous tirez tous les draps à vous, et me mettez à découvert !

— J’ai si froid, ma pauvre femme ! Je suis gelé !

Et il tirait toujours les draps à soi, tant et si bien que, les ayant roulés autour de son corps, il sauta hors du lit, ainsi emmailloté.

— Où allez-vous donc ? lui demanda sa femme, inquiète.

— Je vais fermer la porte d’en bas, que j’ai laissée ouverte : ne sentez-vous pas comme le vent glacé arrive ici ?

Et Bilz prit ses vêtements et partit, en emportant les draps de lit.

Un moment après, arriva aussi le seigneur.

— Le mauvais garnement ! le fils de p… ! Il m’a encore échappé ! Mais, n’importe, il n’a pas tenu sa parole, et je le ferai pendre.

— De qui parlez-vous donc ainsi ! lui demanda sa femme, étonnée.

— Eh ! de qui voulez-vous que ce soit, sinon de ce démon de Bilz ?

— Mais, ne m’avez-vous pas dit, il n’y a qu’un moment, que vous l’aviez pris et que vous le feriez pendre, demain ?

— Moi ?… Quand donc cela ?

— Tout-à-l’heure, quand vous êtes venu vous coucher et que vous aviez si froid.

— Quand je suis venu me coucher et que j’avais si froid !… Je ne comprends rien à ce que vous dites. Je ne suis pas rentré, depuis que je suis sorti à la recherche de Bilz.

— Voyons, couchez-vous, vite, car, en vérité, vous ne savez pas ce que vous dites. La preuve que vous êtes rentré et que vous vous êtes recouché, c’est que vous avez emporté les draps du lit ; qu’en avez-vous fait ?

— Les draps du lit ! Comment ! les draps de notre lit ont été enlevés ?… Ah ! malédiction ! Ce démon de Bilz m’a encore joué ! Il a enlevé les draps du lit où nous étions couchés ensemble, et de plus il a couché avec vous, et peut-être même !…

Et il frappait des pieds et s’arrachait les cheveux, de rage.

— Mais, je cours à l’instant chez lui, et je jure que je ne reviendrai pas avant de l’avoir transperce de mon épée et d’avoir envoyé son âme dans l’enfer, où elle devrait être depuis longtemps.

Et il se fit seller un cheval et partit aussitôt, accompagné de quatre valets.

Bilz ne s’attendait à la visite du seigneur du Kerouez que vers le soir. Aussi, était-il couché et dormait même tranquillement, quand il arriva avec ses gens. Ils brisèrent la porte, se précipitèrent sur lui, le garrottèrent et le mirent dans un sac, qu’ils avaient apporté. Puis, ils le chargèrent sur un de leurs chevaux, en travers, comme un sac de blé, et l’emmenèrent au château du Kerouez.

VII

Le lendemain matin, on délibéra sur le genre de mort que l’on choisirait, pour en finir avec le pauvre Bilz. Le seigneur voulait le faire pendre à un des chênes de son avenue, et l’y laisser manger aux corbeaux, comme il le lui avait souvent promis. Mais, la dame dit qu’elle aimait à se promener avec sa fille dans cette avenue et que, comme le drôle sentirait mauvais, quand il pourrirait, elle serait forcée de renoncer à sa promenade ordinaire, ce qui lui serait fort désagréable. On convint donc qu’il serait jeté en sac dans l’étang du château, pour y être noyé.

Le pauvre Bilz, dans son sac, fut donc chargé de nouveau sur un cheval, et l’on se dirigeait avec lui vers l’étang, qui se trouvait à quelque distance, le seigneur, sa femme et leur fille suivant et se promettant beaucoup de plaisir, lorsque midi sonna. C’était l’heure du dîner, au château.

— Voilà midi, l’heure du dîner ! dit le seigneur. Retournons dîner, au château, nous aurons ensuite plus de plaisir à voir noyer Bilz.

— Vous avez, ma foi ! raison, dit la dame, allons dîner, d’abord.

Et Bilz fut descendu de dessus le cheval et déposé, toujours dans son sac, contre un talus, au bord du grand chemin. Puis, nos gens allèrent dîner.

Cependant, le pauvre Bilz se livrait à de tristes réflexions, dans son sac. Hélas ! toutes ses finesses se trouvaient en défaut, pour le moment. Il se réjouissait néanmoins d’être laissé seul, et ne désespérait pas de se tirer encore de là.

Bientôt il entendit du bruit, sur la route. C’était un marchand, conduisant plusieurs chevaux chargés de marchandises. Une idée lumineuse lui vint. Il se mit à crier de toutes ses forces : — Non, je ne la prendrai pas ! non, je ne la prendrai pas !… Le marchand, arrivé près du sac, s’arrêta, étonné de ce qu’il voyait et entendait, et il demanda :

— Que signifie ceci ? Qui êtes-vous ? Que faites-vous là, dans ce sac, et qu’est-ce que vous ne voulez pas prendre ?

— Ah ! mon brave homme, vous voyez ici quelqu’un de bien malheureux. Je me nomme Bilz, et l’on m’a mis dans ce sac et je dois être jeté à l’eau, pour être noyé, parce que je ne veux pas épouser la fille du seigneur du château voisin, qui est pourtant bien jolie et bien riche ; mais, elle a déjà eu un enfant ; et puis, j’aime une autre jeune fille du pays.

— Ah ! vraiment, elle est jolie et riche, dites-vous ?

— Oh ! mais jolie comme un ange du ciel, et riche, si riche, qu’il n’y a pas une héritière à dix lieues à la ronde qui en approche. Son père a dans sa cave trois barriques d’argent ; je les ai vues.

— Ah ! vraiment ?… Eh ! bien, mais, je la prendrais bien volontiers, moi.

— Rien n’est plus facile : mettez-vous dans le sac, à ma place, et quand on viendra tout-à-l’heure pour vous noyer, criez bien fort : — Je la prendrai ! je la prendrai ! — et tout s’arrangera pour le mieux.

— C’est entendu, répondit le marchand, et je vous laisse même mes chevaux avec leur charge.

Alors, le marchand crédule dénoua le sac, et Bilz en sortit lestement et lui céda la place. Il noua les cordons sur lui, lui souhaita beaucoup de chance et de bonheur avec sa femme, puis, il prit la route de Lannion, en faisant claquer son fouet et chassant devant lui les chevaux du marchand, maintenant les siens. Tôt après, le seigneur du Kerouez, sa femme, sa fille et tous les gens du château revinrent, pour assister à la noyade de Bilz, et se promettant beaucoup de plaisir. Le marchand, en les entendant venir, se mit à crier : — Je veux bien la prendre !… Je veux bien la prendre !…

— Qu’est-ce qu’il dit ? prendre quoi ? lui demanda le seigneur.

— Votre fille, monseigneur.

— Comment, manant ? s’écria le seigneur, furieux ; tu oses encore m’insulter à ce point, dans la situation où te voilà ! Je t’aurais pardonné, peut-être, car j’ai bon cœur ; mais, à présent, ton affaire est claire.

Et se tournant vers ses gens :

— Allons, qu’on le jette immédiatement à l’eau.

Le marchand, alarmé de la tournure que prenait l’affaire, criait dans son sac :

— Il y a erreur ! J’ai été trompé et je ne suis pas celui que vous croyez. De grâce, ouvrez le sac, et vous le verrez bien.

Mais, on ne l’écouta pas ; on le jeta à l’eau, et, comme il coula tout de suite au fond, la dame dit :

— Je croyais que c’aurait été plus amusant que cela ; il a été noyé trop vite.

Nos gens retournèrent alors au château, croyant bien être délivrés à tout jamais de Bilz. Mais, ils n’en avaient pas fini encore avec lui, comme vous allez le voir.

VIII

À quelques jours de là, le seigneur du Kerouez, sa femme et sa fille allèrent à une grande foire, à Lannion. Comme ils visitaient les belles boutiques qui se trouvaient là, ils restèrent tout-à-coup saisis d’étonnement et bouche béante, en voyant Bilz à la tête d’une des plus belles et des plus riches de ces boutiques.

— Bilz !… s’écria le seigneur tout ébahi. Bilz s’avança vers eux, souriant, et, avec toute la politesse dont il était capable.

— Ah ! Monseigneur, dit-il, que je suis donc heureux de vous revoir, et votre dame, et votre demoiselle également, pour vous remercier de tout le bien que vous m’avez fait !

— Comment cela ? demanda le seigneur, de plus en plus étonné.

— Mais, vous ne savez donc pas ? C’est vous qui êtes l’auteur de ma fortune ; tout ce que vous voyez ici, c’est à vous que je le dois. Et pour commencer de vous en témoigner ma reconnaissance, acceptez, je vous prie, un couvert d’argent pour chacun de vous.

Et Bilz lui donna trois beaux couverts d’argent, un pour lui, un pour sa femme et un troisième pour sa fille. Le seigneur accepta avec plaisir, et il invita Bilz à venir souper avec lui, le soir même, à son hôtel.

Bilz s’excusa d’abord, disant que c’était trop d’honneur et qu’il ne lui convenait pas de s’asseoir à la même table qu’un si noble seigneur. Mais, sur de nouvelles instances, il finit par accepter.

À l’heure convenue, il se rendit à l’hôtel du Kerouez, — car le seigneur avait son hôtel à la ville, — et soupa en la société du seigneur et de sa famille. Il trouva le vin bon et but abondamment, de sorte qu’à la fin du repas, il était fort gai, et il amusa la société par le récit de ses aventures et de ses finesses.

— Raconte nous donc aussi, lui dit le seigneur, comment tu es parvenu à te tirer de l’étang du château et à devenir, en si peu de temps, un riche marchand d’orfèvrerie ?

— Bien volontiers, monseigneur, car je me rappellerai toujours avec plaisir cette aventure, qui est l’origine de ma fortune. Eh ! bien, sachez donc que lorsque vos gens me jetèrent dans l’étang, enfermé dans le sac où vous aviez eu la bonté de me faire mettre, je coulai tout doucement jusqu’au fond. Alors, vint une sirène, qui est un être moitié femme et moitié poisson, comme vous le savez, qui délia les cordons du sac et m’en fit sortir. Mes yeux furent éblouis des belles et merveilleuses choses que je vis dans le palais de cette dame sirène, car j’étais tombé au beau milieu de son palais. Elle me dit de prendre et d’emporter tout ce qui me plairait, dans son royaume. J’en pris la charge de trois chevaux et m’en revins avec ; et c’est tout cela que vous avez vu dans ma boutique, à la foire. Mais, mon bon et gracieux seigneur, vous avez dû remarquer que tout est en argent, et rien en or. Si vos hommes m’avaient jeté un peu plus loin, dans l’étang, je serais tombé dans le palais d’une autre sirène, où tout est en or ; et un peu plus loin encore, habite une troisième sirène chez qui tout est pierres précieuses, perles et diamants. Quel malheur que je ne sois pas allé tomber dans le palais de cette dernière ! Mais, j’aurais tort de me plaindre, car, après tout, mon lot est encore assez beau.

Le seigneur, sa femme et sa fille étaient émerveillés de ce qu’ils entendaient.

— Ainsi donc, Bilz, demanda la dame, si l’on vous avait jeté plus loin, dans l’étang, au lieu des objets en argent que vous possédez, vous en auriez rapporté d’autres, en or ou en pierres précieuses ?

— Bien certainement, madame, répondit Bilz.

— Mais, dit le seigneur, si j’y allais moi-même, penses-tu que ce serait la même chose pour moi ?

— Absolument, monseigneur, et je pense même que, comme propriétaire de l’étang, ces dames sirènes, qui sont très-aimables, vous recevraient encore mieux que moi.

— Eh ! bien, Bilz, mon bon ami, je suis décidé à tenter l’aventure ; mais, je veux que tu sois là, pour m’indiquer juste l’endroit où il faut sauter pour trouver les diamants. Nous partirons demain matin.

— Je vous ai tant de reconnaissance, monseigneur, que je ne puis rien vous refuser. Pourtant, laissez-moi trois jours encore pour finir la foire, après quoi, je vous promets d’aller tout droit au château du Kerouez.

Le seigneur partit dès le lendemain matin, avec sa femme et sa fille, et, en arrivant au Kerouez, il n’eût rien de plus pressé que de placer tous ses gens autour de l’étang, armés de bâtons et de fusils, et avec ordre de ne laisser approcher personne, tant il craignait que quelqu’autre allât avant lui faire visite à la sirène aux diamants.

Bilz arriva, le quatrième jour. Le seigneur était impatient de faire le saut. Aussi, dès le lendemain matin, se rendit-il à l’étang, accompagné de Bilz, de sa femme et de sa fille.

— Eh ! bien, mon bon ami, dit-il à Bilz, indique-moi bien au juste l’endroit où sont les diamants.

— Tenez, monseigneur, voyez-vous là-bas cette feuille de chêne jaunie qui descend sur l’eau ?

— Oui, je la vois parfaitement.

— Eh ! bien, c’est là-dessous, juste, que se trouve le palais de la sirène aux diamants. Et le seigneur prit son élan et sauta, sans hésiter, à l’endroit indiqué. Il disparut aussitôt ; pourtant, il élevait la main au-dessus de l’eau et faisait des signes de détresse, pour appeler au secours.

— Il me fait signe de l’aller rejoindre, dit sa femme, en voyant cela.

Et elle sauta aussi dans l’eau et disparut. Sa fille se disposait à en faire autant, lorsque Bilz l’arrêta et lui dit :

— Holà ! assez de noyades comme cela ! Je ne veux pas vous laisser aller rejoindre ces deux vieux imbéciles, jeune et jolie comme vous l’êtes. Vous n’avez plus ni père ni mère ; il vous faut un mari, pour vous protéger et administrer vos biens ; faites de moi le seigneur du Kerouez, et vous pourrez vous vanter de n’avoir pas un sot pour mari, comme vous êtes fort exposée à en avoir un, si vous me repoussez.

Bilz était beau garçon, et la demoiselle ne dit pas non. Leurs noces furent donc célébrées, sans retard.

La châtelaine du château aux mille mottes, la vieille mère de Bilz, fut si heureuse de voir son fils faire un si bon parti, et devenir seigneur du Kerouez, qu’elle but un doigt de vin de trop, et, oubliant son âge, elle dansa, comme le jour de ses propres noces.

Il y eut, pendant huit jours pleins, des festins continuels et des danses et des jeux de toute sorte. Tout le pays y fut convié, les pauvres comme les riches. O les franches lippées ! Il n’y manquait : ni bouillie, ni patates, ni choux, ni panais. On voyait des lièvres écorchés et rôtis courir de tous côtés, avec du poivre et du sel dans les oreilles, de la moutarde dans le derrière, à la queue des morceaux de papier sur lesquels était écrit : — attrape qui pourra ! — Ils avaient sur le dos des couteaux et des fourchettes en croix, libre à chacun de couper le morceau de son choix, s’il le pouvait. Moi, j’étais par là aussi, quelque part. Je vis passer près de moi un de ces lièvres, et je courus après lui. Mais, j’avais des sabots aux pieds, et je tombai sur le nez. Tonnerre de Brest ! m’écriai-je, comme ces lièvres rôtis sont des bêtes qui courent vite ! Je ne veux plus courir après. Je vais au château, pour voir si je trouverai autre chose qui ne coure pas.

Quand j’entrai dans la cuisine : — C’est donc vous, Guillaume Garandel ? me dit la cuisinière. — Oui, sûrement, belle cuisinière, répondis-je (elle était pourtant bien laide ! ) — Venez ici, tourner la broche, et vous aurez aussi quelque chose, tantôt. La soif me prit, auprès du feu. Le maître cuisinier sortit un moment. Je me mis aussitôt à boire du vin avec une écuelle. Me voilà ivre-mort, auprès du feu, et de crier : — Comment ! un homme comme moi, est-ce bien ici qu’il devrait être, à tourner la broche ? Ma place est à table, à côté de la nouvelle mariée… Et j’envoyai la broche au diable, d’un coup de pied. — Le maître cuisinier rentra juste sur le coup ; il se précipita sur moi et, d’un coup de pied dans le derrière, il me lança jusqu’ici, pour vous raconter cette histoire[3].

Et voilà l’histoire des Finesses de Bilz.

IX

— Je l’ai déjà entendu conter, avec quelques variantes, par Ervoanik Hélary, dit Francès. Ainsi, par exemple, le recteur de Loguivy, Dom Ian Kerminihi, plaisantait cruellement le seigneur sur les tours que Bilz lui avait joués, et le froissait dans son amour-propre. Le seigneur enrageait, et il aurait bien voulu se venger sur son recteur. Mais, il ne savait comment s’y prendre. Enfin, il eut l’excellente idée de s’adresser à Bilz, et il lui assura qu’il lui pardonnerait tout et le récompenserait même généreusement, s’il livrait à la risée de ses paroissiens Dom Ian lié dans un sac, où il serait entré de lui-même et sans violence. Bilz promit de le faire. Par des discours insinuants, d’adroits mensonges et une mise en scène fantastique, où l’on voit intervenir le diable et un ange descendu du ciel, il parvint à faire entrer volontairement le recteur dans le sac, afin de le porter en paradis, disait-il ; puis, il le traîna par un chemin jonché de cailloux, de ronces et d’épines, et enfin, dans une mare bourbeuse et puante. Le pauvre homme gémissait et se plaignait. Mais, Bilz, qui remplissait l’office de l’ange envoyé du ciel, lui répondait : — Hélas ! M. le recteur, la route du paradis est ardue, étroite et parsemée de ronces et d’épines, comme vous l’avez dit souvent, dans vos sermons.

Le pauvre Dom Ian se résignait, en vue d’une récompense éternelle. Cette course diabolique finit dans une crèche à porcs, où le méchant garnement abandonna le sac et son contenu, en disant : — Vous voilà arrivé, M. le recteur ! Puis, il alla appeler le seigneur et ses valets et tous les habitants du village, pour jouir de la confusion de l’infortuné Dom Ian Kerminihi.

— C’est là un vilain tour à jouer à un prêtre, dit Séraphine.

— Certainement, mais il n’en est pas moins vrai qu’il est dans le conte, et que c’est même celui dont l’auditoire s’amuse le plus, ordinairement.


Un vieux mendiant errant du nom de Iann Gourlaouën, venu demander l’hospitalité, à la tombée du jour, comme il en arrivait deux ou trois, presque tous les soirs, conta ensuite le conte que voici :

X

COCHENARD ET TURQUIN


Il y avait une fois deux jeunes orphelins, deux frères, qui mendiaient leur pain de seuil en seuil, par le pays. L’un, l’aîné, s’appelait Cochenard, et l’autre, Turquin. Ils ne se quittaient jamais, et où allait l’un, l’autre allait aussi. Ils avaient vers douze ans, qu’ils n’avaient jamais rien fait que mendier, et l’on trouvait qu’il était temps qu’ils commençassent à travailler, pour gagner leur pain, et l’on était déjà moins charitable pour eux. Voyant cela, ils changèrent de quartier, et Cochenard, qui était plus déluré, mais aussi d’un plus mauvais naturel que Turquin, dit un jour à son frère :

— Je sais bien, moi, ce qu’il faudrait faire pour être bien reçu partout, et pour qu’on nous donnât volontiers nourriture et logement, dans les fermes, et aussi beaucoup de sous, aux foires et aux pardons.

— Quoi donc ? demanda Turquin, intrigué.

— Si l’un de nous était aveugle, et que l’autre le menât de maison en maison et de pardon en pardon, nous ne manquerions de rien.

— C’est vrai, mais nous ne sommes pas aveugles, ni l’un, ni l’autre.

— Non, mais rien n’est plus facile que de le devenir.

— Comment cela ?

— Comment ? mais, en crevant les yeux à l’un de nous donc.

— Cela ne serait pas bien, Cochenard, puisque Dieu nous a donné de bons yeux, de vouloir nous en priver nous-mêmes ; et puis, cela doit faire beaucoup souffrir, de crever les yeux !

— Bah ! c’est si vite fait !… Et puis, songe donc comme nous serions heureux ! Personne ne passerait près de nous sans nous donner au moins un sou, et nous pourrions acheter des noix, des poires et des pommes, des couteaux, et des souliers neufs… tout ce qui nous ferait plaisir, enfin.

Cochenard fit une telle peinture du bonheur d’un aveugle, que le pauvre Turquin, qui n’était pas des plus fins, en fut séduit, et l’on tira à la courte paille, pour savoir lequel des deux aurait les yeux crevés. Ce fut Cochenard qui prépara les pailles, et il sut s’y prendre de telle manière que le sort désigna Turquin pour être l’aveugle. Alors, son frère dénaturé lui creva les deux yeux, à l’aide d’une épine qu’il prit dans une haie. Le pauvre Turquin cria et souffrit beaucoup. On avait pitié de lui, partout où il se présentait, et, à partir de ce moment, les deux compagnons recueillirent de nombreuses aumônes de toute nature, des vêtements, du pain blanc, de la viande et de l’argent. Cochenard prenait tout, mangeait le pain blanc et la viande, et ne donnait à Turquin que du pain noir et des pommes de terre.

Ils allaient de foire en foire, de pardon en pardon, et les sous pleuvaient dru dans la sébile du pauvre aveugle. Cochenard prenait tout pour lui. Quand il eut ramassé une assez jolie somme, l’idée lui vint de se débarrasser de son frère. Il le conduisit dans un grand bois, et feignit de s’y être égaré. La nuit vint et il dit :

— Couchons-nous sur la mousse, au pied de ce chêne, pour attendre le jour.

Turquin, qui ne songeait pas à mal, s’étendit au pied de l’arbre, et ne tarda pas à s’endormir. Quand Cochenard l’entendit ronfler, il partit tout doucement, l’abandonnant, sans pitié, et ne lui laissant ni pain ni argent. Le pauvre aveugle s’éveilla, au matin, et appela Cochenard. Mais, Cochenard ne répondit pas, et il pensa qu’il dormait. Il l’appela alors à haute voix, cria, chercha à tâtons tout autour de l’arbre, et ne trouva pas son frère.

— Il n’est pas possible qu’il m’ait abandonné ici, dans cet état, pensait-il, et il arrivera certainement ; je n’ai donc qu’à l’attendre. Et il attendit longtemps, jusqu’au soir, appelant Cochenard à haute voix, de temps en temps : mais, aucune voix ne répondait et Cochenard n’arrivait point. Il reconnut alors qu’il était abandonné, et se mit à pleurer. La nuit vint et il avait faim, et rien à manger. Il fut pris de désespoir, et dit : — Il me faudra donc mourir de faim, au pied de cet arbre, ou être dévoré par les animaux féroces de ce bois ! Ah ! Cochenard, Cochenard, que t’ai-je fait, pour me traiter de la sorte ?… Il ne me reste plus qu’une chose à faire ; c’est de grimper sur cet arbre, et de me jeter ensuite en bas, pour me casser le cou ; de cette manière au moins je ne serai pas mangé vif par les loups, que j’entends hurler là-bas !…

Et il monta sur l’arbre, et, au moment où il s’apprêtait à se jeter en bas, il entendit un lion qui rugissait dessous. Puis, arriva aussi un sanglier, en faisant : oc’h ! oc’h !… Puis, il entendit des hurlements, et un loup arriva quelque temps après.

— Où donc étais-tu resté, loup ? tu es en retard, dit le lion.

— J’étais, répondit le loup, dans la ville de Luxembourg, où hommes et bêtes, tout meurt de soif ; et je m’y suis régalé, je vous prie de croire. Voyez mon ventre I C’est pour cela que j’arrive un peu en retard.

— Je sais bien comment on pourrait avoir de l’eau dans la ville de Luxembourg, dit le lion, et je connais également un remède pour guérir toutes les maladies et toutes les infirmités, quelles qu’elles soient.

— Que faudrait-il donc faire pour cela ? demanda le loup.

Turquin, sur son arbre, prêtait attentivement l’oreille à cette conversation, comme bien vous pensez.

— Eh ! bien, répondit le lion, voici ce qu’il faudrait faire, pour avoir de l’eau à Luxembourg. Il faudrait avoir une racine de l’arbre sous lequel nous sommes présentement, aller à Luxembourg avec cette racine et en frapper trois coups sur un rocher qui est au milieu de la ville, en disant : — de l’eau ! de l’eau ! de l’eau ! Aussitôt il jaillirait de ce rocher une source d’eau claire et fraîche, suffisante pour les besoins de toute la ville, hommes et bêtes.

— Et le remède pour guérir toutes les maladies et toutes les infirmités, quel est-il ? demanda le loup.

— Voici, reprit le lion : il faudrait un morceau de la seconde écorce du même arbre, en frotter la plaie, ou le membre malade, et aussitôt il se retrouverait aussi sain que jamais. Ainsi, un homme, ou un animal, n’importe, fût-il aussi aveugle qu’il est possible de l’être, dès que l’écorce de l’arbre aurait touché ses yeux, il verrait aussi bien que vous et moi. J’arrive en ce moment de l’Espagne. La fille du roi de ce pays, ayant été communier, se trouva indisposée, et en rentrant, elle vomit dans la cour du palais de son père, et rejeta la sainte hostie. Aussitôt, un crapaud sortit de son trou, avala l’hostie, puis, il courut à la fontaine qui est au bas de la cour, et s’y cacha sous une pierre, tout au fond. La Princesse commença de s’enfler aussitôt, et sa peau est, à présent, si tendue, qu’elle menace de crever. Avec cela elle souffre beaucoup, et aucun médecin n’entend rien à son mal. Aussi, le roi est-il désolé, et il a promis la main de sa fille à celui qui la guérira, quel qu’il puisse être.

— Et vous croyez que l’écorce de cet arbre pourrait la guérir ? demanda le loup.

— Ici, l’écorce ne suffirait pas, pour opérer la guérison. Mais, voici, répondit le lion, tout ce qu’il faudrait faire, pour réussir complètement : il faudrait retirer le crapaud de la fontaine, où il se cache, et faire boire à la Princesse le sang de l’animal, mêlé à du vin, puis, manger sa chair frite dans du beurre. Il n’y a pas d’autre remède au monde qui puisse lui rendre la santé, et aucun médecin, quelque savant qu’il soit, ne s’avisera jamais de faire ce que je viens de dire.

Les trois animaux, le lion, le loup et le sanglier, qui étaient des diables qui avaient pris ces formes, pour mieux jouer leurs tours, partirent là-dessus.

Turquin, comme bien vous pensez, n’avait pas perdu un mot de tout ce qu’ils avaient dit, car, s’il était aveugle, il n’était pas sourd, et il s’écria, alors :

— Dieu vient à point à mon secours !

Le soleil se levait, en ce moment. Il descendit de l’arbre, et, avec son couteau, il réussit à enlever un peu de la seconde écorce du chêne et en frotta ses yeux. O bonheur ! la vue lui fut aussitôt rendue, comme si jamais ses yeux n’avaient été malades. Il se jeta à genoux, en face du soleil levant, et remercia Dieu, du fond de son cœur. Puis, il enleva un large morceau d’écorce et le mit dans sa poche, pour guérir les malades, partout où il passerait ; il fouit aussi la terre, avec son couteau, découvrit une petite racine de l’arbre, la coupa et l’emporta également, pour procurer de l’eau aux habitants de la ville de Luxembourg. Il partit, alors.

Il était toujours vêtu misérablement, et, comme il n’avait pas d’argent, il lui fallait demander l’aumône, pour vivre. Il arriva à Luxembourg, après beaucoup de mal, et alla tout droit demander à loger chez le curé de la ville.

— D’où êtes-vous ? lui demanda le curé.

— De la France, répondit-il.

— Eh ! bien, retournez en France, alors ; je n’ai pas de pain pour vous.

Et il lui ferma sa porte au nez.

Il se rendit, alors, chez le maire de la ville, et n’y fut pas mieux reçu que chez le curé. Le préfet également le repoussa, comme le curé et le maire.

— Voyez donc ! se disait Turquin, je viens sauver ces gens-ci, qui sont tous menacés de mourir de soif, et ils ne veulent même pas me donner l’hospitalité et le morceau de pain qu’on ne refuse jamais au mendiant envoyé par Dieu, dans mon pays ! Mais, peut-être serai-je mieux reçu des pauvres gens, car, jusqu’ici, je ne me suis adressé qu’aux riches. Il rencontra sur la rue une jeune fille qui pleurait, et dont les vêtements indiquaient peu d’aisance. Il alla à elle et lui demanda :

— Pourquoi pleurez-vous de la sorte, jeune fille ?

— Hélas ! ce n’est pas sans raison, répondit-elle ; mon père et ma mère et mes deux frères sont morts de soif !

— Eh ! bien, moi, ce n’est pas de soif que je mourrai, mais bien de faim, puisque personne ne veut me donner un morceau de pain, dans cette ville.

— Venez avec moi, et je vous donnerai votre part du peu que j’ai, et vous logerai de mon mieux.

— Dieu vous bénisse et vous le rende, un jour.

Il accompagna la jeune fille jusqu’à sa maison, et elle lui donna un morceau de pain noir et moisi, qu’il mangea de bon appétit.

— Je ne puis vous donner ni eau, ni lait, ni vin, ni cidre, dit-elle, et moi-même je ne tarderai pas à mourir aussi de soif, comme mon père, ma mère et mes frères.

— Prenez votre pot à eau, lui dit alors Turquin, et suivez-moi.

Et ils se rendirent tous les deux près du rocher qui était au milieu de la ville. Turquin avait sa racine à la main, et il en frappa trois fois le rocher, en disant : — de l’eau ! de l’eau ! de l’eau ! — Et aussitôt l’eau jaillit avec abondance, et claire et limpide. La jeune fille en remplit son pot, et retourna à la maison, accompagnée de Turquin. La nouvelle se répandit bien vite qu’un étranger, un mendiant, que personne ne connaissait, avait fait jaillir une source d’eau claire et limpide du rocher, et on accourait de tous les côtés avec des pots et des vases de toute sorte, et l’on ne voyait partout que des gens qui buvaient de l’eau et poussaient des cris d’allégresse.

Quand tout le monde fut désaltéré, on s’occupa aussi de rechercher l’inconnu à qui la ville entière devait son salut.

On finit par le trouver, chez la jeune fille pauvre.

Le curé, le préfet, le maire et toutes les autorités de la ville l’y vinrent visiter, et voulurent l’emmener en triomphe, et musique en tête. Mais, il leur dit : — Non, — vous m’avez refusé un morceau de pain, lorsque je me suis présenté au seuil de votre porte, et, sans cette jeune fille qui a partagé avec moi le peu qu’elle avait, je serais mort de faim. Je resterai donc auprès d’elle, pour reconnaître le service qu’elle m’a rendu.

Les autorités et les riches habitants de Luxembourg craignaient que Turquin ne leur enlevât la fontaine merveilleuse, aussi facilement qu’il la leur avait procurée, et ils le supplièrent, à genoux, de les excuser, et déposèrent à ses pieds des sacs d’or et d’argent. Mais, il repoussa du pied leur or et leur argent. Puis, comme on lui offrait un palais magnifique, en le priant de ne plus quitter la ville de Luxembourg, il répondit :

— Je ne puis rester avec vous, quant à présent, car j’ai un voyage à faire, et je ne puis le différer. Au retour de ce voyage, je reviendrai vous voir, et alors, peut-être, fixerai-je ma résidence parmi vous. Du reste, vous n’avez pas à craindre que la fontaine cesse de couler, en mon absence.

On lui fit don d’un beau carrosse doré, attelé de chevaux magnifiques, et il se rendit en Espagne. En arrivant dans la capitale de ce royaume, il descendit dans le meilleur hôtel, et y fut reçu comme un prince. Le soir, après souper, il fit venir son hôte, pour causer avec lui, et s’informer des nouvelles du pays.

— Qu’y a-t-il de nouveau dans votre ville ? lui demanda-t-il.

— On ne parle par ici que de la maladie de la fille du roi, une princesse charmante et aimée de tout le monde.

— Quelle est donc sa maladie ?

— Nul ne le sait, et les meilleurs médecins n’y entendent rien. Elle est tellement enflammée et gonflée, la pauvre princesse, que sa peau est sur le point d’éclater. Elle souffre beaucoup. Quelques-uns disent qu’elle est possédée du démon, et je le croirais assez.

— Comment, et aucun médecin ne peut la soulager ?

— Ils n’y entendent rien, vous dis-je ; il en est venu la voir de tous les coins du royaume, et même de l’étranger, et son mal ne fait qu’empirer, tous les jours. Voilà six mois que cela dure, et la pauvre enfant ne peut manquer de mourir prochainement, pour peu que cet état se prolonge encore.

— Eh ! bien, je suis un médecin du royaume de France ; je connais un remède excellent contre l’enflure, quelle qu’en soit la cause, et je crois pouvoir affirmer que je puis guérir votre princesse.

— Oh ! si vous faites cela, votre fortune est assurée, car le roi, qui aime sa fille pardessus tout au monde, est inconsolable, et il viderait son trésor pour la voir guérie.

— Allez lui dire qu’il est descendu chez vous un médecin de France, qui connaît un remède contre l’enflure, lequel ne manque jamais son effet.

L’hôte courut au palais, et fit part de la bonne nouvelle au roi.

— Qu’il vienne tout de suite, s’écria le père désolé, je n’ai rien à lui refuser, s’il rend la santé à ma fille chérie.

Turquin se rendit sur-le-champ au palais, et fut conduit dans la chambre de la princesse. Celle-ci était dans un état qui faisait pitié à voir. Elle avait l’écume à la bouche, et criait et se démenait comme une véritable possédée.

— Eh ! bien, docteur, lui demanda le roi, que dites-vous de la maladie de ma fille ?

— Son état est grave ; mais, je réponds d’elle, sire ; laissez-moi faire, et ayez confiance.

— Si vous lui rendez la santé, je vous récompenserai comme ne le fut jamais aucun autre médecin.

— Laissez-moi seul un instant, je vous prie, pour que j’aille cueillir, dans votre cour et dans votre jardin, les herbes qui me sont nécessaires pour composer le remède qui rendra la santé à votre fille.

Turquin descendit dans la cour du palais, et tout en feignant de cueillir des herbes autour de la fontaine, il prit le crapaud qui s’y cachait sous une pierre. Il était énorme. Il pesait dix-huit livres et demie. Il l’enveloppa dans un pan de sa veste, puis, il se rendit dans le jardin, en revint bientôt avec une botte d’herbes et de fleurs de toute sorte, et demanda qu’on le laissât seul, pendant quelque temps, dans la cuisine, afin d’y préparer son remède. Il commença par saigner le crapaud et recueillir son sang dans un vase. Il mêla ce sang avec un verre de vieux vin rouge, chauffa le mélange et le présenta ensuite à la princesse, en lui disant : — buvez ceci, princesse, c’est la santé ! — La princesse en but une gorgée, puis, elle repoussa le vase, en criant : — Dieu que c’est mauvais ! — Mais, un instant après, elle se sentit soulagée, et, comme le médecin l’invitait à boire encore, elle ne fit aucune difficulté et avala tout d’un trait, jusqu’à la dernière goutte.

— Dieu, que ce breuvage me fait de bien ! dit-elle.

Et en effet, elle cessa de crier et de se tordre, et se calma et s’assoupit tranquillement.

Turquin revint à la cuisine, pour y préparer un autre remède, qui devait achever la guérison. Il hacha le crapaud en menus morceaux et en fit une pâtée qu’il cuisit, et le soir, quand la princesse se réveilla, il lui en fit manger un tiers, l’autre tiers, à midi, le lendemain, et le troisième, au coucher du soleil. Alors, elle se trouva aussi bien portante que jamais. Son bonheur et sa joie étaient tels, qu’elle chantait et dansait et embrassait son sauveur, et ne voulait plus se séparer de lui, et le vieux roi faisait comme sa fille.

Turquin fut accablé de présents de toute sorte, et on ne voulait pas le laisser partir. La princesse était amoureuse de lui, et le vieux roi voulait abdiquer en faveur de son futur gendre. Enfin, on le pressa tant, qu’il promit d’épouser la princesse ; mais, il demanda qu’on le laissât, auparavant, aller, pour quelques jours seulement, dans son pays, où il avait quelques affaires à régler, et aussi pour faire part de sa bonne fortune à son père et à sa mère, qu’il amènerait avec lui, au retour. Le roi et la princesse voulaient l’accompagner dans la crainte qu’il ne revint pas. Mais, il s’échappa de nuit, déguisé en mendiant, et prit la route de Luxembourg, où il voulait retourner.

Une fois qu’il eut franchi les frontières d’Espagne, comme l’argent ne lui manquait pas, à présent, en passant dans je ne sais quelle ville, il jeta ses habits de mendiant, et s’habilla en riche seigneur. Il arriva sans encombre à Luxembourg, et descendit dans le meilleur hôtel. Le soir, après souper, en causant avec son hôte, il lui demanda ce qu’il y avait de nouveau dans la ville.

— Il n’est question, répondit l’hôte, que du château d’or et d’argent que les habitants de Luxembourg ont fait bâtir, et qui est une véritable merveille.

— Pour qui a-t-on bâti ce château ? demanda Turquin.

— Pour celui que les Luxembourgeois appellent leur sauveur, un homme qui nous a donné de l’eau en abondance, au moment où nous allions tous mourir de soif.

— Vraiment ! et qui est donc cet homme ? habite-t-il son château ?

— Non, il ne l’habite pas encore, car il est allé en voyage, on ne sait où ; mais, on l’attend de jour en jour. Ah ! si vous voyiez ce château ! une vraie merveille, vous dis-je. Les murs en sont d’argent, les fenêtres et les portes, d’or pur, et il y a dans le jardin une fontaine et un étang dont tout le fond est pavé de dalles d’argent…

— Et vous ne savez pas le nom de l’homme à qui est destiné ce beau château ?

— Non, nul ne sait son nom ; il n’a fait que passer par notre ville, pour nous sauver, puis il est parti pour un autre pays, où il avait aussi du bien à faire ; mais, il a promis de revenir, sans tarder. À son retour, nous comptons le retenir chez nous, en le mariant à la fille de notre préfet, qui est bien la plus belle créature qui soit sous l’œil du firmament.

— Ah ! vraiment ? répondit Turquin, en souriant ; — puis, il alla se coucher, car il commençait de se faire tard.

Le lendemain matin, il alla se promener par la ville. Il vit, avec plaisir, que l’eau de la fontaine qu’il avait fait jaillir du rocher était toujours abondante, claire et limpide. Puis, il se rendit chez la pauvre orpheline qui lui avait donné l’hospitalité, lorsque les autorités et les riches l’avaient durement repoussé. Elle ne reconnut pas dans un si beau seigneur le mendiant couvert de haillons et mourant de faim avec qui elle avait partagé son pain noir et son triste logis. Elle demeurait seule avec sa sœur, et elles vivaient pauvrement, mais honnêtement, du produit de leur métier de couturières.

— Ne me connaissez-vous pas ? lui demanda Turquin.

Elle leva les yeux sur lui, et répondit :

— Non, monseigneur, je n’ai pas l’honneur de vous connaître.

— Regardez-moi bien.

Et elle regarda de nouveau et dit :

— Je ne crois pas vous avoir jamais vu.

— Ne vous rappelez-vous pas avoir un jour partagé votre pain et votre logis avec un malheureux mendiant, qui serait mort de faim sans vous ?

— Cela m’est arrivé plus d’une fois, monseigneur, de partager mon pain avec les mendiants.

— Celui dont je vous parle fit jaillir une source d’eau limpide et claire du rocher qui est au milieu de votre ville, et sauva ainsi les habitants de Luxembourg, qui allaient mourir de soif !

— Ah ! mon Dieu ! serait-ce bien vous ? Et l’ayant regardé en face :

— Oui, à présent je vous reconnais ! Que j’ai donc de joie de vous revoir ! et comme les habitants de notre ville seront heureux de votre retour !

Et elle lui conta alors ce que lui avait déja conté son hôte, au sujet du beau château et du mariage projeté avec la fille du préfet.

On connut bientôt la présence du sauveur de Luxembourg, et voilà toute la ville en mouvement. Le préfet, le maire, le curé, toutes les autorités, vinrent lui faire visite, à son hôtel, en grande cérémonie, et musique en tête. Le préfet fit un beau discours, et lui remit, à la fin, les clefs du château que lui avaient fait bâtir les Luxembourgeois reconnaissants, en l’invitant à en prendre possession immédiatement. Sa femme et sa fille, aussi aimable que belle, ajoutait-il, l’y attendaient, pour lui en faire les honneurs.

Turquin remercia les Luxembourgeois de l’accueil qu’ils lui faisaient, et répondit au préfet qu’avant de prendre possession du château, il désirait avoir une compagne, pour l’habiter avec lui, et que son intention était de la prendre dans la ville même de Luxembourg. Il le pria, en conséquence, d’inviter toutes les jeunes Luxembourgeoises de quinze à vingt ans à se réunir, le lendemain, sur la grande place de la ville, devant la fontaine du rocher, afin qu’il pût faire son choix.

Comme on pensait que Turquin ne pouvait prendre pour femme qu’une jeune fille d’une des meilleures et des plus riches familles, et que son choix tomberait, sans doute, sur la fille du préfet, on n’avait convoqué que les filles des autorités de la ville. Le lendemain, à l’heure convenue, elles arrivèrent sur la place désignée, avec tous leurs atours, et toutes plus belles et plus certaines de la victoire les unes que les autres.

La fille du préfet était en tête, toute resplendissante de diamants, et parée comme une princesse. On les disposa sur un seul rang, tout autour de la place, et Turquin, passant lentement devant elles, comme un général qui passe ses troupes en revue, les examina toutes, jusqu’à la dernière, sans s’arrêter devant aucune, ce qui déplut beaucoup à plus d’un père et à plus d’une mère, mais surtout au préfet et à la préfette. Puis il dit au préfet, qui le suivait :

— Toutes les jeunes filles de votre ville ne sont pas là : qu’on m’en présente d’autres, demain.

Le lendemain, on lui présenta les filles des riches bourgeois et des marchands. Il les passa aussi en revue et, arrivé à la dernière, il dit encore au préfet :

— Je ne trouve pas encore ici celle qui doit être ma femme : il faut m’en présenter d’autres.

On lui présenta, le troisième jour, les jeunes ouvrières de tout métier et les servantes et jusqu’aux mendiantes. À peine eut-il fait quelques pas, qu’apercevant la jeune fille qui lui avait donné l’hospitalité, il alla à elle, la prit par la main, la fit sortir des rangs et, la présentant à tous les habitants de Luxembourg, il dit :

— Voici celle que je désire pour femme ! Elle m’a bien accueilli, lorsque tout le monde me repoussait ; elle m’a accordé l’hospitalité et partagé son pain avec moi, et je veux l’en récompenser, aujourd’hui.

Grand fut l’étonnement de tout le monde, et aussi le désappointement de certains pères et mères.

Les noces furent célébrées, sans délai, — des noces magnifiques, — et Turquin alla, alors, habiter son château, avec sa femme et sa belle-sœur.

Environ six mois de là, il donna une grande chasse et y invita beaucoup de monde. On chassa dans la forêt où il avait été abandonné par Cochenard. Il reconnut très-bien l’arbre sur lequel il était monté, dans l’intention de se jeter à bas et de se casser le cou. Il vit sous ce même arbre un pauvre malheureux tout en guenilles et couvert de plaies. Il paraissait n’avoir pas mangé depuis longtemps et être sur le point de mourir de misère. Turquin descendit de son cheval, afin de le guérir, puisqu’il avait le remède sous la main.

— Vous êtes dans un bien triste état, mon pauvre homme ! lui dit-il, avec compassion.

— C’est vrai, monseigneur ; mais, je l’ai mérité.

— Comment cela donc ?

— Ah ! c’est une bien triste histoire !… J’avais un frère avec qui je mendiais mon pain, de seuil en seuil, quand nous étions jeunes, car nous étions restés orphelins de bonne heure, et nos parents ne nous avaient rien laissé. Nous vivions ainsi de la charité des bonnes gens, quand l’idée me vint, un jour, que si l’un de nous était aveugle, nous exciterions davantage la compassion, et nous nous en trouverions mieux. Et je crevai les deux yeux à mon pauvre frère, puis nous changeâmes de pays. À partir de ce moment en effet, rien ne me manqua, ni nourriture, ni vêtements, ni argent. Quand j’eus ainsi rassemblé une somme assez ronde, je vins ici avec mon frère, et, feignant de m’être égaré, je lui dis qu’il fallait passer la nuit dans le bois. Nous nous arrêtâmes sous cet arbre même, et quand je vis que mon frère dormait bien, je m’enfuis, l’abandonnant seul, sans pain et sans argent. Je ne sais ce qu’est devenu mon pauvre frère : les bêtes féroces l’auront sans doute dévoré. Mais, Dieu ne tarda pas à me punir. Je dépensai follement mon argent, et, comme je ne voulais pas travailler, je tombai dans la plus affreuse misère, comme vous le voyez. Je suis bien puni ; mais, je le reconnais, je l’ai mérité, et je suis venu mourir sous ce même arbre où j’avais abandonné Turquin.

Turquin, touché jusqu’aux larmes, s’écria alors : — Je suis ton frère ! ne me reconnais-tu pas, Cochenard ? Et il l’embrassa avec émotion. Console-toi, mon pauvre frère ; je te pardonne du fond du cœur. Je vais aussi te guérir, puis je t’emmènerai avec moi dans mon palais, où tu ne manqueras de rien, pendant que tu vivras, car Dieu m’a favorisé, et je suis devenu riche.

Et, avec son poignard, il fit une entaille au tronc de l’arbre, en enleva un morceau d’écorce et le mit dans sa poche. La chasse finit alors. Cochenard fut mis sur un cheval, et, comme il ne pouvait se tenir en selle, son frère le prit en croupe, et on retourna au palais.

Tout le monde était dans l’étonnement, et on se demandait ce que signifiait tout cela. En rentrant au palais, Turquin présenta Cochenard, dans l’état repoussant et horrible où il se trouvait, à sa femme et à sa belle-sœur, en disant : — Voici mon frère Cochenard, que je vous présente.

Elles poussèrent des cris d’horreur et détournèrent les yeux. S’adressant alors à sa belle-sœur, il lui demanda :

— Belle-sœur, vous me feriez plaisir si vous vouliez épouser mon frère Cochenard, que voici.

La belle-sœur fit une singulière grimace : pourtant, elle répondit :

— Je veux bien l’épouser, mon beau-frère, pour vous faire plaisir, et parce qu’il est votre frère.

Alors, Turquin conduisit Cochenard dans le jardin, au bord de l’étang, le lava, le frotta avec l’écorce de l’arbre, et ses plaies disparurent, et il devint un fort bel homme. Puis, il lui donna de ses habits, qui lui allaient parfaitement, et le présenta de nouveau à sa belle-sœur, en lui disant :

— Voici votre fiancé !

Et elle ne fit plus la grimace, en voyant un si bel homme.

Le mariage se fit sans délai. Il y eut une belle noce, des festins et des jeux, et les deux frères et leurs femmes habitèrent ensemble le château, dans la plus parfaite union.

Une chose tourmentait pourtant l’esprit de Cochenard et l’intriguait singulièrement : Comment son frère avait-il recouvré la vue, et était-il devenu si riche ?

Un jour, il lui demanda : — Je suis bien curieux de savoir comment tu as pu recouvrer la vue, et devenir si riche ?

— Bah ! mon frère, ne t’inquiète pas de cela, et n’y songe plus.

Plusieurs fois, il lui fit la même question, et, à chaque fois, Turquin en paraissait contrarié et lui faisait la même réponse. Enfin, obsédé, il lui dit, un jour :

— Je vais te le dire, puisque tu y tiens tant… et pourtant, quelque chose me dit qu’il vaudrait mieux pour toi ne jamais le savoir.

Et il lui raconta comment, étant sur le point de se donner la mort, trois animaux, un lion, un loup et un sanglier s’étaient réunis sous l’arbre sur lequel il était monté et lui avaient appris deux secrets qui avaient été l’origine de sa fortune. Mais, il ne lui livra pourtant pas ces secrets.

Cochenard était jaloux de Turquin, il n’en dormait plus, et, désireux d’avoir aussi son palais, à lui tout seul, où il serait le maître, il résolut d’aller passer une nuit sous l’arbre de la forêt, afin d’y apprendre aussi quelque secret. Il ne dit rien de son projet ni à sa femme, ni à son frère, et partit un soir, secrètement.

Arrivé dans le bois, il reconnut facilement l’arbre, et monta dessus. Vers minuit, il entendit un rugissement, et un lion arriva. Un moment après, il entendit un hurlement, et un loup vint rejoindre le lion. Puis, il entendit un autre animal qui venait en courant, à travers les broussailles, en faisant : oc’h ! oc’h ! — C’était un sanglier. Quand les trois animaux, qui n’étaient autre chose que trois diables, furent réunis près du tronc de l’arbre, le lion dit :

— Eh ! bien, qu’y a-t-il de nouveau, camarades ? la journée a-t-elle été bonne ?

— Elle n’a pas été mauvaise, pour ce qui me regarde, répondit le loup ; mais, il faut être prudent, et ne pas parler à l’étourdie. Vous savez bien ce qui nous est arrivé pour l’affaire des habitants du Luxembourg, qui se mouraient de soif, et celle de la fille du roi d’Espagne, et vous n’avez pas oublié la grande colère de notre maître Béelzebud, en voyant nous échapper ces proies qu’il regardait comme assurées : examinons donc, d’abord, si personne ne se cache dans les buissons, ou ailleurs.

Et ils fouillèrent les buissons, et ne trouvèrent personne. Mais, le loup, ayant levé le nez en l’air, aperçut Cochenard, qui se cachait de son mieux parmi le feuillage :

— Ah ! voilà le merle ! s’écria-t-il ; il ne nous échappera pas, cette fois !

— Mais comment l’atteindre ? demanda le sanglier.

— Il faut déraciner l’arbre, dit le lion.

Et les voilà de se mettre tous les trois au travail, fouissant et rejetant la terre, le sanglier, avec son groin, les deux autres, avec leurs griffes, tant et si bien, que l’arbre fut déraciné et abattu. Les trois animaux se jetèrent alors sur le pauvre Cochenard, et le dévorèrent.

Cependant, comme il n’était pas rentré au palais, la nuit, et qu’il n’avait prévenu personne de son absence, on était inquiet de lui. On le chercha partout : mais, ce fut en vain. Turquin eut alors le pressentiment de ce qui était arrivé : — Le malheureux sera allé passer la nuit sur l’arbre de la forêt, pensa-t-il.

Il courut à la forêt, et, en voyant l’arbre renversé, la terre labourée par les griffes des animaux, et quelques ossements épars aux environs, il n’eut plus aucun doute sur le malheur qui était arrivé. Il avait bon cœur, et pleura sincèrement son frère.


— Le conte du Pont de Londres ressemble à celui-là, dit Garandel.

— Le savez-vous, Garandel ? lui demanda Francès.

— Je le sais, répondit-il.

— Eh ! bien, résumez-le nous, en quelques mots.

— Je le veux bien. Voici donc : — Deux marchands, deux frères, Robert et Olivier, passaient un jour sur le pont de Londres, avec leurs chevaux chargés de marchandises. — Voilà donc ce fameux pont de Londres, dont j’ai si souvent entendu parler ! dit Olivier ; comme il est beau et long ! — Oui, trois fois plus long que la grâce de Dieu, dit Robert. — Rien n’est plus grand que la grâce de Dieu, mon frère, et c’est péché à toi de parler ainsi. — Parie tes chevaux et leur charge contre les miens, et de plus tout ce que tu as d’argent, que le pont de Londres est trois fois plus long que la grâce de Dieu. — Je le veux bien, mais tu perdras. — C’est ce que nous verrons. — Et qui servira d’arbitre entre nous ? — Nous allons nous adresser aux trois premières personnes qui passeront et celui de nous qui aura pour lui le témoignage de deux aura gagné. — Je le veux bien, dit Olivier, mais tu perdras, sûrement.

Robert s’adressa d’abord à un prêtre, puis à un moine, et enfin à un juge, qui vinrent à passer. Tous les trois ils furent d’accord pour reconnaître que le pont de Londres était trois fois plus long que la grâce de Dieu. Mais, c’étaient trois démons déguisés sous ces apparences. Alors, Robert dépouilla sans pitié son frère, et lui prit ses chevaux avec leur charge et son argent, jusqu’au dernier sou. Puis, il lui donna rendez-vous, en cet endroit-là même, au bout d’un an et un jour ; et ils se séparèrent et allèrent chacun de son côté.

Olivier, obligé de passer la nuit dehors, parce qu’il n’avait pas d’argent pour loger dans un hôtel ou une auberge, surprit, comme Turquin, les secrets de trois démons, les mêmes qui, déguisés en prêtre, en moine et en juge, lui avaient fait perdre son pari contre son frère. Il apprit, entre autres choses, comment on pouvait délivrer la fille du roi d’Angleterre d’un démon furieux qui la possédait. Comme la jeune fille du conte de Gourlaouën, elle avait jeté dans une mare une hostie consacrée qu’elle avait, retirée de sa bouche, au moment de communier, et emportée dans son mouchoir. Un crapaud avait aussi avalé l’hostie et, depuis ce moment, la princesse était devenue folle furieuse. Tous les médecins et les sorciers du royaume avaient été appelés auprès d’elle, et aucun d’eux ne pouvait rien contre sa maladie. Le roi avait pourtant promis la main de sa fille à celui qui la guérirait. Olivier se présenta, à son tour, guérit la princesse, l’épousa et devint roi d’Angleterre.

Le jour où expiraient l’an et le jour, Olivier s’empressa de se rendre sur le pont de Londres, impatient de savoir ce qu’était devenu son frère. Or, Robert était tombé dans la misère la plus profonde. Il arriva sur le pont, tout en guenilles et méconnaissable. Olivier le reconnut pourtant, lui fit bon accueil et l’emmena avec lui à la cour, où il le fit traiter comme un prince.

Mais, Robert était jaloux de son frère, en le voyant dans une position si élevée. Il l’obsédait continuellement pour savoir de lui le secret de sa fortune. Après avoir longtemps résisté, Olivier céda enfin et lui apprit tout. Aussitôt, il n’eût rien de plus pressé que de se rendre lui-même, une nuit, et à l’insu de son frère, à l’endroit où celui-ci avait surpris le secret pour guérir la princesse. Mais, les démons le découvrirent et l’emportèrent tout droit dans l’enfer.

Vous voyez que c’est à peu près comme le conte de Gourlaouën.

— Il y a, en effet, de la ressemblance, dit Francès, et c’est au fond le même conte.

— Chantez-nous, à présent, un gwerz, Gourlaouën, pour terminer la veillée.

— Que vous chanterai-je bien ? demanda Gourlaouën.

— Connaissez-vous, Gourlaouën, demanda Francès, le gwerz du pot au lait qui empoisonna dix-neuf personnes ?

— Je le connais, répondit, Gourlaouën.

— Eh ! bien, chantez-nous le, car il y a peu de personnes à le connaître, à Plouaret.

Et Gourlaouën chanta le gwerz suivant :


LE CRAPAUD
DANS LE POT AU LAIT
(Traduction littérale)


I

S’il vous plaît, vous écouterez — un gwerz nouvellement composé ;

Un gwerz composé nouvellement, — fait au sujet de la fermière de Pontalé[4].

Le seigneur de Pontalé était allé — voir la plomadec[5], à midi.

En arrivant dans le champ, — il se trouva bien étonné :

Il se trouva bien étonné, — en y voyant dix-huit corps décédés ;

En y voyant dix-huit corps décédés, — celui de sa petite servante le dix-neuvième ;

Celui de sa petite servante le dix-neuvième, — et la collation à côté d’eux, à moitié mangée.

Quand le seigneur vit cela, — il se rendit chez la fermière.

En arrivant à la ferme, — il a salué la fermière.

— Salut à vous, fermière, dans votre maison. — Et à vous, monseigneur, puisque vous êtes venu me voir.

Prenez un siége et asseyez-vous, — et tout-à l’heure vous collationnerez.

Je suis aujourd’hui fort occupée, — j’ai une plomadec.

— Ce n’est pas pour collationner, — fermière, que je suis venu ici.

Ma fermière, dites-moi, — avez-vous porté la collation aux gens de la plomadec ?

— Oui, la collation a été portée aux gens de la plomadec, — par ma petite servante et mon mari ;

Par ma petite servante et mon mari, — qui sont venus tous les deux la chercher.

— Ma fermière, dites-moi, — qu’avez-vous servi aux laboureurs pour leur collation ?

— De la bouillie de froment et du lait ribotté, — avec un pot de lait caillebotte.

— Fermière, avouez-le moi, — un malheur est arrivé ;

Un malheur est arrivé aux gens de la plomadec ; — j’ai été moi-même voir.

Quand je suis arrivé dans le champ, — j’ai été bien étonné ;

J’ai été bien étonné, — en voyant dix-huit corps décédés ;

En voyant dix-huit corps décédés, — celui de la petite servante le dix-neuvième ;

Celui de la petite servante le dix-neuvième,

— et la collation à côté d’eux, à moitié mangée. La collation à côté d’eux, à moitié mangée : — Prenez garde que vous ne soyez la cause (du malheur) !

La fermière en entendant (cela), — est tombée évanouie, sur l’aire de la maison.

Elle est tombée évanouie sur l’aire de la maison : — le seigneur l’a relevée.

La fermière disait, — tôt après, en revenant à elle :

— Seigneur, quelle opinion avez-vous de moi ? — Ce sont mes parents et mes amis ;

Ce sont mes parents et mes amis, — les enfants de mes frères et de mes sœurs !

Les enfants de mes frères et de mes sœurs, — les miens propres et mon mari !


Partout où l’on allait par les champs, — on n’entendait que plaintes et lamentations ;

Mais nul ne criait — comme la fermière, quand elle arriva (dans le champ) ;

Comme la fermière, quand elle arriva (dans le champ) ; — celle-là se lamentait d’une façon navrante ;

Elle se lamentait d’une façon navrante, — et il n’y avait que le seigneur pour la consoler.

— Taisez-vous, fermière, ne vous désolez pas ainsi ; — je ferai en sorte qu’on ne vous fasse pas de mal ;

Je ferai en sorte qu’on ne vous fasse pas de mal, en ce monde, — mais prenez garde à Dieu !

Je fournirai des linceuls pour les ensevelir, — et des planches pour les cercueils ;

Et des planches pour les cercueils, — et charrette et chevaux pour les porter en terre.

Dur eût été le cœur de celui qui n’eût pleuré, — étant sur les lieux.

En voyant charger dix-neuf corps dans une même charrette, — pour aller enterrer au bourg de Plougonver.

La fermière disait, ce jour-là, — après l’enterrement :

— Jeunes filles et femmes, je vous en avertis, — ne mettez pas vos pots (sécher) au soleil ;

Ne mettez pas vos pots (sécher) au soleil, — ni vos ribots non plus.

Hélas ! moi je l’ai fait, — et j’ai été ainsi la cause d’un grand malheur !

Le lait a été passé au tamis, — et l’on y a trouvé une bête venimeuse ;

Et l’on y a trouvé une bête venimeuse, — dont le nom est le crapaud ![6]


— Dix-neuf personnes empoisonnées par un crapaud ! Et-ce que cela peut être vrai ? demanda Perrine.

— Certainement, puisqu’on a fait un gwerz à ce sujet, dit Marivonne.

— Avis à vous, Godic Rio, dit Séraphine, de ne pas mettre vos pots et votre ribot sécher au soleil, dans la cour.

________


Nous terminerons cette cinquième et dernière veillée par la chanson suivante, qui donne une description assez exacte d’une veillée bretonne, et que j’ai recueillie, en 1870, au bourg de Plounévez-du-Faou. Bien qu’elle m’ait été chantée par un paysan de cette commune de la Cornouaille, et que je n’en connaisse pas l’auteur, qui était également inconnu au chanteur, je ne la crois ni ancienne ni bien populaire, et la langue et la rhétorique qui y sont employées me la font soupçonner d’être l’œuvre d’une personne relativement lettrée, peut-être un curé ou un vicaire de campagne.

LA VEILLÉE


(Traduction littérale.)

— Voici le soir venu et chacun — s’approche du foyer, pour se chauffer au feu. — Les hommes tillent du chanvre, ou cousent des ruches (à abeilles), — ou confectionnent des chapeaux de paille, ou cordent de la ficelle[7].

Avant la fin de la veillée, pour bien faire, — chaque fileuse doit remplir sa bobine. — La fille aînée de la maison — lit la vie du saint (du jour), puis elle chante un gwerz nouveau.

Cependant, la grand’mère, assise dans un coin, — tout en tournant son fuseau, dit qu’elle a vu, — jadis, dans son temps, les greniers plus remplis — et les automnes donner des récoltes plus abondantes.

(Elle prétend) que le temps et les hommes sont changés, — et qu’on ne suit plus les coutumes de son jeune âge. — Marie sourit, en l’entendant, et sur son charretier — elle jette, en rougissant, un regard plus tendre.

Puis, le tailleur, accroupi sur son paillasson : — « Personne ne parle donc de la fille d’Allain Perc’henn ? — Elle était, dimanche, au bourg, au comble de la joie, — bien portante et gaie comme un poisson, et tout de neuf habillée.

« Ce n’était pourtant pas une fleur, car Louis, son tailleur, — n’a pas une bonne coupe et ne sait pas son métier. — À peine de retour chez elle, la voilà de trembler : — trempée de sueur, la fièvre la prit.

« Sa tête est lourde, ses yeux sont clos, — et son teint est déja couleur de terre : — le recteur lui a donné l’absolution, avant la nuit, — et depuis, elle n’a pas repris connaissance.

« D’après ce que j’ai entendu et bien vu, — avec mes deux oreilles et mes deux yeux, — elle n’en reviendra pas. Hier soir, après mon souper, — j’entendis clairement un fantôme qui sonnait ses petites cloches.

« Puis, je vis une charrette garnie de linceuls blancs, — et je reconnus bien les bœufs d’Allain Perc’henn (qui y étaient attelés). — Mes cheveux se dressèrent d’effroi et d’épouvante. — — mes genoux se choquaient et mes jambes tremblaient.

« Et à présent encore, quand je songe il ce que j’ai vu, — mon cœur est saisi et ma langue paralysée ! » — Pendant ce récit, aucun fuseau ne tourne, — et tout le monde se presse autour du foyer.





FIN.


  1. Ce conte est très-répandu à Plouaret et aux environs.
  2. Les croyances fatalistes ne sont pas aussi rares que l’on serait tenté de le croire, dans nos campagnes.
  3. Chaque conteur populaire a ordinairement une ou plusieurs formules pour commencer et pour finir ses récits. Ces formules lui sont parfois particulières et de son invention, et souvent elles sont communes aux conteurs d’une même région. La finale dont je donne ici la traduction est de l’invention de Garandel, et il s’en servait pour ses récits plaisants seulement.
  4. Mar plich ganeoc’h e selaoufet
    Eur werz’zo a-newez savet ; (bis)
    Eut werz’zo savet a-nevez,
    Grêt da verrerès Pontalc. (bis).

  5. Plomadec, opération agricole qui consiste à défoncer un terrain, avec des pelles, avant de l’ensemencer.
  6. Un pot au lait aurait été mis à sécher au soleil, dans la cour d’une ferme ; un crapaud y serait entre, puis on aurait rempli le pot de lait, sans s’en apercevoir ; ce lait aurait été servi aux laboureurs pour leur collation, au champ, et de là l’empoisonnement qui fait le sujet de ce gwerz.
    Les naturalistes nous assurent pourtant que le crapaud n’est pas un animal venimeux ; mais, les croyances populaires sont loin d’être toujours d’accord avec la science.
  7. Arruet eo ann noz, ha neuze peh-unan
    A dosta d’ann oaled, da domma euz ann tân ;
    Ar baotred ’zill kanab, pe wri koloënnou,
    Pe a ra togou plouz, pe wenv, kordennigou.