Variété/Préface à la lutte pour la paix

Variété : premier volumeÉditions de la N.R.F.Œuvres de Paul Valéry. Tome IV (p. 185-187).


PRÉFACE À LA LUTTE POUR LA PAIX[1]


Ce petit livre que vous venez d’écrire résume l’état d’un monde qui ne peut parvenir à trouver sa figure d’équilibre, — sa paix, — c’est-à-dire la forme de paix qui conviendrait à l’ère actuelle, car la paix dont nous jouissons (si c’est là jouir) depuis 1919, n’est, au fond, qu’une sorte de trêve de durée indéterminée.

Mais on peut se demander si, dans les circonstances présentes, on peut même concevoir quelque idéal de stabilité, puisque le caractère évident de l’époque que nous vivons est l’instabilité dans tous les genres, la production continuelle, et comme nécessaire, de nouveautés brusques, de perturbations en tous domaines, dans les sciences comme dans les mœurs, dans les théories comme dans les matériels, dans les goûts comme dans la politique et l’économie.

L’univers politique, en particulier, nous offre le spectacle le plus mobile et le plus trouble, les contradictions les plus sensibles, les combinaisons les plus surprenantes et les plus éphémères.

Tout le monde, par exemple, sait bien que la guerre ne peut plus être considérée, même par le calculateur le plus froid et par la nation la plus puissante, comme un moyen d’atteindre, avec une probabilité suffisante, un but déterminé. Il est devenu impossible d’en prévoir, non seulement l’issue, mais les effets immédiats ; ou plutôt, il est à prévoir que ces effets, quelle que soit l’issue, seront équitablement désastreux, d’abord pour les belligérants indistinctement, et peu de temps après, pour tous les peuples de la terre.

La guerre du type historique n’a donc plus de sens, comme vous l’expliquez fort bien dans votre ouvrage, au chapitre v.

Que voyons-nous, cependant ?

Nous voyons qu’en dépit de cette évidence, le monde s’arme, ou veut s’armer ; et nous sommes loin d’être assurés que ces armes ne serviront pas, quelque jour, à quelque chose. La tradition de violence, à laquelle le raisonnement et l’expérience la plus récente devraient faire renoncer, subsiste, et d’ailleurs emprunte ses moyens éventuels de plus en plus puissants, à une science dont le progrès est dû à l’abandon systématique de toute tradition.

En un mot, hommes d’État, théoriciens et peuples, conservent l’idée de guerre, et tout ce qu’il faut pour que cette idée garde toutes les apparences de l’utilité.

C’est pourquoi, si obscure et complexe que soit la situation d’ensemble, si nombreuses que soient les inégalités en présence et les incompatibilités d’intérêts, il n’est pas interdit de penser que les efforts de l’esprit ne parviennent à circonscrire, sinon à détruire, toute la part de ce désordre qui n’est que désordre des esprits.

La plus juste et la plus grave critique que l’on puisse, à mon sens, adresser à la Société des Nations, c’est de ne s’être pas constituée, avant toute chose, en Société des Esprits. Elle réunit des personnes qui représentent un système historique de concurrences et de discordes. Ils apportent à Genève la meilleure volonté du monde, mais avec elle, une charge d’arrière-pensées, et l’habitude invincible de vouloir obtenir quelque avantage aux dépens d’autrui. Cette idée si simple ne correspond plus aux conditions du monde moderne.

Il faut donc que les esprits indépendants travaillent à éclaircir et à préciser une conception de l’univers politique de laquelle tout ce qui est devenu absurde et qui demeure agissant soit exclu. Il faut retrancher la partie pourrie, les adhérences de l’intellect.

Telles sont les réflexions et tels sont les vœux que me suggèrent, mon cher Confrère, la lecture de votre Lutte pour la Paix. Votre travail permet de se représenter très nettement l’état de cette recherche presque désespérée dont votre qualité d’envoyé d’une nation sud-américaine vous fait le témoin et le critique le plus objectif. En particulier, votre analyse et vos jugements de la politique de Washington dans ses relations avec la politique européenne, sont d’un intérêt et d’un prix que je signale tout spécialement au lecteur.


  1. De M. Mariano Cornejo (octobre 1933).