Vanghéli, Une vie orientaleCalmann Levy (p. 120-125).
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J’ai passé là sept ou huit années de ma vie, les dernières et les plus aisées, celles où je touchai presque à la fortune. Si tu connais le pays, tu ne t’étonneras pas de me voir finir en servant les maîtres que j’ai commencé par combattre. C’était le moment où, dans tout l’empire, on appelait les chrétiens dans l’administration. Je fis rapidement mon chemin, grâce à la bienveillance du pacha, et je devins premier kiatib, puis defterdar du vilayet (chancelier du gouvernement). En ce temps-là je portais l’habit des fonctionnaires et je traversais le bazar de Bagdad sur un bel âne blanc, avec l’air respectable d’une autorité. On me saluait jusqu’à terre, on m’appelait Vanghéli-effendi, et je voyais venir le moment où je serais Vanghéli-bey. Je rêvais déjà de finir mes jours à Stamboul dans quelque haut bureau de la Porte ; qui sait jusqu’où je pourrais monter ? Tant d’autres, partis de plus bas que moi, gouvernaient le monde ! Rien n’est impossible à la volonté du Padichah, si Dieu le veut aussi. Le principal pour réaliser de si grands projets était d’amasser beaucoup d’argent : je m’y employais de mon mieux. D’abord j’avais eu grand’peine à subsister avec mon traitement : une centaine de piastres par mois, rarement payées. Mais, à mesure que mon influence grandissait les piastres et les livres d’or arrivaient de toutes parts comme d’elles-mêmes. Ceux qui avaient des procès devaient compter avec moi, ceux qui avaient des réclamations à faire au gouvernement encore plus. A l’époque de l’adjudication des dîmes, les fermiers désireux de l’obtenir ne négligeaient pas de m’intéresser à leur demande, de même les concessionnaires des travaux du fleuve. Les zarafs qui avançaient de l’argent pour les dépenses du vilayet n’ignoraient pas qu’on me consulterait sur le taux du prêt ; enfin j’ai dû tenir les comptes pour les levées des nizams. Le Seigneur sait que je n’ai jamais fait de tort à personne et que je me suis contenté des bénéfices habituels de mon emploi, recevant les cadeaux comme il est naturel. J’ai vu quelquefois des négociants d’Europe me les refuser, en disant qu’on n’avait pas cet usage chez eux : il est pourtant juste de payer ceux dont on a besoin, et il t’est bien connu que tout le monde fait de même ici. Pour nous autres chrétiens surtout, les positions sont si précaires qu’il faut travailler vite quand on y est, afin de se garer du malheur à venir. La fin de mon histoire prouve bien qu’il vient toujours plus promptement qu’on ne s’y attend ; et, s’il est venu sur moi, c’est peut-être parce que j’ai été trop honnête et trop humain.

Il y avait en ville un mollah fort considéré, membre du medjliss, dont le père se ruina et vendit sa maison à un Arménien. Pour rentrer en possession de la maison, le mollah prétendit que c’était un vakouf, bien de mosquée, et amena au konaq deux faux témoins que je connaissais bien ; pour une livre par tête, ils s’étaient engagés à appuyer son affirmation. Je fus sollicité de l’aider dans cette affaire ; mais le mollah, qui était avare, ne me donna que de bonnes paroles : rien ne s’opposa donc à ce que je découvrisse l’injustice de sa cause, qui fut perdue devant le tribunal. J’eus, à partir de ce jour, un puissant ennemi, il ne négligea rien pour me perdre. Sur ces entrefaites, le pacha qui m’avait témoigné tant de bonté fut nommé au Yémen : je me crus assez fort pour rester seul à Bagdad et ne tardai pas à m’en repentir. Quelques semaines après son départ, au temps de la Pâque juive, je fus attiré par le bruit d’une rixe en traversant le bazar : c’étaient des Grecs qui assommaient un juif, accusé d’avoir volé et tué un enfant chrétien pour préparer l’agneau avec son sang. Je reconnus le vieux Zacharias-ibn-Jéhoudah, avec lequel j’avais quelques petites affaires ; touché de pitié, j’appelai les zaptiés et je fis lâcher prise à mes coreligionnaires. J’avais eu tort de me mêler de ce qui n’était pas mon affaire ; d’ailleurs peut-être bien que le juif avait pris le sang de l’enfant, on ne sait jamais.

Le soir même, les Grecs firent une sédition ; on m’accusa d’être l’auteur du trouble ; le mollah, mon ennemi, assembla le medjliss et disposa tous les esprits contre moi. J’avais eu l’imprudence de ne pas faire encore mon présent de bienvenue au nouveau pacha, arrivé de la veille ; il fut facilement persuadé par mes adversaires et me destitua immédiatement de ma place. Comprenant que l’orage ne s’arrêterait pas là, je pris en hâte mon petit avoir, que j’avais converti au fur et à mesure en diamants, comme nous faisons tous pour nos fortunes sans cesse menacées : je cachai les pierres précieuses dans mon fez, et je courus, la nuit venue, à la maison du juif. Zacharias me reçut en tremblant dans l’arrière-chambre où il célébrait la fête avec sa famille sous les sept chandeliers : je lui rappelai qu’il me devait la vie et l’adjurai de garder fidèlement mon dépôt durant une absence que j’allais faire. Il enterra les pierres en jurant par le Dieu d’Abraham que tout ce qu’il possédait m’appartenait, puis il me pria de quitter sa maison, pour ne pas attirer le malheur sur son toit. Un ami vint m’apprendre au même instant que le pacha me faisait chercher pour comparaître en justice, sous l’accusation d’avoir détourné les deniers de l’État ; ordre était donné aux zaptiés, qui me connaissaient bien, de veiller à toutes les portes de la ville et de ne pas me laisser échapper.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Je me rendis au khân des Persans, d’où je savais qu’une caravane de morts devait partir le lendemain pour Kerbéla. Tu n’ignores pas que les Persans de tout le royaume et des provinces de Turquie portent leurs parents défunts à la ville sainte de Kerbéla, et qu’il arrive là chaque jour de fort loin des convois de cadavres. Je comptais qu’un Persan ne refuserait jamais l’occasion de gagner quelques tomans en jouant un bon tour aux Turcs. Je proposai à l’un d’eux, qui conduisait un oncle à Kerbéla, de me cacher dans un cercueil et de me charger sur son chameau pour faire contre-poids à son oncle, jusqu’à la sortie de la ville. Il accepta et je pus ainsi franchir les portes sans être inquiété. Je suivis la caravane jusqu’à Kerbéla. Je vécus misérablement durant une année, sur la frontière de Perse, d’un petit commerce d’épices et d’aromates pour embaumer les morts. Cette année écoulée, je pensai que mon affaire devait être oubliée ; ayant appris par un voyageur le changement du pacha qui m’avait poursuivi, je retournai à Bagdad. J’entrai le soir dans la ville et je vins frapper à la maison du juif. Après une longue attente, un jeune homme, que je reconnus pour son fils, entr’ouvrit la porte ; me demandant ce qui m’amenait. Je me nommai et réclamai le dépôt confié à son père.

« Hélas ! s’écria le juif en éclatant en sanglots, que le Dieu d’Abraham recueille le père dans son sein ! Il est parti pour les Indes, croyant amasser une grande fortune ; et voilà que l’autre semaine des marins de Bassorah sont venus m’apprendre que le bâtiment où il était a péri dans le golfe avec tout son bien. Nous sommes ruinés, que le Dieu d’Abraham aie pitié de nous ! »

Je répliquai vainement que Zacharias avait dû laisser mes pierres : le traître continua ses lamentations, m’offrant de fouiller la maison pour m’assurer de sa misère. Comme je le menaçais de la justice, il me répondit hypocritement qu’il me suivrait sur l’heure au tribunal, sachant bien que j’avais plus à craindre que lui de toute démarche bruyante. Il referma la porte en gémissant, tandis que je maudissais dans mon impuissance le toit et la race d’Ibn-Jéhoudah. Je me retrouvai dans la rue, seul, dépouillé, aussi pauvre que le jour où ma mère me jeta au monde, mais avec des cheveux blancs sur la tête et la tombe devant moi.