Valvèdre (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 513-543).
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VALVÈDRE


DERNIÈRE PARTIE.[1]


IX


Depuis trois mois, nous vivions cachés dans une de ces rues aérées et silencieuses qui, à cette époque, avoisinaient le jardin du Luxembourg. Nous nous y promenions dans la journée, Alida toujours enveloppée et voilée avec le plus grand soin, moi ne la quittant jamais que pour m’occuper de son bien-être et de sa sûreté. Je n’avais renoué aucune des relations, assez rares d’ailleurs, que j’avais eues à Paris. Je n’avais fait aucune visite ; quand il m’était arrivé d’apercevoir dans la rue une figure de connaissance, je l’avais évitée en changeant de trottoir et en détournant la tête ; j’avais même acquis à cet égard la prévoyance et la présence d’esprit d’un sauvage dans les bois, ou d’un forçat évadé sous les yeux de la police.

Le soir, je la conduisais quelquefois aux divers théâtres, dans une de ces loges d’en bas où l’on n’est pas vu. Durant les beaux jours de l’automne, je la menai souvent à la campagne, cherchant avec elle ces endroits solitaires que, même aux environs de Paris, les amans savent toujours trouver.

Sa santé n’avait donc pas souffert du changement de ses habitudes, ni du manque de distractions ; mais quand vint l’hiver, le noir et mortel hiver des grandes villes du nord, je vis sa figure s’altérer brusquement. Une toux sèche et fréquente, dont elle ne Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/518 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/519 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/520 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/521 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/522 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/523 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/524 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/525 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/526 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/527 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/528 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/529 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/530 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/531 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/532 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/533 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/534 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/535 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/536 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/537 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/538 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/539 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/540 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/541 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/542 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/543 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/544 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/545 Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/546 Juste et de ma femme, elle a souri en disant : Je ne veux pas me marier ! — Jamais ? lui a dit un jour Valvèdre. — Jamais !

— Dis-moi, Henri, Alida vivait-elle alors ?

— Oui.

— Et depuis qu’elle n’est plus, Adélaïde a-t-elle répété jamais ?

— Maintes fois.

— Valvèdre présent ?

— Je ne sais plus. Tu m’y fais songer ! il était peut-être loin, elle avait peut-être reperdu l’espérance.

— Allons, allons ! tu n’as pas encore assez bien observé. C’est à moi de travailler à déchiffrer la grande énigme. La philosophie stoïcienne, acquise par l’étude de la sagesse, est une sainte et belle chose, puisqu’elle peut alimenter des flammes si pures, si constantes et si paisibles ; mais toute vertu a son excès et son péril. N’en est-ce pas un très grand que de condamner au célibat et à un éternel combat intérieur deux êtres dont l’union semble être écrite à la plus belle page des lois divines ?

— Juste Valvèdre a vécu très calme, très digne, très forte, très féconde en bienfaits et en dévouemens,… et pourtant elle a aimé sans bonheur et sans espoir.

— Qui donc ?

— Tu ne l’as jamais su ?

— Et je ne le sais pas.

— Elle a aimé le frère de ta mère, l’oncle qui te chérissait, l’ami et le maître de Valvèdre, Antonin Valigny. Malheureusement il était marié, et Adélaïde a beaucoup réfléchi sur cette histoire.

— Ah ! voilà donc pourquoi Juste m’a pardonné d’avoir tant offensé et affligé Valvèdre ! Mais mon oncle est mort, et la mort ne laisse pas d’agitation. Sois sûr, Henri, qu’Adélaïde souffre plus que Juste. Elle est plus forte que sa souffrance, voilà tout ; mais son bonheur, si elle en a, est l’œuvre de sa volonté, et j’ai cru, moi aussi, pendant sept ans, qu’on pouvait vivre sur son propre fonds de sagesse et de résignation. Aujourd’hui que je vis à deux, je sais bien qu’hier je ne vivais pas !…

Henri m’embrassa et me laissa agir. Ce fut une œuvre de patience, de ruse innocente et d’obstination dévouée. H me fallut surprendre des quarts de mots et des ombres de regard ; mais ma chère Rose, f)lus hardie et plus confiante, m’aida et vit clair avant moi.

Ils s’aimaient et ne se croyaient pas aimés l’un de l’autre. Le jour où, par mes soins et mes encouragemens, ils s’entendirent fut le plus beau de leur vie et de la mienne.


George Sand.
  1. Voyez les livraisons du 15 mars, 1er  et 15 avril, 1er  et 15 mai.