Valvèdre (1861)
Michel Lévy frères (p. 82-117).

III


J’avais suivi Moserwald sans affectation, pensant bien que, s’il avait du cœur, il me demanderait compte de la manière dont j’avais servi sa cause. Je le vis hésiter à ramasser sa bague, hausser les épaules et la reprendre. Dès qu’il m’aperçut, il m’attira jusque dans sa chambre et me parla avec beaucoup d’amertume, raillant ce qu’il appelait mes préjugés et déclarant mon austérité la chose du monde la plus ridicule. Je le laissai à dessein devenir un peu grossier dans ses reproches, et, quand il en fut là :

— Vous savez, mon cher monsieur, lui dis-je, que, si vous n’êtes pas content, il y a une manière de s’expliquer, et me voici à vos ordres. N’allez pas plus loin en paroles ; car je serais forcé de vous demander la réparation que je vous offre.

— Quoi ? qu’est-ce à dire ? fit-il avec beaucoup de surprise. Vous voulez vous battre ? Eh bien, voilà un trait de lumière, un aveu ! Vous êtes mon rival, et c’est par jalousie que vous m’avez si brutalement ou si maladroitement trahi ! Dites que c’est là votre motif, alors je vous comprends et je vous pardonne.

Je lui déclarai que je n’avais aucun aveu à faire, et que je ne tenais pas à son pardon ; mais, comme je ne voulais pas perdre avec lui les précieux instants que je pouvais passer encore auprès de madame de Valvèdre ce soir-là, je le quittai en l’engageant à faire ses réflexions, et en lui disant que dans une heure je serais chez lui.

La galerie de bois découpé faisant extérieurement le tour de la maison, je revins par là à l’appartement de madame de Valvèdre ; mais je la trouvai sur cette galerie, et venant à ma rencontre.

— J’ai une question à vous adresser, me dit-elle d’un ton froid et irrité. Asseyez-vous là. Nos amis sont encore plongés dans la botanique. Comme il est au moins inutile de les mettre au courant d’un accident ridicule, nous pouvons échanger ici quelques mots. Vous plaît-il de me dire, monsieur Francis Valigny, quel rôle vous avez joué dans cet incident, et comment vous avez été informé de ce que vous m’avez donné à deviner ?

Je lui racontai tout avec la plus entière sincérité.

— C’est bien, dit-elle, vous avez eu bonne intention, et vous m’avez réellement rendu service en m’empêchant de donner un instant de plus dans un piège que je ne veux pas qualifier. Vous auriez pu être moins acerbe dans la forme ; mais vous ne me connaissez pas, et, si vous me prenez pour une femme perdue, ce n’est pas plus votre faute que la mienne.

— Moi ! m’écriai-je, je vous prends… Moi qui… !

Je me mis à balbutier d’une manière extravagante.

— Laissez, laissez, reprit-elle. Ne vous défendez pas de vos préventions, je les connais. Elles ont percé trop brutalement, lorsqu’à propos de ma théorie tout impersonnelle sur les diamants, vous avez dit que c’était un goût de courtisane !

— Mais, au nom du ciel, laissez-moi jurer que je n’ai pas dit cela !

— Vous l’avez pensé, et vous avez dit l’équivalent. Écoutez, je viens de recevoir ici, de la part de ce juif et par contre-coup de la vôtre, une mortelle insulte. Ne croyez pas que le dédain qui me préserve de la colère me garantisse d’une réelle et profonde douleur…

Je vis, aux rayons de la lune, un ruisseau de larmes briller comme un flot de perles sur les joues pâles de cette charmante femme, et, sans savoir ce que faisais, encore moins ce que je disais, je tombai à ses pieds en lui jurant que je la respectais, que je la plaignais, et que j’étais prêt à la venger. Peut-être en ce moment m’arriva-t-il de lui dire que je l’aimais. Troublés tous deux, moi de sa douleur, elle de ma subite émotion, nous fûmes quelques instants sans nous entendre l’un l’autre et sans nous entendre nous-mêmes.

Elle surmonta ce trouble la première, et, répondant à une parole que je lui répétais pour atténuer ma faute :

— Oui, je le sais, dit-elle, vous êtes un enfant ; mais, s’il n’y a rien de généreux comme un enfant qui croit, il n’y a rien de terrible et de cruel comme un enfant qui doute, et vous êtes l’ami, l’alter ego d’un autre enfant bien plus sceptique et bien plus brutal que vous… Mais je ne veux me brouiller ni avec l’un ni avec l’autre. Il faut que l’aimable et douce Paule de Valvèdre soit heureuse. Vous êtes déjà son ami, puisque vous êtes celui de son fiancé ; ou j’aurais tort contre vous trois, ou, en me donnant raison contre vous deux, Paule souffrirait. Permettez donc que je m’explique avec vous, et que je vous dise un peu qui je suis. Ce sera dit en deux mots. Je suis une personne accablée, finie, inoffensive par conséquent. Henri Obernay m’a présentée à vous, je le sais, comme une plaintive et ennuyeuse créature, mécontente de tout et accusant tout le monde. C’est sa thèse, il l’a soutenue devant moi ; car, s’il est mal élevé, il est sincère, et je sais bien que je n’ai pas en lui un ennemi perfide. Dites-lui que je ne me plains de personne, et, ceci établi, faites-lui part du motif qui m’amenait ici, vous qui savez et devez taire celui qui va dès demain me faire repartir.

— Demain ! vous partez demain ?

— Oui, si M. Moserwald reste, et je n’ai aucune autorité sur lui.

— Il partira, je vous en réponds !

— Et moi, je vous défends d’épouser ma querelle ! De quel droit, s’il vous plaît, prétendriez-vous me compromettre en vous faisant mon chevalier ?

— Mais pourquoi donc voulez-vous partir, mon Dieu ? Est-ce que les outrages de cet homme vous atteignent ?

— Oui, l’outrage atteint toujours une veuve dont le mari est vivant.

— Ah ! madame, vous êtes méconnue et délaissée, je le savais bien, moi ! mais…

— Il n’y a pas de mais. Les choses sont ainsi. M. de Valvèdre est un homme infiniment respectable, qui sait tout, excepté l’art de faire respecter la femme qui porte son nom ; mais cette femme sait heureusement ce qu’elle doit à ses enfants, et, pour se faire respecter elle-même, elle n’a qu’un refuge, la retraite et la solitude. Elle y retournera donc, et, puisque vous savez pourquoi elle y rentre, sachez aussi pourquoi elle en était sortie un instant. Il faut que la solitude qu’on lui a choisie soit au moins à elle, et que personne n’ait le droit de l’y troubler. Eh bien, je ne me plains pas ; mais, cette fois, je réclame. Mademoiselle Juste de Valvèdre m’est une société antipathique. Mon mari assure qu’il ne l’a pas placée auprès de moi pour me surveiller, mais pour servir de chaperon à Paule, et ne pas me condamner, disait-il, à un rôle qui n’est pas encore de mon âge. Cependant, mademoiselle Juste de Valvèdre s’est faite oppressive et offensante. J’ai supporté cela cinq ans : je suis au bout de mes forces. Le moment logique et naturel d’en finir est venu, puisque le mariage de Paule avec Obernay est résolu, et devait être célébré au commencement de l’année. M. de Valvèdre semble l’avoir oublié, et Henri, comme tous les savants, a beaucoup de patience en amour. Je venais donc dire à mon mari : « Paule s’ennuie, et, moi, je me meurs de lassitude et de dégoût. Mariez Paule, et délivrez-moi de Juste, ou, si Juste doit rester souveraine dans ma maison, permettez-moi de transporter mes enfants et mes pénates auprès de Paule, à Genève, où elle doit demeurer après son mariage. Et, si cela ne convient pas à Obernay, laissez-moi chercher ou fixez-moi une autre retraite, un ermitage dans une thébaïde quelconque, pourvu que je sois délivrée de l’autorité tout à fait illégitime d’une personne que je ne puis aimer. » J’espérais, je croyais trouver M. de Valvèdre ici. Il a pris son vol vers les nuages, où je ne puis l’atteindre. Je ne voulais pas et je ne veux pas écrire : écrire accuse trop les torts des absents. Je ne veux pas non plus m’expliquer directement avec Obernay sur le compte de mademoiselle Juste. Il lui est très attaché et ne manquerait pas de lui donner raison contre moi. Nous nous froisserions mutuellement, comme cela est arrivé déjà. Puisque je ne puis attendre M. de Valvèdre ici, je vous charge au moins d’expliquer à Henri le motif en apparence si inquiétant et si mystérieux de mon voyage. S’il aime Paule, il fera quelque effort pour hâter son mariage et ma délivrance. J’ai dit. Oubliez-moi et portez-vous bien.

En achevant cette explication sur un ton d’enjouement qui refoulait un profond sanglot, elle me tendit la main et se leva pour me quitter.

Je la retins.

— Je vous jure, m’écriai-je, que vous ne partirez pas, que vous attendrez M. de Valvèdre ici, et que vous mènerez à bien un projet qui n’a rien que de légitime et de raisonnable. Je vous jure que Moserwald, s’il ne part pas, n’osera plus lever les yeux sur vous, car Obernay et moi l’en empêcherons. Nous en avons le droit, puisque Obernay va devenir votre beau-frère, et que je suis son alter ego, vous l’avez dit. Notre devoir est donc de vous défendre et de ne pas même souffrir qu’on vous importune. Je vous jure enfin qu’Henri ne prendra pas obstinément le parti d’une autre personne qui vous déplaît et qui ne peut pas avoir raison contre vous. Henri aime ardemment sa fiancée, je ne crois pas à la patience qu’il affecte ; de grâce, madame, croyez en nous, croyez en moi : je comprends l’honneur que vous venez de me faire en me parlant comme à quelqu’un de votre famille et, dès ce jour, je vous suis dévoué jusqu’à la mort.

La chaleur de mon zèle ne parut pas effrayer madame de Valvèdre : elle avait pleuré, elle était brisée ; elle sembla se laisser aller instinctivement au besoin de se fier à un ami. Je ne comprenais pas, moi, qu’une femme si ravissante, si fière et si douce en même temps, fût isolée dans la vie à ce point d’avoir besoin de la protection d’un enfant qu’elle voyait pour la première fois. J’en étais surpris, indigné contre son mari et sa famille, mais follement heureux pour mon compte.

En la quittant, je me rendis chez Moserwald.

— Eh bien, lui dis-je, où en sommes-nous ? Nous battrons-nous ?

— Ah ! vous arrivez en fier-à-bras, répondit-il, parce que vous croyez peut-être que je reculerais ? Vous vous trompez, mon cher, je sais me battre et je me bats quand il le faut. J’ai eu trop d’aventures de femmes pour ne pas savoir qu’il faut être brave à l’occasion ; mais il n’y a pas ici de motif suffisant, et je ne suis pas en colère. J’ai du chagrin, voilà tout. Consolez-moi, ce sera beaucoup plus humain et plus sage.

— Vous voulez que je vous console ?

— Oui, vous le pouvez ; dites-moi que vous n’êtes pas son amant, et je garderai l’espérance.

— Son amant ! quand je l’ai vue hier pour la première fois ! Mais pour quelle femme la prenez-vous donc, esprit corrompu et salissant que vous êtes ?

— Vous me dites des injures ; vous êtes amoureux d’elle ! Oui, oui, c’est clair. Vous vous êtes moqué de moi ; vous m’avez dit que vous la trouviez laide, vous m’avez offert de me servir…, et j’ai donné dans le panneau. Ah ! comme l’amour rend bête ! Vous, cela vous a donné de l’esprit : c’est la preuve que vous aimez moins que moi !

— Vous avez la prétention d’aimer, vous qui ne connaissez que les voies de l’infamie, et qui croyez pouvoir acheter l’amour ?

— Voilà vos exagérations, et je m’étonne qu’un garçon aussi intelligent que vous comprenne si mal la réalité. Comment ! c’est outrager une femme que de la combler de présents et de richesses sans lui rien demander ?

— Mais on connaît cette manière de ne rien demander, mon cher ! Elle est à l’usage de tous les nababs impertinents, elle constate une confiance intérieure, une attente tranquille et perfide dont une femme d’honneur doit s’indigner. C’est une manière de placer un capital sur la certitude d’un plaisir personnel et sur l’inévitable lâcheté de la personne séduite : beau désintéressement en vérité, et, si j’étais femme, j’en serais singulièrement touchée !

Moserwald subit mon indignation avec une douceur étonnante. Assis devant une table, la tête dans ses mains, il paraissait réfléchir. Quand il releva la tête, je vis avec la plus grande surprise qu’il pleurait.

— Vous m’avez fait du mal, dit-il, beaucoup de mal ; mais je ne vous en veux pas. J’ai mérité tout cela par mon manque d’esprit et d’éducation. Que voulez-vous ! je n’ai jamais fait la cour à une femme si haut placée, moi, et ce que j’imagine de plus artiste et de plus délicat est précisément ce qui l’offense le plus…, tandis que vous… avec rien, avec des airs et des paroles, vous qui ne la connaissez que d’hier et qui ne l’aimez certainement pas comme je l’aime, moi, depuis deux ans…, car il y a deux ans, oui, deux ans que j’en suis malade, que j’en deviens fou chaque fois que je la rencontre !… J’en perds l’esprit, entendez-vous, mon cher ? Et je vous le dis, à vous, mon rival, destiné à me supplanter parce que vous avez pour vous la musique du sentiment, et que les femmes les plus sensées se laissent endormir par cette musique-là… Cela ne les amuse pas toujours, mais cela flatte leur vanité quelquefois plus que les parures et que le bonheur. Eh bien, je le répète, je ne vous en veux pas. C’est votre droit, et, si vous m’en voulez de ce que j’ai fait, vous manquez d’esprit. Nous ne nous devons rien l’un à l’autre, n’est-ce pas ? nous n’avons donc pas de motifs pour nous haïr. Au fond, je vous aime, je ne sais pas pourquoi ; un instinct, un caprice d’esprit, peut-être une idée romanesque, parce que vous aimez la même femme que moi, et que nous devons nous retrouver plus d’une fois emboîtant le pas derrière elle. Qui sait ? nous serons peut-être éconduits tous deux, et peut-être aussi vous d’abord…, moi plus tard… Enfin je n’y renonce pas, vous voyez ! Je vous le promettrais que je mentirais, et je suis la franchise même. Je pars demain matin ; c’est ce que vous désirez ? Je le désire également. Votre Obernay m’ennuie, et cette belle-sœur me gêne. Adieu donc, mon très-cher, et au revoir… Ah ! attendez ! vous êtes pauvre, et vous croyez qu’on peut se passer d’argent en amour. Grave erreur ! il vous en faut, ou il vous en faudra bientôt, ne fût-ce que pour payer une chaise de poste au besoin ! Voilà mon blanc-seing. Donnez-le n’importe où, à n’importe quel banquier,… on vous comptera la somme que vous jugerez nécessaire. Je m’en rapporte à votre délicatesse et à votre discrétion ! Direz-vous à présent que les juifs n’ont rien de bon ?

Je lui saisis le bras au moment où il me présentait sa signature, qu’il venait de tracer rapidement avec quelques mots d’argot financier sur une feuille de papier blanc. Je le forçai de remettre cela sur la table sans que mes mains y eussent touché.

— Un instant ! lui dis-je ; avant de nous quitter, je veux savoir, je veux comprendre l’étrangeté de votre conduite. Je ne me paye pas de paroles vagues, et je ne vous crois pas fou. Vous me prenez pour un rival, pour un rival heureux qui plus est, et vous voulez me fournir les moyens qui, selon vous, me sont nécessaires pour assouvir ma passion ! Quel est ce calcul ? Répondez, répondez, ou je prendrai pour une grave injure l’offre que vous me faites, car je perds patience, je vous en avertis.

Je parlais avec tant de fermeté, que Moserwald se déconcerta. Il resta pensif un instant ; puis il répondit, avec un beau et franc sourire qui me le montra sous un jour nouveau, tout à fait inexplicable.

— Vous ne le devinez pas, enfant, mon calcul ? C’est que vous voulez voir un calcul où il n’y en a pas ! C’est un élan et une inspiration tellement naturels…

— Vous voulez acheter ma reconnaissance ?

— Précisément, et cela pour que vous ne parliez pas de moi avec aversion et mépris à cette femme que j’aime… Vous refusez mes services ? N’importe ! vous ne pourrez pas oublier avec quelle courtoisie je vous les ai offerts, et un jour viendra où vous les réclamerez.

— Jamais ! m’écriai-je indigné.

— Jamais ? reprit-il. Dieu lui-même ne connaît pas ce mot-là ; mais, pour le moment, je m’en empare : c’est un aveu de plus de votre amour !

Je sentis que, quelle que fût mon attitude, légère ou sérieuse, je n’aurais pas le dernier mot avec cet homme bizarre, têtu autant que souple, et naïf autant que rusé. Je brûlai devant lui son blanc-seing ; mais je ne sais avec quel art il tourna la fin de notre entretien. Il est de fait qu’en le quittant je m’aperçus qu’il m’avait forcé de le remercier, et que, venu là en humeur de le battre, je m’en allais en touchant la main qu’il me tendait.

Il partit au point du jour, laissant notre hôte et tous les gens de la maison et du village enthousiasmés de sa générosité. Il n’eût pas fait bon le traiter de juif devant eux ; je crois qu’on nous eût lapidés.

Je ne saurais dire si je dormis mieux cette nuit-là que les précédentes. Je crois qu’à cette époque j’ai dû passer des semaines entières sans sommeil et sans en sentir le besoin, tant la vie s’était concentrée dans mon imagination. Le lendemain, Paule et Obernay vinrent déjeuner dans la salle basse avec Alida. Ils avaient forcé madame de Valvèdre à une explication qui, contrairement aux prévisions de celle-ci, n’avait amené aucun orage. Il est bien vrai qu’Henri avait défendu le caractère et les intentions de mademoiselle Juste ; mais Paule avait tout apaisé en déclarant que sa sœur aînée avait outre-passé son mandat, qu’au lieu de se borner à soulager madame de Valvèdre des soins de la famille et du ménage, elle avait usurpé une autorité qui ne lui appartenait pas, en un mot qu’Alida avait raison de se plaindre, et qu’elle-même avait souffert une certaine persécution très-injuste et très-fâcheuse pour avoir voulu défendre les droits de la véritable mère de famille.

Obernay n’aimait pas Alida, et il aimait encore moins que sa fiancée prît parti pour elle ; mais il craignait avant tout d’être injuste, et, en présence de cet intérieur troublé, il jugea fort sainement qu’il fallait céder sous peine d’exaspérer. Puis, la question de son prochain mariage se trouvant soulevée par l’incident, il éprouva tout à coup une vive reconnaissance pour madame de Valvèdre, et passa dans son camp avec armes et bagages. Si botaniste qu’il fût, il était homme et amoureux. Quelques mots de lui, pendant qu’on servait le déjeuner, me mirent au courant de ce qui s’était passé la veille au soir après ma sortie, et de ce qui avait été décidé le matin même après la nouvelle du départ de Moserwald. On devait attendre à Saint-Pierre le retour de Valvèdre, afin de lui soumettre le vœu commun, à savoir le prochain mariage de Paule et l’expulsion à l’amiable de mademoiselle Juste. Cette dernière mesure, venant de l’initiative apparente du chef de la famille, ne pouvait manquer d’être à la fois absolue et douce dans la forme.

Le séjour d’Alida à Saint-Pierre pouvait donc durer huit jours, quinze jours, peut-être davantage. M. de Valvèdre avait mis dans ses prévisions qu’il redescendrait peut-être la montagne par le versant qui nous était opposé, et que, là, renouvelant ses provisions et ses guides, il recommencerait l’ascension d’un autre côté, si ses premiers efforts n’avaient pas abouti. Quels souhaits je fis dès lors pour l’insuccès de l’exploration scientifique ! Alida semblait calmée et presque gaie de ce campement dans la montagne. Elle me parlait avec douceur et abandon, elle me souffrait auprès d’elle. J’étais assis à la même table. Elle projetait une promenade, et ne me défendait pas de l’accompagner. J’étais tout espoir et tout bonheur, en même temps que la douleur de l’avoir offensée un instant restait en moi comme un remords.

Il y a un langage mystérieux entre les âmes qui se cherchent. Ce langage n’a même pas besoin du regard pour persuader ; il est complétement inappréciable aux yeux comme aux oreilles des indifférents ; mais il traverse le milieu obscur et borné des perceptions physiques, il embrasse je ne sais quels fluides, il va d’un cœur à l’autre sans se soumettre aux manifestations extérieures. Alida me l’a dit souvent depuis. Dès cette matinée, où je ne songeai pas à lui exprimer mon repentir et ma passion par un seul mot, elle se sentit adorée, et elle m’aima. Je ne lui fis point de déclaration, elle ne me fit point d’aveux, et pourtant, le soir de ce jour-là, nous lisions dans la pensée l’un de l’autre et nous tremblions de la tête aux pieds quand, malgré nous, nos regards se rencontraient.

À la promenade, je ne la quittai pas d’un instant. Elle était médiocrement marcheuse, et, ne se résignant pas à emprisonner ses petits pieds dans de gros souliers, elle s’en allait, adroite, insouciante, mais vite meurtrie et fatiguée, à travers les pierres de la montagne et les galets du torrent, avec ses bottines minces, son ombrelle dans une main, un gros bouquet de fleurs sauvages dans l’autre, et laissant sa robe s’accrocher à tous les obstacles du chemin. Obernay allait devant avec Paule, emportés tous deux par une ardeur d’herborisation effrénée ; puis ils faisaient de longues pauses pour comparer, choisir et parer les échantillons qu’ils emportaient. Nous n’avions pas de guide ; Henri nous en dispensait. Il me confiait madame de Valvèdre, heureux de n’avoir pas à se préoccuper d’elle et de pouvoir être tout entier à son intrépide et infatigable élève.

— Suivez-nous ou devancez-nous, m’avait-il dit ; il suffit que vous ne nous perdiez pas de vue. Je ne vous mènerai pas dans des endroits dangereux. Pourtant surveille un peu madame de Valvèdre, elle est fort distraite et ne doute de rien.

J’avais eu, moi, l’infâme hypocrisie de lui dire que j’étais la victime de la journée et que j’aimerais bien mieux herboriser à ma manière, c’est-à-dire errer et contempler à ma guise, que d’accompagner cette belle dame nonchalante et fantasque.

— Prends patience pour aujourd’hui, avait répondu Obernay ; demain, nous arrangerons cela autrement. Nous lui donnerons un mulet et un guide.

Candide Obernay !

Je fis si bien, que ces quatre heures de promenade furent un tête-à-tête ininterrompu avec Alida. Quand nos compagnons s’arrêtaient, je la faisais marcher, afin, disais-je, de n’avoir pas à se presser pour les rejoindre quand ils reprendraient les devants, et, quand nous avions un peu d’avance, je l’invitais à se reposer jusqu’à ce que nous les vissions se remettre en marche. Je ne lui disais rien. J’étais auprès d’elle ou autour d’elle comme un chien de garde, ou plutôt comme un esclave intelligent occupé à écarter les épines et les cailloux de son chemin. Si elle regardait un brin d’herbe sur le revers du rocher, je m’élançais, au risque de me tuer, pour le lui rapporter en un clin d’œil. Je tenais son ombrelle quand elle était assise, je débarrassais son écharpe des brins de mousse qu’elle avait ramassés en frôlant les sapins ; je lui trouvais des fraises là où il n’y en avait pas ; je crois que j’aurais fait fleurir des camellias sur le glacier. Et je prenais tous ces soins classiques, je lui rendais tous ces hommages, aujourd’hui passés de mode et dès lors assez rebattus, avec une ivresse de bonheur qui m’empêcha d’être ridicule. Elle essaya bien d’abord de s’en moquer ; mais, voyant que je me livrais tout entier à son dédain et à son ironie sans me plaindre et sans me décourager, elle devint sérieuse, et je sentis qu’à chaque instant elle s’attendrissait.

Le soir, dans sa chambre, après le départ des fusées qui nous signalèrent l’expédition dans une région moins élevée que la veille, mais plus éloignée au flanc de la montagne, elle reprit sa broderie, et les fiancés reprirent leur étude. Je m’assis auprès d’elle et lui offris de lui faire la lecture à voix basse.

— Je veux bien, dit-elle avec douceur en me montrant mon volume de poésies sur son guéridon. J’ai tout lu, mais les vers se laissent relire.

— Non, pas ceux-ci ! ils sont médiocres.

— Ils sont jeunes, ce n’est pas la même chose. N’avons-nous pas fait hier le panégyrique de la jeunesse ?

— Il y a jeunesse et jeunesse, celle qui attend l’amour et celle qui l’éprouve. La première parle beaucoup pour ne rien dire, la seconde ne dit rien et comprend l’infini.

— Voyons toujours le rêve de la première !

— Soit ! On pourra s’en moquer, n’est-ce pas ?

— Non ! je prends l’enfant sous ma protection. J’ai lu, dans les dix lignes de la préface, que l’auteur n’avait que vingt ans. À propos, croyez-vous qu’il les ait encore ?

— Le livre est daté de 1832 ; mais c’est égal, si vous voulez que l’auteur n’ait pas vieilli…

— Quel âge avez-vous donc, vous ?

— Je n’en sais rien ; j’ai l’âge que Votre Majesté voudra.

Je retrouvais le courage de plaisanter, parce que je voyais Obernay m’écouter d’une oreille. Quand il crut s’être convaincu que je n’avais que des riens à échanger avec cette femme réputée par lui frivole, il n’écouta plus ; mais alors je ne trouvai plus rien à dire, l’émotion me prit à la gorge, et je sentis qu’il me serait impossible de lire une page. Alida s’en aperçut bien, et, reprenant le livre :

— Je vois, dit-elle, que vous méprisez beaucoup mon petit poète ; moi, sans l’admirer précisément, je l’aimais. Puisque vous faites si peu de cas de l’ingénuité romanesque, je ne vous le rendrai pas, je vous en avertis. Est-ce que vous le connaissez, ce garçon-là ?

— Il est anonyme.

— Ce n’est pas une raison.

— C’est vrai. Je peux parler de lui sans le compromettre et vous dire ce qu’il est devenu. Il est resté anonyme et ne fait plus de vers.

— Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’il est devenu savant ? dit-elle en baissant la voix et comme pénétrée d’effroi.

— Vous détestez donc bien la science ? repris-je en baissant la voix aussi. Oh ! ne vous gênez pas, je ne sais rien au monde !

— Vous avez bien raison ; mais je ne peux rien dire ici. Nous parlerons de cela demain à la promenade.

— Nous parlerons ! je ne crois pas !

— Pourquoi ? Voyons, dit-elle en s’efforçant de faire envoler en paroles l’émotion qui m’accablait et qu’elle ne voulait plus subir en dépit d’elle-même, pourquoi ne nous sommes-nous rien dit aujourd’hui ? Moi, je suis taciturne, mais c’est par timidité. Une ignorante qui a vécu dix ans avec des oracles a dû prendre l’habitude de se taire ; mais vous ? Allons, puisque vous n’êtes en train ni de lire ni de causer, vous devriez me faire un peu de musique… Non ? Je vous en prie !

Madame de Valvèdre, je l’ai su plus tard, était une séduisante enfant qu’il fallait toujours occuper et distraire pour l’arracher à une mélancolie profonde. Elle sentait si bien ce besoin, qu’elle allait quêtant les soins et les attentions avec une naïveté désœuvrée qui la faisait paraître tantôt coquette, tantôt voluptueuse. Elle n’était ni l’un ni l’autre. L’ennui et le besoin d’émotions étaient les mobiles de toute sa conduite, dirai-je aussi de ses attachements ?… Je ne sus pas résister à sa prière et j’obtins seulement la permission de faire de la musique à distance. Placé au bout de la galerie, je fis chanter mon hautbois comme une voix de la nuit. Le bruit des cascades de la montagne, la magie du clair de lune aidèrent au prestige ; Alida fut vivement émue, les fiancés eux-mêmes m’écoutèrent avec intérêt. Quand je rentrai, le bon Obernay m’accabla d’éloges ; la candide Paule aussi se fit la complice de mon succès. Madame de Valvèdre ne me dit rien ; elle dit aux autres à demi-voix — mais je l’entendis bien — que j’avais le talent le plus sympathique qu’elle eût encore rencontré.

Que se passa-t-il durant les deux jours qui suivirent ? Je n’eus pas la hardiesse de me déclarer et je fus compris ; je tremblais d’être repoussé si je parlais. Mon ingénuité était grande : on lisait clairement dans mon cœur, et on se laissait adorer.

Le troisième jour, Obernay me prit à l’écart après le départ des fusées.

— Je suis inquiet et je pars, me dit-il ; le signal que je viens d’expliquer à ces dames comme n’annonçant rien de fâcheux était presque un signal de détresse. Valvèdre est en péril ; il ne peut ni monter ni descendre, et le temps menace. Pour rien au monde, il ne faut inquiéter Paule ni avertir Alida ; elles voudraient me suivre, ce qui rendrait tout impossible. Je viens d’inventer une migraine, et je suis censé me retirer pour dormir ; mais je me mets en route sur l’heure avec les guides, qui, par mon ordre, sont toujours prêts. Je marcherai toute la nuit, et, demain, j’espère rejoindre l’expédition dans l’après-midi. Tu le sauras, s’il m’est possible de t’envoyer une fusée dans la soirée. Si tu ne vois rien, il n’y aura rien à dire, rien à faire ; tu t’armeras de courage en te disant que ce n’est pas une preuve de désastre, mais que la provision de pièces d’artifice est épuisée ou endommagée, ou bien encore que nous sommes dans un pli de terrain qui ne nous permet pas d’être vus d’ici. Quoi qu’il arrive, reste auprès de ces deux femmes jusqu’à mon retour, ou jusqu’à celui de Valvèdre… ou jusqu’à une nouvelle quelconque…

— Je vois, lui dis-je, que tu n’es pas sûr de revenir ! Je veux t’accompagner !

— N’y songe pas, tu ne ferais que me retarder et compliquer mes préoccupations. Tu es nécessaire ici. Au nom de l’amitié, je te demande de me remplacer, de protéger ma fiancée, de soutenir son courage au besoin… de lui donner patience, si, comme je l’espère, il ne s’agit que de quelques jours d’absence, enfin d’aider madame de Valvèdre à rejoindre ses enfants, si…

— Allons, ne croyons pas au malheur ! Pars vite, c’est ton devoir ; je reste, puisque c’est le mien.

Il fut convenu que, le lendemain matin, j’expliquerais l’absence d’Henri en disant qu’il avait reçu un message de M. de Valvèdre, lequel l’envoyait faire des observations sur une montagne voisine ; que, pour la suite, j’inventerais au besoin d’autres prétextes de son absence en m’inspirant des circonstances qui pourraient se présenter.

J’entrais donc dans le poëme de l’amour heureux sous les plus funèbres auspices. J’avoue que je m’inquiétais médiocrement de M. de Valvèdre. Il suivait sa destinée, qui était de préférer la science à l’amour ou tout au moins au bonheur domestique ; il y risquait, par conséquent, son honneur conjugal et sa vie. Soit ! c’était son droit, et je ne voyais pas pourquoi je l’aurais plaint ou épargné ; mais Obernay m’était un grave sujet d’effroi et de tristesse. J’eus beaucoup de peine à paraître calme en expliquant son départ. Heureusement, mes compagnes furent aisément dupes. Alida était plutôt portée à se plaindre des périlleuses excursions de son mari qu’à s’en tourmenter. Il était facile de voir qu’elle était humiliée d’avoir perdu l’ascendant qui l’avait retenu plusieurs années dans son ménage. Elle ne paraissait plus en souffrir pour son propre compte, mais elle en rougissait devant le monde. Quant à Paule, elle croyait si religieusement à la confiance et à la sincérité d’Obernay, qu’elle combattit bravement un premier mouvement d’inquiétude en disant :

— Non, non ! Henri ne m’eût pas trompée. Si mon frère était en danger, il me l’eût dit. Il n’eût pas douté de mon courage, il n’eût laissé à nul autre que moi le soin de soutenir celui de ma belle-sœur.

Le temps était brouillé, on ne sortit pas ce jour-là. Paule travailla dans sa chambre ; malgré l’air humide et froid, Alida passa l’après-midi assise sur la galerie, disant qu’elle étouffait dans ces pièces écrasées par un plancher bas. J’étais à ses côtés, et ne pouvais douter qu’elle ne se prêtât au tête-à-tête ; j’eusse été enivré la veille de tant de bontés, mais j’étais mortellement triste en songeant à Obernay, et je faisais de vains efforts pour me sentir heureux. Elle s’en aperçut, et, sans songer à deviner la vérité, elle attribua mon abattement à la passion contenue par la crainte. Elle me pressa de questions imprudentes et cruelles, et ce que je n’eusse pas osé lui dire dans l’ivresse de l’espérance, elle me l’arracha dans la fièvre de l’angoisse ; mais ce furent des aveux amers et remplis de ces injustes reproches qui trahissent le désir plus que la tendresse. Pourquoi voulait-elle lire dans mon cœur troublé, si le sien, qui paraissait calme, n’avait à m’offrir qu’une pitié stérile ?

Elle ne fut pas blessée de mes reproches.

— Écoutez, me dit-elle, j’ai provoqué cet abandon de votre part, vous allez savoir pourquoi, et, si vous m’en savez mauvais gré, je croirai que vous n’êtes pas digne de ma confiance. Depuis le premier jour où nous nous sommes vus, vous avez pris vis-à-vis de moi une attitude douloureuse, impossible. On m’a souvent reproché d’être coquette ; on s’est bien trompé, puisque la chose que je crains et que je hais le plus, c’est de faire souffrir. J’ai inspiré plusieurs fois, je ne sais pourquoi ni comment, des passions subites, je devrais plutôt dire des fantaisies ardentes, offensantes même… Il en est pourtant que j’ai dû plaindre, ne pouvant les partager. La vôtre…

— Tenez, m’écriai-je, ne parlez pas de moi : vous me calomniez, ne pouvant me comprendre ! Il est possible que vous soyez douce et bonne, mais vous n’avez jamais aimé !

— Si fait, reprit-elle : j’ai aimé… mon mari ! mais ne parlons pas d’amour, il n’est pas question de cela. Ce n’est pas de l’amour que vous avez pour moi ! Oh ! restez là, et laissez-moi tout vous dire. Vous subissez une très-vive émotion auprès de moi, je le vois bien. Votre imagination s’est exaltée, et vous me diriez que vous êtes capable de tout pour m’obtenir, que je ne vous contredirais pas. Chez les hommes, ces sortes de vouloirs sont aveugles ; mais croyez-vous que la force de votre désir vous crée un mérite quelconque ? dites, le croyez-vous ? Si vous le croyez, pourquoi refuseriez-vous à M. Moserwald un droit égal à ma bienveillance ?

Elle me faisait horriblement souffrir. Elle avait raison dans son dire ; mais n’avais-je pas raison, moi aussi, de trouver cette froide sagesse bien tardive après trois jours de confiance perfide et de muet encouragement ? Je m’en plaignis avec énergie ; j’étais outré et prêt à tout briser, dussé-je me briser moi-même.

Elle ne s’offensa de rien. Elle avait de l’expérience et peut-être l’habitude de scènes semblables.

— Tenez, reprit-elle quand j’eus exhalé mon dépit et ma douleur, vous êtes malheureux dans ce moment-ci ; mais je suis plus à plaindre que vous, et c’est pour toute la vie… Je sens que je ne guérirai jamais du mal que vous me faites, tandis que vous…

— Expliquez-vous ! m’écriai-je en serrant ses mains dans les miennes avec violence. Pourquoi souffririez-vous à cause de moi ?

— Parce que j’ai un rêve, un idéal que vous contristez, que vous brisez affreusement ! Depuis que j’existe, j’aspire à l’amitié, à l’amour vrai ; je peux dire ce mot-là, si celui d’amitié vous révolte. Je cherche une affection à la fois ardente et pure, une préférence absolue, exclusive, de mon âme pour un être qui la comprenne et qui consente à la remplir sans la déchirer. On ne m’a jamais offert qu’une amitié pédante et despotique, ou une passion insensée, pleine d’égoïsme ou d’exigences blessantes. En vous voyant… oh ! je peux bien vous le dire, à présent que vous l’avez déjà méprisée et refoulée en moi, j’ai senti pour vous une sympathie étrange…, perfide, à coup sûr ! J’ai rêvé, j’ai cru me sentir aimée ; mais, dès le lendemain, vous me haïssiez, vous m’outragiez… Et puis vous vous repentiez aussitôt, vous demandiez pardon avec des larmes, j’ai recommencé à croire. Vous étiez si jeune et vous paraissiez si naïf ! Trois jours se sont passés, et… voyez comme je suis coquette et rusée ! je me suis sentie heureuse et je vous le dis ! Il me semblait avoir enfin rencontré mon ami, mon frère…, mon soutien dans une vie dont vous ne pouvez deviner les souffrances et les amertumes !… Je m’endormais tranquille, insensée. Je me disais « C’est peut-être enfin lui qui est là ! » Mais, aujourd’hui, je vous ai vu sombre et chargé d’ennuis à mes côtés. La peur m’a prise, et j’ai voulu savoir… À présent, je sais, et me voilà tranquille, mais morne comme le chagrin sans remède et sans espoir. C’est une dernière illusion qui s’envole, et je rentre dans le calme de la mort.

Je me sentis vaincu, mais aussi j’étais brisé. Je n’avais pas prévu les suites de ma passion, ou du moins je n’avais rêvé qu’une succession de joies ou de douleurs terribles, auxquelles je m’étais vaillamment soumis. Alida me montrait un autre avenir tout à fait inconnu et plus effrayant encore. Elle m’imposait la tâche d’adoucir son existence brisée et de lui donner un peu de repos et de bonheur au prix de tout mon bonheur et de tout mon repos. Si elle voulait sincèrement m’éloigner d’elle, c’était le plus habile expédient possible. Épouvanté, je gardai un cruel silence en baissant la tête.

— Eh bien, reprit-elle avec une douceur qui n’était pas sans mélange de dédain, vous voyez ! j’ai bien compris, et j’ai bien fait de vouloir comprendre : vous ne m’aimez pas, et l’idée de remplir envers moi un devoir de cœur vous écrase comme une condamnation à mort ! Je trouve cela tout simple et très-juste, ajouta-t-elle en me tendant la main avec un doux et froid sourire, et, comme vous êtes trop sincère pour essayer de jouer la comédie, je vois que je peux vous estimer encore. Restons amis. Je ne vous crains plus, et vous pouvez cesser de vous craindre vous-même. Vous aurez la vie triomphante et facile des hommes qui ne cherchent que le plaisir. Vous êtes dans le réel et dans le vrai, n’en soyez pas humilié. L’anonyme ne fait plus de vers, m’avez-vous dit : il a bien raison, puisque la poésie l’a quitté ! Il lui reste une honnête mission à remplir, celle de ne tromper personne.

C’était là une sorte d’appel à mon honneur, et l’idée ne me vint pas que je pusse être indigne même de la froide estime accordée comme un pis-aller. Je n’essayai ni de me justifier ni de m’excuser. Je restai muet et sombre. Alida me quitta, et bientôt je l’entendis causer avec Paule sur un ton de tranquillité apparente.

Mon cœur se brisa tout à coup. C’en était donc fait pour toujours de cette vie ardente à laquelle j’étais né depuis si peu de jours, et qui me semblait déjà l’habitude normale, le but, la destinée de tout mon être ? Non ! cela ne se pouvait pas ! Tout ce qu’Alida m’avait dit pour refouler ma passion, pour me faire rougir de mes aspirations violentes, ne servait qu’à en raviver l’intensité.

— Égoïste, soit ! me disais-je ; l’amour peut-il être autre chose qu’une expansion de personnalité irrésistible ? Si elle m’en fait un crime, c’est qu’elle ne partage pas mon trouble. Eh bien, je ne saurais m’en offenser. J’ai manqué d’initiative, j’ai été maladroit : je n’ai su ni parler ni me taire à propos. Cette femme exquise, blasée sur les hommages rendus à sa beauté, m’a pris pour un enfant sans cœur et sans force morale, capable de l’abandonner au lendemain de sa défaite. C’est à moi de lui prouver maintenant que je suis un homme, un homme positif en amour. Il est vrai, mais susceptible de dévouement, de reconnaissance et de fidélité. Donnons-lui confiance en acceptant à titre d’épreuve tous les sacrifices qu’il lui plaira de m’imposer. C’est à moi de la persuader peu à peu, de fasciner sa raison, d’attendrir son cœur et de lui faire partager le délire qui me possède.

Je me jurai de ne pas être hypocrite, de ne me laisser arracher aucune promesse de vertu irréalisable, et de faire simplement accepter ma soumission comme une marque de respectueuse patience. J’écrivis quelques mots au crayon sur une page de carnet :

« Vous avez mille fois raison ; je n’étais pas digne de vous. Je le deviendrai, si vous ne m’abandonnez pas au désespoir. »

Je rentrai chez elle sous le prétexte de reprendre un livre, je lui glissai le billet presque sous les yeux de Paule, et je retournai sur la galerie, où la réponse ne se fit pas attendre. Elle vint me l’apporter elle-même en me tendant la main avec un regard et un sourire ineffables.

— Nous essayerons ! me dit-elle.

Et elle s’enfuit en rougissant.

J’étais trop jeune pour suspecter la sincérité de cette femme, et en cela j’étais plus clairvoyant que ne l’eût été l’expérience, car cette femme était sincère. Elle avait besoin d’aimer, elle aimait, et elle cherchait le moyen de concilier le sentiment de sa fierté avec les élans de son cœur avide d’émotions. Elle se réfugiait dans un mezzo termine où la vertu n’eût pas vu bien clair, mais où la pudeur alarmée pouvait s’endormir quelque temps. Elle m’aidait à la tromper, et nous nous trompions l’un l’autre en nous persuadant que la loyauté la plus stricte présidait à ce contrat perfide et boiteux. Tout cela m’entraînait dans un abîme. Je débutais dans l’amour par une sorte de parjure ; car, en me vouant à une vertu de passage dont j’étais avide de me dépouiller, j’étais plus coupable que je ne l’avais été jusque-là en m’abandonnant à une passion sans frein, mais sans arrière-pensée.

Il ne me fut pas permis de m’en apercevoir suffisamment pour m’en préserver. À partir de ce moment, Alida, exaltée par une reconnaissance que j’étais loin de mériter, m’enivra de séductions invincibles. Elle se fit tendre, naïve, confiante jusqu’à la folie, simple jusqu’à l’enfantillage, pour me dédommager des privations qu’elle m’imposait. Sa grâce et son abandon lui créèrent des périls inouïs avec lesquels elle se joua comme si elle pouvait les ignorer. Sans doute, il y a un grand charme dans ces souffrances de l’amour contenu qui attend et qui espère. Elle en exaspéra pour moi les délices et les angoisses. Elle fut passionnément coquette avec moi, ne s’en cachant plus et disant que cela était permis à une femme qui aimait éperdument et qui voulait donner à son amant tout le bonheur conciliable avec sa pudeur et ses devoirs : étrange sophisme, où elle puisait effectivement pour son compte tout le bonheur dont elle était susceptible, mais dont les âcres jouissances détérioraient mon âme, annulaient ma conscience et flétrissaient ma foi !

Deux jours se passèrent sans que j’eusse aucun signal de la montagne, aucune nouvelle d’Obernay. Cette mortelle inquiétude me rendit plus âpre au bonheur, et le remords ajoutait encore à l’étourdissement de mes coupables joies. Le soir, seul dans ma chambre, je frissonnais à l’idée qu’en ce moment peut-être Obernay et Valvèdre, ensevelis sous les glaces, exhalaient leur dernier souffle dans une étreinte suprême ! Et moi, j’avais pu oublier mon ami pendant des heures entières auprès d’une femme qui me couvait d’un céleste regard de tendresse et de béatitude, sans pressentir le destin qui pesait sur elle et qui peut-être la faisait veuve en cet instant-là ! Je me sentais alors baigné d’une sueur froide, j’avais envie de m’élancer dans la nuit pour courir à la recherche d’Obernay ; il y avait des moments où, en songeant que je trompais Valvèdre, un agonisant peut-être, un martyr de la science, je me sentais lâche et me faisais l’effet d’un assassin.

Enfin je reçus une lettre d’Obernay.

« Tout va bien, me disait-il. Je n’ai pu encore rejoindre Valvèdre ; mais je sais qu’il est à B***, à six lieues de moi, et qu’il est en bonne santé. Je me repose quelques heures et je cours auprès de lui. J’espère le décider à s’en tenir là et le ramener à Saint-Pierre, car la tourmente a envahi les hautes neiges, et les dangers qu’il a courus pour en sortir seraient aujourd’hui insurmontables. Tu peux maintenant dire la vérité à ces dames et les exhorter à la patience. Dans deux ou trois jours, nous serons tous réunis. »

En apprenant que Valvèdre avait été en grand péril, en devinant, à travers le silence d’Obernay sur son propre compte, que lui-même avait dû courir des dangers sérieux, Paule, à qui je fis part de la lettre, eut un tremblement nerveux assez violent et me serra la main en silence.

— Courage, lui dis-je, ils sont sauvés ! La fiancée d’un savant doit être une femme forte et s’habituer à souffrir.

— Vous avez raison, répondit la brave enfant en essuyant de grosses larmes qui vinrent à propos la soulager ; oui, oui, il faut du courage : j’en aurai ! Songeons à ma belle-sœur : que lui dirons-nous ? Elle n’est pas forte ; depuis quelques jours surtout, elle est très-nerveuse et très-agitée. Elle ne dort pas. Laissez-moi la lettre, je ne la lui montrerai qu’après l’avoir convenablement avertie.

— Elle est donc bien attachée à son mari ? m’écriai-je étourdiment.

— En doutez-vous ? reprit Paule étonnée de mon exclamation.

— Non certes ; mais…

— Mais si, vous en doutez ! Ah ! vous n’avez pas traversé Genève sans entendre quelque calomnie sur le compte de la pauvre Alida ! Eh bien, repoussez tout cela de votre pensée. Alida est bonne, elle a du cœur. À beaucoup d’égards, c’est une enfant ; mais elle est juste, et elle sait apprécier le meilleur des hommes. Il est si bon pour elle ! Si vous les aviez vus un instant ensemble, vous sauriez tout de suite à quoi vous en tenir sur leur prétendue désunion. Tant d’égards mutuels, tant de déférences exquises et de délicates attentions ne se retrouvent pas entre gens qui ont des reproches sérieux à se faire. Il y a entre eux des différences de goûts et d’opinions, cela est certain ; mais, si c’est là un malheur réel dans la vie conjugale, il y a aussi dans les motifs sérieux d’affection réciproque des compensations suffisantes. Ceux qui accusent mon frère de froideur sont injustes et mal informés ; ceux qui accusent sa femme d’ingratitude ou de légèreté sont des méchants ou des imbéciles.

Quelle que pût être l’ingénuité optimiste de Paule, ses paroles me firent une vive impression. Je me sentis partagé entre une violente jalousie naissante contre cet époux si parfait, si respecté, et une sorte de blâme amer contre la femme qui cherchait ailleurs attachement et protection. Ce furent les premières atteintes du mal implacable qui devait me torturer plus tard. Quand je revis Alida, sa figure altérée sembla confirmer les assertions de sa belle-sœur ; elle avait été bouleversée et semblait attendre avec impatience le retour de son mari. J’en pris une humeur féroce, et, comme le temps s’était adouci et que nous nous promenions au bord du torrent, Paule s’éloignant souvent avec le guide pour chercher des plantes et satisfaire son ardeur de locomotion, je pressai madame de Valvèdre de questions aigres et de réflexions désespérées. Elle se vit alors entraînée et comme forcée à me parler de son mari, de son intérieur, et à me raconter sa vie.

— J’ai passionnément aimé M. de Valvèdre, dit-elle. C’est la seule passion de ma vie. Paule vous a dit qu’il était parfait : eh bien, oui, elle a raison, il est parfait. Il n’a qu’un défaut, il n’aime pas. Il ne peut, ni ne sait, ni ne veut aimer. Il est supérieur aux passions, aux souffrances, aux orages de la vie. Moi, je suis une femme, une vraie femme, faible, ignorante, sans valeur aucune. Je ne sais qu’aimer. Il fallait me tenir compte de cela et ne pas me demander autre chose. Ne le savait-il pas, lorsqu’il m’épousa, que je n’avais ni connaissances sérieuses, ni talents distingués ? Je n’avais pas voulu me farder, et c’eût été bien en vain que je l’eusse tenté avec un homme qui sait tout. Je lui plus, il me trouva belle, il voulut être mon mari afin de pouvoir être mon amant. Voilà tout le mystère de ces grandes affections auxquelles une jeune fille sans expérience est condamnée à se laisser prendre. Certes, l’homme qui la trompe ainsi n’est pas coupable de dissimulation. Aveuglé, il se trompe lui-même, et son erreur porte le châtiment avec elle, puisque cet homme s’enchaîne à jamais, sauf à s’en repentir plus tard. Valvèdre s’est repenti à coup sûr : il me l’a caché aussi bien que possible ; mais je l’ai deviné, et j’en ai été mortellement humiliée. Après beaucoup de souffrances, l’orgueil froissé a tué l’amour dans mon cœur. Nous n’avons donc été coupables ni l’un ni l’autre. Nous avons subi une fatalité. Nous sommes assez intelligents, assez équitables, pour l’avoir reconnu et pour n’avoir point nourri d’amertume l’un contre l’autre. Nous sommes restés amis, frère et sœur, muets sur le passé, calmes dans le présent et résignés à l’avenir. Voilà toute notre histoire. Quel sujet de colère et de jalousie y trouvez-vous donc ?…

J’en trouvais mille, et des soupçons et des inquiétudes sans nombre. Elle l’avait passionnément aimé, elle le proclamait devant moi, sans paraître se douter de la torture attachée pour un cœur tout neuf à ce mot de la femme adorée : « Vous n’êtes pas le premier dans ma vie. » J’aurais voulu qu’elle me trompât, qu’elle me fît croire à un mariage de raison, à un attachement paisible dès le principe, ou qu’elle prît la peine de me répéter ce banal mensonge, naïf souvent chez les femmes à passions vives : « J’ai cru aimer ; mais ce que j’éprouve pour vous me détrompe. C’est vous seul qui m’avez appris l’amour. » Et, en même temps, je me rendais bien compte de l’incrédulité avec laquelle j’eusse accueilli ce mensonge, de la fureur qui m’eût envahi en me sentant trompé dès les premiers mots. J’étais en proie à toutes les contradictions d’un sentiment sauvage et despotique. Par moments, je m’essayais à l’amitié, à l’amour pur comme elle l’entendait ; mais je reconnaissais avec terreur que ce qu’elle m’avait dit de son mari pourrait bien s’appliquer à moi. Je ne trouvais pas en elle ce fond de logique, cette maturité de l’esprit, cette conscience de la volonté, qui sont les indispensables bases d’une affection bienfaisante et d’une intimité heureuse. Elle s’était bien confessée, elle était femme jusqu’au bout des ongles, faite seulement pour aimer, disait-elle… faite, à coup sûr, pour allumer mille ardeurs sans qu’on pût prévoir si elle était capable de les apaiser et de les convertir un jour en bonheur durable et vrai. Un point, d’ailleurs, restait voilé dans son bref récit, et ce point terrible, l’infidélité…, les infidélités qu’on lui attribuait, je voulais et ne voulais pas l’éclaircir. Je questionnais malgré moi ; elle s’en offensa.

— Vous voulez que je vous rende compte de ma conduite ? dit-elle avec hauteur. De quel droit ? Et pourquoi me faites-vous l’honneur de m’aimer, si d’avance vous ne m’estimez pas ? Est-ce que, moi, je vous questionne ? Est-ce que je ne vous ai pas accepté tel que vous êtes, sans rien savoir de votre passé ?

— Mon passé ! m’écriai-je. Est-ce que j’ai un passé, moi ? Je suis un enfant dont tout le monde a pu suivre la vie au grand jour, et jamais je n’ai eu de motifs pour cacher la moindre de mes actions. D’ailleurs, je vous l’ai dit et je peux l’attester sur l’honneur, je n’ai jamais aimé. Je n’ai donc rien à confesser, rien à raconter, tandis que vous… vous qui repoussez la passion aveugle et confiante, et qui exigez un sentiment désintéressé, un amour idéal… il vous faut imposer l’estime de votre caractère et donner des garanties morales à l’homme dont vous prenez la conscience et la vie.

— Voici la question bien déplacée, répondit-elle en tirant de son sein le billet que je lui avais écrit l’avant-veille. Je croyais que vous me demandiez de vous rendre digne de moi, et de ne pas vous abandonner au désespoir. Aujourd’hui, c’est autre chose, c’est moi qui apparemment implore votre confiance et vous supplie de me croire digne de vous. Tenez, pauvre enfant ! vous avez un caractère violent avec une tête faible, et je ne suis ni assez énergique ni assez habile pour vous apprendre à aimer ; je souffrirais trop, et vous deviendriez fou. Nous avons fait un roman. N’en parlons plus.

Elle déchira le billet en menus fragments qu’elle sema dans l’herbe et dans les buissons ; puis elle se leva, sourit, et voulut rejoindre sa belle-sœur. J’aurais dû la laisser faire, nous étions sauvés !… Mais son sourire était déchirant, et il y avait des larmes au bord de ses paupières. Je la retins, je demandai pardon, je m’interdis de jamais l’interroger. Les deux jours qui suivirent, je manquai cent fois de parole ; mais elle ne s’expliqua pas davantage, et les pleurs furent toute sa réponse. Je me haïssais de faire souffrir une si douce créature, car, malgré de nombreux accès de dépit et de vives révoltes de fierté, elle ne savait pas rompre : elle ignorait le ressentiment, et son pardon avait une infinie mansuétude.