Valvèdre (1861)
Michel Lévy frères (p. 52-82).

II


Sans fortune et sans aïeux, Alida avait été choisie par Valvèdre. L’avait-il aimée ? l’aimait-il encore ? Personne ne le savait ; mais personne n’était fondé à croire que l’amour n’eût pas dirigé son choix, puisque Alida n’avait d’autre richesse que sa beauté. Pendant les premières années, ce couple avait été inséparable. Il est vrai que peu à peu, depuis cinq ou six ans, Valvèdre avait repris sa vie d’exploration et de voyages, mais sans paraître délaisser sa compagne et sans cesser de l’entourer de soins, de luxe, d’égards et de condescendances. Il était faux, selon Obernay, qu’il la retînt prisonnière dans sa villa, ni que mademoiselle Juste de Valvèdre, l’aînée de ses belles-sœurs, fût une duègne chargée de l’opprimer. Mademoiselle Juste était, au contraire, une personne du plus grand mérite, chargée de l’éducation première des enfants et de la gouverne de la maison, soins auxquels Alida elle-même se déclarait impropre. Paule avait été élevée par sa sœur aînée. Toutes trois vivaient donc à leur guise : Paule soumise par goût et par devoir à sa sœur Juste, Alida complétement indépendante de l’une et de l’autre.

Quant aux aventures qu’on lui prêtait, Obernay n’y croyait réellement pas ; du moins aucune liaison exclusive n’avait pris une place ostensible dans sa vie depuis qu’il la connaissait.

— Je la crois coquette, disait-il, mais par genre ou par désœuvrement. Je ne la juge ni assez active ni assez énergique pour avoir des passions ou seulement des fantaisies un peu vives. Elle aime les hommages, elle s’ennuie quand elle en manque, et peut-être en manque-t-elle un peu à la campagne. Elle en manque aussi chez nous à Genève, où elle nous fait l’honneur d’accepter de temps en temps l’hospitalité. Notre entourage est un peu sérieux pour elle ; mais ne voilà-t-il pas un grand malheur qu’une femme de trente ans soit forcée, par les convenances, de vivre d’une manière raisonnable ? Je sais que, pour lui complaire, son mari l’a menée beaucoup dans le monde autrefois ; mais il y a temps pour tout. Un savant se doit à la science, une mère de famille à ses enfants. À te dire le vrai, j’ai médiocre opinion d’une cervelle de femme qui s’ennuie au sein de ses devoirs.

— Il paraît cependant qu’elle y est soumise, puisque, libre de se lancer dans le tourbillon, elle vit dans la retraite.

— Il faudrait qu’elle s’y lançât toute seule, et ce n’est pas bien aisé, à moins d’une certaine vitalité audacieuse qu’elle n’a pas. À mon avis, elle ferait mieux d’en avoir le courage, puisqu’elle en a l’aspiration, et mieux vaudrait pour Valvèdre avoir une femme tout à fait légère et dissipée, qui le laisserait parfaitement libre et tranquille, qu’une élégie en jupons qui ne sait prendre aucun parti, et dont l’attitude brisée semble être une protestation contre le bon sens, un reproche à la vie rationnelle.

— Tout cela est bien aisé à dire, pensai-je ; peut-être cette femme soupire-t-elle après autre chose que les plaisirs frivoles ; peut-être a-t-elle grand besoin d’aimer, surtout si son mari lui a fait connaître l’amour avant de la délaisser pour la physique et la chimie. Telle femme commence réellement la vie à trente ans, et la société de deux marmots et de deux belles-sœurs infiniment vertueuses ne me paraît pas un idéal auquel je voulusse me consacrer. Pourquoi exigeons-nous de la beauté, qui est exclusivement faite pour l’amour, ce que nous autres, le sexe laid, nous ne serions pas capables d’accepter ; M. de Valvèdre, à quarante ans, est tout entier à la passion des sciences. Il a trouvé fort juste de pouvoir planter là les sœurs, les marmots et la femme par-dessus le marché… Il est vrai qu’il lui laisse la liberté… Eh bien, qu’elle en profite, c’est son droit, et c’est la tâche d’une âme ardente et jeune comme la mienne de lui faire vaincre les scrupules qui la retiennent !

Je me gardai bien de faire part de ces réflexions à Obernay. Je feignis, au contraire, d’acquiescer à tous ses jugements, et je le quittai sans lui avoir opposé la plus légère contradiction. — Je devais revoir Alida, comme la veille, à l’heure du signal de Valvèdre. Fatiguée de la journée de mulet qu’elle avait faite pour venir de Varallo à Saint-Pierre, elle gardait le lit. Paule travaillait à ranger des plantes qu’elle avait fait cueillir en route par les guides, et qu’elle devait, dans la soirée, examiner avec son fiancé, qui lui apprenait la botanique. Instruit de ces détails, et voyant Obernay partir tranquillement pour la promenade en attendant l’heure d’être admis à faire sa cour, je me dispensai de l’accompagner. J’errai à l’aventure autour de la maison et dans la maison même, observant les allées et venues du domestique et de la femme de chambre d’Alida, essayant de surprendre les paroles qu’ils échangeaient, espionnant en un mot, car il me venait comme des révélations d’expérience, et je me disais avec raison que, pour juger le problème de la conduite d’une femme, il fallait avant tout examiner l’attitude des gens qui la servaient. Ceux-ci me parurent empressés de la satisfaire ; car, sonnés à plusieurs reprises, ils parcoururent la galerie, montèrent et redescendirent vingt fois l’escalier sans témoigner d’humeur.

J’avais laissé la porte de ma chambre ouverte ; il n’y avait pas d’autres voyageurs que nous, et la belle auberge rustique d’Ambroise était si tranquille, que je ne perdais rien de ce qui s’y passait. Tout à coup j’entendis un grand frôlement de jupons au bout du corridor. Je m’élançai, croyant qu’on se décidait à sortir ; mais je ne vis passer qu’une belle robe de soie dans les mains de la femme de chambre. Elle venait sans doute de la déballer, car un nouveau mulet chargé de caisses et de cartons était arrivé depuis quelques instants devant l’auberge. Cette circonstance me fit espérer un séjour de plusieurs journées à Saint-Pierre ; mais comme celle dont j’attendais la fin me paraissait longue ! Serait-elle donc perdue absolument pour mon amour ? Que pouvais-je inventer pour la remplir, ou pour faire révoquer l’arrêt des convenances qui me tenait éloigné ?

Je me livrai à mille projets plus fous les uns que les autres. Tantôt je voulais me déguiser en marchand d’agates herborisées pour me faire admettre dans ce sanctuaire dont je voyais la porte s’ouvrir à chaque instant ; tantôt je voulais courir après quelque montreur d’ours et faire grogner ses bêtes de manière à attirer les voyageuses à leur fenêtre. Il me prit aussi envie de décharger un pistolet pour causer quelque inquiétude dans la maison ; on croirait peut-être à un accident, on enverrait peut-être savoir de mes nouvelles, et même si j’étais un peu blessé…

Cette extravagance me sourit tellement, qu’il s’en fallut de bien peu qu’elle ne fût mise à exécution. Enfin je m’arrêtai à un parti moins dramatique qui fut de jouer du hautbois. J’en jouais très-bien, au dire de mon père, qui était bon musicien, et que ne contredisaient pas trop, sous ce rapport, les artistes qui fréquentaient notre maison belge. Ma porte était assez éloignée de celle de madame de Valvèdre pour que ma musique ne troublât pas trop son sommeil, si elle dormait, et, si, elle ne dormait pas, ce qui était plus que probable d’après les fréquentes entrées de sa suivante, elle s’informerait peut-être de l’agréable virtuose : mais quel fut mon dépit lorsqu’au beau milieu de ma plus belle mélodie le valet de chambre, ayant frappé discrètement à ma porte, me tint d’un air aussi embarrassé que respectueux le discours suivant :

— Je demande bien des pardons à monsieur ; mais, si monsieur ne tient pas absolument à faire ses études dans une auberge, il y a madame qui est très-souffrante, et qui demande en grâce à monsieur…

Je lui fis signe que c’était assez d’éloquence, et je remis avec humeur mon instrument dans son étui. Elle voulait donc absolument dormir ! Mon dépit devint une sorte de rage, et je fis des vœux pour qu’elle eût de mauvais rêves ; mais un quart d’heure ne se passa pas sans que je visse reparaître le domestique. Madame de Valvèdre me remerciait beaucoup, et, ne pouvant dormir malgré mon silence, elle m’autorisait à reprendre mes études musicales ; en même temps, elle me faisait demander si je n’avais pas un livre quelconque à lui prêter, pourvu que ce fût un ouvrage littéraire et pas scientifique. Le valet fit si bien cette commission, que je pensai qu’il l’avait, cette fois, apprise par cœur. J’avais, pour toute bibliothèque de voyage, un ou deux romans nouveaux en petit format, contrefaçon achetée à Genève, et un tout petit bouquin anonyme que j’hésitai un instant à joindre à mon envoi, et que j’y glissai, ou plutôt que j’y jetai tout à coup, avec l’émotion de l’homme qui brûle ses vaisseaux.

Ce mince bouquin était un recueil de vers que j’avais publié à vingt ans sous le voile de l’anonyme, encouragé par un oncle éditeur qui me gâtait, et averti par mon père que je ferais sagement de ne pas compromettre son nom et le mien pour le plaisir de produire cette bagatelle.

— Je ne trouve pas tes vers trop mauvais, m’avait dit cet excellent père ; il y a même des pièces qui me plaisent ; mais, puisque tu te destines aux lettres, contente-toi de lancer ceci comme un ballon d’essai, et ne t’en vante pas, si tu veux savoir ce qu’on en pense. Si tu es discret, cette première expérience te servira. Si tu ne l’es pas, et que ton livre soit raillé, d’une part tu en auras du dépit, de l’autre tu te seras créé un fâcheux précédent qu’il sera difficile de faire oublier.

J’avais religieusement suivi ce bon conseil. Mes petits vers n’avaient pas fait grand bruit, mais ils n’avaient pas déplu, et même quelques passages avaient été remarqués. Ils n’avaient, selon moi, qu’un mérite, ils étaient sincères. Ils exprimaient l’état d’une jeune âme avide d’émotions, qui ne se pique pas d’une fausse expérience, et qui ne se vante pas trop d’être à la hauteur de ses rêves.

C’était certes une grande imprudence que je venais de commettre en les envoyant à madame de Valvèdre. Si elle devinait l’auteur et qu’elle trouvât les vers ridicules, j’étais perdu. L’amour-propre ne m’aveuglait pas. Mon livre était l’œuvre d’un enfant. Une femme de trente ans s’intéresserait-elle à des élans si naïfs, à une candeur si peu fardée ?… Mais pourquoi me devinerait-elle ? n’avais-je pas su garder mon secret avec mes meilleurs amis ? Et, si j’étais plus troublé à l’idée de ses sarcasmes que je ne pouvais l’être de ceux de toute autre personne, n’avais-je pas une chance de guérison dans le dépit que sa dureté me causerait ?

Je ne voulais pourtant pas guérir, je ne le sentais que trop, et les heures se traînaient, mortellement lentes, plus cruelles encore depuis que j’avais fait ce coup de tête d’envoyer mon cœur de vingt ans à une femme nerveuse et ennuyée qui ne lui accorderait peut-être pas un regard. Aucune nouvelle communication ne m’arrivant plus, je sortis pour ne pas étouffer. J’accostai le premier passant, et parlai haut sous la fenêtre des voyageuses. Personne ne parut. J’avais envie de rentrer, et je m’éloignai pourtant, ne sachant où j’allais.

Je marchais à l’aventure sur le chemin qui mène à Varallo, lorsque je vis venir à moi un personnage que je crus reconnaître et dont l’approche me fit singulièrement tressaillir. C’était M. Moserwald, je ne me trompais pas. Il montait à pied une côte rapide ; son petit char de voyage le suivait avec ses effets. Pourquoi le retour de cet homme me sembla-t-il un événement digne de remarque ? Il parut s’étonner de mes questions. Il n’avait pas dit qu’il quittât la vallée définitivement. Il était allé faire une excursion dans les environs, et, comptant en faire d’autres, il revenait à Saint-Pierre comme au seul gîte possible à dix lieues à la ronde. Pour lui, il n’était pas grand marcheur, disait-il ; il ne tenait pas à se casser le cou pour regarder de haut : il trouvait les montagnes plus belles, vues à mi-côte. Il admirait fort les chercheurs d’aventures, mais il leur souhaitait bonne chance et prenait ses aises le plus qu’il pouvait. Il ne comprenait pas qu’on parcourût les Alpes à pied et avec économie. Il fallait là plus qu’ailleurs dépenser beaucoup d’argent pour se divertir un peu.

Après beaucoup de lieux communs de ce genre, il me salua et remonta dans son véhicule ; puis, arrêtant son conducteur au premier tour de roue, il me rappela en disant :

— J’y songe ! C’est bientôt l’heure du dîner là-bas, et vous êtes peut-être en retard ? Voulez-vous que je vous ramène ?

Il me sembla qu’après s’être montré très-balourd, à dessein peut-être, il attachait sur moi un regard de perspicacité soudaine. Je ne sais quelle défiance ou quelle curiosité cet homme m’inspirait. Il y avait de l’un et de l’autre. Mon rêve m’avait laissé une superstition. Je pris place à ses côtés.

— Avez-vous quelque voyageur nouveau ici ? me dit-il en me montrant le hameau, dont le petit clocher à jour se dessinait en blanc vif sur un fond de verdure sombre.

Des voyageurs ? Non ! répondis-je en me retranchant dans un jésuitisme des plus maladroits.

Je me sentais beaucoup moins d’aplomb pour cacher mon trouble à Moserwald, dont la sincérité m’était suspecte, que je n’en éprouvais à tromper effrontément Obernay, le plus droit, le plus sincère des hommes. C’était comme un châtiment de ma duplicité, cette lutte avec un juif qui s’y entendait beaucoup mieux que moi, et j’étais humilié de me trouver engagé dans cet assaut de dissimulation. Il eut un sourire d’astuce niaise en reprenant :

— Alors vous n’avez pas vu passer une certaine caravane de femmes, de guides et de mulets ?… Moi, je l’ai rencontrée hier au soir, à dix lieues d’ici, au village de Varallo, et je croyais bien qu’elle s’arrêterait à Saint-Pierre ; mais, puisque vous dites qu’il n’est arrivé personne…

Je me sentis rougir, et je me hâtai de répondre avec un sourire forcé que j’avais nié l’arrivée de nouveaux voyageurs, non celle de voyageuses inattendues.

— Ah ! bien ! vous avez joué sur le mot !… Avec vous, il faut préciser le genre, je vois cela. N’importe, vous avez vu ces belles chercheuses d’aventures ; quand je dis ces belles…, vous allez peut-être me reprocher de ne pas faire accorder le nombre plus que le genre…, car il n’y en a qu’une de belle ! L’autre…, c’est, je crois, la petite sœur du géologue…, est tout au plus passable. Vous savez que monsieur… comment l’appelez-vous ?… votre ami ? n’importe, vous savez qui je veux dire : il l’épouse !

— Je n’en sais rien du tout ; mais, si vous le croyez, si vous l’avez ouï dire, comment avez-vous eu le mauvais goût de faire des plaisanteries, l’autre jour, sur ses relations avec… ?

— Avec qui donc ? Qu’est-ce que j’ai dit ? Vrai ! je ne m’en souviens plus ! On dit tant de choses dans la conversation ! Verba volant ! N’allez pas croire que je sache le latin ! Qu’est-ce que j’ai dit ? Voyons ! dites donc !

Je ne répondis pas. J’étais plein de dépit. Je m’enferrais de plus en plus ; j’avais envie de chercher noise à ce Moserwald, et pourtant il fallait prendre tout en riant ou le laisser lire dans mon cerveau bouleversé. J’eus beau essayer de rompre l’entretien en lui montrant les beaux troupeaux qui passaient près de nous, il y revint avec acharnement et il me fallut nommer madame de Valvèdre. Il fut aveugle ou charitable : il ne releva pas l’étrange physionomie que je dus avoir en prononçant ce nom terrible.

— Bon ! s’écria-t-il avec sa légèreté naturelle ou affectée : j’ai dit cela, moi, que M. Obernay (voilà son nom qui me revient) avait des vues sur la femme de son ami ? C’est possible !… On a toujours des vues sur la femme de son ami… Je ne savais pas alors qu’il dût épouser la belle-sœur, parole ! Je ne l’ai su qu’hier au matin en faisant causer le domestique de ces dames. Je vous dirai bien que cela ne me paraît pas une raison sans appel… Je suis sceptique, moi, je vous l’ai dit ; mais je ne veux pas vous scandaliser, et je veux bien croire… Mon Dieu, comme vous êtes distrait ! À quoi donc pensez-vous ?

— À rien, et c’est votre faute ! Vous ne dites rien qui vaille. Vous n’avez pas le sens commun, mon cher, avec vos idées de profonde scélératesse. Quel mauvais genre vous avez là ! C’est très-mal porté, surtout quand on est riche et gras.

Si j’avais su combien il était impossible de fâcher Moserwald, je me serais dispensé de ces duretés gratuites, qui le divertissaient beaucoup. Il aimait qu’on s’occupât de lui, même pour le rudoyer ou le railler.

— Oui, oui, vous avez raison ! reprit-il comme transporté de reconnaissance ; vous me dites ce que me disent tous mes amis, et je vous en sais gré. Je suis ridicule, et c’est là le plus triste de mon affaire ! J’ai le spleen, mon cher, et l’incrédulité des autres sur mon compte vient s’ajouter à celle que j’ai envers tout le monde et envers moi-même. Oui, je devrais être heureux, parce que je suis riche et bien portant, parce que je suis gras ! Et cependant je m’ennuie, j’ai mal au foie, je ne crois pas aux hommes, aux femmes encore moins ! Ah çà ! comment faites-vous pour croire aux femmes, par exemple ? Vous me direz que vous êtes jeune ! Ce n’est pas une raison. Quand on est très-instruit et très-intelligent, on n’est jamais jeune. Pourtant voilà que vous êtes amoureux…

— Moi ! où prenez-vous cela ?

— Vous êtes amoureux, je le vois, et aussi naïvement que si vous étiez sûr de réussir à être aimé ; mais, mon cher enfant, c’est la chose impossible, cela ! On n’est jamais aimé que par intérêt ! Moi, je l’ai été parce que j’ai un capital de plusieurs millions ; vous, vous le serez parce que vous avez un capital de vingt-trois ou vingt-quatre ans, de cheveux noirs, de regards brûlants, capital qui promet une somme de plaisirs d’un autre ordre et non moins positifs que ceux que mon argent représente, beaucoup plus positifs, devrais-je dire, car l’argent procure des plaisirs élevés, le luxe, les arts, les voyages… tandis que, lorsqu’une femme préfère à tout cela un beau garçon pauvre, on peut être sûr qu’elle fait grand cas de la réalité. Mais ce n’est pas de l’amour comme nous l’entendons, vous et moi. Nous voudrions être aimés pour nous-mêmes, pour notre esprit, pour nos qualités sociales, pour notre mérite personnel enfin. Eh bien, voilà ce que vous achèterez probablement au prix de votre liberté, ce que je payerais volontiers de toute ma fortune, et ce que nous ne rencontrerons jamais ! Les femmes n’ont pas de cœur. Elles se servent du mot vertu pour cacher leur infirmité, et avec cela elles font encore des dupes ! des dupes que j’envie, je vous le déclare…

— Ah ça ! m’écriai-je en interrompant ce flux de philosophie nauséabonde, que me chantez-vous là depuis une heure ? Vous me dites que vous avez été aimé, que je le serai…

— Ah ! mon Dieu ! vous croyez que je vous parlais de madame de Valvèdre ? Je n’y pensais pas, mon cher, je parlais en général. D’abord je ne la connais pas ; sur l’honneur, je ne lui ai jamais parlé. Quant à vous… vous ne pouvez pas la connaître encore ; vous lui avez peut-être parlé cependant ?… À propos, la trouvez-vous jolie ?

— Qui ? madame de Valvèdre ? Pas du tout, mon cher, elle m’a semblé laide.

Je fis cette réponse avec tant d’assurance, une assurance si désespérée (je voulais à tout prix me soustraire aux investigations de Moserwald), que celui-ci en fut dupe, et me laissa voir sa satisfaction. Quand nous descendîmes de voiture, j’avais enfin réussi à lui ôter la lumière qu’il avait cru saisir, qu’il avait saisie un moment, et il retombait dans les ténèbres, tout en me laissant son secret dans les mains. Il était bien évidemment revenu à Saint-Pierre parce qu’il avait rencontré madame de Valvèdre à Varallo, parce qu’il avait questionné son laquais, parce qu’il était épris d’elle, parce qu’il espérait lui plaire, et il m’avait tâté pour voir s’il ne me trouverait pas en travers de son chemin.

Ayant appris d’Antoine que les dames de Valvèdre ne dîneraient pas en bas, je voulus me soustraire au déplaisir d’un nouveau tête-à-tête avec Moserwald en me faisant servir mystérieusement dans un coin du petit jardin de mon hôte, quand celui-ci m’annonça que je serais seul dans sa grande salle basse avec Obernay, l’israélite ayant dit qu’il souperait peut-être dans la soirée.

— Et que fait-il ? où est-il maintenant ? demandai-je.

— Il est chez madame de Valvèdre, répondit Antoine, dont la figure prit une expression d’étonnement comique à l’aspect de ma stupeur.

— Ah ça ! m’écriai-je, il la connaît donc ?

— Je n’en sais rien, monsieur ; comment voulez-vous que je sache ?…

— C’est juste, cela vous est fort égal, et, quant à moi… Mais vous le connaissez, vous, ce M. Moserwald ?

— Non, monsieur ; je l’ai vu avant-hier pour la première fois.

— Il vous avait dit en partant qu’il reviendrait bientôt ?

— Non, monsieur, il ne m’avait rien dit du tout.

Je ne sais quelle sourde colère s’était emparée de moi en apprenant que ce juif avait eu l’audace ou l’habileté, à peine débarqué, de pénétrer auprès d’Alida, qu’il prétendait ne pas connaître. Obernay s’attarda beaucoup, il faisait nuit quand il rentra ; je l’avais attendu pour dîner, et sans mérite aucun, je n’avais certes pas faim. Je ne lui parlai pas de Moserwald, craignant de trahir ma jalousie.

— Mets-toi à table, me dit-il, il me faut absolument un quart d’heure pour arranger quelques plantes fontinales extrêmement délicates que je rapporte.

Il me quitta, et Antoine me servit mon repas, disant qu’il connaissait les quarts d’heure d’Obernay déballant son butin de botaniste, et que ce n’était pas une raison pour me faire manger un rôti desséché. J’étais à peine assis, que Moserwald parut, s’écria qu’il était charmé de ne pas souper seul, et ordonna à notre hôte de le servir vis-à-vis de moi, ceci sans m’en demander aucunement la permission. Cette familiarité, qui m’eût diverti dans une autre situation d’esprit, me parut intolérable, et j’allais le lui faire entendre quand, la curiosité dominant toutes mes autres angoisses, je résolus de me contenir et de le faire parler. C’était une curiosité douloureuse et indignée ; mais je fus stoïque, et, d’un air tout à fait dégagé, je lui demandai s’il avait réussi à voir madame de Valvèdre.

— Non, répondit-il en se frottant les mains ; mais je la verrai tantôt avec vous, dans une heure.

— Ah ! vraiment ?

— Cela vous étonne ? C’est pourtant bien simple. Ma figure et ma voix étaient déjà connues de la belle-sœur, qui m’avait remarqué à Varallo. Oh ! je dis cela sans fatuité, je n’ai pas de prétention de ce côté-là. Je note qu’elle m’avait remarqué avant-hier en passant dans ce village où nous nous croisions. Eh bien, nous nous sommes rencontrés de nouveau tout à l’heure, là-haut, dans la galerie. Elle est toute franche, toute confiante, cette grande fille ; elle est venue à moi pour savoir si je n’avais pas recueilli sur mon chemin quelque nouvelle de son frère.

— Dont vous ne saviez rien ?

— Pardon ! avec de l’argent, on sait toujours ce qu’on veut savoir. Voyant ces dames inquiètes, j’avais, dès hier au soir, dépêché le plus hardi montagnard de Varallo vers la station présumée de M. de Valvèdre. Ah ! dame ! cela m’a coûté cher ; pendant la nuit et par des sentiers impossibles, il a prétendu que cela valait…

— Faites-moi grâce des écus que vous avez dépensés. Vous avez des nouvelles de l’expédition ?

— Oui, et de très-bonnes. La sœur a failli me sauter au cou. Elle voulait tout de suite me présenter à madame de Valvèdre ; mais celle-ci, qui avait passé la journée dans son lit, était en train de se lever et m’a remis à tantôt. Voilà, mon cher ! ce n’est pas plus malin que ça ?

Moserwald ne dissimulait plus ses projets ; il avait trop besoin de se vanter de son habileté et de sa libéralité pour être prudent. Ma jalousie essaya de se calmer. Que pouvais-je craindre d’un concurrent si vain et si vulgaire ? N’était-ce pas faire injure à une femme exquise comme l’était Alida que de redouter pour elle les séductions d’un Moserwald ?

J’allais le questionner davantage quand Obernay vint manger à la hâte et avec préoccupation un reste de volaille ; après quoi, il regarda sa montre et nous dit qu’il était temps de monter chez ces dames pour voir partir les fusées.

— Il paraît, dit-il à Moserwald, que vous êtes invité à prendre le thé là-haut en remerciement des bonnes nouvelles que vous avez données, ce dont, pour ma part, je vous sais gré ; mais permettez-moi une question.

— Mille, si vous voulez, mon très-cher, répondit Moserwald avec aisance.

— Vous avez dépêché un montagnard vers la pointe de l’Ermitage ; il s’y est rendu à travers mille périls, et vous l’avez attendu à Varallo jusqu’à ce matin. A-t-il vu M. de Valvèdre ? lui a-t-il parlé ?

— Il l’a vu de trop loin pour lui parler, mais il l’a vu.

— C’est fort bien ; mais, s’il vous prenait l’obligeante fantaisie d’envoyer encore des exprès et qu’ils parvinssent jusqu’à lui, veuillez ne pas les charger de lui dire que sa femme et sa sœur sont à sa recherche.

— Pas si sot ! s’écria Moserwald avec un rire d’une ingénuité admirable.

— Comment, pas si sot ? répliqua Obernay surpris en le regardant entre les deux yeux.

Moserwald fut embarrassé un instant ; mais son esprit délié lui suggéra vite une réponse assez ingénieuse.

— Je sais fort bien, reprit-il, que votre savant ami serait fort contrarié de l’arrivée et de l’inquiétude de ces dames. Quand on risque ses os dans une pareille campagne et que l’on a dans l’esprit les grands problèmes de science auxquels je déclare ne rien comprendre, mais dont j’admets la passion, vu que je comprends toutes les passions, moi qui vous parle…

Obernay l’interrompit avec impatience en jetant sa serviette.

— Enfin, dit-il, vous avez deviné la vérité. M. de Valvèdre a besoin de toute la liberté d’esprit possible en ce moment. Montons, nous n’avons plus le temps de causer.

Alida était mise plus simplement que la veille. Je lui sus un gré infini de ne pas s’être parée pour Moserwald ; elle n’en était, d’ailleurs, que plus belle. Je ne sais pas si sa belle-sœur était moins négligée que le jour précédent ; je crois que je ne la vis pas du tout ce soir-là. J’étais si rempli de mon drame intérieur, que je m’imaginais presque être en tête-à-tête avec madame de Valvèdre.

Son premier accueil fut froid et méfiant. Elle parut être impatiente de voir partir la fusée. Je ne la suivis pas sur le balcon. Je ne sais pas si les signaux furent de bon augure, je ne me souviens pas de m’en être enquis. Je sais seulement qu’un quart d’heure après, Paule de Valvèdre et son fiancé étaient assis à une grande table, et qu’ils examinaient des plantes, baptisant de noms barbares ou pompeux la bourrache et le chiendent, pendant que madame de Valvèdre, à demi couchée sûr sa chaise longue, avec un guéridon placé entre elle et moi, brodait nonchalamment sur du gros canevas, comme pour se dispenser de rencontrer les regards. Je voyais bien, à ses mains distraites, qu’elle ne travaillait que pour se renfermer en elle-même. Ses traits expressifs avaient en ce moment une placidité mystérieuse. Il n’y avait, à coup sûr, aucune affinité sympathique entre elle et Moserwald. Je remarquai même avec plaisir qu’au fond des paroles de politesse et de remerciement qu’elle lui adressa dans une forme très-laconique, il y avait un léger dédain.

Je me rassurai tout à fait en remarquant aussi que l’israélite, d’abord plein d’aplomb vis-à-vis d’elle, perdait à chaque minute un peu de sa vitalité. Sans doute, il avait compté, comme d’habitude, sur les saillies enjouées et paradoxales de son esprit naturel pour faire passer son manque d’éducation ; mais sa faconde l’avait rapidement abandonné. Il ne disait plus que des platitudes, et je l’y aidais cruellement, devinant un imperceptible sourire d’ironie sur les lèvres closes de madame de Valvèdre.

Pauvre Moserwald ! il était pourtant meilleur et plus vrai en ce moment de sa vie qu’il ne l’avait peut-être jamais été. Il était amoureux et très-réellement ému. Comme moi, il buvait l’étrange poison de passion irrésistible qui m’avait enivré, et, quand je songe à tout ce que par la suite cette passion lui a fait faire de contraire à ses théories, à ses idées et à ses instincts, je me demande avec stupeur s’il y a une école pour le sentiment, et si le sentiment lui-même n’est pas le révélateur par excellence.

À mesure qu’il se troublait, je retrouvais ma lucidité. Bientôt je fus en état de comprendre et de commenter de sang-froid la situation. Il n’avait pas osé se vanter à mademoiselle de Valvèdre de tout le zèle qu’il avait mis à trouver un prétexte pour s’introduire auprès d’Alida. Il avait même eu le bon goût de ne pas parler de son argent dépensé. Il prétendait avoir seulement été aux informations dans les environs, et avoir réussi à déterrer un chasseur qui descendait de la montagne et qui avait vu de loin le campement du savant et le savant lui-même en lieu sûr et en bonne apparence de santé. On l’avait remercié de son obligeance, Paule disait ingénument « de son bon cœur. » On le connaissait de nom et de réputation ; mais on n’avait jamais remarqué sa figure, bien qu’il s’évertuât à vouloir rappeler diverses circonstances où il s’était trouvé, à la promenade à Genève ou au spectacle à Turin, non loin de ces dames. Il insinuait, avec autant de finesse qu’il lui était possible, que madame de Valvèdre l’avait vivement frappé, que, tel jour et en telle rencontre, il avait remarqué tous les détails de sa toilette.

— On jouait le Barbier de Séville.

— Oui, je m’en souviens, répondait-elle.

— Vous aviez une robe de soie bleu pâle avec des ornements blancs, et vos cheveux étaient bouclés, au lieu d’être en bandeaux comme aujourd’hui.

— Je ne m’en souviens pas, répondait Alida d’un ton qui signifiait : « Qu’est-ce que cela vous fait ? »

Il y eut un tel crescendo de froideur de sa part, que le pauvre juif, tout à fait décontenancé, quitta l’angle de la cheminée, où il se dandinait depuis un quart d’heure, et alla déranger et impatienter les fiancés botanistes en leur faisant de lourdes questions railleuses sur leurs saintes études de la nature. Je m’emparai de cette place que Moserwald avait accaparée : c’était la plus favorable pour voir Alida sans être gêné par la petite lampe dont elle s’était masquée ; c’était aussi la plus proche que l’on pût convenablement prendre auprès d’elle. Jusque-là, ne voulant pas m’asseoir plus loin, je n’avais fait que la deviner.

Je pus enfin lui parler. J’eus bien de la peine à lui adresser une question directe. Enfin ma langue se délia par un effort désespéré, et, au risque d’être aussi gauche et aussi bête que Moserwald, je lui demandai si j’étais assez malheureux pour que mon maudit hautbois eût réellement troublé son sommeil.

— Tellement troublé, répondit-elle en souriant tristement, que je n’ai pas pu me rendormir ; mais ne prenez pas ce reproche pour une critique. Il m’a semblé que vous jouiez fort bien : c’est précisément parce que j’étais forcée de vous écouter… Mais je ne veux pas non plus vous faire de compliments. À votre âge, cela ne vaut rien.

— À mon âge ? Oui, je suis un enfant, c’est vrai, rien qu’un enfant ! C’est l’âge où l’on est avide de bonheur. Est-ce un crime d’être heureux d’un rien, d’un mot, d’un regard, fût-ce un regard distrait ou sévère, fût-ce un mot de simple bienveillance ou seulement de généreux pardon sous forme d’éloge ?

— Je vois, répondit-elle, que vous avez lu le petit volume que vous m’avez envoyé ce matin ; car vous êtes tout rempli de l’orgueil de la première jeunesse, et ce n’est guère obligeant pour ceux ou pour celles qui sont entrés dans la seconde.

— Dans les volumes que, par votre ordre, je vous ai fait remettre ce matin, y en avait-il donc un qui ait eu le malheur de vous déplaire ?

Elle sourit avec une ineffable douceur, et elle allait répondre. J’étais suspendu au mouvement de ses lèvres ; Moserwald, penché sur la table, ne regardait nullement dans la loupe d’Obernay, qu’il avait prise machinalement et qu’il ternissait de son haleine, au grand déplaisir du botaniste. Il grimaçait derrière cette loupe ; mais il avait un œil braqué sur moi, et louchait d’une façon si burlesque, que madame de Valvèdre partit d’un éclat de rire. Ce fut pour moi un moment de cruel triomphe, mais qu’un instant après j’expiai cruellement. En riant, madame de Valvèdre laissa tomber sa broderie et un petit objet de métal que je pris pour un dé et que je ramassai précipitamment ; mais je l’eus à peine dans les mains, qu’un cri de surprise et de douleur m’échappa.

— Qu’est-ce donc que cela ? m’écriai-je.

— Eh bien, répondit-elle tranquillement, c’est ma bague. Elle est beaucoup trop large pour mon doigt.

— Votre bague !… répétai-je hors de moi en regardant d’un œil hagard le gros saphir entouré de brillants que j’avais vu l’avant-veille au doigt de Moserwald.

Et j’ajoutai, en proie à un véritable désespoir :

— Mais cette chose-là n’est point à vous, madame !

— Pardonnez-moi : à qui voulez-vous donc qu’elle soit ?

— Ah ! vous l’avez achetée aujourd’hui ?

— Eh bien, qu’est-ce que cela vous fait, par exemple ? Rendez-la-moi donc !

— Puisque vous l’avez achetée, lui dis-je d’un ton amer en la lui rendant, gardez-la, elle est bien à vous ; mais, à votre place, je ne la porterais pas. Elle est d’un goût affreux !

— Vous trouvez ? C’est bien possible. J’ai acheté cela hier vingt-cinq francs à un vilain petit juif qui monte en vermeil, à Varallo, les améthystes et les autres cailloux du pays ; mais la grosse pierre est jolie. Je la ferai arranger autrement, et tout le monde croira que c’est un saphir oriental.

J’allais dire à madame de Valvèdre que le petit juif avait volé cette bague à M. Moserwald, lorsque, la modicité du prix de vente supposant chez un juif bijoutier une ignorance par trop invraisemblable de la valeur de l’objet, je me sentis replongé dans une énigme insoluble. Alida venait de parler avec une sincérité évidente, et pourtant, quelque effort que fit Moserwald pour me cacher sa main gauche, je voyais bien qu’il n’avait plus sa bague. Un soupçon hideux pesait sur moi comme un cauchemar. Je pris le bras de l’israélite et je l’emmenai sur la galerie, comme pour lui parler d’autre chose. Je flattai sa vanité pour lui arracher la vérité.

— Vous êtes un habile homme et un amant magnifique, lui dis-je ; vous faites accepter vos dons de la manière la plus ingénieuse !

Il donna dans le piège sans se faire prier.

— Eh bien, oui, dit-il, voilà comme je suis ! Rien ne me coûte pour procurer un petit plaisir à une jolie femme, et je n’ai pas le mauvais goût de lui faire des conditions, moi ! C’est à elle de deviner.

— Et certainement on vous devine ? Vous êtes coutumier du fait ?

— Avec celle-ci… c’est la première fois, et je me demande avec un peu de crainte si elle prend réellement cette gemme de premier choix pour une améthyste de cent sous ! Non, ce n’est pas probable. Toutes les femmes se connaissent en gemmes, elles les aiment tant !

— Pourtant, si elle n’y connaît rien, elle ne vous devine pas, et vous voilà dans une impasse. Ou il faut vous déclarer, ou il faut risquer de voir la bague passer à la femme de chambre.

— Me déclarer ? répondit-il avec un véritable effroi. Oh ! non, c’est trop tôt ! je ne suis pas encouragé jusqu’à présent… à moins que ce ton moqueur ne soit une manière de grande dame !… C’est possible, je n’avais jamais visé si haut, moi !… car elle est comtesse, vous savez ? Son mari ne prend pas de titre, mais il est de grande maison…

— Mon cher, repris-je avec une ironie qu’il ne comprit pas, tout madré qu’il était, je ne vois qu’un moyen : c’est qu’un ami généreux l’éclaire sur la valeur de l’objet qu’on lui a fait si adroitement accepter. Voulez-vous que je m’en charge ?

— Oui ! mais pas aujourd’hui au moins ! Vous attendrez que je sois parti.

— Bah ! vous voilà bien craintif ! N’êtes-vous pas persuadé qu’une femme est toujours flattée d’un riche cadeau ?

— Non ! cela dépend ; elle peut aimer le cadeau et détester la personne qui l’offre. Dans ce cas-là, il faut beaucoup de patience et beaucoup de cadeaux, toujours glissés dans ses mains sans qu’elle songe à les repousser, et ne témoignant jamais d’aucune espérance. Vous voyez que j’ai ma tactique !

— Elle est magnifique, et très-flatteuse pour les femmes que vous honorez de vos poursuites !

— Mais… je la crois fort délicate, reprit-il avec conviction, et, si vous la critiquez, c’est qu’il vous serait impossible de la suivre !

Je ne lui passai pas ce mouvement d’impertinence et je rentrai au petit salon, bien décidé à l’en punir. Je me sentis dès lors un aplomb extraordinaire, et, m’approchant d’Alida :

— Savez-vous, madame, lui dis-je, de quoi je m’entretenais avec M. Moserwald au clair de la lune ?

— Du clair de lune, peut-être ?

— Non, nous parlions bijouterie. Monsieur prétend que toutes les femmes se connaissent en pierres précieuses parce qu’elles les aiment passionnément, et j’ai promis de m’en rapporter à votre arbitrage.

— Il y a là deux questions, répondit madame de Valvèdre. Je ne peux pas résoudre la première ; car, pour mon compte, je n’y entends rien ; mais, pour la seconde, je suis forcée de donner raison à M. Moserwald. Je crois que toutes les femmes aiment les bijoux.

— Excepté moi pourtant, dit Paule avec gaieté ; je ne m’en soucie pas le moins du monde.

— Oh ! vous, ma chère, reprit Alida du même ton, vous êtes une femme supérieure ! Il n’est question ici que des simples mortelles.

— Moi, dis-je à mon tour avec une amertume extrême, je croyais qu’en fait de femmes il n’y avait que les courtisanes qui eussent la passion des diamans.

Alida me regarda d’un air très-étonné.

— Voilà une singulière idée ! reprit-elle. Chez les créatures dont vous parlez, cette passion-là n’existe pas du tout. Les diamants ne représentent pour elles que des écus. Chez les femmes honnêtes, c’est quelque chose de plus noble : cela représente les dons sacrés de la famille ou les gages durables des affections sérieuses. Cela est si vrai, que, ruinée, une véritable grande dame souffre mille privations plutôt que de vendre son écrin. Elle n’en fait le sacrifice que pour sauver ses enfants ou ses princes.

— Ah ! que cela est bien dit et que cela est vrai ! s’écria Moserwald enthousiasmé. Entre la femme et le diamant, il y a une attraction surnaturelle ! J’en ai vu mille exemples. Le serpent avait, dit une légende, un gros diamant dans la tête ; Ève vit ce feu à travers ses yeux et fut fascinée. Elle s’y mira comme dans les glaces d’un palais enchanté…

— Voilà de la poésie, ou je ne m’y connais pas, dis-je en l’interrompant. Et vous vous moquez des poëtes, vous !

— Cela vous étonne, mon cher ? reprit-il. C’est que je deviens poëte aussi, apparemment, avec les personnes qui m’inspirent !

En parlant ainsi, il lança sur Alida un regard enflammé qu’elle rencontra et soutint avec une impassibilité extraordinaire. C’était le comble du dédain ou de l’effronterie, car son grand œil interrogateur était toujours plein de mystères. Je ne pus supporter cette situation douteuse, horrible pour elle, si elle n’était pas la dernière des femmes. Je lui demandai à voir encore sa bague de vingt-cinq francs, et, l’ayant regardée :

— Je m’étonne beaucoup, lui dis-je, du peu d’attention que vous avez accordée à une gemme si belle après l’aveu que vous venez de faire de votre goût pour ces sortes de choses. Savez-vous bien, madame, que l’on vous a vendu là une pierre d’un très-grand prix ?

— Comment ? Quoi ? Est-ce possible ? dit-elle en reprenant la bague et en la regardant. Est-ce que vous avez des connaissances dans cette partie-là ?

— J’ai pour toute connaissance M. Moserwald, ici présent, qui, pas plus tard qu’avant-hier, m’a montré une bague toute pareille, avec des brillants comme ceux-ci, et qui me l’a offerte pour douze mille francs, c’est-à-dire pour rien, selon lui, car elle vaut beaucoup plus.

Devant cette interpellation directe, la figure de Moserwald se décomposa, et le rapide coup d’œil d’Alida, allant de lui à moi, acheva de le bouleverser.

Madame de Valvèdre ne se troubla pas. Elle garda quelques instants le silence, comme si elle eût voulu résoudre un problème intérieur ; puis, me présentant la bague :

— Qu’elle ait ou non de la valeur, dit-elle, je la trouve décidément fort laide. Voulez-vous me faire le plaisir de la jeter par la fenêtre ?

— Vraiment ? par la fenêtre ? s’écria Moserwald incapable de maîtriser son émotion.

— Vous voyez bien, lui répondit Alida, que c’est une chose qui a été perdue, trouvée par votre coreligionnaire de Varallo, et vendue sans qu’il en ait connu la valeur. Eh bien, il faut rendre cette chose à sa destinée, qui est d’être ramassée dans la boue par les personnes qui ne craignent pas de se salir les mains.

Moserwald, poussé à bout, eut beaucoup de sang-froid et de présence d’esprit. Il me pria de lui donner la bague, et, comme je la lui rendais avec l’affectation d’une restitution légitime, il la remit à son doigt en disant :

— Puisqu’elle devait être jetée aux ordures, je la ramasse, moi. Je ne sais d’où elle sort, mais je sais qu’elle a été purifiée à tout jamais en passant une journée au doigt de madame de Valvèdre ! Et maintenant, qu’elle vaille vingt-cinq sous ou vingt-cinq mille francs, elle est sans prix pour moi et ne me quittera jamais ! Là-dessus, ajouta-t-il en se levant et en me regardant, je pense que ces dames sont fatiguées, et qu’il serait temps…

M. Obernay et M. Valigny ne se retirent pas encore, répondit madame de Valvèdre avec une intention désespérante ; mais vous êtes libre, d’autant plus que vous partez demain matin, j’imagine ! Quant à la bague, vous ne pouvez pas la garder. Elle est à moi. Je l’ai payée et ne vous l’ai pas donnée… Rendez-la moi !

Les gros yeux de Moserwald brillèrent comme des escarboucles. Il crut son triomphe assuré en dépit d’un congé donné pour la forme, et rendit la bague avec un sourire qui signifiait clairement : « Je savais bien qu’on la garderait ! » Madame de Valvèdre la prit, et, la jetant hors de sa chambre sur le palier, par la porte ouverte, elle ajouta :

— La ramassera qui voudra ! elle ne m’appartient plus ; mais celui qui la portera en mémoire de moi pourra se vanter d’avoir là une chose que je méprise profondément.

Moserwald sortit dans un état d’abattement qui me fit peine à voir. Paule n’avait absolument rien compris à cette scène, à laquelle, d’ailleurs, elle avait donné peu d’attention. Quant à Obernay, il avait essayé un instant de comprendre ; mais il n’en était pas venu à bout, et, attribuant tout ceci à quelque étrange caprice de madame de Valvèdre, il avait repris tranquillement l’analyse de la saxifraga retusa.