Chapman & Hall, limited (p. 149-210).



VALSERINE


CHAPITRE I



DEPUIS que le jour était levé, Valserine restait appuyée à la fenêtre, comme les matins où elle attendait le retour de son père. Elle savait bien qu’il ne viendrait pas ce matin-là ; mais elle ne pouvait s’empêcher de regarder le petit sentier, par où il arrivait en se courbant, quand il apportait ses paquets de marchandises, passées en contrebande.

Elle avait tant pleuré la veille, et aussi toute la nuit, qu’elle ne pouvait pas retenir les gros sursauts, se terminant par une toute petite plainte, que sa poitrine laissait maintenant échapper. Elle détourna brusquement les yeux du petit sentier, en entendant le pas d’un cheval, sur le rude chemin qui montait de la route à la maison.

Elle se pencha avec inquiétude à la fenêtre, pour mieux écouter, et quand elle se fut bien assurée que le bruit se rapprochait, elle alla pousser le verrou de la porte et revint fermer tout doucement la fenêtre ; puis, elle attendit toute tremblante, derrière la vitre. Peu d’instants après, elle vit apparaître le cheval : il gravissait le chemin en tenant la tête baissée, et sa bride glissait et pendait d’un seul côté. Elle vit aussi que l’homme qui marchait près du cheval était un gendarme.

Il s’avançait en s’appuyant des deux poings sur ses hanches ; et son pas, bien mesuré, était ferme et régulier.

La fillette s’effaça pour ne pas être vue. Elle entendit le cheval s’arrêter devant la porte, et elle devina que le gendarme frappait avec le revers de sa main. Elle ne savait pas si elle devait répondre ; elle avait peur de désobéir, et en même temps elle pensait que le gendarme finirait par s’en aller, en croyant que la maison était vide. Mais le gendarme ne s’en allait pas ; il essayait d’ouvrir la porte et frappait plus fort, en appelant :

“ Eh, petite ! ”

Puis la fillette comprit qu’il attachait son cheval à la boucle de fer scellée dans le mur et qu’il s’éloignait. Peu après, elle entendit sa voix s’élever derrière la maison. Il appelait fortement :

“ Valserine ! Eh, Valserine ! ”

Il revint devant la maison en répétant ses appels. Mais, cette fois, sa voix ne s’enfonçait pas dans le bois ; elle passait au-dessus de la vallée de Mijoux et s’en allait heurter la haute montagne d’en face, qui la renvoyait en plusieurs voix assourdies, comme si elle la cassait et en envoyait les morceaux à la recherche de la petite fille.

Le gendarme se lassa d’appeler. Il secoua encore une fois la porte et vint coller son visage contre la vitre, en essayant de voir dans l’intérieur de la maison.

Valserine s’approcha aussitôt.

Elle venait de reconnaître un gendarme du village de Septmoncel, celui qui avait une petite fille si jolie, avec laquelle elle avait joué quelquefois.

Le gendarme parut tout joyeux en l’apercevant ; il lui fit un signe d’encouragement en disant :

“ Allons, petite ’niauque,’ ouvre la porte, je ne te veux point de mal, moi. ”

Valserine ouvrit la porte, toute honteuse de s’être laissée appeler si longtemps.

Le gendarme prit une chaise pour s’asseoir et dit à la petite fille, qui se tenait debout devant lui :

“ Voilà que ton père s’est fait prendre, et les douaniers disent que tu l’aidais à passer sa contrebande. ”

La fillette regarda le gendarme bien en face, et elle répondit :

“ Non. ”

“ Pourtant, ” reprit-il, “ tu faisais le guet, hier, quand les douaniers l’ont pris ? ”

Valserine baissa la tête.

“ Et c’est parce qu’il t’a entendue crier que le pied lui a manqué et qu’il est tombé sur la pente, à travers les arbres coupés. ”

Valserine releva vivement la tête, comme si elle allait donner une explication, puis sa bouche se referma, et, après quelques instants de silence, elle demanda presque tout bas :

“ Est-ce que sa jambe est cassée ? ”

“ Non, ” dit le gendarme, “ il pourra marcher bientôt. ”

Elle n’attendit pas qu’il eût fini la réponse pour demander encore :

“ Est-ce que sa tête lui fait toujours aussi mal ? ”

Le gendarme regarda de côté, comme s’il était embarrassé, puis il ôta son képi, et, en le tapotant du bout des doigts, il répondit :

“ Tout cela ne sera rien, mais ton père va aller en prison, et tu ne peux pas rester ici toute seule. ”

Et comme la fillette levait sur lui des yeux pleins d’inquiétude, il lui expliqua que le conducteur du courrier de Saint-Claude avait reçu l’ordre de la prendre le soir même, à son retour du col de la Faucille. Elle n’aurait qu’à attendre le passage de la voiture, en bas, sur la route, et on la conduirait dans une famille de Saint-Claude, jusqu’à ce que son père soit revenu de prison.

Valserine promit d’attendre le passage du courrier, et le gendarme s’en alla, en lui assurant qu’il donnerait souvent des nouvelles du contrebandier.

La fillette referma la porte derrière lui, et elle essaya de penser.

Elle se rappela que son père lui avait dit peu de temps avant : “ Tes douze ans vont bientôt finir. ”

Il avait ajouté, après un long silence :

“ Je voudrais que tu sois ouvrière diamantaire. ”

Souvent aussi, il avait parlé de l’avenir. C’était les jours où elle refusait de faire ses devoirs de classe. Elle le revoyait, penché, lui désignant ses fautes, leurs deux têtes si rapprochées qu’elles se heurtaient parfois, et elle croyait l’entendre encore lui dire : “ Je ne suis pas bien savant, mais ce que je peux t’apprendre te servira dans l’avenir. ”

L’avenir… Elle répéta le mot pour le fixer. Cela lui apparaissait très haut et tout semblable à ces nuages qui arrivaient en se bousculant par le col de la Faucille et qui s’enfuyaient en s’effilochant le long des monts Jura.

Puis la tourterelle apprivoisée attira son attention. Elle venait du bois, chaque matin, réclamer une caresse et une friandise. Valserine la retint longtemps dans ses deux mains, sans pouvoir lui parler, comme elle le faisait tous les jours, et, quand l’oiseau se fut envolé, la fillette sortit de sa maison pour se rendre à “ la chambre du gardien. ”

Elle fit un grand détour, en prenant toutes les précautions habituelles pour ne pas être vue. C’était là que son père cachait ses marchandises de contrebande.

Depuis qu’elle savait que la “ chambre du gardien ” était une cachette, Valserine s’y rendait toujours avec crainte. Pendant longtemps, elle avait cru que c’était seulement dans cet endroit frais que les marchandises étaient à leur place. Elle n’avait connu le danger que le soir où les douaniers étaient venus se mettre en embuscade sur l’amoncellement des quartiers de roche qui recouvraient la cachette. La nuit commençait d’entrer dans “ la chambre du gardien. ” La fillette et son père venaient de finir d’envelopper soigneusement les petits paquets faciles à dissimuler dans les poches et que le contrebandier devait aller vendre le lendemain.

Ils allaient sortir de la cachette, lorsqu’ils entendirent tout près d’eux une voix un peu basse qui disait :

“ Il doit y avoir des trous profonds parmi ces pierres. ”

La voix s’était subitement assourdie, comme si elle s’éloignait ; il y avait eu quelques piétinements, et la même voix avait repris :

“ J’ai envie de faire partir mon revolver là-dedans. ”

Aussitôt, la fillette sentit que son père la saisissait et l’attirait violemment à lui ; elle avait senti aussi qu’il était tout tremblant quand il lui avait dit très bas : “ Ils sont au-dessus de nous. ”

Valserine n’éprouvait aucune peur à ce moment. Elle ne comprenait pas pourquoi son père tremblait si fort contre elle. Elle voulut lui parler, mais il l’en empêcha en lui disant : “ Les douaniers sont là. ”

La fillette avait subitement deviné que son père cachait des marchandises de contrebande, tout comme le fils de la vieille Marienne, qui demeurait en bas de la montagne, et que les gendarmes avaient déjà emmené plusieurs fois en prison. Et, malgré l’obscurité, elle mit ses deux mains devant son visage pour cacher à son père la grande honte qui la faisait rougir.

Mais son père se courba davantage sur elle, en la serrant plus fort. Elle comprit sa pensée et, pour le rassurer, elle lui passa un bras autour du cou, pendant qu’elle lui appuyait son autre main sur la joue. Ils restèrent ainsi pendant un long moment, Valserine supportant le poids de la tête de son père, qui s’abandonnait sur la sienne.

Ils se séparèrent en entendant des petits coups secs contre les pierres de la cachette ; puis la voix du douanier arriva encore près d’eux, comme si elle sortait d’un porte-voix. Elle disait :

“ Ma baguette ne touche pas le fond. ”

Une autre voix, paraissant assez éloignée, dit :

“ Reste donc tranquille, tu vas faire sortir de ce trou quelques bêtes, qui vont nous ennuyer cette nuit. ”

Les petits coups secs continuèrent à se faire entendre, et, tout à coup, un glissement brusque fit comprendre à Valserine que le douanier avait laissé tomber sa baguette dans la “ chambre du gardien. ”

Valserine et son père s’assirent en silence sur la pierre étroite qui se trouvait près d’eux, et ils restèrent jusqu’au matin, sans oser bouger ni se parler tout bas.

Ce fut seulement lorsque le grand jour entra dans la “ chambre du gardien ” que le contrebandier se décida à sortir, pour s’assurer que les douaniers n’étaient plus là.

Et maintenant que Valserine se retrouvait seule dans cette cachette, elle se souvenait des moindres détails de cette nuit d’angoisse. Il y avait un peu plus d’un an de cela, et, depuis, elle avait fait tant de questions à son père qu’elle savait à présent beaucoup de choses.

Elle savait qu’il ne fallait jamais passer par le même chemin pour aller à la “ chambre du gardien, ” afin de ne tracer aucun sentier visible. Elle savait qu’un homme peut être contrebandier sans être un voleur, et elle sentait bien qu’un lien de plus l’attachait à son père, depuis qu’il lui avait parlé comme à une amie.

Et voilà qu’elle éprouvait presque de la fierté en se rappelant les paroles que le gendarme venait de lui dire : “ Les douaniers affirment que tu aidais ton père à passer sa contrebande. ”

Elle s’assura que toutes les marchandises étaient à l’abri de l’humidité ; elle roula en pelotte quelques bouts de ficelle qui traînaient à terre, et elle sortit de la “ chambre du gardien, ” avec les mêmes précautions qu’elle avait prises pour y entrer. Elle revint à la maison pour y mettre tout en ordre, et, quand l’heure fut venue, elle ferma la porte avec soin et descendit sur la route pour prendre le courrier, au passage, ainsi qu’elle l’avait promis au gendarme.

La voiture était pleine de monde. Le conducteur voulut faire monter Valserine près de lui, mais un homme déjà vieux céda sa place, après avoir longuement regardé la fillette, et monta lui-même sur le siège, à côté du conducteur. Valserine tourna le dos aux chevaux. Elle retenait de la main le rideau à grosse toile, à rayures rouges, qui fermait la voiture des deux côtés, et il lui semblait que c’était les montagnes qui se déplaçaient, chaque fois que la voiture tournait un lacet de la route. De temps en temps, la voix du conducteur laissait échapper une sorte de son plein et bref :

“ Allonlonlon… ”

Ce son venait à intervalles réguliers, comme si un compteur invisible en eût réglé le bon fonctionnement, et la fillette l’attendait, comme une chose nécessaire à la solidité de la voiture, aussi bien qu’à la bonne allure des chevaux.

On atteignit presque tout de suite le village de Lajoux. C’était dans ce village que Valserine allait à l’école. Tous les enfants qui jouaient devant les portes devaient savoir que le contrebandier était en prison, et, de crainte d’être aperçue par eux, la fillette se dissimula, en se faisant toute petite, derrière le rideau de toile.

La voiture s’arrêta un bon moment au village de Septmoncel. Le gendarme du matin passa en tenant sa petite fille par la main, et Valserine vit que tous deux lui souriaient d’un air d’encouragement.

Puis le voyage continua. La fillette remarqua que les montagnes devenaient plus noires et plus hautes et qu’elles semblaient tourner plus vite autour de la route ; et, au moment où la nuit tombait, elle s’aperçut que la voiture entrait dans la ville de Saint-Claude.

Quand les chevaux se furent arrêtés au coin de la place, Valserine vit s’approcher d’elle une jeune femme entourée de trois enfants. Elle la reconnut pour l’avoir vue, peu de temps avant, causer avec son père, à la dernière fête du village de Lajoux.

La jeune femme lui dit tout de suite :

“ Ton père voulait que je te prenne seulement l’année prochaine. Eh bien ! tu commenceras une année plus tôt, voilà tout. ”

Puis elle fit passer ses enfants tous du même côté, pour pouvoir marcher près de Valserine.

La fillette ne trouva rien à répondre.

Elle était un peu étourdie par le voyage. Un bruit de roues restait dans ses oreilles et elle s’inquiétait de ne plus entendre la voix monotone du conducteur, qui l’avait tranquillisée tout le long de la route. Elle vit s’allumer tout à coup, devant elle, une lumière suspendue dans le vide, puis une autre, et ce ne fut qu’à la troisième qu’elle reconnut les becs de gaz. La rue mal pavée avait une pente très raide, que les trois enfants s’amusaient à descendre en courant, pendant que la jeune femme indiquait à Valserine les mauvais pas ou les quelques marches qui se trouvaient de loin en loin sur le trottoir. On tourna dans une rue presque noire, et les enfants entrèrent dans une maison, en bousculant la vieille femme qui les attendait sur la porte.

Ce fut seulement le troisième jour de son arrivée que Valserine sut qu’elle allait entrer comme apprentie dans une diamanterie. C’était un dimanche. La jeune femme s’était levée beaucoup plus tard que d’habitude, les petits avaient leurs jolis vêtements, et la table de la salle à manger était mieux garnie que les autres jours.

Au milieu du babillage bruyant des enfants, Valserine apprit que la jeune femme était veuve, qu’elle s’appelait Mme Rémy, et qu’elle était ouvrière diamantaire. Elle apprit aussi que le métier de diamantaire était propre, qu’il donnait peu de fatigue, et que les femmes y gagnaient leur vie aussi largement que les hommes.

Mme Rémy avait ajouté, en faisant un geste en rond autour de la table :

“ C’est moi qui fais vivre tout le monde ici. ”

Elle retira la bague qu’elle portait au doigt, pour mieux montrer à la fillette les facettes qu’il fallait tailler, afin que la pierre pût donner tout son éclat. Puis elle lui fit comprendre combien sa chance était grande d’avoir été acceptée parmi les diamantaires, qui font peu d’apprentis, de peur qu’un trop grand nombre d’ouvriers ne fasse diminuer les salaires.

Valserine avait souvent entendu parler des diamanteries du pays ; mais elle y apportait pour la première fois de l’attention. Elle avait appris à l’école que le diamant était une pierre très dure, et elle se souvenait que la maîtresse de classe avait affirmé que la roue d’une charrette lourdement chargée pouvait passer dessus sans parvenir à l’entamer. Tout le jour, elle pensa à la difficulté qu’elle allait avoir à tenir un si petit objet dans ses mains. Elle imagina, pour tailler les pierres, un solide couteau à lame tranchante, comme le rasoir de son père. Elle se vit assise sur une chaise basse, devant une table basse aussi, sur laquelle se rangeaient des boîtes pleines de pierres brillantes et précieuses.

Une crainte lui venait de ce métier si difficile. Aussi, quand elle entra dans la diamanterie, le lendemain matin, elle regarda tout à la fois. Elle vit les grandes baies vitrées, qui laissaient entrer des deux côtés toute la lumière du dehors ; elle vit le plafond fait de briques rouges, et le mur du fond avec son cartel rond, accroché très haut, et ne put s’empêcher de compter les barreaux d’une échelle placée juste au-dessous du cartel ; elle vit le long tuyau posé, comme une chose dangereuse, bien au milieu de la salle, et tout entouré de cercles où venaient s’enrouler les courroies ; elle vit aussi, à droite et à gauche des longues baies vitrées, des hommes et des femmes assis côte à côte, sur de hauts tabourets, et qui tenaient leur visage tourné vers elle, avec curiosité. Au même instant, elle entendit Mme Rémy lui dire :

“ Prends garde aux courroies, Valserine ! ”

Elle se retourna aussitôt et, comme Mme Rémy la prenait à l’épaule, elle se laissa guider pour passer à droite, derrière la rangée des ouvriers. Elle devina que chaque visage se retournait sur elle, au passage, mais elle n’osa pas lever les yeux, et elle ne vit plus que les tabourets, qu’elle dépassait un à un. Puis une pression de la main de Mme Rémy l’obligea à s’arrêter, et elle entendit la même recommandation que tout à l’heure :

“ Prends bien garde aux courroies ! ”

Elle ôta son vêtement pour mettre une grande blouse à petits carreaux bleus, que Mme Rémy lui avait achetée la veille, en lui disant qu’elle remplacerait dorénavant son tablier d’écolière. Elle vit encore Mme Rémy lui sourire, et, malgré le ronflement qui commençait à lui emplir les oreilles, elle entendit qu’elle lui recommandait de ne pas bouger de sa place et de bien regarder ce qui se faisait autour d’elle, afin de se familiariser avec les choses.

Valserine s’assit comme les autres sur un haut tabouret. Sa nouvelle blouse, trop longue, la gênait un peu aux genoux. Elle croisa ses mains pour être bien sage, et ainsi qu’on le lui avait recommandé, elle regarda ce qui se faisait dans la diamanterie.

Elle vit tous les diamantaires se pencher de la même façon et avec les mêmes gestes recourbés, sur une plaque ronde, posée devant eux ; mais elle fut longtemps avant de distinguer que cette plaque était la meule, sur laquelle on taillait le diamant.

Dès le lendemain, elle commença à rendre quelques services autour d’elle. Des mots précis lui indiquaient ce qu’elle devait faire : “ Valserine, passe-moi ma poudre de diamant. Non, pas cette boîte-là ; l’autre, celle qui est ronde. ”

“ Mets ce plomb dans le moule, et augmente un peu la flamme du gaz. ”

Au bout d’une quinzaine de jours, Valserine connaissait par leur nom, tous les outils de la diamanterie.

Elle savait verser la quantité nécessaire de poudre de diamant sur la meule d’acier, qui tournait si vite qu’il fallait la regarder attentivement pour la voir tourner. Elle savait aussi faire fondre la petite boule de plomb dans laquelle on incruste la pierre, et qu’on maintient sur la meule à l’aide d’une pince lourde. Elle n’entendait plus la recommandation si souvent répétée des premiers jours : “ Prends garde aux courroies ! ”

Les hommes et les femmes la regardaient maintenant sans curiosité. Plusieurs même lui montraient un visage affectueux, et elle sentait bien qu’elle était parmi eux comme dans une grande famille.

Cependant, quand Mme Rémy lui demandait si elle aimait son métier, elle hésitait toujours avant de répondre : “ Oui. ” C’était à ce moment-là que la pensée d’un autre métier lui venait. Elle n’aurait pas su dire lequel ; elle n’en désirait aucun de ceux qu’elle connaissait.

Elle pensait seulement à un métier plus rude, et qui l’eût obligée à quitter souvent son tabouret. Elle faisait avec une grande obéissance tout ce qu’on lui commandait ; mais peu à peu une sorte de mépris se glissait en elle, pour ces pierres que l’on touchait avec tant de soin ; et un jour qu’elle en avait laissé échapper une de ses doigts, elle eut un grand étonnement en voyant avec quelle inquiétude Mme Rémy l’obligea à la retrouver de suite.

Elle voyait bien que c’était là les pierres les plus rares ; mais elle ne pouvait pas comprendre pourquoi on leur accordait une si grande importance.

Dès les premiers jours, elle avait remarqué que les diamantaires étaient mieux vêtus que les autres ouvriers de Saint-Claude ; les femmes portaient des robes bien ajustées, et leurs cheveux étaient toujours arrangés d’une façon jolie.

Il arriva un matin qu’une ouvrière voisine fut prise d’impatience. Elle soulevait et reposait la pince sur la meule en disant d’un air contrarié :

“ Je ne peux pas trouver le sens de cette pierre, et la journée passera avant que j’aie pu lui tailler une seule facette. ”

Cela inquiéta beaucoup Valserine.

Elle n’osait pas faire de question, mais elle suivait des yeux tous les mouvements de l’ouvrière mécontente.

Mme Rémy s’en aperçut. Elle fit signe à la fillette de s’approcher d’elle et elle lui expliqua que le diamant avait un côté par où il était impossible de l’entamer, et qu’il fallait parfois chercher longtemps avant de trouver l’endroit où l’on pourrait faire la première facette.

Valserine comprit que ce métier, si propre et si joli, ne demandait qu’une grande patience et beaucoup d’attention. Elle se rappela que son père l’avait choisi pour elle, depuis longtemps, et elle ressentit du contentement en pensant qu’il devait être moins malheureux dans sa prison, maintenant qu’il savait sa fille dans une diamanterie.



CHAPITRE II


La semaine finissait et Valserine attendait encore la visite du gendarme de Septmoncel. Il n’était pas venu le lundi d’avant, donner des nouvelles du prisonnier, comme il avait fait chaque semaine, depuis deux mois. Elle savait que son père souffrait toujours de sa blessure à la tête, et une grande impatience l’empêchait d’apporter de l’attention à son travail. Elle se trompait à chaque instant, et donnait aux ouvrières des objets qu’elles ne lui avaient pas demandés. Elle laissa tomber par terre deux tout petits diamants, qu’elle n’aurait jamais pu retrouver, sans l’aide de Mme Rémy. Cependant, personne ne la gronda, comme elle s’y attendait. Elle s’aperçut bientôt que les regards des diamantaires avaient quelque chose de changé, et qu’ils s’arrêtaient longuement sur elle. Il lui sembla aussi que tous avaient des choses secrètes à se dire ce jour-là. Ils se rapprochaient pour se parler, et aussitôt que leurs yeux rencontraient ceux de Valserine, ils les baissaient, comme s’ils étaient gênés d’être vus par elle.

Valserine vit Mme Rémy faire un signe à sa voisine et se pencher vers elle. Elle vit les yeux de l’ouvrière se tourner de son côté, et se détourner de suite. Elle devina que les deux femmes parlaient d’elle, et dans l’instant où les courroies glissaient en silence, comme cela arrive souvent dans les usines, la fillette entendit que l’ouvrière disait :

“ Maintenant il a fini sa prison. ”

Aussitôt tout devint clair pour elle. Elle comprit pourquoi le gendarme n’était pas venu. Elle comprit aussi les regards furtifs et mystérieux des diamantaires, et elle attendit, pleine de confiance, la fin de la journée, en pensant que Mme Rémy allait lui dire, comme à tout le monde, que son père était sorti de prison.

Le soir, pendant l’heure du dîner, Mme Rémy dit à Valserine :

“ Demain, nous irons chercher ton linge, et le reste de tes effets, dans la maison de ton père. ”

La fillette eut un mouvement si vif, que sa chaise se recula de la table. Elle la rapprocha beaucoup plus près qu’il ne fallait, et son regard chercha de nouveau celui de Mme Rémy. Mais Mme Rémy regardait à présent son verre avec attention ; elle le prit pour en frotter les bords, tout en disant :

“ J’ai demandé à Grosgoigin de nous conduire. ”

Elle continua de frotter son verre avec sa serviette, comme si cela était la chose la plus importante du moment, et elle ajouta :

“ Sa voiture est grande, et nous pourrons rapporter ici toutes les choses qui peuvent te servir. ”

Elle sortit presque aussitôt de table, pendant que les enfants demandaient en criant qu’on les emmenât aussi dans la voiture.

Le lendemain, de bonne heure, Grosgoigin vint prendre Mme Rémy avec ses trois enfants et Valserine.

Le cheval avançait lentement sur la route, qui allait sans cesse en montant. Les enfants se mirent à babiller. Ils attiraient l’attention de Valserine sur tout ce qu’ils voyaient ; mais Valserine ne leur répondait pas toujours ; elle avait remarqué l’air soucieux de Mme Rémy, et cela l’empêchait de montrer toute la joie qu’elle portait en elle.

Il fallut s’arrêter à Septmoncel pour le repas de midi. Le gendarme entra dans la salle, où la petite famille déjeunait seule. Valserine vit Mme Rémy se lever précipitamment pour aller au-devant de lui, et tous deux sortirent de la salle, en parlant à voix basse.

La fillette fut très surprise de voir Mme Rémy revenir toute seule. Elle aperçut peu après le gendarme par la fenêtre ouverte. Il remontait la rue, sans hâte, le buste un peu penché, et ses deux mains derrière le dos.

Le voyage reprit après le déjeuner. Les enfants commencèrent de laisser aller leurs petites têtes, au balancement de la voiture, et ils finirent par s’endormir tout à fait.

Mme Rémy était assise juste en face de Valserine. De temps en temps, elle respirait longuement, comme les gens qui prennent une grande résolution, et Valserine croyait toujours qu’elle allait lui parler. Puis, la jeune femme détournait son visage de celui de la fillette, et elle paraissait très occupée à empêcher les enfants endormis de glisser de la banquette. Valserine l’aidait de son mieux, en soutenant la tête de l’un d’eux, mais elle se renversait constamment en arrière, pour apercevoir le tournant d’une montagne qui cachait sa maison.

Quand la voiture traversa le village de Lajoux, Valserine sentit en elle comme un bouillonnement. Elle se mit à rire et à remuer les jambes. Elle avait envie de parler aussi. Elle voulait dire à Mme Rémy ce qu’elle avait entendu la veille dans la diamanterie. Elle voulait lui demander depuis combien de jours son père avait fini sa prison. Il lui semblait que toutes ces choses seraient faciles à dire, si les enfants se réveillaient. Mais ils continuaient de dormir tranquillement, et la fillette sentit augmenter sa timidité devant l’air ennuyé de Mme Rémy. Elle craignit de la fâcher et de l’entendre blâmer son père, comme cela était arrivé, chaque fois que le gendarme avait donné des nouvelles du prisonnier. Alors elle se pencha davantage, avec l’espoir de voir son père au bas du chemin qui grimpait à leur maison.

Maintenant la voiture descendait rapidement la route très en pente qui va de Lajoux à Mijoux. Au détour d’un lacet, Valserine s’agita brusquement. Elle repoussa la tête de l’enfant qu’elle soutenait, et se mit à crier d’une voix forte :

“ Arrêtez ! On est arrivé ! ”

Elle disait cela à Grosgoigin et à Mme Rémy tout à la fois. En même temps, elle regardait de tous côtés avec une vivacité extraordinaire ; puis elle se mit à secouer la poignée de la petite portière qui se trouvait près d’elle, à l’arrière de la voiture.

Elle la secouait si fortement, sans parvenir à l’ouvrir, que Mme Rémy la retint par sa robe, en lui disant :

“ Attends ! attends que la voiture soit arrêtée. ”

La fillette se redressa pour donner un vigoureux coup de pied dans la portière, qui s’ouvrit violemment en faisant grincer ses gonds ; et pendant que la voiture ralentissait, Valserine en descendit, sans se servir du marchepied. Elle fit un tour sur elle-même en ouvrant les bras. Elle fit trois ou quatre pas trop grands et mal assurés et, au moment Grosgoigin arrêtait tout à fait son cheval, la fillette sautait le fossé de la route, pour gagner en biais le chemin, qui montait très raide jusqu’à sa maison, placée à mi-côte de la montagne, au commencement de la partie boisée.

Mme Rémy la rappela, tout en empêchant les enfants de descendre.

Elle disait, comme l’instant d’avant :

“ Attends ! Attends ! ”

Mais Valserine n’attendait pas. Elle courait vers le chemin et quand elle l’eût atteint, elle se mit à le gravir, à grandes enjambées, en se tenant courbée en deux.

Mme Rémy l’appela encore.

Il y eut comme une angoisse dans sa voix, qu’elle essaya de renforcer, quand elle dit :

“ Je t’en prie, Valserine, attends-moi, il faut que je te parle tout de suite !…”

Elle eut un mouvement d’impatience, en voyant que la fillette continuait de monter avec la même rapidité, et après avoir fait descendre de voiture les trois petits, elle s’engagea avec eux sur le rude chemin.

Pendant ce temps, Valserine était déjà entrée dans sa maison, en faisant un grand geste de désappointement.

Elle en ressortit presque aussitôt, pour lancer un cri aigu et prolongé comme un signal. Son regard s’en alla au loin dans tous les sens, et quand elle le ramena plus près, elle ne vit que Grosgoigin qui faisait reculer son cheval, afin de ranger la voiture sur le côté de la route, et Mme Rémy, qui montait péniblement, en tirant un enfant de chaque main. Elle attendit encore quelques instants, et comme la réponse à son cri ne venait pas, elle se mit à courir vers la “ chambre du gardien. ” Là, non plus, rien n’avait été dérangé. Les paquets de tabac étaient toujours enveloppés de gros papier gris, et les boîtes de fer-blanc, pleines de chocolat, s’alignaient avec l’ordre qu’elle y avait mis à son départ.

Elle eut encore un geste de déception, et ainsi qu’elle l’avait fait dans sa maison, elle sortit de la “ chambre du gardien ” avec l’idée de lancer le même cri prolongé. Il lui sembla qu’elle n’avait pas donné toute sa voix, la première fois, et elle gonfla sa poitrine, afin de lancer, aussi loin que possible, ce nouvel appel.

Mais, au même instant, elle recula, comme si une main mystérieuse venait de la toucher au visage. Elle se rappelait brusquement qu’elle était devant l’entrée de la “ chambre du gardien, ” et comme si elle eût couru tout à coup un grand danger, elle se baissa vivement pour se glisser par le passage étroit de la cachette. Elle s’assit à demi sur la pierre la plus proche, et elle écouta toute frémissante les bruits qui pouvaient venir du dehors. Au bout d’un instant, elle s’aperçut qu’il faisait beaucoup plus clair que d’habitude dans la “ chambre du gardien. ” Des quartiers de roche qu’elle avait toujours crus noirs lui apparaissaient maintenant de la même couleur que les autres. Elle leva les yeux avec curiosité, et elle resta toute bouleversée, en apercevant un grand morceau de ciel au-dessus de sa tête. Elle fut tout de suite debout pour mieux voir, et elle reconnut que la fissure par laquelle le douanier avait autrefois laissé glisser sa baguette, s’était considérablement agrandie. Les deux énormes pierres qui formaient la voûte s’écartaient largement par un bout, tandis qu’elles se rapprochaient maintenant par l’autre, au point de se toucher. Et lorsque la fillette abaissa son regard sur la longue bande de jour, qui descendait dans la cachette, comme une étoffe claire, elle vit que du sable glissait par l’ouverture, et se répandait sur le sol en un tas qui s’évasait et recouvrait déjà une grande surface. Valserine ne savait que penser de tout cela, lorsqu’elle entendit la voix de Mme Rémy, l’appeler de nouveau ; elle fit un mouvement pour sortir, mais la même crainte mystérieuse que tout à l’heure la fit reculer de l’ouverture.

La voix de Mme Rémy avait d’abord marqué de la colère ; mais quand elle devint angoissée et pleine de désespoir, Valserine se boucha les oreilles pour ne pas l’entendre. Le silence revint avec la nuit.

La longue bande de jour était remontée peu à peu par l’ouverture.

Valserine attendit encore longtemps dans l’obscurité.

Des petites chutes de sable, venant d’en haut, la faisaient sursauter de temps en temps. Puis elle crut entendre les pas de son père, dans le sentier le plus proche ; elle pensa qu’il pouvait rentrer à la maison, sans se douter que sa fille l’attendait dans la “ chambre du gardien, ” et elle sortit sans bruit.

Dehors, rien ne bougeait. Une fraîcheur montait de la terre, toute couverte de hautes herbes et de mille fleurs. Valserine glissait sur les grosses pierres, pleines de mousse, qui entouraient la cachette ; elle se retenait aux arbres, tout minces et tordus, qui sortaient du creux des pierres, et quand elle arriva devant sa maison, elle poussa la porte en appelant tout bas :

“ Papa. ”

Elle haussa un peu la voix, pour appeler encore :

“ Papa. ”

Elle comprit qu’il n’y avait personne dans la maison et qu’elle se trompait en croyant voir le prisonnier étendu sur son lit ; mais elle était si sûre qu’il allait rentrer dans un instant, qu’elle repoussa simplement la porte, sans la fermer à clef. Elle se dirigea à tâtons jusqu’à son petit lit, et avant de s’étendre dessus, elle ne put s’empêcher de toucher celui de son père dans toute sa longueur.

Elle ne voulait pas s’endormir. Elle fit de grands efforts pour ne pas laisser se fermer ses paupières.

Cependant, elle fut réveillée par des cris. Elle ne fut pas longue à comprendre que c’était elle-même qui les avait poussés. Sa gorge ne laissait plus échapper de sons, mais sa respiration était courte et rude, et elle sentait bien qu’il lui suffirait de faire un tout petit effort pour entendre de nouveau les mêmes cris sourds et pleins d’angoisse. Elle avança encore les mains vers le lit de son père ; mais maintenant elle savait très bien qu’il était vide ; elle le touchait seulement pour être moins seule, et parce qu’il lui semblait qu’un ami lui donnait la main. Elle ne se souvenait pas d’avoir jamais vu la nuit aussi noire et, chaque fois qu’elle voulait fermer les yeux, une inquiétude les lui faisait rouvrir. Puis un bourdonnement ronfla dans ses oreilles, avec un petit sifflement. Elle se souleva pour mieux écouter, et il lui sembla que ce bruit emplissait toute la chambre. Elle imagina qu’une araignée tissait une immense toile autour de son lit, et elle en ressentit une oppression qui l’obligea à respirer longuement. Et, tout à coup, elle entendit battre son cœur. Elle en écouta les coups un instant, et elle dit tout haut :

“ Comme il fait du bruit ! ”

Aussitôt, elle trouva que sa voix avait résonné comme une voix étrangère ; tout son petit corps se resserra, et son cœur cogna plus sourdement.

Quand il se fut apaisé, elle s’aperçut que le vieux coucou, pendu au mur, ne faisait plus entendre son tic-tac. Son trouble en augmenta, et, pour se rassurer, elle chercha à distinguer sa place dans l’obscurité. Elle avait envie de lui parler, comme à une personne amie qui boude. Elle avait envie d’aller tirer ses chaînes ; mais elle n’osait faire le plus petit mouvement, de peur de heurter la chose inconnue et pleine de menace, qui bruissait toujours à ses oreilles. Alors, elle resta sans bouger, les yeux grands ouverts dans la nuit. Cependant le jour arriva. Valserine vit qu’il essayait d’entrer dans la maison, en passant sous la porte, et par les fentes des contrevents. Elle le vit se glisser, peu à peu, vers la petite glace accrochée près de la fenêtre, puis le long des poutres noires du plafond, et enfin se fixer dans tous les coins de la chambre.

Maintenant qu’il éclairait les chiffres jaunis du vieux coucou, Valserine se leva très vite, pour aller toucher du doigt le balancier, et, dès le premier tic-tac, le bruissement qui l’avait tant effrayée cessa, et il lui sembla que rien n’était changé dans la maison. Cependant, elle visita la pièce, comme si elle espérait y découvrir une bête étrange.

Elle passa soigneusement le balai sous chaque meuble, et enleva les plus petites toiles d’araignée, qui s’étaient formées pendant son absence.

Un battement d’ailes et deux petits coups frappés aux contrevents, lui firent oublier les bruits mystérieux de la nuit. C’était la tourterelle qui venait chercher une caresse, comme autrefois. Valserine ouvrit la fenêtre toute grande, et l’oiseau se posa sur le rebord en saluant et roucoulant, comme s’il avait mille et mille choses à dire. Mais quand la fillette étendit la main pour le caresser, il battit précipitamment des ailes et s’envola au loin.

Valserine le suivit des yeux, sans oser le rappeler, et lorsqu’il eut disparu dans les hautes branches d’un arbre, elle s’éloigna de la fenêtre avec une grande envie de pleurer. Ce fut à ce moment que son regard rencontra la petite table chargée de ses livres de classe. Elle se souvint aussitôt du vieux cahier de devoirs qui servait au contrebandier les jours il avait besoin d’être aidé par son enfant. Elle le prit pour en tourner très vite les pages, en lisant des mots tracés entre les lignes déjà pleines. Il y avait de longues phrases expliquant à la fillette ce qu’elle devait faire en revenant de l’école ; mais c’était surtout des indications précises sur le chemin que devait suivre le contrebandier pour rentrer à la maison.

Valserine s’arrêta sur les derniers mots :

“ Par le colombier, en bas du couloir. ”

C’était là que le contrebandier avait été pris par les douaniers. Elle revit son père tombant dans l’étroit couloir, que les bûcherons avaient formé du haut en bas de la montagne pour faire glisser les arbres coupés. Elle le revit, essayant de se relever à moitié de la pente, et retombant, le front en avant, contre les troncs mal équarris. À présent, il avait fini sa prison, et il ne pouvait tarder à rentrer. Elle essuya brusquement ses larmes avec sa manche, puis elle prit sa plume, et au milieu de la ligne suivante, elle écrivit :

“ Appelle-moi. ”

La matinée était peu avancée. Cependant, Valserine reconnut, à la couleur du ciel, que le soleil devait éclairer déjà les glaciers, qui se trouvaient de l’autre côté de la montagne. Le versant d’en face était encore plein de brume. On distinguait seulement les places blanches où la roche à pic était à nu et les endroits encore plus clairs où, à chaque printemps, la fonte des neiges entraînait des éboulements.

Valserine s’aperçut pour la première fois, qu’elle connaissait le nom des montagnes voisines. Elle les nomma avec un geste de la main, comme si elle les indiquait à quelqu’un : un peu à droite, le Mont-Rond ; à gauche, la Dôle, et, presque en face, le col de la Faucille.

Maintenant, elle se sentait tranquille autour de sa maison. Peu à peu, le soleil se montra au-dessus du Mont-Rond, et la brume qui recouvrait la vallée, s’enleva pour laisser voir les maisons blanches du village de Mijoux, où se trouve la douane. Elle reconnaissait facilement, parmi les autres, la petite maison carrée des douaniers. Elle n’était jamais passée devant sa grande porte, sans en éprouver un peu de terreur, depuis qu’elle savait que son père était contrebandier.

La fillette eut encore une fois l’idée que le prisonnier pouvait se trouver sur un sentier des environs. Elle lança de toute sa force le cri d’appel qu’il connaissait si bien, et auquel il avait toujours répondu ; mais ce cri resta sans réponse, comme celui de la veille. Elle n’en fut pas inquiète. Elle était sûre que son père allait arriver, et qu’il lirait la dernière phrase écrite sur le cahier ; il ne refuserait pas de la garder auprès de lui, pendant quelques jours, et ensuite elle le quitterait pour retourner à la diamanterie de Saint-Claude.

La faim qui commençait à lui tirailler l’estomac, l’obligea d’aller chercher des provisions, à la “ chambre du gardien. ” Elle emplit ses poches de chocolat et de gâteaux secs, et elle s’engagea sur la pente boisée, à travers les sentiers, qui descendaient dans la combe de Mijoux, pour remonter ensuite au col de la Faucille. Elle rôda longtemps sous bois, en se tenant tout proche d’un chemin, qui avait été autrefois une route, et que l’herbe et les pierres encombraient maintenant ; puis elle finit par trouver une éclaircie, d’ elle pouvait voir toute la ville de Gex, était la prison.

Jamais la plaine du pays de Gex ne lui avait paru aussi grande, et le lac de Genève, qui la terminait, la faisait penser à une étoffe déteinte par l’usure, et toute déchirée au bord.

Il lui sembla que tout ce qu’elle voyait ce jour-là, était différent des autres fois. La tête de vieillard, à longue barbe, qu’elle avait toujours vue au sommet du mont Blanc, prenait aujourd’hui la forme d’un chien, levant son museau, pour hurler tristement ; et les barques du lac, avec leurs grandes voiles pointues, comme les ailes des hirondelles, la faisaient penser à de grands oiseaux blessés, tout près de se noyer.

Elle fermait les yeux, pour essayer de revoir les choses sous leurs formes anciennes ; mais elle n’y parvenait pas. Elle n’en ressentait pas de trouble ; elle regrettait seulement que son père ne fût pas là, pour en rire avec elle, comme il avait fait la première fois qu’ils étaient venus ensemble sur ce chemin, et qu’elle avait vu les choses tout à l’envers. C’était à la place même où elle se trouvait en ce moment, que le contrebandier s’était arrêté pour lui dire :

“ Tu n’as pas de chance. On ne voit pas le lac de Genève aujourd’hui. ”

Il avait ajouté, en abaissant son bâton vers la plaine :

“ Tiens, il est sous ce monceau de nuages gris, que tu vois là tout en bas. ”

Mais la Valserine avait aussitôt levé la main vers le mont Blanc, pour montrer à son père le lac, qui s’étalait très large et très bleu, entre deux nuages roses, au-dessus des glaciers.

Il lui était arrivé une autre fois, de voir le mont Blanc tout en flammes, mais elle avait vite compris qu’il était seulement éclairé par le soleil.

Ce matin, la masse de nuages gris ne recouvrait plus le lac. Elle s’élevait lentement en fumée blanche, vers les glaciers, et le pays de Gex laissait voir toutes ses routes.

Valserine surveillait les plus proches. Elle trouvait que les gens mettaient beaucoup plus de temps qu’il n’en fallait pour aller d’un endroit à un autre. Ils avaient l’air de sauter sur place, plutôt que de marcher, et le moindre de leurs gestes lui paraissait plein de signification.

Quand le soir revint, Valserine se décida à reprendre le chemin de la maison.

Le soleil se couchait du côté de Septmoncel, et la fillette ne put s’empêcher de frissonner en le voyant si rouge. Il passa entre des nuages longs, comme des arbres coupés, sur lesquels il laissa des taches, et il entra dans un gros nuage sombre, qui semblait l’attendre. Valserine crut qu’il était couché, mais presque aussitôt, il sépara le nuage en deux, comme s’il voulait encore une fois regarder la fillette, puis il se montra, arrondi seulement par le haut, comme la porte de la maison des douaniers de Mijoux, et après avoir taché de rouge tout ce qui l’entourait, il disparut de l’autre côté de la montagne. Pendant ce temps, un oiseau voletait d’un arbre à l’autre, en faisant entendre un bruit semblable à celui que font les ciseaux qu’on ouvre et qu’on ferme, sans rien couper.

“ Tsic, tsic… Tsic. ”

La nuit tombait lentement, et Valserine, qui n’avait jamais eu peur dans le bois, se retournait souvent, pour regarder derrière elle.

De temps en temps, elle lançait son cri d’appel, qui restait toujours sans réponse.

Le chemin qu’elle suivait la fit passer près de la maison de la mère Marienne.

Valserine connaissait depuis longtemps la mère Marienne. Chaque fois que son fils était en prison, la vieille femme apportait ses œufs et ses chevrets au père de la fillette, qui se chargeait d’aller les vendre à Saint-Claude ou à Septmoncel. Elle connaissait aussi sa haine pour les douaniers. Elle l’avait vue plusieurs fois leur jeter des pierres, du haut du chemin, et elle n’osait jamais s’approcher d’elle, à cause de ses yeux, qui paraissaient toujours inquiets et pleins de soupçons.

Pourtant, ce soir, elle avait une grande envie d’entrer, pour lui parler de son père. Ce matin même, elle avait reconnu le fils de la vieille femme, au moment il traversait la route, pour se rendre à Gex ; il devait être de retour maintenant, et savait sans doute où se trouvait le prisonnier. Elle se décida à pousser la porte, après avoir fait le tour de la maison.

La mère Marienne était debout, devant une table plus longue que large, et la lampe, qui se trouvait sur le coin du buffet, éclairait un de ses poings, qu’elle tendait devant elle, comme si elle s’apprêtait à frapper quelqu’un. Elle laissa retomber son bras, en reconnaissant Valserine, et elle lui dit d’un ton plein de colère :

“ Les gendarmes sont passés par ici ; ils te cherchent. ”

Valserine ne sut pas démêler si c’était contre les gendarmes, ou contre elle, que la mère Marienne était fâchée.

Cependant, elle prit du courage, et répondit :

“ J’attends mon père. ”

La mère Marienne regarda la fillette, comme si elle ne comprenait pas.

“ Oui, ” répondit Valserine, “ il a fini sa prison, et il ne peut tarder à rentrer. ”

Et pendant que la vieille femme la regardait toujours d’un air étonné, la fillette s’empressa d’ajouter :

“ Je venais vous demander si votre fils l’avait vu. ”

Les deux poings fermés de la mère Marienne remontèrent contre sa mâchoire ; ses paupières se mirent à battre, et en se reprenant plusieurs fois, comme si ses paroles lui faisaient trop mal à la gorge, elle cria, en s’avançant sur Valserine :

“ Ils l’ont tué ton père ! Ils l’ont tué ! Ne le savais-tu pas ? ”

Valserine regardait le visage tout convulsé de la mère Marienne, et la grande terreur, qu’elle en ressentait, l’empêchait de bouger.

La vieille femme continuait, avec une voix pleine de fureur :

“ Ils l’ont tué comme ils ont tué autrefois mon pauvre mari ! Et mon fils est parti ce matin à Gex, pour le voir mettre dans le cimetière. ”

Puis elle mit ses poings sur ses yeux, comme si elle voulait s’empêcher de regarder une chose affreuse, et Valserine s’enfuit, épouvantée.



CHAPITRE III


L’été venait de finir, et Valserine habitait, depuis plusieurs semaines déjà, la maison de la mère Marienne. Le fils de la vieille femme l’avait retrouvée couchée parmi les buis et les cyclamens sauvages, le lendemain du jour où elle avait appris la mort de son père. Elle était toute raidie par le froid et le chagrin, et ses cris de petite fille désolée, semblaient ne jamais plus pouvoir s’arrêter.

La mère Marienne en fut épouvantée, et comme si sa propre peine eût dû effacer celle de Valserine, elle se mit à lui raconter comment son mari avait été tué par les douaniers.

“ Il s’appelait Catherin, ” dit-elle, “ et il faisait la contrebande de l’alcool. Souvent, il partait pour plusieurs jours, avec son cheval et sa voiture. Les douaniers le poursuivaient de tous côtés, mais il était adroit et savait les dépister. Il était hardi aussi, et quand les douaniers le menaçaient, il leur répondait en riant :

“ ‘ Aussi longtemps que je serai vivant, je vous échapperai. ’

“ Mais voilà qu’une nuit, ils imaginèrent de fermer les barrières d’un passage à niveau, qui se trouvait au fond d’une vallée. L’attelage de mon mari, lancé à fond de train, sur la route en pente, brisa la première barrière, et vint s’écraser contre la seconde ; et lorsque les douaniers accoururent pour fouiller la voiture, ils trouvèrent le corps de Catherin, plié en deux sur la barrière.

La vieille femme se tordit les mains, et, d’une voix pleine de détresse, elle termina en disant :

“ Il était mort depuis deux jours quand ils me l’ont rapporté… ”

Les jours passèrent, et chacun d’eux emporta un peu du chagrin de la fillette. Maintenant, elle restait de longs moments assise, sur le seuil de la maison. Elle se tenait toute ramassée comme une vieille femme, mais ses yeux noirs suivaient le chemin, qui s’en allait au pays de Gex, et qui se montrait de place en place à travers les pins. Elle revoyait la plaine avec ses routes et ses villages, et sa pensée s’arrêtait sur un arbre tout mince, seul au milieu d’un pré, et que le vent courbait violemment à chaque instant.

À présent, elle n’avait plus peur de la mère Marienne. La vieille femme lui parlait tantôt comme à une petite fille, et tantôt comme à une femme, et leurs malheurs, si semblables, les unissaient comme un lien de parenté.

Le fils de la mère Marienne partait chaque semaine à Saint-Claude, pour en rapporter plusieurs douzaines de pipes, sur lesquelles il taillait des figures. Il posait sa corbeille sur une petite table, qu’il installait dehors, près de la porte.

Valserine suivait son travail avec attention, et la maison était pleine de tranquillité.

Un jour, la mère Marienne vint s’asseoir sur le seuil, auprès de la fillette, et elle lui dit :

“ Mme Rémy te fait demander si tu veux retourner à la diamanterie. ”

Valserine secoua la tête pour dire non ; cependant, elle répondit : “ Oui. ”

La vieille femme reprit :

“ Tu lui as causé un grand tourment. Elle avait la tête perdue ce soir-là, et Grosgoigin ne pouvait pas la décider à rentrer à Saint-Claude avec ses enfants. ”

Valserine baissa son visage plein de confusion, et la mère Marienne ajouta :

“ Elle n’est pas fâchée contre toi, et ne demande qu’à te garder comme autrefois. ”

Valserine ne répondit pas. Elle semblait écouter le léger claquement des pipes, que le fils de la mère Marienne rejetait une à une dans la corbeille, après les avoir tenues quelques instants dans ses mains ; puis, brusquement, elle regarda la vieille femme, pour lui demander :

“ Est-ce que les femmes font aussi des pipes ? ”

Les yeux de la mère Marienne devinrent brillants comme des pierres taillées, quand elle répondit :

“ J’étais polisseuse de pipes avant de me marier. ”

Et comme si toute sa jeunesse lui revenait à la mémoire d’un seul coup, elle parla longuement. Elle parla de la ville de Saint-Claude et du quartier de la Poyat, où ses parents avaient été pipiers. Elle dit comment les polisseuses de pipes entouraient leurs cheveux d’un mouchoir, pour les protéger contre la poussière de racine de bruyère, qui teignait les cheveux noirs, en une couleur rose foncée.

Elle nommait les jeunes filles d’alors, comme si Valserine les avait connues.

“ Adèle portait un mouchoir bleu. Agathe en avait toujours un jaune. ”

Et elle s’arrêta après avoir dit, en relevant la tête :

“ Moi, je portais un mouchoir rouge. ”

Sa main toucha celui qui était sur sa tête en ce moment ; mais elle l’abaissa aussitôt, comme s’il lui avait suffi de le toucher, pour voir qu’il était de couleur noire.

Il y eut un long silence.

La mère Marienne semblait regarder maintenant au fond d’elle-même, et son fils avait cessé de gratter ses pipes.

Valserine se mit debout. Elle repoussa des deux mains les boucles noires qui recouvraient ses joues, et avec un accent plein de fermeté, elle dit :

“ Je veux être polisseuse de pipes. ”

La vieille femme se mit debout aussi, et son visage était tout joyeux quand elle demanda à la fillette :

“ Tu aimes donc mieux être polisseuse que diamantaire ? ”

“ Oui, ” dit Valserine, “ les pipes sont plus belles que le diamant. ”

La vieille femme prit plusieurs pipes dans la corbeille de son fils, et après les avoir fait rouler d’une main dans l’autre, elle les reposa doucement, en disant :

“ Le diamant ne sert à rien. ”

Quelques jours après, le fils de la mère Marienne revint de Saint-Claude avec la réponse que Valserine attendait.

La fillette habiterait chez des pipiers qui avaient connu et aimé son père, et elle irait chaque jour à la fabrique de pipes au lieu d’aller à la diamanterie.

La veille de son départ, elle voulut monter jusqu’à “ la chambre du gardien, ” mais comme elle se dirigeait au hasard du chemin, elle vit tout à coup que la masse de terre qui surplombait la cachette s’était éboulée.

Une énorme quantité de sable et de cailloux avait glissé, en entraînant la plupart des arbres qui se trouvaient sur la pente ; plusieurs étaient à moitié enfouis et paraissaient déjà morts, tandis que d’autres se penchaient pour s’appuyer de toutes leurs branches contre ceux qui étaient restés debout.

Valserine se rappela que la “ chambre du gardien ” avait été formée par un éboulement, et il lui sembla entendre encore une fois la voix de son père, quand il lui avait dit : “ Cette année-là il y eut un orage si violent qu’il dévasta la montagne et fit de grands dégâts dans la ville de Saint-Claude. ”

Maintenant Valserine pouvait partir, “ la chambre du gardien ” s’était fermée pour toujours, comme si elle voulait garder le secret du contrebandier.

La fillette entra dans sa maison, et le dernier souvenir qu’elle y avait laissé lui revint aussitôt à la mémoire. Ses oreilles s’emplirent du même bruissement qui l’avait tant effrayée pendant la nuit où elle attendait le retour du prisonnier.

Aujourd’hui, la maison était pleine de clarté, et cependant des milliers de voix fines et harmonieuses se croisaient et s’unissaient dans l’air.

Et lorsque Valserine les eut écoutées longuement, elle reconnut que le silence avait aussi des voix, que l’on pouvait entendre quand on les écoutait.

Le lendemain, au moment où Valserine allait partir pour Saint-Claude, la mère Marienne la retint un instant sur le seuil. Elle tenait à la main un mouchoir noir, qu’elle lui donna en disant :

“ Prends-le. Il te servira pendant le temps de ton deuil. ”

La fillette eut un mouvement plein de vivacité affectueuse vers la mère Marienne, puis elle mit le mouchoir dans sa poche et rejoignit en courant le fils de la vieille femme, qui s’engageait déjà dans le sentier de traverse.

Tout était clair dans la vallée ce matin-là, et le vent frais déchirait en petits morceaux les nuages, qui semblaient vouloir se reposer un instant sur la montagne.

À l’endroit où le sentier coupait la route, Valserine vit passer le courrier de Saint-Claude à la Faucille, et elle ne put s’empêcher d’imiter tout bas la voix du conducteur :

“ Allonlonlon. ”

Peu après, le sentier longea le ruisseau du Flumen, et les voix d’enfants qui se répondaient à travers la montagne n’arrivèrent plus jusqu’à cet endroit si resserré de la vallée.

La fillette suivait le pas allongé du fils de la mère Marienne sans en ressentir de fatigue. Une joie se levait en elle, et c’est à peine si elle entendait le bruit du ruisseau qui courait d’un caillou à l’autre.

Ils eurent bientôt dépassé les villages de Coiserette et la Renfile, et, au moment où ils allaient entrer dans Saint-Claude, Valserine remarqua près de la route un bouleau qui s’était dépouillé de toutes ses feuilles pendant la nuit, et elle s’arrêta pour regarder le feuillage qui traînait maintenant à terre comme un vêtement fané.

Ils descendirent très vite la rue raboteuse de la Poyat, et la fillette entra en même temps que le fils de la mère Marienne dans la fabrique de pipes. Elle traversa l’atelier où les scies filaient des sons aigus en donnant une forme aux racines de bruyère. Elle vit voler sur elle et autour d’elle les fins copeaux roulés, qui sautaient des établis pendant que les machines à tourner et à percer chantaient comme un essaim de bourdons dans la montagne.

Elle remarqua les visages ouverts et pleins d’énergie des ouvriers, et quand le fils de la mère Marienne la fit entrer dans l’atelier des polisseuses, elle regarda sans crainte les femmes, toutes debout et tournées de son côté, comme si elles guettaient son entrée.

Elle eut encore le temps de voir le poêle en forme de pipe, qui se trouvait au milieu de la pièce, et tout de suite une ouvrière vint la prendre pour la conduire à sa place. L’ouvrière marchait devant en écartant du pied les paniers qui encombraient le passage, et après avoir aidé la fillette à mettre sa blouse de polisseuse, elle lui offrit un mouchoir de même couleur que celui qu’elle portait.

Valserine remercia d’un geste plein de gratitude, elle eut un sourire qui éclaira tout son visage en repoussant doucement le mouchoir bleu, puis elle tira de sa poche celui que la mère Marienne lui avait donné le matin même, et elle en couvrit aussitôt ses cheveux.