Chapman & Hall, limited (p. 211-219).



MÈRE ET FILLE



MADAME PÉLISSAND entra dans le petit salon ; elle en fit deux fois le tour, en tenant dans ses mains une corbeille pleine de bas et de pelotes de cotons à repriser. Elle s’arrêta devant un fauteuil, comme si elle allait s’asseoir dedans ; mais elle le repoussa, et s’assit sur une chaise, tout près du piano.

Aussitôt, Marie Pélissand cessa de jouer. Elle savait que sa mère n’aimait pas la musique, et tout en regrettant de ne pouvoir finir le morceau qu’elle aimait, elle pivota sur son tabouret, et elle se mit à feuilleter les brochures qui étaient sur la table.

Madame Pélissand retint à deux mains sa corbeille sur ses genoux et elle dit, sans regarder sa fille :

“ Tu peux jouer encore, Marie. ”

Cette fois, Marie se retourna pour regarder sa mère. Son regard exprimait la surprise, et c’était comme si elle eut dit tout haut : “ Mais qu’a-t-elle donc ? ”

Depuis quelques jours, en effet, Madame Pélissand n’était plus la même. Autrefois, elle ne serait jamais entrée au salon pendant que sa fille était au piano. Il en était de même pour le métier d’institutrice de Marie. Madame Pélissand le détestait et ne pouvait supporter que sa fille y employât tout son temps. Et voilà que, tous ces jours passés, elle était restée le soir dans la salle à manger, pendant que Marie corrigeait les cahiers de ses élèves. Hier soir, elle s’était mise aussi près que possible de sa fille, et plusieurs fois Marie l’avait vu faire un mouvement de tête en haut en ouvrant la bouche, comme si elle allait parler : puis, chaque fois, elle avait baissé la tête d’un air gêné.

Marie n’osait se remettre au piano ; mais sa mère lui répéta du même ton que la première fois :

“ Tu peux jouer encore, Marie. ”

Marie reprit sa place sur le tabouret, mais ses doigts n’avaient plus autant de sûreté, et son morceau favori la laissait indifférente. Elle regardait sa mère à la dérobée. Madame Pélissand fixait profondément le tapis, et ses mains avaient l’air de se cramponner à la corbeille de vieux bas.

À un moment, Marie la vit si nettement faire le mouvement des gens qui vont parler qu’elle s’arrêta de jouer pour demander :

“ Voyons, maman, qu’as-tu ? ”

Les yeux de Madame Pélissand chavirèrent. Elle lança les mains en avant comme pour repousser la question, elle se leva de sa chaise et se rassit au même instant, et, tout d’un coup, en regardant sa fille en face, elle dit très vite :

“ Ce que j’ai ? Je veux me remarier. ”

Marie crut à une plaisanterie. Elle se mit à rire en se renversant en arrière : mais Madame Pélissand la saisit par le bras, en disant d’une voix rêche :

“ Je ne vois pas qu’il y ait de quoi rire. ”

Marie s’arrêta de rire comme elle s’était arrêtée de jouer. Elle comprit que sa mère disait vrai, et une grande stupeur tomba sur elle. Elle regarda encore sa mère. Elle vit ses cheveux blancs qui essayaient de bouffer aux tempes ; elle vit son visage bouffi, ses épaules affaissées, et ses mains décharnées ; et elle ne put s’empêcher de dire :

“ Mais, maman, tu as cinquante-huit ans. ”

“ Oui, ” dit Madame Pélissand. “ Et après ? ”

Après ? Après ? Marie ne savait plus quoi dire ; des larmes vinrent à ses yeux : pourtant elle dit encore :

“ Et moi, maman ? ”

Madame Pélissand recula un peu sa chaise ; son regard se fit dur : et, comme si elle se vengeait d’une méchanceté, elle répondit :

“ Toi, ma chère ? Mais tu es assez vieille pour rester seule. ”

Elle tapota les bas de la corbeille en ajoutant :

“ Tu me reprochais mes cinquante-huit ans, tout à l’heure, et tu as l’air d’oublier que tu en as trente-sept sonnés. ”

“ Je ne l’oublie pas, ” dit Marie. “ Mais… ”

“ Mais quoi ? ” demanda Madame Pélissand.

“ Je pense seulement, ” répondit Marie, “ que tu m’as toujours empêchée de me marier, parce que tu ne voulais pas rester seule, et, aujourd’hui, c’est toi qui vas me quitter. ”

Madame Pélissand resta silencieuse, et Marie n’osait dire tout ce qui lui montait du cœur. Après un long silence, Madame Pélissand reprit :

“ J’épouse M. Tardi. Tu sais bien, ce jeune homme, qui m’avait demandée en mariage quand il avait vingt ans, et que mes parents ont trouvé trop jeune. ”

Marie fit un signe de tête pour dire qu’elle se rappelait l’histoire que lui avait racontée sa mère.

“ Eh bien ! ” continua Madame Pélissand, “ il s’était marié aussi de son côté, mais il n’avait pas cessé de m’aimer. Il est veuf depuis trois mois et il est venu me redemander en mariage il y a huit jours… ”

Elle ajouta après une pause :

“ Il habite une grande ville du Midi, et j’irai vivre là-bas avec lui. ”

Marie releva la tête, qu’elle tenait un peu penchée, et elle dit gravement :

“ Ce n’est parce que ce monsieur te demande en mariage que tu es forcée de l’épouser. ”

Madame Pélissand fit un geste vague de la main, et Marie reprit :

“ Chaque fois qu’un jeune homme est venu me demander en mariage, tu m’as défendu d’accepter… ”

Madame Pélissand baissa la tête.

“ Et quand j’ai voulu quand même me marier avec Julien, que j’aimais tant, tu m’en as empêchée, en disant que mon devoir était de ne pas t’abandonner. Tu m’as dit que la mort de mon père nous laissait dans la misère. Alors je me suis mise au travail, et j’ai refusé le bonheur et, maintenant, je sais que mon Julien s’est lassé et en a épousé une autre ; et, aujourd’hui tu m’apprends que tu vas me quitter pour épouser un homme que tu n’as jamais aimé et qui t’est resté étranger depuis tant et tant d’années. ”

Madame Pélissand avait la tête si basse que son front touchait presque sa poitrine : on ne voyait plus que sa nuque, où la chair se séparait et formait comme deux cordes.

Marie se tut en attendant un mot de sa mère. Mais Madame Pélissand restait le front courbé et l’air têtu. Alors Marie continua :

“ Moi, j’ai fait mon devoir en restant avec toi. Feras-tu le tien en refusant ce mariage pour ne pas me laisser seule ? Voyons, maman, parle, qu’as-tu à répondre. ”

Madame Pélissand se redressa un peu en répondant :

“ Je me marierai, parce que je ne veux plus rester avec toi. ”

Marie demanda, en avançant son visage près de celui de sa mère :

“ Pourquoi ? Qu’as-tu à me reprocher ? ”

“ Beaucoup de choses. ”

“ Dis-les, maman. ”

“ Tu es plus intelligente et plus savante que moi. ” (Marie ouvrit de grands yeux.) “ Tu restes des heures à rêver à des choses que tu ne dis pas, et quand nos amis viennent nous voir, tu parles toujours avec les hommes, et je ne comprends rien à ce que vous dites. C’est toi qui choisis mes livres, et si je veux lire les tiens, ils parlent de choses qui me sont inconnues. C’est toi qui décides de la couleur de mes robes et de la forme de mes chapeaux. C’est toi qui gagnes l’argent qui me fait vivre, et si je commande notre domestique, elle n’obéit qu’après avoir pris ton avis.

“ Tout est changé ici. C’est toi qui es devenue la mère et moi la petite fille. J’ai peur d’être grondée quand je parle : et, quoique tu sois douce et bonne, je crains ton regard sur moi. ”

Un long silence se fit. Marie songeait, une main sur les touches du piano.

Madame Pélissand se mit à pleurer tout bas, puis elle dit timidement à sa fille :

“ Permets-moi d’épouser M. Tardi. ”

Alors Marie se leva du tabouret pour se pencher sur sa mère, et, après lui avoir essuyé les yeux, elle l’embrassa tendrement au front en disant :

“ Épouse M. Tardi, afin que, de nous deux, il y en ait au moins une qui ait un peu de bonheur. ”